L’Empire chinois, le Bouddhisme en Chine et au Thibet/Partie 1/Titre 2

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TITRE II
LA CHINE AVANT INTRODUCTION DU BOUDDHISME
1. La Chine jusqu’à l’an 600 avant J.-C.

Impropres à l’idéal, ennemis du merveilleux, passionnés pour l’exactitude, les Chinois mettent dans leurs écrits toute la précision et la clarté possibles. Nous comprenons leurs philosophes, leurs poètes, tous leurs livres, comme s’ils étaient écrits en français ; leur histoire officielle, d’une rigueur mathématique, n’admet aucune fable et la science moderne ne trouve rien à y redire.

Leur tribunal de l’histoire fondé depuis un temps immémorial, est composé de hauts fonctionnaires chargés d’enregistrer tous les événements. On les choisit d’une impartialité et d’une compétence absolues ; leurs rapports rédigés comme des procès-verbaux sont jetés dans le trou d’un secrétaire et ne sont lus qu’après l’extinction de la dynastie régnante. On est ainsi garanti contre l’adulation pour le pouvoir, mais non contre l’esprit de corps et de secte, car les hauts Mandarins appartiennent tous au corps des lettres attachés aux doctrines de Confucius et ennemis passionnés des religions de Lao Tsé et de Bouddha. Il faut tenir grand compte de cette circonstance dans l’appréciation des événements racontés par les grandes Annales, la seule source des renseignements que l’on possède.

En Chine les religions sont tellement mêlées entre elles, et les événements politiques et sociaux tellement liés aux luttes religieuses, qu’on est obligé de les réunir dans une histoire unique qui forme surtout l’histoire du Bouddhisme Chinois.

Celle-ci n’a rien à faire avec la Chine préhistorique qui, du reste, n’a pas encore été étudiée.

La Religion a passé en Chine, comme partout ailleurs (hors de la révélation) par les phases d’une Genèse naturelle[1] et logique dans l’ordre suivant :

1° Animisme, adoration des Esprits bons et mauvais ;

2° Sélection de l’Animisme se traduisant : soit par le Dualisme, groupement séparé des génies du bien et de ceux du mal ; soit par le Polythéisme.

3° L’apperception philosophique et religieuse du Un, du Principe primordial et suprême.

Nous allons exposer les deux premières phases ; nous décrirons la dernière avec la philosophie de Lao-tseu à la fin de la dynastie des Tcheou.

1° Animisme.

Dans le Chi King[2] et plusieurs autres livres anciens, il est fait allusion au Culte des génies des montagnes, des rivières, des arbres, des plantes.

Dans le Kia Yu, les génies sont définis : « Des êtres qui ne mangent pas et qui ne meurent pas. »

Lieh tse dit : sur les montagnes, il y a des chin ; ils se nourrissent du vent et s’abreuvent de la rosée ; leur cœur est semblable à la source d’un abîme ; leur forme est celle d’une vierge ; ils n’ont point d’attachement, ils n’ont pas d’amour.

Suivant un autre ouvrage : dans les montagnes, les rivières, les lacs, les tertres, les collines, ce qui peut produire ou provoquer le vent et la pluie, et tout ce qui parait extraordinaire est généralement appelé Chin.

La forme attribuée aux génies des montagnes et des eaux était presque toujours fantastique. Ils tenaient à la fois de l’homme et des animaux. Ils habitaient de préférence les gorges inaccessibles des montagnes ou les gouffres des rivières, lorsqu’ils se montraient aux humains, le vent faisait rage, la pluie tombait à torrens ; autour d’eux apparaissaient des lueurs extraordinaires.

Le Chan-hai King traduit par M. Léon de Rosny et qui est sans doute la plus vieille géographie du monde, renferme le nom des génies spéciaux aux différentes montagnes de la Chine et la description des cérémonies pratiques en l’honneur de chacun d’eux. — Elles comprenaient le plus souvent des offrandes de riz et de vin et des sacrifices d’animaux ; on les accomplissait sur des tertres artificiels environnés d’une plateforme qu’on nivelait avec ; soin. Au nombre des offrandes figuraient des objets en jade, des tablettes votives de différentes formes, ou bien des sceptres fabriqués avec une pierre précieuse, on les ; enterrait à la fin du service sacré. Le même livre mentionne des danses religieuses avec le concours d’armes et d’instrument de musique.

Confucius ne mentionne les Chin ou génies (qu’il ne faut pas confondre avec les Sièn ou immortels) que pour tenir compte d’une croyance populaire fortement enracinée et il s’efforce de leur retirer leur caractère mythologique. Ils ne sont plus pour lui les forces naturelles déifiées, comme les Devas et les Assuras, mais des êtres ; qui ont acquis l’état surnaturel par une vertu supérieure, souvent même les ancêtres déifiés.

Dans le Yila King seul, le Chin est rattaché au Dualisme, très ancien en Chine des principes mâle et femelle ; « ce qui est inscrutable dans le principe mâle et dans le principe femelle s’appelle Chin.

2° Sélection ou épuration de l’Animisme. L’existence du Polythéisme est, suivant M. de Rosny, établie par plusieurs anciens monuments littéraires de la dynastie des Tcheou et peut-être même par des écrits qui remontent à des temps encore plus reculés. Ce polythéisme s’est traduit par des déifications en nombre illimité à partir de la dégénérescence du Taoïsme sous l’Empereur Chi-Hoang-ti et probablement un siècle à un siècle et demi avant lui. Ce que nous savons du polythéisme ancien est trop rudimentaire. Il faudrait dégager le reste des superfétations modernes qui sont l’œuvre des Taossé.

Dans ce polythéisme, il est souvent question de métamorphoses. Les livres Indigènes en renferment de nombreux récits d’une naïveté enfantine et, pour la plupart d’une forme bizarre et à peine dégrossie qui exclut toute sentimentalité et toute poésie. Après la réforme décrétée par l’Empereur Vouvang de la dynastie des Tcheou, le polythéisme de la Chine devient une adoration purifiée des esprits célestes, terrestres et humains étroitement unis avec les objets naturels ; d’où une tendance au fétichisme.

Le ciel considéré comme un être personnel, comme le pouvoir suprême, est au sommet de ces esprits. C’est lui qui a tout produit dans la collaboration avec la terre. Sa volonté fait le destin. Il récompense et punit. Maître unique, il a sous lui des esprits innombrables ; ceux du Soleil, de la Lune, des astres etc.

L’esprit de la Terre est généralement regardé comme féminin et il commande aux Esprits des fleuves, des montagnes, etc.

C’était l’Animisme systématisé par la politique des Empereurs de manière à en rendre les superstitions le moins dangereuses possible. On y trouve la doctrine de la survivance, telle qu’elle a été admise chez tous les peuples sauvages, le culte des mânes des ancêtres, mais nulle trace de la rétribution après la mort.

Le culte réglé minutieusement était l’affaire de l’état seul et ressortait à un ministre qui dirigeait tous les fonctionnaires attachés au Culte y compris les musiciens et les danseurs. L’Empereur seul sacrifiait à Thian l’Esprit du Ciel ; ses vassaux aux esprits de la Terre, des fruits, des champs ; les Hauts fonctionnaires aux cinq esprits domestiques ; et ainsi de suite.

Dans les sacrifices, on offrait aux esprits la partie des victimes, quelquefois humaines, qu’on regardait comme le siége de l’âme ou de la vie. Les Magiciens, et devins étaient des fonctionnaires. On attachait une grande importance à leurs oracles[3].

Les premiers Empereurs Chinois adoraient sous le nom de Chang-ti les esprits de leurs ancêtres déifiés, et ils leur adressaient des prières pour être secondés. Un Chang ti était suffisant comme gardien de l’Empire et se perpétuait de dynastie en dynastie, quelle que fût la famille qui occupât le trône. Des pouvoirs sans limite lui étaient attribués lorsque le souverain régnant voulait réunir dans ses dévotions et ses sacrifices tous ses prédécesseurs dont il désirait l’assistance spirituelle. L’idée comprend en conséquence beaucoup de monarques qui avaient reçu l’apothéose ; en leur qualité de gardiens du trône qu’ils avaient occupé pendant un temps, tous ces empereurs étaient et sont encore invoqués pour leur appui spirituel par leurs héritiers jusqu’à ce jour[4].

