L’Empire chinois/Volume 2 - Chapitre V

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Gaume (Tome IIp. 176-222).
Volume II


CHAPITRE V.


Tentatives pour voir le gouverneur de la province. — Nous forçons la garde de son palais. — Le gouverneur du Hou-pé. — Entretien avec ce haut personnage. — Bon résultat de cette visite. — Déménagement. — Courtoisie d’un cuisinier. — Adieux de maître Ting et de l’escorte du Sse-tchouen. — Le mandarin Lieou, ou « le Saule pleureur », chef de la nouvelle escorte. — Architecture chinoise. — Les tours. — Les pagodes. — Beaux-arts. — Religions. — Doctrine des lettrés. — Honneurs inouïs rendus à Confucius. — Docteurs de la raison. — Vie et opinions du philosophe Lao-tzé. — Le bouddhisme. — Légende de Bouddha. — Ses principes dogmatiques et moraux. — Les bouddhistes persécutés par les brahmanes. — Causes de ces persécutions. — Dispersion des bouddhistes dans les diverses contrées de l’Asie.


Nous avons dit, au commencement du chapitre précédent, comment, dès notre arrivée à Ou-tchang-fou, on nous avait confinés dans une étroite cellule de pagode, où nous étions menacés de mourir asphyxiés. Nous avions espéré que les hauts fonctionnaires, après avoir vu de leurs propres yeux ce réduit meurtrier, comprendraient que nous ne pouvions pas vivre sans air, et finiraient peut-être par nous procurer un autre logement, en attendant le jour du départ. Ces espérances, quoique bien légitimes, paraissaient peu devoir se réaliser. Les magistrats de la capitale ne s’occupaient nullement de nous ; et, à part quelques petits officiers de peu d’importance, personne ne venait nous visiter. La chose était, nous en convenons, un peu blessante pour notre amour-propre ; cependant il nous eût été encore très-facile de supporter cette épreuve, pourvu qu’on nous eût accordé une dose suffisante d’air et assez d’espace pour nous promener. Être délaissés par nos aimables et chers mandarins, passe encore ; mais être délaissés dans un trou ne pouvait nous convenir en aucune manière.

Il y avait deux jours que nous étions dans cette position peu commode, lorsque nous résolûmes de tenter un vigoureux effort pour en sortir, et essayer de reprendre l’influence que nous avions perdue par notre faute. Après nous être revêtus de nos habits de parade, nous fîmes appeler des porteurs de palanquin, et nous leur commandâmes de nous conduire au palais du gouverneur de la province. Ils nous regardèrent avec hésitation ; mais nous les payâmes d’avance, en leur promettant un généreux pourboire au retour, et ils partirent pleins d’ardeur.

Nous traversâmes la place où le vénérable Perboyre avait été étranglé ; nous allions à ce même tribunal où il avait été si cruellement torturé, et où fut prononcée contre lui la sentence de mort. Rien ne pouvait nous faire espérer un sort semblable, une fin si glorieuse. Cependant tous ces souvenirs de constance et de courage enivraient nos âmes et nous inspiraient une énergie incomparable, non pas pour mourir, nous n’en étions pas dignes, mais pour vivre, car nous pensions en avoir le droit.

Nous descendîmes de nos palanquins à l’entrée du palais. Jusque-là, l’entreprise n’avait pas été difficile. Nous franchîmes le seuil, bien déterminés à renverser tous les obstacles qui voudraient nous empêcher d’arriver jusqu’au gouverneur. À peine fûmes-nous au milieu de la première cour, que nous fûmes environnés par une foule de satellites et de valets dont les avenues des grands tribunaux sont toujours encombrées. Toutes ces physionomies sinistres, tous ces types de bourreaux, avec lesquels nous étions familiarisés depuis longtemps, nous émurent peu. Nous continuâmes notre marche avec assurance, sans paraître entendre les mille réflexions extravagantes qui se faisaient autour de nous au sujet du bonnet jaune et de la ceinture rouge.

