L’Empereur Soulouque et son empire/04

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L’EMPEREUR SOULOUQUE


ET


SON EMPIRE




QUATRIEME PARTIE.[1]




IX. — UN COUCHER DE SOLEIL. — LES MALHEURS DES PIQUETS. — SOULOUQUE VOLTAIRIEN.

J’ai déjà fait pressentir la disgrace du favori Similien, et si on n’a pas trop perdu de vue les allures morales de cet effrayant personnage, on ne s’étonnera pas de le voir tomber victime de sa sensibilité. Voici quel nouveau tour lui joua sa sensibilité.

Peu de jours après les massacres d’avril 1848, Bellegarde, on l’a vu, inspirant autant de sécurité qu’il avait naguère inspiré d’épouvante, reçut des bourgeois de Port-au-Prince une chaleureuse adresse de remercîmens. Le seul mérite du nouveau favori et de son second, le commandant de place, c’était d’avoir tenu en échec Similien ; mais le donner à entendre, t’eût été jeter à celui-ci un défi dangereux. À l’exemple de cette dévote qui, pour ne se faire d’ennemis d’aucun côté, avait soin de ne jamais oublier le diable dans ses prières, la bourgeoisie crut donc prudent de confondre dans l’expression officielle de sa reconnaissance Similien avec les deux hommes qui en étaient l’objet. Ce brusque coup d’encensoir était venu le surprendre juste au moment où il se livrait, entre deux flacons de tafia, à ses méditations quotidiennes sur l’ingratitude des mulâtres, et, d’autant plus touché d’un pareil retour de sympathie qu’il sentait n’avoir rien fait pour le mériter, il se prit, séance tenante, d’une belle tendresse d’ivrogne pour cette même population de couleur qu’il venait de vouer au massacre, au pillage et à l’incendie. Similien était malheureusement sujet à voir double au moral comme au physique. En rendant ses bonnes graces aux mulâtres, il n’avait nullement entendu se brouiller avec leurs ennemis, d’autant plus que ceux-ci, profondément blessés des obstacles que Bellegarde opposait à leurs projets de pillage, étaient des alliés naturels pour le favori supplanté. En conséquence, Similien avait fait de sa vie deux parts qu’il consacrait, l’une à boire avec les mulâtres pour acquitter sa dette de cœur, l’autre à boire avec les meneurs ultra noirs pour entretenir leur exaspération contre les tendances mulâtres de son rival. Ce zigzag d’ivrogne eut un double succès. Non contente d’enchérir sur le programme communiste des piquets, la coterie des pillards en vint à demander, comme je l’ai dit, le bannissement de Bellegarde. De leur côté, les hommes de couleur, mesurant leur urbanité à la terreur croissante que leur inspirait Similien, répondaient avec un empressement de jour en jour plus flatteur aux politesses bachiques de ce terrible commensal. Celui-ci en conclut qu’il était à la fois l’idole du parti mulâtre et du parti ultra-noir, ou, comme nous dirions ici, de la droite et de la montagne : la tête lui tourna, et, trouvant que le nom sans conséquence qu’il avait porté jusqu’à ce jour n’était pas en harmonie avec ses hautes destinées, Similien ne signa plus que Maximilien.

En attendant que l’expiration, soit légale, soit révolutionnaire, des pouvoirs présidentiels vint lui permettre d’ajouter à ce nom sonore le titre qu’il y accolait déjà par la pensée, Similien crut ne pouvoir pas se dispenser d’être au moins le second personnage de l’état. Pour cela, il fallait évincer Bellegarde, et comme la faveur subite de Bellegarde, naguère simple colonel, ne s’expliquait que, par l’influence du vaudoux, dont il est un des plus forcenés sectaires, Similien conçut le projet hardi de saper l’édifice par la base et de discréditer le vaudoux. Soulouque étant encore absent, l’incrédule tailleur entreprit sur ce chapitre Mme Soulouque, lui remontrant d’un ton paternel que frère Joseph n’était pas ce qu’un vain peuple pense, qu’il était, à la rigueur, permis de rendre à l’Etre suprême l’hommage d’un cœur pur, mais qu’il rougissait, lui Similien, de voir le chef d’un pays libre ouvrir son palais aux drôles et aux drôlesses qui brûlaient des cierges, tiraient les cartes, ou faisaient parler les couleuvres pour de l’argent. La présidente, qui, pendant cette tirade, avait été plusieurs fois près de défaillir, ne put réprimer l’indignation que lui causait le monstrueux scepticisme de Similien. Froissé de l’accueil qu’on faisait à ses conseils d’ami, celui-ci s’échauffa à son tour, et on en vint aux gros mots. — Je l’écrirai à « président ! » s’écria Mme Soulouque. — Eh bien ! répliqua avec majesté le commandant de la garde, dites de ma part à « président » qu’il est aussi bête que « présidente, » qu’il aura lui-même affaire à moi, et que, pour rentrer à Port-au-Prince, il faudra qu’il passe par mes conditions.

Similien, m’a-t-on assuré, ne pensait pas encore à cette époque tout ce que la colère lui faisait dire ; mais, ayant cru devoir se consoler de l’ingratitude des femmes, comme jadis de l’ingratitude des hommes, par un redoublement de boisson, il ne put retrouver avant la rentrée du président, le quart d’heure lucide qui lui aurait suffi pour rétracter ses imprudentes menaces. La faction ultra-noire les avait même aggravées en s’en emparant, et je laisse à penser si la présidente, Bellegarde et frère Joseph avaient tiré parti de cette circonstance dans les dénonciations quotidiennes qu’ils faisaient parvenir à Soulouque. De là l’accueil glacial fait à Similien par son excellence, qui, dès le lendemain, pour ne pas lui laisser de doute, sur sa disgrace, le tança avec une sévérité évidemment affectée à propos de quelque insignifiant détail de service. L’ex-favori crut ramener Soulouque en évoquant les souvenirs d’une vieille camaraderie ; il répondit donc en camarade, c’est-à-dire avec une familiarité qui fit froncer le sourcil à son despotique ami. Similien en conclut que la nuance amicale qu’il avait voulu donner à ses paroles n’était pas suffisamment accusée, et il l’accusa tellement que sa familiarité dégénéra en impertinence, ce qui acheva de gâter ses affaires. Il était donc de sa destinée d’être toujours incompris ! À bout d’expédiens le sentimental ivrogne se souvint qu’il lui avait suffi en pareil cas, pour reconquérir le cœur des mulâtres, de leur montrer ce qu’il en coûtait de se brouiller avec lui, et il imagina de reconquérir par un procédé analogue le cœur de Soulouque. En d’autres termes, Similien se mit à conspirer tout de bon, ce qui, le tafia aidant, ne fut bientôt un secret pour personne. Le président dissimula plusieurs mois ; puis un matin, à la parade de la garde, il dit d’un ton bref à l’ancien favori : « Général Similien, je vous retire votre commandement. Sortez d’ici, et restez aux arrêts dans votre maison jusqu’à nouvel ordre ! »

En s’entendant ainsi apostropher au milieu de cette même garde dont il avait si souvent éprouvé le dévouement fanatique, Similien crut de très bonne foi que le président était devenu fou ; mais il crut rêver lui-même quand le regard confiant et railleur qu’il avait rapidement jeté autour de lui n’eut rencontré que des regards indifférens et des bouches muette. Pas un homme n’avait bougé. Similien était déjà depuis plusieurs jours aux arrêts, lorsque trois ou quatre officiers osèrent les premiers hasarder quelques propos sur cette mesure ; enlevés nuitamment, ces officiers furent conduits par mer dans les cachots du môle Saint-Nicolas, et on ne parla plus.

Après mûres réflexions, Similien trouva le mot de l’énigme. La population et l’armée attendaient évidemment pour se soulever en sa faveur que Soulouque fût engagé dans sa prochaine expédition contre Santo-Domingo ; elles n’avaient affecté l’indifférence que pour mieux cacher leur jeu. Soulouque entra en effet en campagne le 5 mars 1849 ; et, à partir de ce jour, Similien, persuadé que, d’une heure à l’autre, ses amis les mulâtres et les meneurs ultra-noirs allaient venir, bras dessus, bras dessous, le supplier d’accepter la présidence, ne prit même plus la peine de dissimuler son légitime espoir. Six semaines cependant s’étaient déjà écoulées dans cette fiévreuse attente, et le futur président commençait à devenir inquiet, lorsque enfin un mouvement inusité se fit autour de sa maison.