Les Annales de la Chine mentionnent d’abord les Empereurs mythologiques. L’un invente la cabane, l’autre le eu, le 3e les arts de la paix, le 4e l’agriculture, le 5e la ville et les armes ; le 6e voit paraître les spectres, le 7e les dompte, le 8e les honore dans le tombeau et le 9e se présente comme le rythme du Nombre. C’est une sorte de Genèse administrative.

Le rôle attribué aux quatre derniers confirme l’existence d’une religion des esprits et par conséquent des magiciens que la domination impériale a domptée ou absorbée.

Les temps historiques commencent pour la Chine vers l’an 2,000 avant Jésus-Christ, par Yao et Chun. D’après Confucius, l’Empereur Yao mit la paix dans la famille, le bon ordre parmi les fonctionnaires et l’union dans tous les pays.

Il avait évidemment un pouvoir absolu qu’il exerçait dignement, car il se déclarait responsable de tout dans le sens le plus illimité. « Le peuple a-t-il faim ou froid c’est ma faute ; commet-il des crimes, j’en suis l’auteur. »

Yao, après avoir mis Chun à l’essai comme premier ministre et en lui donnant ses deux filles en mariage[5], l’associé à l’Empire, et il devient le type de l’homme qui sait commander comme il sait obéir, maxime Chinoise aussi pédagogique que contestable. Resté seul, Chun fortifie le pouvoir en organisant l’inspection partout et créant le ministère de la police.

Il a pour successeur le général Yu qui fixe la loi d’hérédité Impériale. Pour guérir le peuple de l’adoration des Génies et des Spectres, il fait peindre leurs formes laides et grimaçantes sur les vases qui représentent les Provinces de l’Empire et, par le ridicule, les fait tomber ainsi que les magiciens dans le mépris. Il développe l’agriculture par la création des réservoirs et des Canaux d’irrigation.

Après ces trois Empereurs, les Dynasties des Hia et des Chang règnent chacune 500 ans de 2205 à 1766 et de 1766 à 1722. La première distribue la terre aux familles ; chaque famille reçoit sa quote-part à titre d’usufruit et la cultive moitié pour son compte, moitié pour celui de l’Empereur sous la surveillance de l’État.

Les révolutions qui se lient aux dispositions de la loi agraire et les luttes entre les Magiciens et les lettrés remplissent la première partie de l’histoire de la Chine. Le fondateur de la dynastie des Chang double les avantages faits précédemment aux cultivateurs. Cette dynastie finit comme la précédente par la faveur que ses derniers membres accordent aux Magiciens et à la religion des esprits[6] et par les débauches et les cruautés du dernier Empereur Cheou Sui et de sa femme Meghi qui faisaient éventrer des femmes enceintes pour observer les mouvements du fœtus et inventaient des supplices pour jouir des nouvelles formes des spasmes de la douleur.

La dynastie des Tcheou règne ensuite de 1122 à 878, son fondateur Vou-vang améliore encore la loi agraire et remplace la centralisation Impériale par la division du territoire entre des Seigneurs responsables du contingent financier et militaire, sorte de bureaucratie armée. Il tolère les dieux, les esprits et les magiciens. Désespérant de vaincre la superstition populaire, il organise une hiérarchie de bons esprits Ken, serviteurs de l’Empereur et ennemis des mauvais esprits les Kouéï. Enfin, il décrète une réforme religieuse décrite dans le Tcheou li, livre qui existe pour une partie depuis 3000 ans avant Jésus-Christ.

La dynastie des Tcheou régna plus de 900 ans et fit progresser la Chine, bien que les Annales et les livres de Confucius la représentent comme en décadence à cause du morcellement de l’Empire entre de grands vassaux ; mais ce morcellement ne parait avoir ou d’effets funestes que dans les trois derniers siècles où la Chine se décomposa en plus de 150 états ; alors l’anarchie fût à son comble. — L’ancienne constitution politique et morale de la Chine se trouve exposée dans les Kong de Confucius, non avec impartialité, mais de la manière qu’il a jugé la plus utile pour appuyer ses vues comme législateur.

Il y avait eu jusque-là en Chine, faisant sans doute contraste avec les magiciens et sans attaches officielles, des sages, pour la plupart des solitaires, jouissant d’une renommée de savoir et de vertu, et que les princes consultaient. Ils répondaient aux Brahmes ascètes et aux Munis de l’Inde. Le principal objet de leurs spéculations était le Tao.

D’après l’un des plus anciens solitaires, ce le Tao est obscur et caché ; on ne peut le voir ni l’entendre ; immobile et inaltérable, il n’opère point avec un corps ; il ne se meut point quoiqu’il soit ce qu’il y a de plus subtil. Il prévoit ou plutôt il voit, par une intuition directe, tout en dedans de lui-même. »

Le Li-li, livre de Confucius, en fait, d’après les anciens, dit-il, le type de la perfection, telle qu’il la comprend et veut la faire comprendre. Il lui attribue toutes les vertus morales et surtout les vertus publiques ou civiques, le dévouement à l’État comprenant la résistance jusqu’à la mort aux Caprices et aux erreurs des tyrans[7], l’humilité ou du moins la modestie, la privation et le renoncement.

Un Yu Kioo, école de cour et d’administration origine du corps des lettres, ajouta ace portrait.

« Le sage n’emprunte point sa politique, il la trouve dans son cœur ; le sage est lui même ; la supériorité de ses vues le distingue de la foule, et sa conduite exprime sa grandeur. »

Nous sommes bien loin de l’image d’un sage ou solitaire ou ascétique voué à la méditation et à l’étude du problème religieux, tel qu’il a dû nécessairement en exister un certain nombre dans la Chine antique comme dans l’Inde. Les deux premiers passages cités constatent cette existence et en même temps celle de doctrines plus ou moins mystérieuses, et celle très probable d’écoles de sages qui, par le travail de la pensée, sont arrivées à des conceptions semblables à celles que nous trouvons en tête du Brahmanisme. Ces écoles ou ces sages devaient avoir pour fonds commun les idées ou croyances qui remontent en Chine à la plus haute antiquité, telles que les suivantes :

1° L’existence simultanée chez l’homme de deux âmes qu’ils appelaient : l’une hoën et l’autre peh.

L’essence ou exhalaison du ciel s’appelle hoën, tandis que celle de la terre s’appelle peh. Le hoën est le principe spirituel ou l’âme spirituelle ; il dépend du principe mâle (Yang) et se meut.

Le peh est le principe matériel, l’âme sensitive ; il dépend du principe femelle (Yin) et reste dans le repos a la mort, le Hoën monte au ciel et le peh descend dans la Terre.

De la sorte le hoën est l’Ombre ou les Mânes, la partie spirituelle du fantôme, le principe évolutif des êtres en voie de retour vers leur source ; l’âme qui va et vient, sort et entre pour retourner finalement au ciel.

Quant au Peh, il représente « la forme » ; de sorte que l'âme d’un mort s’appelle hoën et sa forme peh ; c’est l’esprit terrestre, le corps subtil de tous les êtres, alors qu’il n’a pas subi encore de transformation ; c’est la puissance perceptive des organes matériels, tels que les yeux et les oreilles. Cette puissance perceptive des sens quitte avec la vie le hoën auquel elle était associée, pour finalement retourner en terre et devenir un fantôme.

2° Une théorie ancienne d’après laquelle les éléments de la création ont obtenu leur diversité parles forces d’un dualisme secondaire pour aboutir finalement à leur retour vers leur source au moyen d’une synthèse caractérisée par l’expression trinitaire M. de Rosny pense que ce dualisme est l’acception la plus ancienne du mot Tao[8].

3° Enfin, d’après J. Eskins, une Cosmogonie ancienne suivant le principe de révolution, dont les traces sont restées dans le 42 e Chapitre du Tao the king :

« Le Tao a produit un, un a produit deux, deux a produit trois, et trois a donné naissance à tous les êtres. »

Texte, que Sieh hoeï a commenté ainsi :

L’unité primordiale se divisa en deux principes : le principe mâle ou yang et le principe femelle ou Yin ; de ces deux principes une fois réunis, il résulta « l’Harmonie » représentée par le nombre trois.

Quelques auteurs, au lieu de l’Harmonie, mettent l’homme. En dehors de ce fond commun, les conceptions de ces sages qui n’avaient pas entre eux un lien comme celui qui unissait les Brahmes, devaient flotter dans une indétermination et dans une diversité correspondantes à celles des esprits. Il semble toutefois que tous attribuaient au Mot Tao au moins ce sens :

Le principe (ou les principes), expression par laquelle nous désignons la cause ou essence primordiale, et aussi la Règle ou l’ordre universel dans l’homme et dans le Monde.