Au moment où nous allions traverser une salle d’attente pour entrer dans la seconde cour, nous fûmes accostés par un petit mandarin à globule d’or, qui avait la fonction de portier, ou, pour mieux dire, d’introducteur des hôtes. Il parut tout effaré de nous voir aller si rondement. Il se porta sur notre passage, et nous demanda trois fois, coup sur coup, où nous allions ; et, en même temps, il étendit ses deux bras horizontalement, comme pour nous faire barrière et nous empêcher de passer. — Nous allons chez Son Excellence le gouverneur. — Son Excellence n’y est pas ; on ne peut pas voir le gouverneur. Est-ce que les rites permettent de se transporter de la sorte chez le premier magistrat de la province ?… En disant ces paroles, il trépignait, il gesticulait, et, toujours les bras étendus, il suivait tous nos mouvements, allant tantôt à droite et tantôt à gauche, pour nous barrer le chemin. Cependant nous avancions toujours un peu sans rien dire, et nous forcions l’introducteur d’aller à reculons. Quand nous fûmes parvenus de la sorte jusqu’à l’extrémité de la salle d’attente, il se retourna brusquement, et se jeta sur les deux battants de la porte pour les fermer ; l’ayant saisi par le bras, nous lui dîmes, du ton le plus impérieux, le plus magnétique qu’il nous fut possible de prendre : Malheur à toi, si tu ne laisses pas la porte ou verte ! Si tu nous arrêtes un seul instant, tu es un homme perdu !… Ces paroles lui ayant inspiré une salutaire frayeur, il rouvrit la porte largement, et nous pénétrâmes dans la seconde cour, pendant que l’introducteur nous regardait passer avec stupéfaction et bouche béante.

Nous arrivâmes sans nouvel obstacle jusqu’aux appartements du gouverneur. Dans l’antichambre il y avait quatre mandarins supérieurs qui, en nous voyant entrer, eurent l’air de nous prendre pour une apparition. Avant de nous interroger, ils se regardèrent longtemps les uns les autres, se consultant en quelque sorte des yeux, pour savoir ce qu’il y avait à faire dans cette circonstance imprévue ; enfin l’un d’eux se hasarda à nous demander qui nous étions. — Nous sommes Français, lui répondîmes-nous ; nous avons été à Péking, puis de Péking à Lha-ssa dans le Thibet, et nous voulons parler tout de suite à Son Excellence le gouverneur

— Mais Son Excellence est-elle instruite de votre présence à Ou-tchang-fou ? Lui a-t-on annoncé votre visite ?

— Une dépêche de l’empereur a dû lui faire connaître notre passage dans la capitale du Hou-pé… Nous remarquâmes que la dépêche de l’empereur faisait sensation chez les mandarins. Notre interlocuteur, après avoir fixé un instant sur nous son regard inquisiteur, disparut par une petite porte. Nous soupçonnâmes qu’il avait été chez le gouverneur, pour lui annoncer la curieuse découverte qu’il venait de faire. Il ne tarda pas à reparaître. — Le gouverneur est absent, nous dit-il, d’un air tout à fait dégagé et comme s’il n’eût pas fait un mensonge, le gouverneur est absent ; quand il sera rentré, il vous fera appeler, s’il a à vous parler. Maintenant, retournez à votre logement. — Qui est-ce qui nous invite à nous en aller ? Qui t’a chargé de nous dire que le gouverneur nous ferait appeler ? Pourquoi vouloir nous tromper et prononcer des paroles qui ne sont pas conformes à la vérité ? Le gouverneur est ici, tu viens de lui parler, et nous ne sortirons pas avant de l’avoir vu… En disant ces mots, nous nous assîmes sur un large divan, qui occupait une grande partie de la salle. Les mandarins, étonnés de notre attitude, sortirent tous ensemble et nous laissèrent seuls.