Vu la chaleur, Similien se trouvait justement dans un état de toilette qui rappelait bien plus la tenue d’apparat d’un chef mandingue que celle d’un président haïtien. Craignant de compromettre la majesté de son début, il sauta à la hâte sur son uniforme, en criant au groupe nombreux qu’il entendait déjà pénétrer dans sa demeure de vouloir bien attendre ; mais telle était l’impatience des visiteurs, qu’ils forcèrent la porte, se saisirent de Similien, le portèrent en un clin d’œil dans la rue, et de là le poussèrent à coups de crosse non vers le palais, mais vers la prison. On le jeta demi-nu dans le même cachot d’où David Troy, sa première victime, était sorti quelque temps auparavant pour marcher à la mort, et, rapprochement étrange, ceci se passait le 16 avril 1849, c’est-à-dire un an jour pour jour après la scène de massacre qui avait inauguré le programme de Similien. Par une coïncidence non moins singulière, Similien subissait ici le contre-coup de ces mêmes défiances dont il avait été le principal instigateur. Se croyant en effet sûr de l’élément ultra-noir, il s’était exclusivement tourné, dans les derniers mois, vers la classe de couleur, dont il comptait exploiter le désespoir, de sorte que Soulouque avait fini par ne voir en lui qu’un « conspirateur mulâtre » de plus. Quelques cris de femme, qui semblaient plutôt arrachés par l’étonnement que par la commisération se firent entendre sur le passage de l’escorte qui entraînait l’ancien favori ; mais c’est tout. La portion masculine de la populace, qui naguère aurait brûlé la ville pour faire plaisir à Similien, ne remua pas plus que n’avait remué précédemment la garde. Les « philosophes » (orateurs, beaux diseurs) des quartiers de Bel-Air et du Morne-à-Tuf se contentèrent de montrer du doigt les deux points opposés de l’horizon en disant : Solé lévé là, li couché là[2], sentence nègre qui sert à exprimer l’instabilité des grandeurs humaines.

L’ascendant de respect et de terreur que Soulouque exerçait, même à distance, n’expliquait pas seul du reste cette attitude nouvelle des anis de Similien. En croyant saper les croyances vaudoux, celui-ci creusait à son insu, depuis dix mois, la mine où devait s’engloutir sa popularité. Soulouque avait uniquement attendu pour agir que ce sourd travail, dont ses espions suivaient jour par jour la marche, eût produit ses résultats. La contre-partie était en un mot complète : le vaudoux, cause première du débordement ultra-noir, devenait le premier instrument de la réaction.

Pour en finir avec Similien, nous dirons qu’il n’a pas été fusillé, mais qu’il n’en vaut guère mieux. Une démarche fut tentée en sa faveur à l’occasion de la proclamation de l’empire : —Li sortir de prison ! s’écria sa majesté impériale, il poussera de la mousse en premier ! (il moisira auparavant !) Similien fit représenter que ses jambes, gonflées par la pression des fers, allaient tomber en gangrène : — « Qu’il ne s’en préoccupe pas ; quand elles seront tombées, on l’enchaînera par le cou ! » dit finement Faustin Ier.

Dans l’intervalle qui s’était écoulé entre la mise aux arrêts de Similien et son envoi au cachot, le chef principal des piquets, Pierre Noir, avait, lui aussi, payé son tribut au soupçonneux despotisme dont il venait d’être l’un des plus épouvantables instrumens. Fidèle à ses habitudes de modestie, le capitaine Pierre Noir avait obstinément refusé le grade de général, qui lui était échu dans l’averse de promotions dont sa bande fut l’objet en 1848. Il n’en voulait que les émolumens, et encore, trouvant honteux de recevoir ce qu’on peut prendre, prélevait-il lui-même ces émolumens sur la bourse des voyageurs, s’attaquant de préférence aux étrangers. Notre consul-général s’épuisait en demandes de réparations toujours écoutées, mais toujours à renouveler. Perdant à la fin patience, M. Raybaud somma le gouvernement de mettre une fois pour toutes Pierre Noir dans l’impossibilité de nuire, ajoutant que les ménagemens dont on usait envers cet abominable garnement donnaient à croire qu’il faisait réellement peur au président, ainsi qu’il osait s’en vanter. Soulouque, qui, pendant six mois, avait répandu le sang humain par ruisseaux pour faire preuve de caractère, fut, on le pense bien, très sensible à ce soupçon : un courrier porta immédiatement à Pierre Noir l’ordre de se rendre à Port-au-Prince.

Jugeant ce voyage compromettant pour sa santé, Pierre Noir n’eut garde d’obéir, et il convoqua le ban et l’arrière-ban des piquets ; mais les mesures avaient été si bien prises, qu’avant d’avoir pu réunir son monde, il fut arrêté aux Cayes, où il s’était aventuré avec une trentaine des siens. Comme on le menait fusiller avec deux de ses lieutenans, le bandit offrit à l’officier commandant l’escorte de le faire son premier ministre s’il voulait le laisser évader, et, chose rare en Haïti, l’officier refusa, bien que Pierre Noir fût parfaitement en mesure de tenir, le cas échéant, sa parole. En croyant ne demander justice que d’un simple coupe-jarret, M. Raybaud avait en effet débarrassé Soulouque d’un conspirateur bien autrement sérieux que Similien. Il fut prouvé que le modeste Pierre Noir n’attendait que le moment où le président se trouverait aux prises avec les Dominicains pour se faire dans le sud un petit royaume africain, à l’exclusion de tout élément hétérogène, c’est-à-dire à l’exclusion des mulâtres, qui auraient été simultanément massacrés sur tous les points de la presqu’île, et à l’exclusion des blancs, qui devaient être massacrés après les mulâtres, en commençant par les deux agens français et anglais. L’exécution de ce hardi coquin, qui devait à dix mois d’impunité un ascendant presque sans bornes, étendit à la populace noire du sud l’impression de superstitieux respect dont Soulouque avait déjà frappé les pillards de Port-au-Prince-Les piquets se bornèrent à manifester leur désolation par un luxe de deuil qui finit par fatiguer le président. — Ça vini trop bête, dit un matin son excellence, et trois nouvelles exécutions vinrent imposer silence aux sanglots des bandits.

Les piquets n’ont reparu à l’état de faction sur la scène que dernièrement. On se souvient qu’une de leurs bandes ayant été repoussée, en 1848, de Jacmel, où elle laissa une quarantaine de prisonniers. Soulouque prit fait et cause pour ceux-ci, destituant les autorités noires de la ville et fusillant les principaux habitans de couleur. La conséquence naturelle d’un patronage aussi éclatant, c’était que Soulouque approuvait le but de l’expédition des piquets ; mais les jours, les mois et finalement deux années s’écoulèrent sans qu’il eût consenti au pillage de Jacmel. Les pillards finirent par murmurer contre ce manque implicite de parole, répétant sur le ton de la menace que les tendances rétrogrades du nouvel empereur n’avaient rien de surprenant, puisqu’il s’entourait de mulâtres. En effet, Soulouque a conservé comme curiosité zoologique, dans sa galerie de grands dignitaires, quelques rares spécimens de la race de couleur. Les rangs inférieurs de l’administration renferment même un assez grand nombre de mulâtres, par la raison qu’il est difficile d’administrer sans écrire, et que la classe de couleur a à peu près le monopole du papier parlé. Les piquets de Jacmel ne visaient enfin ni plus ni moins qu’à substituer à Faustin Ier un empereur démocratique et social de leur façon, et la conspiration avortée de Pierre Noir était en train de se reconstituer ; mais Soulouque fit prudemment arrêter et fusiller quatre ou cinq des principaux meneurs, ce qui imposa silence aux autres, et aujourd’hui la presqu’île du sud jouit d’un calme aussi profond ; nous voulons dire aussi morne que le reste de l’empire.

Après Similien et les piquets, c’est-à-dire après l’élément militaire et l’élément bandit de la trilogie ultra-noire, l’élément vaudoux a eu aussi son tour. Il y a quelques mois, Soulouque souffrait d’une enflure au genou. Frère Joseph, devenu colonel et baron, c’est-à-dire plus en faveur que jamais, conseillait des conjurations ; mais le médecin conseilla des sangsues, et l’illustre malade opta pour les sangsues. Frère Joseph, piqué au vif, eut l’imprudence de dire que, puisqu’on dédaignait sa recette, il se lavait les mains de ce qui allait arriver, et qu’en punition de son incrédulité, « empereur » mourrait très certainement de son mal. En l’apprenant, Soulouque, qui payait son sorcier pour écarter les mauvais présages et non pour en faire, Soulouque fit conduire frère Joseph dans un cachot du môle Saint-Nicolas, d’où il ne sortira probablement jamais. Il ne faut pas d’ailleurs trop prendre au mot ce voltairianisme subit de sa majesté impériale. Le chef noir est convaincu de sa prédestination, et quand on a le dieu Vaudoux dans sa manche, on peut faire bon marché de ses saints. Les papas vaudoux ont d’ailleurs cela de commun avec les alchimistes, qu’ils ne savent faire, les uns des conjurations, les autres de l’or, qu’au moyen de certains ingrédiens déterminés, et on a pris soin de ne laisser à la portée de frère Joseph ni cierges, ni colliers, ni poupées, ni serpens.