Le Tao était le correspondant chinois du Darma et de la Boddhi, et aussi de la σοφία ou sagesse de l’antiquité.

Le philosophe Lao Tseu paraît avoir personnifié dans sa Vie et dans son ouvrage le Tao the King (Livre du Tao et de la Vertu), tout le courant d’esprit véritablement philosophique et indépendant qui l’a précédé en Chine. Les Sinologues qui nous les ont fait connaître, principalement M. Léon de Rosny nous ont révélé tout ce que l’histoire religieuse de la Chine présente d’original et de profond. En voici le résumé :

Lao Tseu naquit la 3e année du règne de Ting Wang de la dynastie Impériale des Tcheou, c’est-à-dire en l’an 604[9] avant notre ère dans le royaume de Tsou, province actuelle du Honan, et mourut vers l’an 500 avant Jésus-Christ. Il remplissait les fonctions de gardien (conservateur) du palais des Archives à la cour des Tcheou. Les malheurs des temps, dit-on, lui firent chercher une réforme. Mais cette réforme n’était que dans Tordre des idées, car il n’avait rien d’un législateur.

Lao Tseu pratiqua le Tao et la Vertu. Il vécut dans l’obscurité et demeura longtemps dans le royaume des Tcheou ; lorsqu’il vit leur dynastie tomber en décadence, il abandonna sa charge et se rendit à une barrière située aux limites du domaine royale. Là il composa le Tao the king qui renfermait cinq milliers de caractères. Puis, il s’en alla, on ne sait où il termina son existence[10].

Le mot Tao est interprété diversement par les synologues ; pour les uns, c’est la nature dans son origine et sa perfection, comme la Nature naturante de spinosa ; pour d’autres le principe nécessaire et universel des choses, d’où part et où revient tout ce qui existe ; quelques-uns y voient la Raison Universelle, λογος de Platon et le verbe de St—Jean l’Evangéliste ; pour Stanislas Julien, c’est la voie par laquelle tout passe, et le Tao the king est. Le livre de la Voie et de la Vertu.

M. Frank pense que toutes ces significations étaient également et confusément admises par Lao Tseu. Les deux premières ressortent évidemment des deux textes suivants : 1° « Toutes choses sont nées de l’être, l’être est né du non être » c’est-à-dire d’un principe qui ; tant qu’il est indéterminé, n’a pas de nom et est pour nous comme s’il n’existait pas — 2° « Tous les êtres ont été créés simultanément, puis ils retourneront à leur source première. »

D’après un autre texte, cette sortie de tous les êtres du sein du Tao, c’est la vie, et leur rentrée est le signal du non être — Celui-ci ; naturellement, est un effacement plus complet que la mort.

Toutes les existences sortant du Tao et devant y rentrer, le Tao est leur voie commune, ce qui justifie la traduction de Julien ; ce mot Voie peut ainsi être entendu dans le sens de voie à suivre, chemin de la perfection à peu près comme dans le Bouddhisme.

Puisque le Tao est le principe des êtres, il est aussi le verbe ou la suprême intelligence, la Raison universelle ; car c’est ainsi que Platon définit le λογος, tout ce qui est pensé est, et rien n’est que ce qui est pensé. La raison ou l’idée est donc l’essence des choses. Pour posséder cette raison dans son unité et sa pureté, il faut posséder dans les mêmes conditions l’être ou l’existence ; ce qui revient à dire avec la plupart des Ecoles Indiennes, qu’il faut être affranchi de ce qui est accidentel et passager, qu’il faut être exempt de passion. De là cette maxime au début du livre :

« Lorsqu’on est exempt de passions, on voit l’essence parfaite du Tao, tandis que l’on n’en aperçoit que la manifestation matérielle ou la forme bornée, lorsqu’on est sous l’empire des passions. »

Le livre dont Abel Remusat compare le style à celui de Platon, est divisé en deux parties et 81 chapitres. C’est un recueil de maximes qui ne forment point un système coordonné. On ne peut donc qu’examiner les plus caractéristiques.

Le chapitre XXV donne la principale explication du mot Tao ; M. de Rosny Ta traduite ainsi :

« Il est une force indivise, parfaite, antérieure au ciel et à la Terre, sans forme ! incorporelle ! Etablie solitaire et immuable, circulant partout, éternelle. »

M. de Rosny estime qu’une force ainsi définie est Dieu, avec exclusion de toute hypothèse antropomorphique ; quelque chose de bien plus élevé que Tien ou Ciel immatériel des livres de Confucius et qu’on ne saurait non plus confondre avec le Chang ti ou suprême Empereur.

Il fait observer que si on traduit le mot Tao par Dieu, le premier chapitre du Livre commence ainsi :

— Le Dieu qu’on peut définir n’est pas le dieu éternel ; — Le nom qu’on peut prononcer n’est pas le nom éternel^^1 ;

— Il est ineffable en tant que Principe du Ciel et de la Terre.

— Il n’a de nom, que lorsqu’il devient la Mère des créatures ;

— En conséquence, Eternel non être, il voulût apercevoir, sa beauté parfaite ;

— Eternel Etre, il voulut apercevoir sa condition limitée ;

— Sa double Nature^^2, s’est manifestée simultanément, mais le Verbe n’a pas été le même ;

— Dans sa synthèse, il s’appelle l’Insondable ;

— Insondable, et encore insondable, il est la porte de toutes les perfections (en langage bouddhique on dirait : le chemi.i de la perfection) 3 .

L’idée que ces lignes nous donnent du Tao (ou de dieu) ressemble singulièrement à celle conçue par les Brahmes : de Brahma, le Un qui créa les êtres parce que, s’ennuyant d’être seul, il voulût être plusieurs. Cette appréciation nous paraît confirmée par le développement suivant de M. de Rosny : « Le Tao est le principe initiateur et intelligent des êtres qui sont sortis de son sein et qui doivent rentrer en lui ; if est la Raison suprême qui règle l’Évolution générale de la Nature. »

« Le Tao éternel appelé à recevoir dans son Sein les créatures qui en sont sorties (Tao the king chap. 40) est alors qualifié de non Etre, » et le principe des choses de la forme, qui en est la manifestation obligée de « Mère du Monde ».

Le non être n’est point entendu ici comme le Néant. Le Vide et le non Etre, ont dans le Tao the king et le Bouddhisme à peu près la même signification. Le non être du Tao the king, est une conception tout à fait semblable sinon identique à celle de Nivriti dans le Bouddhisme du Népaul. Le principe des choses de la forme,

1 Dans le résumé des Théories thaoistes attribué à Tchoung-li Kouen à l’époque des Han, il est dit : le Grand Tao est sans forme, sans nom, sans question, sans réponse.

1 Cette double nature rappelle les théories Indiennes et les Écoles allemandes qui ont attribué à Dieu Esprit l’essence de la matière ou Nature.

2 Ainsi définie cette force est identique à celle conçue par M. Abel de Rémusat comme supérieure à l’idée qu’on peut se faire d’un dieu personnel.

agissant comme « Mère du Monde » serait alors Prakriti la nature universelle.

Le retour des êtres dans le sein du non Etre ou d< Nivriti, parait une solution plus saisissable, au moins pour les Chinois, très réalistes et très positifs, que celle de l’extinction de l’âme dans la divinité, ou celle de le métempsykose ; au moins elle demande beaucoup moins d’efforts d’abstraction et de préoccupations.

La rétribution, ou plutôt la punition appartiendrait ah Ciel. « La justice du Ciel, est immense, ses mailles sonl écartées, mais elles ne laissent échapper personne. »

Suivant une habitude très répandue dans le monde Oriental, Lao Tseu fait usage des nombres, sous une forme sacramentelle, pour l’exposé de ses théories, notamment dans le passage suivant :

« Les assesseurs ou compagnons de la Vie sont au nombre de 13 et les assesseurs de la mort également au nombre de 13. »

La doctrine morale de Lao Tseu consiste à rappeler l’homme à l’état de nature : La nature de l’homme est bonne, il faut lui laisser son cours ; l’activité humaine ne peut qu’en troubler l’action spontanée et bienveillante. Il n’y a pas lieu à l’amélioration morale, « celui qui conserve le Tao garde ses défauts ». Le Tao est V asile de tous les êtres, le trésor de l’homme vertueux. L’homme qui connaît le Tao est épal aux succès et aux revers, au gain et à la perte, à l’honneur et à l’ignominie. Le sage arrive sans marcher ; sans agir, il accomplit de grandes choses. Le dernier terme de la perfection, c’est le non agir.