À Han-yang, nous dîmes-nous, nous avons été pleins de faiblesse ; il faut aujourd’hui réparer cette faute, si nous voulons arriver jusqu’à Canton et ne pas périr de misère le long de la route. Les dispositions si bienveillantes du vice-roi du Sse-tchouen ne pouvaient nous protéger que jusqu’à Ou-tchang-fou ; le gouverneur du Hou-pé va maintenant disposer de nous jusqu’à la capitale du Kiang-si, il nous importe donc absolument de lui parler, pour qu’il ne nous abandonne pas à la voracité des petits mandarins… On nous laissa seuls assez longtemps, et nous pûmes nous tracer tout à notre aise la ligne de conduite que nous voulions suivre.

Enfin un vieil appariteur se présenta, et, après avoir, pour ainsi dire, appliqué sa figure sur la nôtre pour bien nous considérer, il nous dit, de sa voix chevrotante, que Son Excellence le gouverneur invitait nos illustres personnes à se rendre auprès de lui. Cette formule de politesse nous fit comprendre qu’il nous serait peut-être facile de nous réhabiliter. Nous suivîmes le vieil appariteur, qui nous conduisit dans un magnifique salon, où, parmi une foule de chinoiseries de luxe, nous remarquâmes une pendule française et deux jolis vases de porcelaine de la fabrique de Sèvres ; sur les murs il y avait quelques tableaux qui nous parurent être de fabrication anglaise. Les riches Chinois aiment assez à décorer leurs appartements de quelques objets européens ; ce n’est pas qu’à leurs yeux ils aient une grande valeur comme œuvre d’art ; mais ils viennent de fort loin, de par delà les mers occidentales, et cela suffit. Les Chinois ressemblent un peu en cela aux Européens. Qui n’est heureux d’avoir dans son salon un magot en bronze ou en porcelaine, une chinoiserie quelconque, pourvu qu’il soit incontestable que c’est un produit bien authentique de la Chine ?