En somme, un peu de bien est déjà né de tant de mal. La crainte d’être raillé sur ses croyances vaudoux, la maladive préoccupation d’échapper au soupçon de faiblesse, enfin la peur des maléfices, qui avaient seules refoulé Soulouque dans le parti ultra-africain, sont devenues tour à tour le mobile de la réaction qui a successivement emporté les trois vauriens en qui se personnifiait ce parti. Malheureusement il s’en faut de beaucoup que cette réaction soit systématique. Soulouque, si prompt à généraliser ses soupçons et ses rancunes à l’égard des mulâtres, Soulouque ne semble voir ici le danger qu’à mesure qu’il s’y heurte, emprisonnant ou fusillant sans délibérer les conspirateurs ultra-noirs qu’il prend en flagrant délit, mais sans retirer sa confiance au reste du parti, devenu la pépinière des ducs, des comtes, des barons dont s’enorgueillit maintenant le puissant empire de Faustin. Il est vrai qu’il y a eu autour de Soulouque émulation de haine ou de peur pour flatter ses préventions contre la classe opprimée, tandis que le parti ultra-noir se trouve protégé auprès de lui par l’excès même de ces préventions. Comment se poser en ennemi des piquets sans s’avouer plus ou moins l’ami de leurs victimes ? Pas un seul des sept ou huit honnêtes gens qui restent dans l’entourage de Soulouque n’oserait courir les risques d’une interprétation semblable. En attendant, les piquets et leurs amis perpétuent, dans le ressort des commandemens dont ils sont investis, le système de terreur qu’ils exerçaient, en 1848, sur les grandes routes. Soit par fanatisme de reconnaissance pour l’homme sans lequel ils seraient encore réduits à voler des cannes à sucre ou à mendier, soit parce que la plupart d’entre eux ne se sentent pas la conscience bien nette à l’endroit de la conspiration qui a coûté la vie à Pierre Noir[3], tous ces étranges généraux s’évertuent à faire preuve de dévouement à leur façon, c’est-à-dire en découvrant dans chaque bourgeois un suspect. Sous l’empire de ces obsessions que personne ne combat, les élans de sauvage défiance que Soulouque semble parfois trouver contre les véritables suspects reprennent leur direction première. Les prisons et les cachots ne rendent aucun de leurs captifs, hormis ceux que la maladie ou la faim délivrent, et si les arrestations et les exécutions sont devenues plus rares, c’est que la matière commence à s’épuiser.

L’impulsion ne peut venir ici que des consuls, et les occasions ne leur manquent pas. La haine des mulâtres n’étant en quelque sorte, chez la crapule en place, qu’une nuance de sa haine des blancs, il n’est sorte d’avanies et d’extorsions qu’elle épargne à ceux-ci. Un jour, des Européens, et de ce nombre notre agent consulaire des Cayes, sont insultés et frappés au sortir d’une audience de la justice de paix où ils avaient été appelés en témoignage, et l’autorité locale leur refuse brutalement protection. Un autre jour, c’est un piége qu’on tend à des capitaines de navire prêts à mettre à la voile pour les faire tomber en flagrant délit de contrebande, et, le piège n’ayant pas réussi, l’autorité ne retient pas moins les navires en offrant (verbalement bien entendu) aux capitaines de leur épargner, moyennant finance, les lenteurs ruineuses que peut entraîner une enquête judiciaire. Aux moindres prétextes, les négocians étrangers sont en outre arrêtés et traduits devant les tribunaux. Voici un échantillon de ces prétextes. L’an dernier, un jeune noir de quinze ans, travaillant sur une habitation, imagina par passe-temps d’empoisonner un Français qui gérait cette habitation, en introduisant dans une bouteille de terre, où il avait l’habitude de boire, du duvet de bambou et des racines de pommes-roses. À peine le Français eut-il goûté de ce breuvage, qu’il regarda avec défiance le jeune noir qui le lui avait présenté. Celui-ci s’enfuit à toutes jambes, fut ramené et conduit chez le commandant de place des Cayes, à qui il avoua qu’il avait voulu, à la vérité, empoisonner le Français, mais parce que ce blanc avait fait des motions séditieuses contre le gouvernement. L’effrayante précocité politique de ce jeune drôle arracha un sourire d’approbation au représentant de l’autorité, qui manda le Français, et, après l’avoir grossièrement insulté, le fit jeter au cachot, puis mettre en jugement. Ce commandant de place est un ivrogne nommé Sanon, il y a peu de temps trompette, aujourd’hui comte de Port-à-Piment. Le commandant de la province, l’ancien chef de piquets ; Jean-Claude (alias duc des Cayes), avait fait incarcérer, quelques jours avant, pour des motifs tout aussi curieux, un autre Français, commerçant paisible, établi depuis une trentaine d’années dans le pays. Un capitaine en inactivité, qui venait d’être renvoyé par ce commerçant chez lequel il travaillait comme journalier, l’avait accusé d’avoir dit qu’il y avait trop de généraux en place et pas assez de bras dans les caféries. Il fut prouvé par la déclaration des témoins à charge eux-mêmes : que la moitié seule de cet innocent propos avait été tenue, et que le dénonciateur avait proféré, en revanche, cet autre propos beaucoup moins innocent : que si les choses ne changeaient pas, on égorgerait tous les blancs. Le Français ne fut pas moins condamné, car en pareil cas monseigneur le duc des Cayes fait cerner la salle d’audience par la force armée, et le moyen ne manque jamais son effet sur le tribunal. Quand l’étranger s’est tiré de ces sortes d’affaires par l’intervention de son consul, il n’est pas à bout d’épreuves. Le chef de la première maison anglaise des Cayes en fit dernièrement la triste expérience. Le malheureux Anglais, gagnant son domicile quelques minutes après l’heure à laquelle il convient à ce terrible duc, son persécuteur, que chacun soit rentré chez soi, fut appréhendé au corps par une patrouille qui l’attendait à la porte même de la maison où il avait passé la soirée et conduit au corps-de-garde à coups de pied et à coups de crosse, il y passa la nuit en compagnie de voleurs et de vagabonds, insulté et bafoué jusqu’au matin.

La marine militaire de l’étranger n’est pas elle-même à l’abri d’avanies pareilles. Vers la fin de 1849, des officiers d’un vapeur anglais mouillé aux Cayes faisaient au bord de la mer des observations hydrographiques : ils furent arrêtés par la garde et conduits avec la dernière brutalité, au milieu des huées de la populace, chez l’inévitable duc Jean-Claude, qui les reçut avec toute la grossièreté possible. Il consentit cependant à les relâcher[4], mais non sans avoir tourné et retourné dans ses mains avec une attention soupçonneuse un baromètre qu’on leur avait saisi, ajoutant qu’on ne porte pas pour rien du vif-argent dans un tube de verre, et que ce vif-argent était la preuve matérielle que ces messieurs venaient rechercher des trésors enfouis. Je ne réponds pas que monseigneur le duc des Cayes n’ait fait opérer pour son compte des fouilles à l’endroit suspect.

Un peu plus tard, les commandans de deux bâtimens de guerre espagnols en relâche dans la baie des Flamands s’étant aventurés à terre, certain général, qui, par une double antiphrase, s’appelle M. de Ladouceur, comte de l’Asile, les appréhenda au corps, et il fallut que l’un des commandans restât en otage. Pendant que M. Raybaud et notre agent consulaire aux Cayes[5] négociaient la réparation due au pavillon espagnol, et qui, disons-le, fut aussi éclatante que possible, l’équipage d’un troisième bâtiment de même nation, qui venait faire des vivres à l’Arcahaye, fut reçu, à sa descente à terre, avec des dispositions tellement hostiles, qu’il dut regagner la mer en laissant prisonnier l’enseigne qui le commandait. Le capitaine descendit le lendemain seul à terre, et se fit conduire chez le général commandant la subdivision, auprès de qui il revendiqua énergiquement le respect dû aux marins espagnols. À ce mot d’Espagnols, le général, partagé entre la colère et la stupeur, ne parlait de rien moins que de faire fusiller sur l’heure l’audacieux rebelle. Ce quiproquo, qui aurait pu sortir des limites de la comédie, s’éclaircit à la fin. Le capitaine prouva par toutes sortes de témoignages irrécusables qu’il y avait au monde, et même dans un voisinage assez rapproché d’Haïti (Cuba et Puerto-Rico), des Espagnols autres que ceux de la partie dominicaine. Le général fut ébranlé, mais non convaincu, et, pour dégager sa responsabilité, il expédia l’enseigne à Port-au-Prince, où celui-ci arriva à pied, escorté comme un malfaiteur, et après avoir été injurié, sur toute la route, des noms de pirate et d’espion. À Port-au-Prince, le fait de l’existence de l’Espagne fut facilement admis, et une troisième réparation s’ajouta aux deux réparations demandées.