De là le dogme du non agir qui prescrit virtuellement et explicitement une imperturbable apathie, une quiétude parfaite. Il est exprimé en propres termes dans le 2 e, le 3e, le 27°, le 38 e, le 43 e, et le 47 e chapitre du Tao the king. Lao Tseu en admet toutes les conséquences : La vie solitaire et silencieuse, le mépris des richesses, celui du corps poussé par quelques-uns de ses disciples jusqu’à ses dernières limites, jusqu’à la suppression de la propagation de l’espèce ; l’abstention de tout travail corporel et même de celui de la pensée, alors même que ce travail s’opère en vue de pratiquer le bien ; l’absence du prosélytisme. La seule vertu à ses yeux est celle qui s’ignore et se produit sans qu’on y ait songé. Haute vertu, pas vertu ; c’est pourquoi avoir vwtu. Basse vertu pas vertu 9 c’est pourquoi sans vertu^^1.

Selon Lao Tseu, toute chose, tout sentiment, toute idée n’existe que par le fait de son antinomie. C’est lorsque la notion du bien a été imaginée que le mal a apparu dans le monde. L’homme primitif ignorait le vice, parce qu’on ne lui avait pas encore donné la notion de la vertu^^2. — Le bonheur naît du malheur ; le malheur s’engendre au sein du bonheur. — Tout dans l’Univers procède de l’Être ; l’Etre procède du non être — plus loin, il dit encore :

Lorsque la bonne harmonie cessa de régner dans la famille, la piété filiale et l’amour paternel parurent au grand jour, — Quand les Etats tombèrent dans le désordre, on vit se manifester chez les fonctionnaires publics, la fidélité et le dévouement au devoir. Pour le philosophe vieillard^^3, le véritable Critérium de la certitude, est le sens intime, à l’exclusion de l’observation et de l’Expérience. « Le sage, dit-il s’appuie sur son for intérieur et non sur la déclaration de ses yeux. » D’où la conséquence ; qu’il faut savoir se dégager des influences de la forme « Les cinq couleurs rendent l’homme aveugle, les cinq sons le rendent sourd, les cinq saveurs lui perdent le goût. Le sage se préoccupe de son organisation intime et non pas de ce qui frappe les yeux. »

La sagesse consiste donc à se connaitre soi-même (γνοθί σεαυτον).

Celui qui sait vaincre ses penchants est fort, celui qui sait se suffire est riche ; le plus grand crime est d’être capable de désirs ; le plus horrible malheur est de ne pas savoir se suffire, celui qui possède le superflu ne s’y arrête pas ( chapitre XLVI) ; la calamité la plus affreuse

1 Nous faisons cette citation comme exemple du style souvent énigmatique du Livre.

2 Il est clair que c’est l’inverse qui a eu lieu. La distinction entre le bien et le mal et par conséquent la notion du bien n’a apparu que quand le mal s’est produit. C’est du reste la conséquence de la théorie de Lao Tseu que l’état primitif ou de nature était bon.

3 C’est la traduction des deux mots Lao Tseu ainsi nommé à cause de sa longévité. est le besoin d’acquérir. Le sage n’a d’autre ambition de ne rien ambitionner (chap. XIII). C’est donc l’indifférence complète que recommande Lao Tseu. Celai qui est parvenu au culmen du Vide[11], garde fermement le repaire. Par cette quiétude on n’use point la vie ; par suite, o prolonge. « Je suis calme, dit Lao Tseu ; chez mo affections n’ont pas encore germé : Je ressemble à nouveau-né qui n’a pas encore souri à sa mère, » quoi sans affection, Lao Tseu était cependant un philanthrope car il dit : « Faire du bien aux êtres et n’attendre au salaire, telle est la profonde vertu, » Et il a ajouté qu'il faut rendre le bien pour le mal.

Mais c’était un philanthrope de tête, comme on peut citer d’illustres, Lao Tseu a dit : « La prolongation de la vie est une infortune, » cela peut être une conséquence de la doctrine du non agir en considérant la mort comme le suprême repos. Cependant sa secte a présenté la longévité comme la récompense de la sainteté, se plaçant ainsi au point de vue du réalisme chinois.

Lao Tseu condamne l’éloquence et le style : « Les paroles élégantes ne sont pas sincères, les paroles sincères ne sont pas élégantes. L’homme de bien n’a pas de fatalité d’élocution ; celui qui a la facilité d’élocution n’est pas bon (chap. LXXXI). Pour faire comprendre la vérité un langage simple et sans apprêt suffit toujours ; l'éloquence n’est nécessaire que pour induire les esprits faibles dans Terreur et le mensonge. Posséder le savoir et être convaincu qu’on ne sait point, est la condition des esprits supérieurs ; être ignorant et croire qu’on sait est une maladie (chap. LXXI). En d’autres termes l’homme ne vaut quelque chose que parce qu’il sent qu’il ne vaut rien ou presque rien. La vertu s’oppose à ce qu’on fasse étalage des talents et de la science qu’on a acquis, sage se connait lui-même, et ne se met pas en évidence (chap. LXXII) ; il est parfait et semble rempli d’imperfections (chap. XLV) ; il possède l’intelligence du Tao[12] et il a l’air d’être environné de ténèbres ; son aspect est celui d’un être vulgaire ; on le croirait frappé d’incapacité ; il parait vil et dégradé ; il ne se prodigue pas, et c’est pour cela qu’il brille ; il ne se fait pas valoir et c’est pour cela qu’il a du mérite ; il ne lutte pas et c’est pour cela que nul ne peut lutter avec lui (chap. XLI et XXII).

« Dans le monde, dit Lao Tseu, tous me trouvent éminent et néanmoins, je ressemble à un bomme borné : j’ai le cœur d’un homme simple, je suis dépourvu de savoir. Les gens vulgaires sont pleins de clartés, moi seul je suis comme obscurci ; ils ont de la pénétration, moi seul je demeure dans le trouble ; je suis vague comme la mer, flottant comme si je ne savais où m’arrêter (chap. LXVII et XX). »

Lao Tseu est presque muet sur la question de la famille. Il se borne à une allusion sur le rôle de la femme : « La femelle triomphe sans cesse du mâle par la douceur. » Le non agir est aussi l’idéal de la politique. « Lorsque le saint homme est au pouvoir, il fait le vide dans son cœur et il pratique le non agir. »

La bonne méthode de gouverner consiste à n’avoir pas de prudence, c’est à-dire à ne pas prendre sans cesse des précautions importunes[13]. Si le chef de l’Etat est trop clairvoyant, le peuple est privé de tout. Contrairement à l’exemple du Ciel, les princes prennent à ceux qui manquent du nécessaire pour donner à ceux qui ont le superflu ; lorsqu’ils regorgent de richesses, ce sont des voleurs.

Le prince obtient l’absence des désirs dans le peuple en maintenant l’ignorance et il fait en sorte que ceux qui savent n’osent pas agir. Si le peuple a beaucoup de moyens de lucre, le luxe augmente aux dépens de la morale et de la tranquillité publiques. Si le roi pratique le non agir, le peuple se convertit et se rectifie de lui-même, si les ordonnances sont trop multipliées et trop sévères, les sujets s’y soustraient par la ruse, et le nombre des bandits s’accroit proportionnellement. Ne prêchez pas l’Humanité et la Justice, n’exaltez pas les sages et le peuple ne se disputera pas. Méprisez le luxe et les biens inutiles et le peuple ne les recherchera pas, confiez le gouvernement de l’Empire à ceux qui ne le veulent pas.

Lao Tseu proclame hautement que les princes ne doivent régner et ne valent que par le peuple.

Les rois doivent imiter les premiers Empereurs de la Chine qui avaient tous les mérites et toutes les vertus.

Dans la Haute antiquité, dit-il, le peuple savait à peine s’il avait des rois ; plus tard il les aima et chanta leur louange, plus tard encore il les craignit, et enfin il les méprisa.

Les grands, les Vassaux et les rois sont de la même nature que l’homme du peuple.

Lao Tseu le démocrate était opposé au patricien Confucius, surtout au sujet des Rites et des pratiques de la courtoisie sociale. Il est convaincu que la politesse dans le monde, n’aboutit qu’à faire naître l’hypocrisie et que le formalisme dans les relations des hommes ne sert qu’à déguiser les mauvais sentiments.

