L’Edda de Sæmund-le-Sage/Le Poème de Harbard

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anonyme
Traduction par Mlle  Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 204-214).


IX

LE POÈME DE HARBARD




(Thor, revenant un jour de l’Orient, arriva au bord d’un détroit ; sur l’autre rive était un batelier avec son bateau.)

thor appelle.

1. Quel est l’adolescent des adolescents que je vois sur l’autre bord ?

On répondit :

2. Quel est cet homme qui parle au delà des vagues ?

thor chante.

3. Fais-moi traverser le détroit, et je te nourrirai demain ; je porte sur mon dos un panier rempli de vivres, il n’y en a pas de meilleurs au monde. Avant de quitter ma demeure, où je me suis reposé, j’ai mangé du hareng et du pain d’avoine, et suis encore rassasié.

harbard chante.

4. Tu te hâtes trop de vanter tes vivres. Ta vue est courte et ta demeure triste ; il se pourrait que ta mère fût morte.

thor.

5. En me disant que ma mère pourrait être morte, tu m’annonces la plus affligeante nouvelle qu’un homme puisse apprendre.

harbard.

6. À voir ton extérieur, on ne te croirait pas possesseur de trois domaines, car tu es là pieds nus comme un voyageur, et tu n’as pas même de culottes.

thor.

7. Dirige ta barque de ce côté, et je te montrerai l’endroit où il faut aborder ; mais, dis-moi, à qui appartient la barque ?

harbard.

8. Hildolf est le nom de l’homme habile qui m’a chargé de la conduire ; il demeure à Rôdseyarsund. On ne m’a pas dit de transporter au delà du détroit des voleurs de chevaux et des vagabonds, mais seulement d’honnêtes gens qui me seraient bien connus. Dis-moi ton nom si tu veux traverser ce détroit.

thor.

9. Je pourrais te le dire et énumérer les noms de toute ma race, si j’y étais condamné. Je suis le fils d’Odin, le frère de Mejles, le père de Magne, le général des dieux ; c’est à Thor que tu parles. Maintenant je vais te questionner : Comment te nommes-tu ?

harbard.

10. Mon nom est Harbard ; je le cache rarement.

thor.

11. Pourquoi celer ton nom, si tu n’as point de procès ?

harbard.

12. Sans procès, je pourrais avoir ma vie à conserver avec un homme tel que toi, à moins de passer pour un lâche.

thor.

13. Je trouve mortifiant de traverser le détroit à gué, et de mouiller mes fardeaux pour aller vers toi. Mais, si je me transportais à l’autre bord, tu recevrais la récompense de tes paroles injurieuses.

harbard.

14. J’attendrai ici ton arrivée ; mais, depuis la mort de Hrugner, tu n’as pas trouvé d’homme plus intrépide que moi.

thor.

15. Tu fais allusion à mon combat avec Hrugner, géant au cœur élevé, et qui avait une tête de pierre. Cependant il a été facilement vaincu ; je l’ai fait évanouir devant moi. Qu'as-lu fait, Harbard, dans cet intervalle ?

harbard.

16. J’ai passé cinq hivers entiers chez Fjœlvar, dans l’île toujours verte. On s’y livrait à des jeux guerriers, nous faisions des élections, nous tentions les aventures, et l’amour était de la partie.

thor.

17. Comment se conduisaient les femmes avec vous ?

harbard.

18. Nous avions des femmes vigoureuses, elles nous étaient favorables ; nous avions de jolies femmes, elles étaient bienveillantes pour nous, filaient des liens avec du sable, et bêchaient le terrain des profondes vallées. J’étais le seul dont la ruse égalait la leur ; j’ai joui de la faveur de ces sœurs, et dormi avec toutes les sept. Qu’as-tu fait, Thor, dans cet intervalle ?

thor.

19. J’ai tué Thjasse, le courageux géant, et j’ai lancé au ciel les yeux de ce descendant d’Allvold. Tous les hommes peuvent voir maintenant ces témoins de mon exploit. Qu’as-tu fait, Harbard, dans cet intervalle ?

harbard.

20. Je me suis livré à beaucoup d’aventures avec les femmes des démons, que j’ai détournées de leurs maris. Hlebard était un rude géant ; il me donna sa baguette magique, elle me servit à lui ôter le sentiment.

thor.

21. Tu l’as mal récompensé de son précieux cadeau.

harbard.

22. Il faut en accuser le chêne dont la baguette a été tirée ; en pareil cas, chacun pour soi. Qu’as-tu fait, Thor, dans cet intervalle ?

thor.

23. Je suis allé en Orient, où j’ai battu les géantes habiles dans le mal, lorsqu’elles se dirigeaient vers les montagnes ; cette race serait nombreuse, et, si on laissait vivre tous ses enfants, il n’y aurait plus un homme dans l’enceinte de Midgôrd. Qu’as-tu fait, Harbard, pendant cet intervalle ?

harbard.

24. Je me suis rendu dans le Valland, où j’ai suivi la guerre ; j’irritais les princes sans jamais les réconcilier. Odin eut les Jarls, qui succombèrent sur le champ de bataille ; Thor n’a eu pour sa part que les esclaves.

thor.