À chaque mauvaise affaire de ce genre que les ex-piquets lui jettent sur les bras, Soulouque se montre, selon la circonstance, contrarié, irrité, consterné. Le grief bien établi, il s’empresse de le reconnaître ; il fait au besoin arrêter les agens subalternes de ce système d’extorsions et d’outrages, il force même, dans les cas graves, les principaux représentans de l’autorité à formuler des excuses publiques avec accompagnement de salves d’artillerie et d’illumination générale ; mais c’est tout. Jean-Claude et consorts ne lésinent ni sur les excuses, ni sur la poudre, ni sur les lampions, et quelques jours après ils recommencent, certains de l’indulgence obstinée de Soulouque pour tout méfait, coûterait-il à sa vanité les désagrémens les plus cruels, qui ressemble à un excès de dévouement et de zèle. Nous regrettons de dire que le consulat britannique, comme s’il cherchait à se faire un titre de ce contraste auprès du gouvernement haïtien, ne seconde pas toujours, autant qu’il dépendrait de lui, l’énergique persistance que met le nôtre à réagir, dans les réparations qui le concernent, contre ce faible du chef noir. Les marins et les résidens anglais se sont souvent plaints de certains ménagemens hors de saison, et nous croyons savoir que lord Palmerston lui-même verrait pour cette fois de très bon œil ses agens déroger à ce système de bascule, qui est le procédé classique de la chancellerie anglaise en Haïti. Quant au gouvernement français, il s’est récemment exprimé sur les griefs sans cesse renaissans de nos nationaux en des termes qui prouvent son intention bien arrêtée d’y mettre fin une fois pour toutes. Le moyen de répression le plus efficace, selon nous, serait de prendre le gouvernement haïtien par son côté faible, l’argent, et d’exiger à chaque avanie commise contre les résidens européens, non plus seulement la réparation de leurs pertes matérielles, mais encore de véritables dommages-intérêts comme compensation des tracasseries éprouvées par eux ; ceci n’est que de droit commun. Si ce moyen ne réussissait pas, si Faustin Ier aimait mieux payer chaque jour l’amende que de se débarrasser de ses étranges favoris, nous ne voyons pas pourquoi la France et l’Angleterre hésiteraient à couper le mal à sa source, et à exiger impérativement la destitution en masse des bandits officiels à qui Soulouque a livré toute la province du sud. Ceci ne serait pas encore sortir du droit commun, car toute réparation implique de la part de celui qui l’accorde l’engagement d’empêcher, dans la limite de son pouvoir, la reproduction du grief réparé. Or, il est constaté que la canaille galonnée dont il s’agit ici est incorrigible, et il est également hors de doute que, pour mettre, le cas échéant, à la raison ceux des piquets disgraciés qui seraient tentés de recommencer feu Pierre Noir, Soulouque n’aurait pas à dépenser le centième de la brutale énergie qu’il a gratuitement déployée contre leurs victimes. C’est, en effet, beaucoup que d’évaluer à un millier, disséminé sur tout le territoire, le ban et l’arrière-ban des coquins qui prétendent isoler de la race blanche un pays dont le commerce extérieur est l’unique ressource, retiennent par leur influence dans les prisons ou dans l’exil la classe qui servait d’intermédiaire à ce commerce, et alimentent un foyer grandissant de haine, de sauvagerie, de désordre, au sein du peuple le plus paresseux, j’en conviens, mais le plus inoffensif, le plus hospitalier, le plus gouvernable qui soit au monde.

À la dernière extrémité enfin, la France n’aurait qu’à faire valoir ici son droit spécial de créancière. Aux termes des traités, les rares miettes de la misérable indemnité stipulée pour nos anciens colons sont prélevées sur les recettes d’importation. Or, depuis que Soulouque a mis les piquets de moitié dans le gouvernement, le commerce et par suite les recettes d’importation ont éprouvé une réduction telle qu’il nous est déjà dû, sur les annuités 1849 et 1850, un arriéré de 1 million et demi de francs. Après avoir consenti à une réduction énorme de cette dette, qui cependant représentait à peine à l’origine une année du revenu des propriétaires spoliés ; après avoir patiemment supporté les violations les plus exorbitantes de l’engagement souscrit, après avoir accordé de nous-mêmes délais sur délais, il nous serait bien permis, ce semble, d’exiger que les causes purement factices auxquelles sont dus les nouveaux arriérés disparaissent, et que la honteuse influence qui achève de tarir les ressources du gouvernement débiteur soit écartée. Nous avons pu sacrifier pendant plus de vingt ans des intérêts sacrés au désir de ne pas entraver le libre développement de l’essai de civilisation noire qui s’accomplissait dans l’ancien Saint-Domingue ; mais ce ne serait là qu’une raison de plus de renoncer à des ménagemens qui, dans les circonstances actuelles, ne serviraient qu’à y perpétuer la barbarie.


X. — SOULOUQUE CONQUERANT. — UN PROCES DE SORCELLERIE. — L’EMPIRE ET LA COUR IMPERIALE.

Reprenons la suite des événemens par lesquels Haïti s’est acheminé vers l’ère des Faustins. L’empire suppose un Marengo, et Soulouque, qui se pique, on l’a vu, de suivre nos modes, voulut avoir son Marengo. Les Dominicains, les mulâtres rebelles, comme il les nomme, devaient faire les frais de la chose, et c’était un coup double, car, par la même occasion, Soulouque allait achever de se débarrasser des mulâtres non rebelles, dont il avait enrôlé le plus grand nombre possible avec l’intention de les exposer au premier feu. Depuis six ans que la partie espagnole s’était déclarée indépendante, ces sortes d’expéditions étaient le signal des conspirations et des révolutions haïtiennes ; mais Soulouque y avait mis bon ordre, emmenant comme toujours, en guise d’otages, les innombrables généraux qu’il soupçonnait de viser plus ou moins à sa succession. Quant à Similien et aux piquets, l’un était resté, comme je l’ai dit, aux arrêts sous la surveillance du nouveau favori Bellegarde, et les autres, pris au dépourvu par le trépas violent de leur chef, ne songeaient qu’à arroser de tafia et de larmes silencieuses la tombe récente de Pierre Noir.

Cette guerre est profondément antipathique aux dix-neuf vingtièmes des Haïtiens, et l’hypothèse d’une balle dominicaine tranchant les augustes jours de Soulouque n’était pas en soi de nature à jeter la désolation parmi les innombrables familles qu’il venait de décimer. Jamais pourtant, jamais vœux de succès plus sincères et plus ardens n’accompagnèrent une entreprise : l’idée seule que Soulouque pouvait revenir battu et en proie à l’exaspération causait à la bourgeoisie noire et jaune, à celle-ci surtout, une véritable agonie de terreur. Les premières nouvelles de l’expédition vinrent heureusement calmer un peu ces angoisses. Le 19 mars 1849, les Dominicains, tournés à Las-Malas par un corps parti du Cap, pendant qu’ils avaient le président en tête, avaient perdu leur artillerie, et le lendemain, Soulouque allait fièrement camper à Saint-Jean, point à peu près central de l’île.

Mais, comme on ne pense jamais à tout Soulouque, arrivé là s’aperçut qu’il s’était embarqué sans vivres. Il fallut donc expédier courriers sur courriers à Port-au-Prince pour demander ces vivres, que l’armée haïtienne dut attendre pendant dix jours l’arme au bras et en se serrant le ventre. Cette perte de dix jours ne parut pas cependant avoir les suites qu’on redoutait, car après plusieurs succès coup sur coup, dont l’un vivement disputé et d’autant plus décisif, Soulouque arrivait, le 14 avril, à Bani, à vingt lieues seulement de la capitale des Dominicains. Ce malheureux petit peuple était perdu sans ressource ; les familles aisées de Santo-Domingo s’embarquaient à la hâte, et le congrès, voyant l’impossibilité de toute défense, prenait sur lui de décréter l’adoption du drapeau français. On savait tout cela jour par jour à Port-au-Prince, et la population entière était sur pied pour préparer la réception triomphale qui devait être faite au vainqueur de Santo-Domingo, lorsque tout à coup, le 30 avril, une sinistre nouvelle circula dans la ville, malgré les plus terribles défenses de la police. De Bani, l’armée haïtienne avait brusquement reculé jusqu’à Saint-Jean, franchissant cette distance de quarante-cinq lieues en moins de quatre jours. Pendant que les Haïtiens attendaient des vivres, les Dominicains avaient eu le temps d’appeler à leur aide Santana, un moment éloigné des affaires, et Santana venait de donner une nouvelle preuve de caractère à son admirateur Soulouque, en battant complètement celui-ci dans deux rencontres qui avaient coûté aux Haïtiens six pièces de canon, deux drapeaux, trois cents chevaux, plus de mille fusils, quantité de bagages et des centaines de morts, de ce nombre plusieurs généraux. Santana avait ensuite refoulé l’armée haïtienne vers le bord de la mer, où elle avait été cruellement mitraillée par la flottille dominicaine, postée là pour l’attendre.