Nous admirions avec vanité l’élégance et la finesse des vases de Sèvres bien supérieurs aux porcelaines qui sortent des fabriques chinoises, lorsque le gouverneur entra. Il traversa le salon en branlant les bras sans regarder ni à droite ni à gauche, et alla s’asseoir, à côté d’un guéridon, sur un large fauteuil laqué, dont le dossier était recouvert d’une pièce de drap rouge ornée de broderies en soie. Nous le saluâmes respectueusement, et nous attendîmes qu’il voulût bien nous adresser la parole. Ce personnage ne nous parut pas avoir autant de simplicité et de bonté que le vice-roi du Sse-tchouen. Agé tout au plus d’une cinquantaine d’années, sa figure maigre et brune annonçait un caractère dur et sévère. — Votre illustre pays, nous dit-il, c’est le royaume de France ; il y a longtemps que vous l’avez quitté ? — Il y a déjà plusieurs années. — Vous avez, sans doute, quelque affaire à me communiquer, puisque vous êtes venus chez moi ? — D’abord nous avons voulu remplir un devoir de civilité. — Ah ! je suis confus. — Ensuite nous désirerions savoir si le vice-roi du Sse-tchouen a expédié une dépêche pour annoncer notre passage par Ou-tchang-fou. — Sans doute ; il y a longtemps qu’elle est arrivée ; ce sont les courriers accélérés qui apportent les dépêches. — En voyant la manière dont nous sommes traités à Ou-tchang-fou, nous avions pensé que la dépêche n’était pas encore arrivée. L’empereur a donné ordre au vice-roi Pao-hing de nous faire conduire jusqu’à Canton avec tous les égards convenables. D’abord pendant notre séjour à Tching-tou-fou, nous n’avons eu qu’à nous louer des bons traitements que nous y avons reçus de la part de l’autorité. L’illustre et vénérable Pao-hing, que nous avons vu plusieurs fois, a été pour nous plein d’attentions ; sur toute la route les grands et les petits mandarins ont respecté les dispositions qu’il avait prises à notre sujet, et nous avons pu faire notre voyage commodément et avec honneur. — C’est l’usage de notre pays, interrompit avec morgue le gouverneur ; on y traite bien les étrangers. — Il paraît, lui répondîmes-nous, que cet usage n’est pas général ; cela doit dépendre, peut-être, des gouverneurs de province ; le livre des rites est le même pour tout l’empire, mais, dans le Hou-pé, on ne l’interprète pas de la même manière que dans le Sse-tchouen. À Han-yang, de l’autre côté du fleuve, nous serions morts de faim, si nous n’avions eu de l’argent pour acheter des vivres dans une auberge ; ici, dans la capitale même, depuis deux jours que nous sommes arrivés, personne ne s’occupe de nous ; on nous a enfermés dans un réduit où nous n’avons pas assez d’espace pour nous remuer. Est-ce que l’empereur aurait donné un ordre pour nous faire expier dans le Hou-pé les bons traitements que nous avons reçus dans le Sse-tchouen ? — Quelles paroles prononcez-vous ? La miséricorde de l’empereur s’étend à tous les lieux. Où êtes-vous logés dans la ville ? — Le vice-roi du Sse-tchouen ne nous a jamais demandé où nous étions logés ; il le savait parce qu’il avait lui-même désigné notre logement. En arrivant ici, on nous a conduits dans une étroite chambre où l’air ne pénètre pas ; nous y sommes depuis deux jours, sans voir personne à qui nous puissions nous plaindre. On désire probablement que notre voyage se termine à Ou-tchang-fou… Le gouverneur se secoua dans son fauteuil avec colère et indignation. Il prétendit que nous faisions injure au caractère des habitants de la nation centrale, et sa voix criarde s’animant par degrés, il se mit à disserter avec tant de volubilité et d’animation, que nous finîmes par ne plus rien comprendre à ce qu’il disait. Nous nous gardâmes bien de l’interrompre ; nous demeurâmes devant lui calmes et immobiles, attendant avec patience qu’il voulût bien s’apaiser et se taire. Quand le moment lut arrivé, nous lui dîmes sur un ton très-bas, mais avec « ne certaine énergie froide et concentrée : Excellence, il n’est pas dans nos habitudes de prononcer des paroles blessantes et injurieuses ; il est mal de supposer à ses frères des intentions perverses. Cependant nous sommes missionnaires de la religion du Seigneur du ciel, nous sommes Français, et nous ne pouvons pas oublier que cette ville se nomme Ou-tchang-fou. — Quel est le sens de ces paroles ? je ne le comprends pas. — Nous ne pouvons pas oublier qu’un de nos frères, un missionnaire, un Français, a été étranglé ici, à Ou-tchang-fou, il y a vingt-trois ans ; qu’un autre de nos frères, missionnaire et Français, a été également mis à mort dans cette ville, il n’y a pas encore six ans… En entendant ces paroles, le gouverneur parut un peu perdre contenance, l’expression de sa figure annonçait qu’il éprouvait intérieurement une vive agitation. Aujourd’hui même, continuâmes-nous, en nous rendant ici, nous avons traversé la place sur laquelle nos frères ont été exécutés. Que peut-il donc y avoir d’étonnant s’il nous vient des idées sinistres ; si nous pensons qu’on veut attenter à nos jours, alors que nous nous voyons logés à peu près comme dans un sépulcre ? — Je ne sais pas ce que vous voulez dire, je ne connais pas ces affaires, répondit brusquement le gouverneur ; aux époques dont vous parlez je n’étais pas dans la province. — Nous le savons : le gouverneur qui était ici, il y a six ans, aussitôt qu’il eut donné ordre d’étrangler le missionnaire français, fut dégradé par l’empereur et condamné à un exil perpétuel. Il était évident pour tout l’empire que le ciel voulait venger l’innocence. Chacun ne répond que de ses actions ; mais aujourd’hui à qui la faute si nous sommes traités de la sorte ? Nous avons étudié les livres du philosophe Meng-tse, et nous y avons lu ceci : Meng-tse demanda un jour au roi de Leang s’il trouvait de la différence à tuer un homme avec une épée ou avec une mauvaise administration, et le roi de Leang répondit : Je n’y trouve aucune différence.