Opposé à Faction Lao Tseu condamne la guerre ; les armes sont des instruments de malheurs et de torture ; le sage ne s’en sert que quand il ne peut s’en dispenser s’il triomphe, il ne s’en réjouit pas, s’en réjouir c’est aimer à tuer les hommes, et celui qui aime à tuer le : hommes ne peut régner heureusement. La paix la moins glorieuse vaut mieux que la guerre la plus brillante. Les anciens disaient : « Ne rendez point d’honneurs funèbres aux conquérants ; recevez-les avec des larmes et des cris et entourez de tombeaux les monuments de leurs victoires. »

C’est là une très ancienne idée Chinoise qui se trouve aussi dans Confucius et qui a sa racine dans les kings. Le général Chinois qui remportait une victoire prenait des habits de deuil. En raison des épouvantables massacres qui remplissent l’histoire de Chine, il faut moins attribuer ces idées chinoises à l’humanité qu’à l’absence de passion patriotique et aussi à cette circonstance qui la plupart des guerres de la Chine étaient des guerres civiles.

Lao Tseu exige non seulement l’ignorance et le désarmement mais encore l’absence de voyages à l’intérieur et à l’étranger. « S’il se trouvait dans son royaume des bateaux et des voitures, les habitants n’y monteraient pas, même pour le plus court voyage. « Si un royaume se trouvait en face du sien et que les chants des coqs s’entendissent de l’un à l’autre, ses sujets arriveraient à la vieillesse et à la mort sans même avoir visité leurs voisins. »

Lao Tseu et Confucius avaient des génies et des caractères tout opposés. Le premier était un solitaire nourri de spéculations et d’abstractions, complètement étranger, il est vrai, au maniement des hommes, mais en même temps un esprit puissant, exempt de tous préjugés religieux et sociaux, d’une indépendance d’esprit et d’une sincérité absolues, très respectueux de la dignité et des droits de l’homme et pratiquant toutes les vertus d’un ascète.

Le second était un patricien, héritier de hautes traditions administratives déjà anciennes en Chine, connaissant à fonds la nature de ses compatriotes et ne visant qu’à une organisation pratique basée sur elle ; un homme d’Etat uniquement préoccupé d’assurer le fonctionnement sans chocs de la machine sociale par l’adaptation exacte et le poli de tous ses détails.

Ces deux génies n’avaient de commun, qu’un trait qui parait essentiellement Chinois, l’idée de l’immobilisation et l’absence de celle du progrès. Aux yeux de Lao Tseu, Confucius était un conservateur dans le sens orgueilleux et absolu du mot. Son système politique en effet était celui des Brahmes : l’obéissance de la foule à la coutume immémoriale, représentée en Chine par les Rites, et à une élite d’hommes (les Lettrés) assumant en eux tout savoir toute intelligence, comme les Brahmes dans l’Inde. En Orient, tout système fondé sur l’apathie de l’esprit est indestructible.

Celui de Confucius et peut-être sa personne étaient profondément antipathiques au solitaire et il ne se fit pas faute de le laisser voir.

D’après le célèbre historiographe sse Mat sien[14], Confucius, se rendit dans le pays des Tchéou pour interroger Lao Tseu au sujet des Rites ; Lao Tseu lui dit :

« Les hommes dont vous parlez, aussi bien que le os, ont tous disparu et sont tombés en pourriture. Les paroles seules subsistent. J’ai entendu dire qu’un habile marchand cachait soigneusement ses richesses de façon à laisser croire qu’il ne possédait lien. Le sage dont la vertu est accomplie a les allures de l’ignorance sur son visage.

Chassez votre air orgueilleux et vos nombreux désirs, vos manières insinuantes et vos vues déréglées : tout cela ne sert de rien à votre personne. C’est là tout ce que j’ai à vous dire. »

Interrogé sur le résultat de sa visite, Confucius répondit :

« Je sais que les animaux qui courent peuvent être saisis dans un piège, qui nagent, se prennent à la ligne que ceux qui volent peuvent être atteints par des flèches. Quant au Dragon, j’ignore comment il monte sur le vent et les nuages pour s’élever jusqu’au ciel. Lao Tseu est semblable au Dragon. »

Une autre fois, Confucius écrivit des annotations sur les douze kings et les soumit à Lao Tseu qui s’écria :

Quelle erreur ! je voudrais savoir quelle est la chose la ! plus importante en ce monde.

R. L’humanité et la Justice.

D. L’humanité et la Justice sont-ils les sentiments essentiels de la nature humaine ?

R. Certainement, si le sage n’avait point l’humanité, il ne serait pas accompli ; s’il ne possédait pas la Justice, il ne pourrait remplir sa mission.

Confucius développa cette thèse, mais sans convaincre Lao Tseu qui l’engagea à se conformer simplement aux lois immuables de la nature. « Celui qui professe l’amour du prochain, veut évidemment que le prochain l’aime ù son tour ; or c’est là le comble de l’égoïsrme. Vous ressemblez à un homme qui, pour attraper un fuyard, battrait du tambour de façon à le faire courir plus vite. En réalité vous apportez le trouble dans la condition morale des hommes » Confucius.

Confuciiis le génie tutélaire de la Chine dont ses livres font la loi naquit vers l’an 550 avant J.-C. environ 50 ans après Lao Tseu et mourut l’an 480 avant J-C. Il poursuivit le même but que Lao Tseu, le relèvement de la Chine, mais par des moyens inverses, la doctrine du bon sens et du juste milieu. Les calamités et les désordres survenus lai défendent de s’en tenir à l’inaction.

« La force morale du Midi, dit-il est d’avoir de bonnes et bienveillantes manières pour instruire les hommes, d’être patient, doux, compatissant. Celle de l’homme du Nord est de coucher sur des bancs de fer, et des peaux de bêtes fauves, et de contempler sans crainte l’approche de la mort. Mais bien plus forte est l’âme du sage qui vit en paix avec les hommes et qui ne se laisse pas corrompre par les passions ; bien plus puissant est celui qui tient toujours le droit chemin également éloigné des extrêmes, (in medio consistit virtus) ; celui qui ayant donné à son pays un bon gouvernement n’en tire point vanité, et celui qui, dans sa patrie privée de lois et sous un mauvais gouvernement reste immuable dans la vertu jusqu’à la mort. »

« La nature qui soumet la famille au père et à la mère, et la société à l’homme supérieur, nous indique que c’est le sage qui doit gouverner, parce qu’il est plus homme que ses semblables. »

« Sa vertu corrigera sa personne, sa personne corrigera sa famille ; sa famille servant de modèle, l’État sera bien gouverné. Il faut donc obéir à la raison, à la philosophie. »

Quoique très sévère pour les fautes du passé, Confucius croit toutefois que la raison se trouve dans la tradition qu’il interprète au mieux de l’intérêt social. Il réunit les anciens livres, les commente et s’appuyant sur la raison seule, il en tire sa morale qu’il résume dans les lignes suivantes :

« Je n’exige des hommes que ce qu’il faut exiger. Je n’enseigne rien que ce qu’ils apprendraient eux mêmes en faisant un libre usage des facultés de leur esprit. Je n’ai rien ajouté et je n’ôte rien à la doctrine des anciens sages, à la pratique universelle de nos ancêtres. Dès les temps les plus reculés, ils ont observé les trois lois fondamentales de relation entre les souverains et les sujets, entre les pères et les enfants, entre l’époux et l’épouse, et les cinq vertus capitales qu’il suffit de nommer pour convaincre de la nécessité de les exercer : C’est l’humanité, c’est-à-dire cette charité universelle entre tous ceux de notre espèce sans distinction ; c’est la justice ; c’est la conformité aux cérémonies et aux usages établis, afin que ceux qui vivent ensemble aient la même manière de sentir et participent aux mêmes avantages, comme aux mêmes incommodités ; c’est la droiture, c’est-à-dire cette rectitude d’esprit et de cœur qui fait qu’on cherche e4 tout le vrai et qu’on le désire sans vouloir se donner le change à soi-même, ni le donner aux autres ; c’est enfin la sincérité et la bonne foi, c’est-à-dire cette franchise, cette ouverture de cœur mêlée de confiance qui excluent toute feinte et tout déguisement, tant dans la conduite que dans le discours. Voilà ce qui a rendu nos premiers instituteurs respectables pendant leur vie et a immortalisé leurs noms. Prenons-les pour modèles et faisons tous nos efforts pour les imiter, »

Outre le mérite de la sobriété, de la clarté et de la netteté, cette morale a l’avantage d’être beaucoup plus compréhensible et surtout plus active que celle de Lao-Tseu.