Après le premier moment de stupeur, on s’occupa de chercher une cause à une déroute que réellement il n’était pas possible de prévoir. L’attribuer à l’imprévoyance du président, c’était jouer sa tête, et les bourgeois, se souvenant à propos que la France leur avait servi pendant quarante ans de plastron dans toutes les circonstances où ils avaient eu à redouter quelque éclaboussure de la fureur du parti ultra-noir, les bourgeois se hâtèrent de mettre cette déroute sur notre compte. Bien que le consul-général de France n’eût rien épargné depuis un an pour détourner Soulouque de ses velléités conquérantes[6], ils découvrirent tout à coup que les conseils, les prières, les obsessions de M. Raybaud avaient seuls poussé le président dans une entreprise pour laquelle il n’était pas encore préparé. Le perfide M. Raybaud savait d’avance qu’il l’envoyait dans un coupe-gorge, car la prétendue flottille dominicaine, ce n’était ni plus ni moins que deux bâtimens, puis sept, ensuite quatorze, enfin dix-neuf bâtimens de guerre français. Messieurs les mulâtres, qui, à cinq ou six exceptions près, se croyaient obligés de crier plus fort que les autres, avaient découvert ce chiffre de dix-neuf bâtimens dont deux surtout, la Naïade et le Tonnerre (absens de ces mers depuis plusieurs années), avaient puissamment contribué, d’après eux, au succès du guet-apens. Les mulâtres découvrirent aussi que M. Raybaud, la veille encore leur idole, avait joint à ses méfaits celui d’expédier à l’ennemi le plan de campagne de Soulouque, qui le lui avait apparemment confié. Les autorités noires finirent par prendre au mot ce roman, où la peur ; hélas ! tenait la plume. Nos nationaux étaient déjà l’objet de menaces ; le consul lui-même recevait toute sorte d’avis officieux dans l’intérêt de sa propre sûreté. La ville était parcourue en tout sens par des ordonnances à cheval, et on armait enfin les forts pour couler bas notre corvette stationnaire, mouillée à une grande distance du rivage, mais qu’on supposait faire de son côté des préparatifs pour bombarder la ville.

M. Raybaud, dont les nerfs, sont passablement aguerris, semblait s’émouvoir fort peu de tout ce tapage. Il avait cependant déjà pris quelques mesures, propres à rassurer nos nationaux, lorsque deux proclamations[7] vinrent brusquement remettre à l’ordre du jour l’enthousiasme et la joie, et redoubler, en lui donnant un autre cours, l’inquiétude des malheureux bourgeois, qui, pour avoir trop voulu manifester leur gallophobie de circonstance, s’étaient faits les hérauts d’une défaite désormais désavouée. Dans l’une de ces proclamations, le président disait : « Soldats ! de triomphe en triomphe, vous êtes arrivés jusqu’aux bords de la rivière d’Ocoa. Vous occupiez dans cet endroit une position dont les avantages me permettaient de vous conduire encore plus loin ; mais je n’ai pas cru devoir abuser de votre courage… Arrivés dans vos foyers, vous aurez beaucoup à dire à ceux qui ne se sont pas trouvés sur ces champs de bataille qui ont rappelé les gloires de nos ancêtres… Soldats, je suis content de vous ! » Dans l’autre proclamation, adressée au peuple et à l’armée, Soulouque, après avoir énuméré ses triomphes, ajoutait : « Mais, toutes favorables que soient ces circonstances, la sagesse me recommande de rentrer dans la capitale… Le gouvernement veut encore laisser à ses fils égarés le temps de la réflexion et du repentir. » On se le tint pour dit : les guirlandes de palmes et de feuillages, un instant mises au rebut, décorèrent le lendemain les maisons sur le passage du magnanime « vainqueur de l’est, » qui rentra dans la ville au bruit des salves prolongées de l’artillerie, et compléta cette intrépide gasconnade en faisant chanter un Te Deum pour ses succès. On s’attendait à des arrestations et à des exécutions. Dans l’intervalle, les parens et les amis des suspects étaient fort embarrassés de leur contenance, craignant à la fois, s’ils se montraient tristes, de paraître insulter à la joie officielle, et, s’ils affectaient la joie, de paraître insulter aux douleurs de la réalité. Soulouque ne négligeait d’ailleurs rien de son côté pour donner le diapason à l’opinion publique. Chaque réception était marquée au palais par des scènes comme celle-ci, dont je ne puis reproduire que, le sens, vu l’impossibilité de faire passer sur le papier les enjolivemens de la rhétorique et de la mimique créoles.

Après avoir témoigné son mécontentement des bruits ridicules qu’on avait fait courir sur la prétendue intervention d’une escadre française, Soulouque répétait aux notabilités civiles et militaires qui l’écoutaient avec une avide attention, tremblant de mal saisir un seul détail de la version présidentielle ; Soulouque répétait, disons-nous, qu’il n’avait nullement entendu s’engager dans une expédition définitive. L’occasion, l’herbe tendre et les triomphes surprenans qui marquaient chacun de ses pas sur le territoire dominicain l’avaient seuls conduit, et à son corps défendant, jusqu’aux portes de Santo-Domingo ; mais les rebelles de l’est se trouvant plongés dans la plus épouvantable misère depuis qu’ils avaient renoncé aux bienfaits de l’unité nationale, ses propres soldats n’avaient plus, depuis plusieurs jours, pour subsister qu’un épis de maïs à partager entre quatre hommes, ce qui l’avait décidé à ajourner une conquête déjà accomplie en fait. « Et qui croira, s’écriait le président, que cette glorieuse expédition n’a coûté à l’armée haïtienne qu’une cinquantaine de morts !

UN INTERRUPTEUR : Quarante-huit, président !

SOULOUQUE : Va pour quarante-huit… En revanche, cette magnifique campagne, qui ne nous a coûté que la mort de quarante-sept braves, a laissé de cruels souvenirs aux rebelles. Ils ont perdu tant de monde qu’on était incommodé, pendant plusieurs lieues, de l’infection de leurs cadavres. N’est-ce pas qu’on en était incommodé ?

LES GÉNÉRAUX : Oui, président ! (Contraction générale de narines. Un duc futur fait mine de chercher un mouchoir de poche absent.)

SOULOUQUE, souriant : Ce n’est pas leur faute, car ces lâches coquins ne songeaient guère à me tenir tête. Couraient-ils, les malheureux ! couraient-ils ! … À propos, n’a-t-on pas parlé de prétendus coups de canon que nous aurait envoyés au passage la flottille des rebelles ?… (Fronçant le sourcil :) Je serais curieux de savoir si ce sont les mulâtres d’ici qui ont fait courir ce bruit…

UN GÉNÉRAL, de la dernière promotion : Oui, président !

SOULOUQUE : Je crois que je me déciderai à imposer enfin silence à messieurs les mulâtres. On a parlé aussi de canons abandonnés…

Voix NOMBREUSES : Non, président, vous n’avez pas abandonné de canons !

SOULOUQUE (sèchement) : C’est ce qui vous trompe ; j’en ai abandonné quelques-uns, et je savais ce que je faisais. Puisque nous devons aller occuper définitivement dans six mois le territoire insurgé, ne sommes-nous pas sûrs de les retrouver ? A cette annonce d’une nouvelle campagne qu’ils maudissaient au fond du cœur, les généraux venaient, l’un après l’autre, solliciter du président la faveur d’en faire partie. — « Oui, disait le président en s’animant par degrés, vous et tous les autres, vieux et jeunes, tous ceux qui sont en état de marcher… les piquets aussi ! J’y mettrai, s’il le faut, toutes mes ressources, toute mon existence, car j’ai juré de soumettre les rebelles. Il ne faut laisser chez eux ni poule ni chat vivans… Je les poursuivrai jusqu’au fond de leurs bois et jusqu’au haut du Cibao[8] sans pitié, comme cochons marrons !

CHOEUR GÉNÉRAL : Comme cochons marrons ! »

Un violent hoquet de colère interrompait habituellement cette sortie de son excellence, dont les yeux devenaient comme toujours sanglans, et les lèvres blanchâtres. Le président ne reprenait quelque sérénité qu’en racontant le mal que, dans sa retraite précipitée, il avait eu le temps de faire aux Dominicains : l’incendie du bourg d’Azua, de toutes les habitations et distilleries dans un rayon de deux lieues, des chantiers de bois d’acajou, des champs de cannes ; la destruction de Saint-Jean et celle de Las Matas, celle enfin de toutes les bananeries, sans compter l’exécution des prisonniers, heureusement en fort petit nombre, qu’il avait fait fusiller en revenant. Il est toutefois juste de dire que Sonlouque omettait volontiers ce dernier détail.

Restait à savoir quelles autres victimes paieraient les frais de la victoire des Dominicains, car on ne doutait pas qu’il fallait encore du sang pour faire patienter cette soif de vengeance. Frère Joseph se chargea de fixer à cet égard les hésitations du président, qui, devant les cinq ou six cents prisonniers retenus dans la prison et les cachots de Port-au-Prince, éprouvait l’embarras du choix.