Le gouverneur parut fort étonné de nous entendre citer un passage des livres classiques. Il chercha à mettre de la mansuétude dans sa physionomie et dans ses manières, et jugea à propos de nous rassurer sur les craintes que nous paraissions avoir. Il nous dit que les mandarins chargés de prendre soin de nous avaient mal exécuté ses ordres ; qu’il ordonnerait une enquête sévère et que les péchés de tout le monde seraient punis, parce qu’il entendait faire respecter la volonté de l’empereur, dont le cœur était plein d’une miséricorde toute paternelle pour les étrangers, comme nous en avions ressenti les effets dans la capitale du Sse-tchouen et le long de la route. Il ajouta que nous serions également bien traités dans la province du Hou-pé ; qu’il ne fallait pas croire qu’on eût mis à mort, par le passé, aucun de nos compatriotes, que tout cela n’était que faux bruits et rumeurs oiseuses répandues par le petit peuple, dont la langue est extrêmement prompte, mobile et mensongère.

Nous ne crûmes pas devoir insister sur ce point et prouver au gouverneur que le martyre de MM. Clet et Perboyre, à Ou-tchang-fou, était autre chose qu’une rumeur oiseuse. Nous nous contentâmes de lui dire qu’on connaissait toujours, en France, la manière avec laquelle on traitait les Français dans les royaumes étrangers ; que notre gouvernement paraissait quelquefois l’ignorer, mais qu’il ne manquait pas de s’en souvenir quand il le jugeait opportun. Somme toute, il nous sembla que nous avions produit quelque impression sur l’esprit du gouverneur et que notre visite aurait peut-être un bon résultat. Avant de quitter le palais, nous détendîmes insensiblement la situation, en causant un peu de notre long voyage, et de l’Europe, qui était, pour Son Excellence, un monde à peu près inconnu. Enfin, nous fîmes les révérences exigées par les rites, et nous allâmes retrouver à la porte nos porteurs de palanquin qui nous attendaient.

En traversant la salle et les nombreux pas-perdus du tribunal, nous comprîmes, aux manières des employés, qu’on était déjà au courant du succès de notre visite. On nous saluait avec courtoisie, et, lorsque nous fûmes parvenus à la première cour d’entrée, l’introducteur des hôtes, qui avait déployé tant de zèle pour nous barrer le passage, s’empressa de venir au-devant de nous et de nous conduire jusqu’à nos palanquins en nous donnant les témoignages d’un cordial et impérissable dévouement. Les porteurs nous chargèrent sur leurs épaules et nous reconduisirent, au pas de course, à notre logis.

Il y avait à peine quelques heures que nous étions rentrés dans notre abominable cellule, lorsque le tamtam résonna à la porte de la petite pagode. Un mandarin, accompagné de son personnel de valets et de satellites, se présenta en demandant les illustres natifs du grand royaume de France. Aussitôt qu’il nous aperçut, il s’empressa de nous annoncer qu’il était chargé, par Son Excellence le gouverneur, de nous conduire dans un logement plus convenable et plus conforme aux règles de l’hospitalité. — Quand partirons-nous ? lui demandâmes-nous. — À l’instant, si vous voulez. Probablement que tout est prêt, car les ordres ont été donnés aussitôt que vous avez eu quitté le palais du gouverneur. — Partons immédiatement, dîmes-nous ; il nous tarde de ressusciter et de sortir de ce tombeau. — Oui, c’est cela, ressuscitons, s’écria maître Ting, qui n’était guère plus satisfait que nous de ce misérable logis, où il était obligé de se tenir accroupi en fumant l’opium, faute d’un espace suffisant pour étendre ses jambes.