Les trois lois fondamentales de relation sont déterminées par les rites qui, dans toute situation, donnent une solution. Pour Confucius les rites sont l’expression de la loi céleste ; mais il en recommande la sobriété et reconnaît qu’ils ne sont que secondaires.

Le plus grand des rites est celui des ancêtres qui nous déclare tous soumis à l’autorité paternelle des morts, tous leurs disciples et leurs protégés en toutes choses.

Confucius consacre trois ans au deuil de sa mère, mais en présence du tombeau, il ne parle point de la vie à venir. A cette question : qu’est la mort ? Le philosophe répond : quand on ne sait pas encore ce qu’est la vie, comment pourrait-on connaître la mort ?

11 se tait systématiquement sur les génies, les revenants, les spectres et l’action de Changti dont il sera question plus loin : « Kilou demande comment il fallait servir les esprits et les génies ; le philosophe dit : quand on n’est pas encore en état de servir les hommes, comment pourrait-on servir les Esprits et les génies ?

Toutefois dans le Lili, il admet les sacrifices de l’Empereur au ciel et à la terre ; des Princes aux dieux tutélaires, des fonctionnaires de troisième ordre aux dieux domestiques — Le sacrifice public à celui qui a édicté de bonnes lois, à celui qui est mort pour le bien public. Mais ce sont là évidemment des honneurs commémoratifs et non un culte de foi et d’adoration.

S’il y a des génies ainsi qu’on l’a toujours cru universellement en Chine, il peut y avoir des àmes détachées des corps ; de là le sacrifice aux ancêtres. Dans le chapitre VIII du Lili, il se fait par l’entremise du devin qui commence par annoncer aux ancêtres l’ardente piété de leurs descendants et finit par se tourner vers la famille, comme s’il avait entendu les ayeux (ce que suppose l’immortalité de l’âme) lui promettant de la récompenser par mille prospérités. On voit dans le même ouvrage que la tortue sert aux divinations et la plante Kia à jeter des sorts, enfin le premier chapitre conseille de consulter les esprits.

Dans les Odes de Chi-King, autre livre de Confucius, les esprits vivent, agissent ; les morts même conservent une demi-existence. Cette sorte de Pandémonium naturaliste n’est qu’une concession aux superstitions populaires et invétérées faite d’ailleurs dans des formes telles, que les commentateurs pourront la retirer et la retirent aujourd’hui, au moins dans les discours parlés, par une interprétation facile. On reconnaît sans peine que Confucius ne croyait pas au surnaturel et l’écartait de son mieux.

Confucius n’était point un spéculatif, c’était un homme pratique, le fils d’un Mandarin de sang royal. Il n’attaqua aucune doctrine ni aucune personne ; s’il fut persécuté, c’est que son intégrité comme ministre et la hardiesse de son langage lui créèrent des ennemis. Sa vie fût un apostolat administratif.

Sur la fin de sa carrière, dans sa maison transformée en Lycée, 3000 élèves recevaient son enseignement et fraternisaient avec d’innombrables adeptes disséminés dans tous les états de l’Empire. Nulle part la raison n’a tenu un langage plus digne :

« La philosophie pratique consiste à développer et à faire éclater le principe lumineux de la raison, la loi constitutive que le ciel a mise dans chaque être pour accomplir régulièrement sa destinée.

La loi du devoir est tout ; elle est par elle-même la loi du devoir, — c’est-à-dire qu’elle renferme en elle-même sa cause et sa fin.

On ne peut s’écarter de la règle de conduite morale en un seul point, autrement ce ne serait plus une règle immuable. La loi du devoir est éternelle, égale pour tous, quelle que soit leur condition, accessible aux plus humbles et en même temps supérieure à toute sagesse et à toute : science, si étendue qu’elle peut s’appliquer à toutes les actions des hommes, « si subtile qu’elle n’est pas manifeste pour nous. »,

Sans doute par ces derniers mots Confucius veut indiquer l’immatérialité, la spiritualité, l’absolu.

« Oh que la loi de l’homme saint est grande ! c’est un Océan sans rivages. Elle produit et elle entretient tous les êtres. Elle touche au ciel par sa hauteur. Si le matin vous avez entendu la voix de la Raison Céleste, le soir vous pouvez mourir. »

La première partie de la morale est le perfectionnement de soi-même. Le sage de Confucius doit avoir toutes les qualités du stoïcien et en plus l’humilité, La perfection est un idéal céleste que l’homme doit se proposer, bien qu’il ne l’atteigne jamais. Dans le livre de son petit fils intitulé l’invariabilité dans le milieu, on lit :

« La persévérance dans le milieu loin de tout extrême est le signe d’une vertu supérieure. Mais le milieu varie suivant les circonstances.

L’homme supérieur se conforme toujours à sa situation et en remplit les obligations.

« Riche, il tient son rang et se rend le plus utile possible ; pauvre, il est soumis, laborieux et content. Se nourrir d’un peu de riz, n’avoir que son bras courbé pour appuyer sa tête, est un état qui a sa douceur. Etre riche et honoré par des moyens iniques, est pour moi comme le nuage flottant qui passe »

L’homme supérieur s’afflige de son impuissance pour le bien, mais il ne s’afflige pas d’être ignoré et méconnu des hommes.

La seconde et la plus importante partie de la morale se compose des devoirs envers les autres. La principale vertu est la vertu de l’humanité. Fant-ché demande ce que c’est que la vertu de l’humanité, le philosophe dit : aimer les hommes.

« Je voudrais procurer aux vieillards un doux repos, aux amis conserver une fidélité constante, aux femmes et aux enfants donner des soins tout maternels.

« L’homme supérieur regarde comme ses frères tous les hommes qui habitent dans l’intérieur des quatre mers »

« La doctrine de noire maître, dit Meng-Tseu, consiste uniquement à avoir la droiture du cœur et à aimer son prochain comme soi même. »

« Agir envers les autres comme nous voudrions qu’ils agissent envers nous-mêmes, voilà la doctrine de l’humanité ; la règle de la vie est la réciprocité[15]. »

Pour Confucius  ; la politique n’est qu’une partie de la morale. Il définit le gouvernement : « ce qui est juste et droit. Il écarte le peuple de la critique du gouvernement. Mais le souverain n’a de droit sur le peuple qu’à la condition de posséder tous les talents et toutes les vertus. Il recommande au prince de chercher l’amélioration de ses sujets, non par des supplices (le seul moyen de gouvernement dont jusqu’aujourd'hui on ait usé en Chine), mais par le bon exemple. « Le Prince vertueux possède le cœur de ses sujets, et avec le cœur, le territoire. » Le mandat du Prince se perd par l’indignité. « Ceux qui admistrent doivent faire de la justice et de l’équité leur seule richesse. »

Cette recommandation prouve que, du temps de Confucius comme aujourd’hui, le désintéressement était le moindre défaut des fonctionnaires Chinois.

« Les grands ministres servent leurs princes selon les principes de la droite raison et non selon les désirs du Prince ; s’ils ne le peuvent pas, alors ils se retirent. »

Cette maxime généralement mise en pratique par les disciples de Confucius a diminué beaucoup les inconvénients du despotisme impérial. C’était le plus grand service qui put être rendu à la Chine, et la plus haute vertu qui put être exigée, car souvent elle a coûté la perte de la vie dans d’affreux supplices.

Confucius a composé le Chi King livre des vers, ce sont les Rites en action ; le Li-King, livre des Rites ; enfin les Annales Impériales en cent chapitres — et aussi quelques traités techniques, sortes de manuels des connaissances positives ou des arts de son époque.

S'appuyant toujours sur la tradition, il décline le rôle de chef d’École, à plus forte raison, celui de chef de religion.

4. Meng-Tseu.

Les Chinois appellent Confucius le premier saint de la Chine, Meng-Tseu le second. Il naquît l’an 398 et mourut l’an 314 avant J.-C, contemporain de Platon et d’Aristote. Il recueillit l’héritage de Confucius, quelque peu compromis par l’égoïsme s’appuyant sur le système fort élastique du juste milieu. Il reproduisit et renouvela sa doctrine en développant ses principes. Sa manière d’argumenter se rapproche beaucoup de la méthode socratique. C’est une espèce d’ironie ; il réfute ses adversaires par l’absurde, c’est à dire en déduisant les dernières conséquences de leurs principes.