L’ami d’un de ces prisonniers avait imaginé, pour le sauver, d’employer l’immense crédit dont frère Joseph jouissait encore auprès du président. Il alla donc trouver le sorcier, et, jouant le rôle de croyant, le supplia d’user, en faveur du prisonnier, de son influence bien connue sur le dieu vaudoux. Frère Joseph répondit qu’en effet la couleuvre avait pour lui des bontés, qu’il s’engageait à la solliciter, et, qui plus est, gratis, mais que, pour aider à la conjuration, il fallait de toute rigueur des cierges, des neuvaines et des messes, et que tout cela coûtait « de l’argent, beaucoup d’argent. » C’est le mot qu’attendait son interlocuteur, et une somme assez ronde fut donnée au sorcier, qui, illuminé tout à coup d’une magnifique idée, reprit de ce ton doucereux qui lui est habituel : « Mon Dieu ! il n’en coûte pas plus de prier pour cent et pour mille que pour un, et, si l’on voulait m’en fournir les moyens, je délivrerais en même temps que Masson (c’était le nom du prisonnier dont il s’agit) tous les autres prisonniers. »

Masson, informé de cette offre, s’empressa de la communiquer à ses nombreux compagnons de captivité, qui la plupart l’acceptèrent avec empressement. Il était, en effet, permis d’espérer que, pour soutenir sa réputation de sorcier, frère Joseph tenterait une démarche secrète auprès de Soulouque. Ces prisonniers, ayant mis en commun les ressources qu’ils possédaient en argent ou en nature (le général Desmarêt, entre autres, donna ses épaulettes), parvinrent, avec l’aide de leurs amis du dehors, à réunir une valeur d’environ deux mille gourdes, que frère Joseph empocha en recommandant le secret. Quelques autres prisonniers eurent, au contraire, l’imprudence de refuser d’encourager les momeries de ce gredin. Le sorcier leur fit proposer un rabais, et, pour n’en pas avoir le démenti, leur offrit même finalement de se contenter d’une pure formalité, qui consistait à porter au cou un collier de certaine forme. Ils l’envoyèrent au diable, et frère Joseph jura de les envoyer au bourreau.

Le sorcier se rendit donc au palais avec la double intention de dénoncer, comme ayant voulu le payer pour faire des maléfices contre le président, les quelques prisonniers qu’il n’avait pas pu rançonner, et de demander, au contraire, la liberté de ceux qui s’étaient laissés rançonner de bonne grace ; mais, chemin faisant, frère Joseph réfléchit que la première partie de sa requête avait seule des chances de succès, et, calculant que les prisonniers rançonnés pourraient lui demander leur argent après l’insuccès de la seconde, ou tout au moins le traiter d’escroc, ce qui eût nui à sa considération de prophète, il se dit que le plus court était de leur fermer la bouche. En conséquence, il dénonça du même coup et les prisonniers qui avaient méconnu son influence vaudoux, et quelques-uns de ceux qui venaient de payer tribut à cette influence, certain que les autres souscripteurs de ce sauvetage à forfait verraient là un conseil éloquent de discrétion[9]. Disons cependant que, par un scrupule de délicatesse, il chargea les prisonniers qui l’avaient payé, et qu’il ne dénonçait que par nécessité de position, beaucoup moins que ceux dont il avait à se plaindre.

Parmi ces derniers, c’est-à-dire parmi les incrédules, était le général Céligny Ardouin, qui gisait enchaîné depuis quinze mois dans le cachot où on l’avait jeté tout tailladé de coups de sabre. Soulouque ne l’avait pas encore fait condamner, et on ne savait trop pourquoi, car il n’entendait jamais prononcer ce nom sans entrer dans un de ces terribles accès de fureur[10] devant lesquels se tait tout conseil de clémence. La dénonciation de frère Joseph flattait donc doublement la superstitieuse haine de Soulouque. Le général fut mis immédiatement en jugement avec neuf de ses compagnons (juillet 1849). L’unique témoin à charge entendu refusa net de prêter serment, disant pour sa raison qu’il n’était pas convenu de prêter ce serment sur le Christ. Les juges ne s’arrêtèrent pas à ce détail, et les considérans de l’arrêt, dont nous n’avons pas pu nous procurer le texte, énoncèrent bravement le fait dont venait de déposer ce témoin, le fait d’argent donné pour maléfices et neuvaines destinés à faire périr le président ou à le rendre insensé. Les rédacteurs de notre formulaire juridique, en usage dans les tribunaux haïtiens, ne se seraient pas doutés qu’il devait, en l’an 1849, servir de cadre à une accusation de sorcellerie. Après avoir payé ce tribut à l’universelle lâcheté, les juges eurent pourtant le courage (dans la circonstance, c’était réellement du courage) de ne prononcer la peine de mort que contre trois accusés. Trois autres furent condamnés à trois ans de réclusion, et les quatre restans acquittés, mais laissés par une dernière transaction à la disposition du président. Parmi ces derniers était le général Céligny Ardouin.

Quand il apprit ce résultat, le président, au comble de la fureur, lacéra les minutes du jugement, en s’écriant qu’on avait justement condamné à la peine capitale ceux dont la mort lui était indifférente. Les juges, éperdus de terreur, s’excusèrent sur la timidité du témoin, qui fut jeté dans un cul-de-basse-fosse. Bien que les trois condamnés à mort se fussent pourvus en révision, la sentence collective fut cassée, et les dix accusés renvoyés devant un nouveau conseil de guerre siégeant à la Croix-des-Bouquets, à trois lieues de Port-au-Prince.

Mais Soulouque avait compté pour le jour même sur une large exécution. Il se souvint à ce propos qu’il avait sous la main quatre malheureux condamnés à mort depuis plus d’un an, et, la grande pièce manquant, c’était là pour son avide impatience de meurtre un en-cas très présentable. Ces malheureux étaient le général Desmarêt et ses trois compagnons, les mêmes qui, en 1848, à l’issue de l’expédition du sud, avaient été épargnés à la demande de la population entière[11]. On les exécuta immédiatement, ou plutôt, ce fut moins une exécution qu’un massacre, car aucun d’eux ne fut tué au premier feu. C’est encore là un des procédés de la justice distributive de Soulouque. Les suspects avec circonstances atténuantes sont fusillés comme on fusille partout, tandis que les autres, ceux qui sont spécialement recommandés, se sentent mourir. Soit que Soulouque fût plus effrayant vaincu que vainqueur, soit que la question de sorcellerie qui se trouvait mêlée à l’affaire eût mis cette fois du côté du bourreau toutes les sympathies vaudoux de la ville, la population ne murmura même pas contre cette lâche et cruelle rétractation des quatre graces qu’elle avait obtenues. L’exécution se passa sans autre incident que l’apparition du chef de l’état, qui, au milieu d’un nombreux état-major précédé de la musique, vint regarder les suppliciés et compter les marques rouges de cette cible humaine. Quant au général Céligny Ardouin et à ses neuf co-accusés, ils furent conduits à pied et enchaînés à la Croix-des-Bouquets. Le chemin avait été rendu tellement impraticable par les pluies de la saison, qu’ils mirent sept heures à franchir cette distance de trois lieues, bien que l’escorte les forçât d’avancer à coups de bâton. Mlle Céligny Ardouin avait voulu suivre son père.

Le consul-général de France, auquel se joignit le vice-consul gérant pour le moment le consulat britannique, voulut tenter une démarche suprême en faveur du malheureux général. La scène habituelle se passa ; l’excès d’épuisement entrecoupait seul de temps à autre de courts silences les divagations furieuses de Soulouque, divagations qui avaient cette fois pour invariable refrain : « Il me faut son sang ! — Mais, lui disait M. Raybaud, attendez du moins pour parler ainsi qu’il soit définitivement condamné, et, s’il l’est, il aura encore la faculté de se pourvoir en révision. — Non ! non ! répondait Soulouque, ça n’en finirait pas… Puisque je vous dis qu’il me faut son sang !… Il sera fusillé tout de suite, et comme un chien ! — Ayez au moins pitié de sa femme et de ses malheureux enfans ! — Je m’en… qu’ils crèvent tous ! tous !… » Le vice-consul anglais lui dit en désespoir de cause : « Mettez-le dans un de vos terribles cachots du môle Saint-Nicolas, mais laissez-lui du moins la vie ! — Je m’en garderais bien ! Il entrera dans le cachot d’où personne ne sort !… »

Condamné à mort à deux heures du matin, le malheureux général était exécuté à neuf heures, malgré son recours en révision. Il mourut, comme tous les autres, avec un sang-froid admirable, et cependant lui aussi se sentit mourir ; il était particulièrement recommandé. L’arrestation de quelques autres personnes considérables, entre autres le général Bottex, riche mulâtre du Cap. combla immédiatement les vides que la triple spéculation de frère Joseph venait de faire dans les cachots.

Soulouque projetait de se faire proclamer empereur, au retour de la conquête de l’est, dans l’église des Gonaïves, où avait été proclamé Dessalines, et, l’est n’ayant pas voulu se laisser conquérir, cette idée carnavalesque semblait indéfiniment écartée ; mais la nouvelle et éclatante victoire que le président venait de remporter sur les intrigues de sorcellerie l’avait subitement rendu au sentiment de sa prédestination, et il se laissa faire une douce violence par la demi-douzaine de drôles qui l’obsédaient de cette idée depuis la fin de 1847.