25. Les hommes seraient inégalement partagés entre les Ases, si ta puissance répondait à ta volonté.

harbard.

26. Thor a beaucoup de force, mais point de cœur ; la crainte et la timidité l’enfouirent dans le gantelet, où il eut tellement peur, qu’il n’osa ni éternuer ni renifler, afin de ne point réveiller Fjalar.

thor.

27. Harbard ! poltron ! je te tuerais, si je pouvais atteindre l’autre bord du détroit.

harbard.

28. Comment le pourrais-tu, puisque tout te manque pour cela ? Que fis-tu ensuite, Thor ?

thor.

29. J’allais en Orient, où je défendis la rivière, lorsque les fils de Svaranger m’assaillirent ; ils me lancèrent des pierres, mais ils furent peu favorisés par la victoire, et demandèrent la paix avant moi. Qu’as-tu fait, Harbard, dans cet intervalle ?

harbard.

30. Je fus en Orient, où je causai avec une vierge, je badinai avec le lin blanc, j’eus de longs entretiens avec la jeune fille resplendissante d’or, je l’amusai, et ma gaieté lui plut.

thor.

31. Il y avait donc là de bonnes femmes ?

harbard.

32. Ton assistance m’aurait été nécessaire, Thor, pour conserver la jeune fille blanche comme le lin.

thor.

33. Je t’aurais prêté mon secours si j’eusse été là.

harbard.

34. Je te croirais, si tu n’avais déjà failli à tes promesses.

thor.

35. Cependant, je ne mords pas le talon comme les vieux souliers un jour de printemps.

harbard.

36. Qu’as-tu fait, Thor, dans cet intervalle ?

thor.

37. J’ai tué à Hlessœ les fiancées des géants, qui avaient fait le plus de mal et trompé le monde entier.

harbard.

38. Tu t’es conduit avec infamie, Thor, en tuant des femmes.

thor.

39. C’étaient des louves plutôt que des femmes. Elles dérangèrent mon vaisseau, qui était sur des pieux ; elles m’attaquèrent avec des verges de fer et chassèrent Thjalfe. Qu’as-tu fait, Harbard, dans cet intervalle ?

harbard.

40. Je suivais l’armée, et l’on m’a envoyé ici avec les bannières pour ensanglanter les lances.

thor.

41. Tu veux raconter maintenant comment tu es venu vers nous offrir de dures conditions.

harbard.

42. Je te payeiai ce propos avec un bracelet mis à l’épreuve par les arbitres qui devaient nous réconcilier.

thor.

43. Où as-tu appris ces paroles injurieuses ? jamais je n’en ai entendu d’aussi mordantes.

harbard.

44. Je les tiens de ces hommes, de ces hommes vieux qui habitent dans les ténèbres de la terre.

thor.

45. Tu donnes un nom convenable aux monuments tumulaires, en les appelant les ténèbres de la terre.

harbard.

46. C’est ainsi que j’en parle.

thor.

47. Ta subtilité te portera malheur, si je me décide à traverser les vagues ; tu hurleras plus fort que le loup, si tu reçois un coup de marteau.

harbard.

48. Sif a un amant chez elle, tu dois avoir le désir de le rencontrer ; cet exploit serait plus nécessaire que ma mort.

thor.

49. Homme sans cœur, tu exprimes tout ce qui te vient à l’idée ; pour me faire craindre le pire, tu as dit un mensonge.

harbard.

50. Non, c’est la vérité, tu rentreras tard de ton voyage, et tu aurais franchi un bout de chemin assez long, si tu avais une autre forme.

thor.

51. Harbard ! lâche ! tu ne m’as que trop retenu ici.

harbard.

52. Jamais il ne me serait venu à la pensée qu’un berger pourrait retarder le voyage d’Asa-Thor.

thor.

53. Je te conseille maintenant de ramer de ce côté : cessons les menaces, dirige ta barque vers le père de Magne.

harbard.

54. Éloigne-toi, je te refuse la traversée.

thor.

55. Indique-moi le chemin, puisque tu ne veux pas me transporter sur l’autre bord.

harbard.

56. Ce serait te refuser peu de chose. Tu n’as pas loin à aller ; il te faut un instant pour arriver au poteau, un autre pour atteindre la pierre ; suis après cela la route de gauche jusqu’au Verland. Fjœrgyn rencontrera là son fils Thor, et lui enseignera les voies de ses ancêtres, pour arriver au pays d’Odin.

thor.

57. Y serai-je aujourd’hui ?

harbard.

58. Oui ; tu arriveras avec tristesse et fatigue avant le coucher du soleil : c’est ce que j’ai fait.

thor.

59. Finissons maintenant notre entretien, puisque tu ne me réponds qu’avec détour. Si nous nous retrouvons une autre fois, je te récompenserai de la traversée que tu m’as refusée aujourd’hui.

harbard.

60. Rends-toi vers les lieux où toutes les puissances tristes vont s’emparer de toi.