L’Edda de Sæmund-le-Sage/Le Chant provocateur de Gudrun

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anonyme
Traduction par Mlle  Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 427-431).


XIX

LE CHANT PROVOCATEUR

DE GUDRUN




Gudrun, après avoir tué Atle, se rendit sur le rivage ; elle avança dans la mer avec l’intention de se noyer, mais ne put enfoncer. Le courant la porta au delà du golfe, vers le pays du roi Jonaker, et ce prince la prit pour femme. Leurs fils furent Sorli, Erp et Hamdir ; Svanhild, la fille de Sigurd, fut aussi élevée dans ce pays et mariée avec Jormunrek-le-Riche. Birke était chez ce dernier. Il excita Randver, le fils du roi, à jouir de Svanhild, et le dit ensuite à Jormunrek. Alors ce prince fit pendre Randver, et Svanhild fut foulée aux pieds des chevaux. Lorsque Gudrun l’apprit, elle en parla à ses fils.

1. On m’a raconté une querelle sinistre comme l’abîme, faible cause d’immenses chagrins, une querelle qui engagea Gudrun, à l’esprit énergique, à exciter ses fils au combat par des paroles cruelles.

2. « Comment pouvez-vous rester assis ? Comment pouvez-vous passer votre vie à dormir ? D’où vient que la joie ne vous est point à charge, depuis que Jormunrek a fait fouler votre sœur, encore si jeune, aux pieds des cheveux blancs et noirs, sur une route publique ; aux pieds des chevaux gris, bêtes de somme des voyageurs ?

3. « Vous ne ressemblez point à Gunnar ; vous n’êtes pas non plus vaillant comme Hœgne. Vous vengeriez votre sœur si vous aviez le courage de mes frères ou la fermeté des rois Huns. »

4. Alors Hamdir, à l’esprit magnanime, chanta : « Tu n’as pas exalté, je pense, les exploits de tes frères lorsqu’ils tirèrent Sigurd du sommeil ; lorsque tes draps bleu-blanc furent teints dans le sang de ton mari et couverts par le sang d’un meurtre.

5. « L’assassinat de tes frères te parut cruel et dur, puisqu’il te porta à tuer tes propres fils ; nous aurions pu tous ensemble venger notre sœur.

G. « Apporte les joyaux des rois Huns ! Tu nous as provoqués à nous rendre dans l’assemblée des glaives. »

7. Gudrun courut en souriant vers sa chambre, tira des coffres les casques royaux, de longues cottes de mailles, et les donna à ses fils. Ces beaux princes pesaient sur les épaules des chevaux.

8. Alors Hamdir, à l’esprit magnanime, chanta : « C’est ainsi vêtu que le prince du Javelot, après avoir succombé sur le champ de bataille, viendra visiter sa mère pour l’inviter à boire la bière de nos funérailles à tous, de Svanhild et de tes fils. »

9. Gudrun, la fille de Gjuke, s’éloigna en pleurant et fut s’asseoir pour raconter le sort déplorable de ses frères, et ce qui l’oppressait de bien des manières.

10. Je connais trois feux, je connais trois foyers ; j’ai été conduite vers la demeure de trois hommes ; mais Sigurd m’a semblé le meilleur de tous, lui que mes frères ont assassiné.

11. Je ne puis leur reprocher ces grandes blessures ; ils m’ont causé de plus violents chagrins encore en me donnant à Atle.

12. J’appelais ses fils pleins de vie, et ne crus être vengée de mes chagrins qu’en coupant la tête de ces descendants de Nifl.

13. Je me rendis sur le rivage ; j’étais mécontente des Normes, et voulais me soustraire à leurs persécutions ; mais les hautes vagues me soulevèrent ; je ne fus point noyée, et je pris terre pour vivre encore.

14. J’entrai pour la première fois dans le lit nuptial d’un roi ; j’espérais mieux pour moi, et donnai le jour à des fils destinés à conserver l’héritage de Jonaker.

15. Mais de jeunes filles étaient assises autour de Svanhild, celle que j’aimais le mieux de tous mes enfants. Svanhild était aussi délicieuse à voir dans mes salles qu’un rayon du soleil.

16. Elle fut pourvue d’or et de joyaux avant d’être donnée par moi à la Gothie. La plus douloureuse de toutes mes afflictions, c’est de penser que les beaux cheveux de Svanhild ont été foulés dans la poussière par le pied des chevaux.

17. Cependant le chagrin que j’éprouvai en voyant enlever la victoire à mon Sigurd, tué dans son lit, me parut encore plus cruel. J’en éprouvai un bien grand en pensant que des serpents hideux avaient rongé le cœur de Gunnar, et que celui de Hœgne, le roi intrépide, avait été arraché tandis qu’il vivait encore.

18. Je me souviens d’un grand nombre d’infortunes et de douleurs ; ils ont tué Sigurd et laissé courir le poulain roux dont la course était si rapide ! Il n’y a point ici de belle-fille ni de petite-fille pour offrir des présents à Gudrun.

19. Te rappelles-tu, Sigurd, ce que nous dîmes étant ensemble dans notre lit ? Tu promettais, courageux guerrier, de revenir vers moi de la demeure des morts, et je devais t’y rejoindre.

20. Jarls ! dressez le bûcher en bois de chêne, faites-le monter bien haut vers le ciel. Puisse-t-il consumer ce sein rempli d’affliction ! le feu fait fondre la douleur autour du cœur. »

21. Que l’oppression des Jarls soit soulagée, que la tristesse de toutes les femmes diminue, en pensant que cette suite de malheurs a été chantée.