Le 21 août 1849, on commença à colporter à Port-au-Prince, de maison en maison, de boutique en boutique, une pétition aux chambres par laquelle le peuple haïtien, jaloux de conserver intacts les principes sacrés de sa liberté,… appréciant les bienfaits inexprimables dont son excellence le président Faustin Soulouque avait doté le pays,… reconnaissant les efforts incessans et héroïques dont il avait fait preuve pour consolider les institutions, lui conférait sans plus de façons le titre d’empereur d’Haïti. Personne, bien entendu, ne poussait le mépris de la vie assez loin pour refuser sa signature. Le 25, la pétition était portée à la chambre des représentans, qui s’associait, avec le double empressement de l’enthousiasme et de la terreur, au voeu du peuple, et le lendemain le sénat sanctionnait la décision de la chambre des représentans.

Le même jour, les sénateurs, à cheval, se rendirent en corps au palais. Le président du sénat portait à la main une couronne de carton doré, fabriquée pendant la nuit. Il la posa avec la précaution voulue sur l’auguste chef de Soulouque, dont le visage s’épanouit à ce contact si désiré. Le président du sénat attacha ensuite à la poitrine de l’empereur une large décoration d’origine inconnue, passa une chaîne au cou de l’impératrice, et débita son discours, auquel sa majesté Faustin répondit avec ame : — Vive la liberté ! vive l’égalité ! L’empereur et son cortège se rendirent ensuite à l’église, au son de la plus terrible musique qu’on puisse imaginer, mais qui se perdait heureusement dans le frénétique crescendo des vivat et dans le bruit assourdissant des salves d’artillerie, lesquelles durèrent presque sans interruption toute la journée. Au sortir de l’église, sa majesté parcourut la ville, et je laisse à penser la profusion de guirlandes, d’arcs-de-triomphe, de tentures et de devises. Au bout de huit jours, les illuminations par ordre duraient encore, et la police surveillait d’un œil soupçonneux la fraîcheur des feuillages dont chaque maison (notamment les maisons des mulâtres) continuait, toujours par ordre, d’être décorée.

Cependant Faustin Ier, enfermé dans son cabinet, passait des heures entières en contemplation devant une série de gravures représentant les cérémonies du sacre de Napoléon. N’y tenant plus, sa majesté impériale appela un matin le principal négociant de Port-au-Prince, et lui commanda de faire venir immédiatement de Paris un costume en tous points semblable à celui qu’il admirait dans ces gravures. Faustin Ier commanda en outre une couronne pour lui, une pour l’impératrice, un sceptre, un globe, une main de justice, un trône et autres accessoires, toujours à l’instar du sacre de Napoléon. Les finances de l’empire ne s’en relèveront de long-temps, car tous ces objets sont déjà livrés et payés, et les lenteurs qu’a éprouvées, faute de maçons et de charpentiers, la construction de la salle du trône, ont seules retardé la cérémonie du couronnement, qui a eu lieu enfin tout récemment, le jour de Noël.

Pendant que sa majesté débattait le prix de son trône, de son sceptre, de son manteau semé d’abeilles d’or et tout ce qui s’ensuit, les départemens, avertis par la rumeur publique (car il n’avait même pas été question de les consulter) qu’ils avaient un empereur, les départemens se hâtaient d’envoyer adhésions sur adhésions. Je n’ai pas besoin de dire que les signatures les plus voyantes, les paraphes les plus excentriques appartenaient aux suspects tant jaunes que noirs. Cette graduation de l’universel enthousiasme se reproduisait sous toutes les formes : ainsi, les localités bien notées se contentaient de tirer, en l’honneur de Faustin Ier, vingt et un coups de canon, tandis que les localités mal notées allaient jusqu’à deux cent vingt-cinq. Le parti ultra noir l’emportait cependant quant à la pompe des formules. Les mots sire ou empereur lui paraissant trop faibles, il les remplaçait par magnanime héros, ou illustre souverain, ou illustre grand souverain. Dans les prônes que débitaient pour la circonstance les aventuriers déguisés en prêtres dont se compose la majeure partie de ce qu’on nomme le clergé haïtien, Soulouque devenait l’empereur très chrétien ou sa majesté très chrétienne.

La constitution de l’empire date du 20 septembre. Le pouvoir impérial y est déclaré héréditaire et transmissible de mâle en mâle, avec faculté pour l’empereur, dans le cas où il n’aurait pas d’héritiers directs (c’est le cas de Soulouque qui n’a que deux filles) d’adopter un de ses neveux ou de désigner son successeur. La formule de promulgation des lois est celle-ci : « Au nom de la nation, nous… par la grace de Dieu et la constitution de l’empire, » ce qui donne à la fois satisfaction aux partisans du droit républicain, à ceux du droit divin et à ceux du droit constitutionnel. La personne de l’empereur est inviolable et sacrée, et la souveraineté réside dans l’universalité des citoyens. L’empereur nomme le sénat, ce qui n’empêche pas le sénat de cumuler des attributions telles qu’il est beaucoup plus souverain que la souveraineté nationale dont il n’émane pas, et plus puissant que l’empereur de droit divin dont il est la créature : ainsi de suite. On voit que la constitution haïtienne n’a rien à envier, sous le rapport de l’absurde, à quelques autres constitutions. La pratique corrige du moins ici les contradictions de la théorie, car il est bien entendu que tout sénateur ou député qui s’aviserait de penser autrement que le pouvoir exécutif serait immédiatement fusillé, ce qui diminue les chances de conflit. Quant aux Haïtiens, ils n’auraient rien à désirer sous le rapport des droits politiques et civils, si la constitution pouvait leur garantir un dernier droit : celui de mourir de mort naturelle.

Le traitement des sénateurs et députés est maintenu à 200 gourdes par mois, soit environ un millier de francs par an au taux courant de la gourde. S’étant un jour enhardis jusqu’à demander une augmentation, peu s’en fallut que sa majesté impériale ne les fit fusiller.

La liste civile est fixée à 150,000 gourdes, ce qui, pour tout autre, signifierait une soixantaine de mille francs, mais ce qui signifie, pour Faustin Ier, 150,000 gourdes d’Espagne ou près de 500,000 francs. C’est là un détail d’interprétation qui n’a même pas été soulevé. Toute proportion de population gardée, Louis-Philippe aurait dû avoir une liste civile de près de 58 millions pour atteindre à la splendeur de Faustin Ier.

L’impératrice a reçu un apanage de 50,000 gourdes. Une somme annuelle de 30,000 gourdes dont l’empereur règle lui-même la répartition, est allouée aux plus proches parens de sa majesté. Soulouque n’a pas encore définitivement arrêté cette liste de parens, car le statut[12] concernant la famille impériale a pour préambule ces mots : « Avons résolu ce qui suit : Article 1er . — La famille impériale se compose, quant à présent, etc., » ce qui est une fiche de consolation pour les cousins oubliés. Telle qu’elle est, cette liste a déjà une longueur raisonnable. Outre le frère de l’empereur, le père et la mère de l’impératrice Adelina, on y voit figurer onze neveux ou nièces de l’empereur, cinq frères, trois sœurs et cinq tantes de l’impératrice, en tout vingt-sept princes et princesses du sang qui en sont bien aises, car ils auront, leur vie durant, des souliers.

Parmi les tantes de l’impératrice, l’une est duchesse, les quatre autres sont comtesses. Sont également comtes et comtesses ses frères et sœurs. L’altesse sérénissime se limite à monseigneur le prince Dérivai Lévêque et à Mme la princesse Marie Michel, père et mère de sa majesté Adelina. L’altesse impériale commence au frère et aux neveux ou nièces de l’empereur. Le premier a le titre de monseigneur, tandis que les neveux s’appellent simplement monsieur le prince haïtien. Les nièces ne sont que madame tout court. Les deux filles de l’empereur, l’une âgée de douze ans, l’autre de huit ans, sont princesses impériales d’Haïti.

La nouvelle cour serait-elle exclusivement militaire comme celle de Dessalines, ou féodale comme celle de Christophe ? Tout ce qu’on pouvait préjuger sur cette grave question, c’est qu’elle serait résolue dans le sens le plus extravagant. L’espoir que nourrissaient à ce sujet les amis de la gaieté fut même dépassé de beaucoup.