Sa morale est celle de Confucius avec le principe de Lao Tseu sur l’excellence de la nature humaine.

« La nature de l’homme lui permet de faire le mal, mais le mal n’est pas sa nature. — Tous les hommes ont le sentiment de la miséricorde et de la pitié, de la honte et du mépris du vice, de la déférence et du respect, de l’approbation et du blâme.

Aussi bien que les sens, le cœur est le même chez tous les hommes, et ce qui convient au cœur de l’homme, c’est l’équité.

De plus que Confucius, Meng-Tseu ou Mencius a des doctrines politiques et ces doctrines sont libérales. Il disait à l’Empereur et aux Ministres les vérités les plus dures.

Il explique le droit de la souveraineté par une sorte d’accord entre le ciel et le peuple.

« Ce n’est pas l’empereur lui-même qui nomme son successeur, il ne fait que le présenter à l’acceptation du ciel et du peuple. Le ciel exprime sa volonté par le consentement du peuple. Meng-Tseu cite à l’appui de cette doctrine ce texte du Chou-King qui prouve que c’était la tradition de L’Empire :

« Le ciel voit, mais c’est par les yeux du peuple. Le ciel entend, mais c’est. par les oreilles du peuple. »

Les événements historiques prouvent que ces lignes étaient une pure théorie à l’usage du plus fort, et qu’invoquaient les usurpateurs aussi bien que les tyrans. Avoir le ciel pour soi, c’était réussir et triompher. Le peuple était représenté par le ciel, qui était supposé entendre ses vœux ou ses plaintes, mais il n’avait aucune autre représentation terrestre que l’insurrection. Meng-Tseu appelle les tyrans des voleurs de grand chemin, et il croit qu’ils doivent être punis comme tels.

« Le voleur et un tyran sont des hommes isolés, repoussés, abandonnés de leurs parents et de la foule, hors la loi. En faisant périr le tyran Chèou-Sin, Wouvang n’a pas tué son prince, il a mis à mort un homme réprouvé. »

« Le peuple est ce qu’il y a de pins noble dans le monde ; les esprits de la terre ne viennent qu’après, » le prince est de la moindre importance.

« Les princes prennent le peuple dans des filets, l’exposent au crime par la détresse qu’ils causent ou qu’ils ne préviennent pas. »

« Il n’y a point de différence entre le meurtre d’un homme par l’épée ou par une administration injuste.

Pour remède à la misère publique, il propose la constitution de la propriété et l’abolition des impôts ; à ceux-ci il substitue, suivant la situation des lieux, soit la dîme, soit la corvée d’assistance, c’est-à-dire la main-d’œuvre pour cultiver le neuvième des terres qu’on réserverait à l’Etat

Chez les Chinois, point de castes, point de couches sociales.

Meng-Tseu ne reconnaît que deux classes d’hommes, aussi nécessaires Tune que. l’autre : « Les uns travaillent de leur intelligence, les autres de leurs bras ; les premiers gouvernent les seconds qui les nourrissent. C’est la loi universelle du monde. »

« Le travail des bras est estimable, mais non obligatoire pour tous ; ce n’est pas tout d’apprendre au peuple à se nourrir, il faut encore lui montrer à cultiver sa raison. »

Malgré sa rudesse envers les grands et peut-être à cause de cette rudesse qui justifiait l’avènement de la nouvelle dynastie, Meng-Tseu ne fut jamais disgracié.

C’est un radical, ou un plébéien par rapport à Confucius qui est un patricien ou conservateur. On peut remarquer que l’homme supérieur revient partout dans Confucius. C’est évidemment lui seul qu’il a en vue. C’est à lui seul qu’il s’adresse. On sent que Confucius ne donnait ses préceptes que pour une élite qu’il savait être seule capable de les appliquer.

Quant à la multitude, à la foule immense en dehors lettrés, des hommes supérieurs, elle devait suivre comme un troupeau obéissant à l’habitude et à la crainte, bien plus qu'a des sentiments moraux. Il manque au philosophe de Confucius, dit avec raison M. Bousquet, une affection intime et maîtresse, à toute la nation, le lien l’amour et de la solidarité. Le Confucianisme ne peut être une règle de conduite que pour des privilégiés ; en hors de ceux-ci, les masses ne connaissent de lui que les cinq règles immuables sur les rapports entre : le père et les enfants, le roi et les sujets, le mari et la femme, les vieillards et les jeunes gens ; l’ami et l’ami. — Ce catéchisme est trop court et trop formaliste pour constituer un code moral.

Il n’y a guère plus de développements dans le San Kan-woo-chang, les trois relations et les cinq vertus constantes. Les trois relations sont les trois premières règles immuables citées plus haut. Les cinq vertus dont l’obligation est constante et universelle sont : bienveillance, droiture, politesse, savoir, fidélité.

On connaît le sens très étendu que les Chinois donnent à la politesse. — Le mot Chinois qui signifie « savoir » implique plutôt l’idée d’expérience. — Le mot « fidélité » exprime à la fois fidélité et confiance, et s’applique surtout à l’amitié.

On sait que la droiture n’est en Chine la vertu ni du bas peuple qui est très menteur, ni du petit commerce, ni des diplomates.

La morale de Confucius est la doctrine des lettrés, la philosophie et la règle, au moins extérieure de la bonne compagnie, mais non la foi populaire. Aussi quelque grand législateur qu’il soit, il doit même aux yeux de l’historien purement naturaliste et humanitaire, être placé bien au dessous de Bouddha, du Christ, de Mahomet, malgré la nullité philosophique du Coran.

Sans prosélytisme, sans popularité, son enseignement n’a ni remué, ni fait marcher le monde ; il a seulement empêché la Chine de reculer et maintenu sa civilisation matérielle. Sans doute, on ne pouvait demander d’avantage à Confucius et aux chinois auxquels manquent la chaleur du cœur et l’essor de l’esprit, et dont l’intelligence est bornée presque exclusivement au sens droit et pratique des choses simplement utiles, rationnelles et convenables ; les qualités essentielles de Confucius. comme du génie chinois sont l’ordre, la clarté, l’exactitude. Les idées et le langage sont aussi simples et aussi nets dans les auteurs chinois que dans les nôtres. L’esprit français et l’esprit chinois ont d’assez grands rapports. Les Anglais disent môme ironiquement, en visant la politesse et la cuisine françaises et chinoises, que les peuples qui se ressemblent le plus, sont les Français et les Chinois. Il est vrai que les Français ont de plus l’esprit scientifique et la furia francese bien connue des Anglais dans l’Inde qui se souvient encore de nos corsaires et nos officiers de fortune ; d’un autre côté, les Chinois se rapprochent beaucoup des Anglais par leurs goûts et leurs aptitudes mercantiles.

5. Les Tao-Tsê et les lettrés.

Pendant les cinq siècles qui s’écoulèrent depuis la mort de Confucius et Lao-Tseu jusqu’à l’introduction officielle du Bouddhisme, les deux sectes qu’ils avaient fondées se partagèrent la Chine. Sous la dynastie des Tchéoude 1122 à 269 avant J.-C., les lettrés régnèrent avec le système fédératif et les Taouistes laissés dans l’ombre n’eurent aucune action sur les affaires publiques,

À la suite d immenses massacres où on abattit plusieurs fois jusqu’à 1400,000 têtes, aux Tchèou succédèrent les Tchin (ou Tsin) qui réunirent sous un sceptre unique les sept états, derniers restes du système fédératif. Les lettrés alors s’effrayèrent de n’avoir plus entre le monarque et le peuple des intermédiaires qui gouvernaient par eux, et crièrent que la Chine allait périr.

Irrité de leur opposition, Hoang-Li, le premier Empereur de la nouvelle dynastie environ 215 ans avant J.-C. sur le réquisitoire resté célèbre de son ministre Leu Sse fit brûler 400 lettrés et tous leurs livres, y compris ceux de Confucius. Mais le texte de ceux-ci fut conservé de mémoire et reproduit sur la soie et alors commença l’impression des livres pour le peuple.

Protégés et adoptés par l’Empereur, les solitaires de Lao-Tseu descendirent de leurs retraites et prenant un habit sacerdotal devinrent les Bonzes d’une religion représentée par des temples dans lesquels on invoquait les esprits au moyen de sacrifices et qui aboutissait à la science occulte. Ils prirent à la Cour la place des lettrés, travestis en magiciens et promettant à l’Empereur le breuvage d’immortalité[16].