Christophe n’avait nommé, au bout de quatre ans de règne[13], que trois princes, huit ducs, dix-neuf comtes, trente-six barons et onze chevaliers, en tout soixante-dix-sept nobles. Soulouque, lui, improvisa dès la première fournée quatre princes de l’empire, cinquante-neuf ducs, deux marquises, quatre-vingt-dix comtes, deux cent quinze barons et trente chevalières, en tout quatre cents nobles, près de six fois plus que Christophe, et l’équivalent de ce que serait à la population de la France une fournée de près de vingt-neuf mille nobles. Les princes et les ducs sont choisis parmi les généraux de division, les comtes parmi les généraux de brigade, les barons parmi les adjudans-généraux et colonels, et les chevaliers parmi les lieutenans-colonels. Les fonctionnaires civils ont été l’objet d’une autre fournée de nobles qui a considérablement grossi ce chiffre. Les sénateurs et députés, par exemple, sont tous barons, c’est-à-dire assimilés aux colonels. Ces titres sont héréditaires ; mais Soulouque, différant en ceci de Christophe, n’y a pas attaché de privilèges territoriaux, bien qu’un nom de fief s’ajoute aux titres jusqu’à la catégorie des barons inclusivement. Le de, comme sous Christophe, a été mis devant tous les noms, que dis-je ? même devant les prénoms : au lieu d’écrire, par exemple, M. le baron Louis de Léveillé, on écrit le baron de Louis Léveillé. Quand on prend de la particule, on n’en saurait trop prendre.

Les quatre princes de l’empire portent le titre d’altesse sérénissime. À leur tête figure monseigneur de Louis Pierrot, en d’autres termes l’ex-président Pierrot, qui, relégué depuis sa chute dans l’intérieur, ne s’attendait pas à pareille fête. Monseigneur de Louis Pierrot ne porte, par exception, aucun titre territorial ; il est le prince par excellence. Ses trois collègues sont les généraux Lazarre et Souffrant, et monseigneur de Bobo. C’était Bobo qui, le premier, avait décerné à Soulouque le titre d’illustre grand souverain. Une attention si délicate en valait une autre, et sa majesté l’a nommé prince du Cap-haïtien, ville pour laquelle monseigneur de Bobo avait en effet une vieille passion. Il l’aimait tant cette ville, qu’il avait failli l’emporter en détail dans ses poches. Ce misérable se trouvait détenu, au moment de la chute de Boyer, pour pillage et autres atrocités commises à la suite du tremblement de terre qui renversa le Cap.

Chaque duc s’appelle sa grace monseigneur de N… L’excellence appartient aux comtes, et les barons sont désignés tout uniment par monsieur. Il y a résurrection des ducs de Marmelade et de Limonade. La nomination de celui-ci dérida les fronts les plus soucieux, car, en fait de limonade, il n’avait jamais connu que le tafia. Monseigneur de Limonade, ayant été en outre nommé grand-panetier, errait de porte en porte comme une ame en peine, demandant vainement quelle était la nature de ses fonctions. En désespoir de cause, sa grace s’adressa à l’empereur, qui, n’en sachant rien lui-même, se contenta de répondre « C’est quelque chose de bon. » Il y a un duc du Trou et un duc du Trou-Bonbon, un comte de la Seringue, un comte de Grand-Gosier, un comte de Coupe-Haleine et un comte de Numéro-Deux[14]. Comme sous Christophe, ces sortes de désignations ont la géographie pour excuse. Quelques barons portent des noms à coucher dehors, tels que le baron de Arlequin, le baron de Gilles Azor, le baron de Poutoute, ou des noms galans tels que le baron de Paul Cupidon, le baron de Jolicœur, le baron de Jean Linder, le baron de Mésamour Bobo.

Quelques-uns de ces dignitaires ont été au bagne, d’autres devraient y être : on n’est pas parfait. Le piquet Jean Denis, par exemple, ai été nommé duc d’Aquin, principal théâtre de ses pillages ; l’exécuteur des hautes œuvres des piquets, Voltaire Castor, est devenu son excellence M. de Voltaire Castor, comte de l’Île-à-Vache. Çà et là apparaissent au contraire quelques ducs, quelques comtes, quelques barons, qui, dans un milieu vraisemblable, mériteraient réellement d’être distingués, et qui se sentent fort mal à l’aise entre leurs terribles pairs.

Le high-life haïtien ne laisse pas que d’être fort accessible. Les princesses et les duchesses continuent de débiter qui du tafia, qui du tabac et des chandelles, qui du poisson ou autres comestibles, ni plus ni moins que sa majesté l’impératrice avant l’élévation de son époux. Sans ces utiles industries, les ducs, avec leurs quatre-vingts francs par mois, ne pourraient guère soutenir la grandeur de leur rang. Beaucoup sont même écrasés sous le fardeau, et ne dédaignent pas de rendre de temps en temps visite aux simples bourgeois, pour leur emprunter quelques gourdes destinées à acheter ou des souliers, ou un pantalon, ou autres menus accessoires de toute toilette aristocratique. Ils demandent de temps en temps une augmentation, mais sa majesté est sans entrailles pour ces illustres infortunes.

Non content d’avoir une noblesse, Faustin Ier a créé un ordre impérial et militaire de Saint-Faustin, avec chevaliers, commandeurs et tout ce qui s’ensuit, plus un ordre impérial et civil de la légion d’honneur. Le ruban de la légion d’honneur devait être originairement rouge ; par une attention dont nous devons savoir gré à sa majesté, on a renoncé à cette couleur, ce que j’ai le regret d’annoncer aux nombreux démocrates français qui, alléchés par la similitude du nom, ont sollicité de Faustin Ier, à titre de négrophiles (quelques-uns même avec offre d’argent), ce vain hochet, qui n’est plus que bleu. Ici encore je n’invente rien. Les demandes de cette nature ont été tellement nombreuses, que Soulouque, finissant par concevoir lui-même une haute idée de ses deux ordres de chevalerie, a émis le regret de les avoir trop prodigués lors de la création. Tout le monde est en effet membre de ces deux ordres, à partir du rang de capitaine inclusivement.

L’organisation de la maison de l’empereur et de celle de l’impératrice est la même que sous Christophe, qui avait lui-même fondu ensemble le cérémonial de la cour de Louis XIV et celui de la cour d’Angleterre. Seulement, Soulouque a infiniment plus de gouverneurs de châteaux, de chambellans, de maîtres des cérémonies, de veneurs, d’intendans, etc., que n’en avaient Christophe, et même, je crois, Louis XIV. La tradition des salons de Toussaint et de Christophe est à peu près perdue à Haïti, de sorte que les solécismes d’étiquette sont assez fréquens dans la nouvelle cour ; Soulouque n’en est pas lui-même exempt, bien qu’il commence à se former. On fait ce qu’on peut. En attendant, voilà un empereur, et il ne nous reste qu’à voir ce qu’on peut tirer de cet empereur et de cet empire.


GUSTAVE D’ALAUX.

  1. Voyez les livraisons des 1er  et 15 décembre 1850 et du 1er  janvier 1851.
  2. Le soleil se lève là, et il se couche là.
  3. L’idée de constituer le sud en état indépendant s’est reproduite, depuis 1844, à chaque prise d’armes des piquets.
  4. Le commandant du vapeur anglais, qui avait été traité lui-même avec une extrême insolence par le général Jean-Claude, partit en déblatérant contre son vice-consul, lequel s’était contenté d’une banale expression de regrets, sans punition des coupables. Celui-ci prit une honorable revanche en arrachant peu après à Soulouque la grace d’un architecte condamné à mort, qui malheureusement ne fut pas moins exécuté. Le vice-consul s’en plaignit amèrement à Soulouque, qui attribua la chose à une erreur administrative, et, pour le calmer, lui donna un vieux général qui se mourait en prison, ajoutant qu’un général étant beaucoup plus qu’un architecte, le vice-consul devait considérer cette dernière faveur comme beaucoup plus précieuse que la première. Peu s’en fallut que Soulouque, pour rendre la compensation exacte, ne demandât la monnaie de son général.
  5. L’Espagne n’a pas de consul dans l’état d’Haïti, qu’elle n’a pas reconnu.
  6. Notre, consul mettait d’autant plus d’insistance à l’en détourner, que notre gouvernement venait de reconnaître la république dominicaine et de conclure avec elle un traité. L’assemblée nationale a commis la faute énorme, mais non pas irréparable, de refuser sa sanction à ce traité.
  7. Moniteur haïtien du 5 mai 1849.
  8. Noyau d’une chaîne de montagnes très élevée.
  9. On m’a assuré que des haines occultes avaient désigné à frère Joseph les prisonniers qu’il devait dénoncer de préférence, et que ce fut là pour le papa vaudoux l’occasion d’une spéculation aussi lucrative que les deux autres.
  10. Par une étrange fatalité, le malheureux Céligny-Ardouin avait, deux ou trois années avant et grace à sa position de ministre, sauvé la vie à son dénonciateur, frère Joseph, qui était alors sous le coup d’une condamnation capitale. Coïncidence plus étrange encore, le frère de l’homme en qui Soulouque semblait avoir résumé sa haine contre la classe de couleur était justement cela à qui il devait son élévation à la présidence.
  11. Voyez la dernière livraison.
  12. Moniteur haïtien du 3 novembre 1849.
  13. Almanach royal d’Haïti pour l’année 1815.
  14. Voyez le Moniteur haïtien.