L’œuvre d’unité accomplie par Hoang-Li, au prix d’un nombre incalculable de vies humaines, fut au plus haut degré utile à la Chine, et fonda sa grandeur. Ce fut lui qui fit construire la grande muraille par des millions d’ouvriers. Elle a protégé efficacement la Chine pendant les 14 siècles qui se sont écoulés jusqu’à Gengiskan ; ensuite elle n’a plus servi que partiellement.

Lorsqu’il mourut, après trois ans de règne seulement, on lui fit des funérailles à la fois splendides et terribles ; on lui éleva un monument semblable à une montagne et les 10.000 ouvriers qui y avaient travaillé furent enterrés vivants.

Après une longue anarchie et d’affreux massacres, un général heureux Liéou-Pang fonda en 207 avant J.-C. la dynastie des Han et se fit remarquer par son humanité et par le bien qu’il fit aux peuples. Son successeur Vou-Ti adoucit les lois pénales ; entre autres, celle qui frappait le père et la mère des coupables ; il remplaça le supplice de la mutilation par la bastonnade et fit nourir régulièrement les vieillards,

La dynastie des Han révoqua les édits de proscription contre les lettrés et rétablit l’autorité des livres de Confucius.

L’édifice des lettres fut reconstruit avec les matériaux de l’antiquité soumis avant l’emploi à une critique sévère. L’histoire eut pour principal interprète Tse-Mat-Sien, l’Hérodote de la Chine qui expia par un affreux supplice cette raideur de caractère commune aux disciples de Confucius ; ceux-ci se faisaient entre eux un point d’honneur de ne jamais sacrifier leurs convictions à la faveur impériale.

L’expansion de la Chine continua sous les Han. Au nord, elle ne cessa de refouler les Tartares, et de grandes victoires l'étendirent jusqu’à la mer Caspienne. — En l’an 50, elle atteignit la mer du Midi.

Depuis le partage du sol entre toutes les familles de cultivateur, la propriété privée s’était constituée peu à peu au profit de l’Empereur et des grands. Au XIIe siècle avant J.-C. la terre se divisait en apanages et en fiefs ; mais chaque homme valide, quoique vassal, gardait son droit à la mise en culture d’une partie du fief, et même certaines portions du domaine, bois, pâturages et terrains vagues restaient indivisés pour chaque groupe de huit familles. La commune chinoise était organisée à peu près comme le Mir actuel de la Grande-Russie ; c’était le système communal où personne ne peut ni vendre, ni louer, ni hypothéquer son lot.

Dans la dernière moitié du iv e siècle avant J.-C, la population était devenue fort inégale, le partage entre les divers groupes de huit familles ne correspondait plus aux besoins ; en 375 avant J.-C, on fit une réforme ; chaque cultivateur fut autorisé à s’établir sur toute terre vacante, sans tenir compte des limites communales. La propriété privée remplaça la propriété collective. Mais alors se constitua la grande propriété et les cultivateurs furent dépossédés. De là une lutte, avec des vicissitudes diverses, entre le système communal et celui de la grande propriété ou de la propriété domaniale.

Le travail intérieur de la Chine depuis la réforme de 1 an 375 avant J.-C, ses révolutions, son unification, ses victoires sont dus à l’affranchissement de la propriété qui la déroba à la loi agraire, à l’arbitraire des Mandarins et au procédé de répartition annuelle.

Mais le principe de la propriété poussé jusqu’à ses dernières limites finit par constituer une tyrannie plus dure que le système de la loi Agraire. Wango-ang devenu de ministre empereur, édicta que désormais la terre serait propriété Impériale « nul sujet ne peut en détenir plus d’un tsin (moins de 6 hectares) et ne peut commander à plus de huit esclaves mâles. La vente du sol est défendue, afin que chacun garde ce qui le nourrit. « Tous les excédents de terre sur le maximum permis font retour à la couronne et sont distribués aux communes. Quiconque blâmera ces mesures sera banni, quiconque s’y opposera sera mis à mort. »

On obéit en effet ; mais, peu d’années après, les grands avaient repris possession de leurs domaines.

Sous le grand empereur Vou-Ty (140 à 86 avant J.-C.) les Tao-Ssé avaient, avec toutes leurs pratiques, fait de grands progrès à la Cour et dans toutes les classes de la société.

Sous leur influence, la société Chinoise se corrompît par le luxe, bien qu’il y eût un grand développement littéraire. Ce développement avait lui-même ses danger résultant du nombre excessif des doctrines nouvelles tant celle du pessimiste Yang Tchu que celle de Mih-Teil le prédicateur de l’amour universel et d’autres encore qu eurent vogue ; toutes furent combattues vigoureusement par Meng Tseu.

L’Empire ayant essuyé des revers, tous les intrigants et les corrompus s’unirent aux Tao-Ssé contre les lettrés qui occupaient les places et le pouvoir, et recoururent à la guerre civile. Les lettrés furent vaincus, puis décimés Mais les deux partis avaient déjà des rivaux redoutables dans les Bouddhistes.


  1. Se reporter à la Cité antique de Fustel de Coulanges ; voir aussi notre article : L’évolution religieuse, publiée par la société Ethnographique et formant notre Introduction à l’histoire Générale du Bouddhisme.
  2. King signifie : livre canonique ou sacré.
  3. En Chine, comme en Grèce et à Rome, la religion n’a été qu’une institution politique reposant sur les superstitions populaires.
  4. Notice du missionnaire américain Wells William, traduite par M. Léon de Rosny. Les mots Chang-ti signifient. : « Suprême souverain ». Plusieurs Sinologues y avaient vu la personnification du Monothéisme de la Chine primitive.
  5. Ces deux filles ont été divinisées comme génies des deux plus grands fleuves de la Chine.
  6. On prétend que l’Empereur Ti-Yih de la dynastie des Thang qui vivait environ quatre siècles avant Moïse répandit en Chine le culte des Idoles qu’il appela « Génies du Tien ou génies célestes. C’était sans doute pour les opposer aux mauvais esprits dans la croyance populaire ; plus tard tout culte idolâtrique a été condamné et alors on a appelé Ti-Yih prince sans foi.
  7. On voit par là que, dans ces temps reculés, les Empereurs étaient contenus par la loi et parle haut caractère des Ministres et des Magistrats.
  8. Heinrich Schumacher a rattaché l’ancien Dualisme Chinois à la question de l’existence du bien et du mal sur la terre.
  9. Çakyamouni naquit vers 622 avant J.-C., Zoroastre vers 650, avant J.-C., Pythagore de 608 à 572, avant J.-C.
  10. On rapporte que Lao Tseu fit son voyage dans l’Ouest, monté sur un bœuf de couleur bleuâtre, ainsi que le représentent beaucoup de statuettes chinoises. Suivant M. de Rosny, cette légende est très moderne et on ne possède rien qui justifie des rapports de Lao Tseu avec l’Occident. Cependant ces rapports n’ont rien d’impossible si Ton considère que l’hospitalité était universellement pratiquée dans les temps anciens et en outre que tout homme qui avait un caractère religieux, fût-il un étranger, était l’objet d’un respect et d’égards particuliers.
  11. II faut entendre par ce mot quelque chose comme le Nirvana sur la terre, l’exemption d’impressions, mais non le néant.
  12. Ici le Tao ne peut évidemment être pris que dans le sens de voie.
  13. Il faut voir dans cette doctrine une protestation et une faction contre l’abus de l’intervention de l’autorité pour tout réglementer même dans le privé comme l’a fait Confucius. C’est la théorie moderne du laisser faire, vraie dans certaines limites qui dépendent beaucoup du tempérament des peuples auxquels on l’applique. C’est en tout cas une théorie de liberté.
  14. Traduction. Léon de Rosny. Cette visite eut lieu en 517 av. J.-C ; Confucius avait 35 ans et Lao tse 88 ans.
  15. On ne saurait assez remarquer et admirer cette maxime.
  16. Pour chercher ce breuvage dans les îles de l’Asie Orientale l’Empereur envoya 1.000 garçons et 1.000 jeunes filles qu’on ne revit plus. L’incendie des livres ordonné par cet empereur avait pour but d’anéantir l’histoire des dynasties qui avaient précédé la sienne et qui avaient été favorables aux lettres.