Chacun ramassa donc à la hâte son bagage, et nous quittâmes sans regret ce détestable nid. On nous conduisit à une des extrémités de la ville, presque dans la campagne, et nous fûmes installés dans un vaste et bel établissement, moitié civil et moitié religieux. C’était un riche temple bouddhique, environné de nombreux appartements destinés à recevoir les mandarins de distinction qui étaient de passage à Ou-tchang-fou. Des jardins, des cours plantées d’arbres de haute futaie, des belvédères et des terrasses à péristyles, donnaient à cette résidence un certain ton de pompe et de grandeur qui contrastait singulièrement avec la piteuse exiguïté de la pagode que nous venions de quitter ; mais, ce que nous appréciâmes par-dessus tout, c’était l’air pur et frais de la campagne qu’il nous était donné de pouvoir respirer à pleins poumons.

Aussitôt que nous fûmes arrangés dans notre nouvelle demeure, le mandarin qui nous y avait conduits fit appeler le cuisinier en chef de l’établissement. Il arriva un pinceau entre les dents, une feuille de papier d’une main et une écritoire de l’autre. Il se plaça au bout d’une table, délaya un peu d’encre sur le disque d’une pierre ollaire et nous pria de lui indiquer les mets qui étaient le plus à notre convenance. — C’est un fait connu de tout le monde, ajouta le mandarin, que les peuples occidentaux ne se nourrissent pas de la même manière que les habitants du royaume du Milieu. Autant qu’il est possible, il ne faut pas contrarier les usages et les coutumes des hommes. Nous remerciâmes le mandarin de sa gracieuse attention : Il y a longtemps, lui dîmes-nous, que nous avons contracté l’habitude des mets chinois ; l’intendant de la marmite n’a qu’à suivre les inspirations de son talent, et tout ira bien, une liste des mets serait une chose superflue, et nous eussions pu ajouter très-difficile à faire. Nous avions, en effet, depuis tant d’années, suivi des régimes si différents, changé si souvent de système culinaire, et expérimenté un si grand nombre de substances à saveur excentrique et aventureuse, qu’il nous eût été impossible de bien apprécier le mérite d’un bon morceau. Nous n’avions plus sur la cuisine que des idées extrêmement vagues et confuses. Tout ce qui n’avait pas le goût de la farine d’avoine assaisonnée de suif nous semblait délicieux. Le cuisinier en chef reprit donc ses articles de bureau et s’en alla tout fier et tout glorieux du témoignage de confiance qu’il venait de recevoir et dont, nous devons en convenir, il était digne à tous égards. L’habileté avec laquelle il nous façonna une foule de ragoûts chinois, plus remarquables les uns que les autres, était une preuve que nous n’avions pas eu tort de compter sur son mérite et sur son savoir-faire.

Le lendemain de notre déménagement, maître Ting, accompagné de son confrère le mandarin militaire et des nombreux soldats et satellites qui nous avaient escortés depuis notre départ de la capitale du Sse-tchouen, se rendirent en corps et avec une certaine solennité dans nos appartements pour nous faire leurs adieux. Ayant été chargés de nous conduire seulement jusqu’à Ou-tchang-fou, leur mission était terminée, et ils allaient rebrousser chemin pour retourner dans leur pays. Nous avions voyagé de compagnie par terre et par eau, durant l’espace de deux mois ; nous nous étions insensiblement accoutumés à vivre ensemble, nous avions partagé le bon et le mauvais temps de la route ; aussi ce ne fut pas sans une certaine émotion que nous vîmes arriver le moment de nous séparer et de nous quitter pour toujours. Nos regrets n’étaient pas, sans doute, vifs et profonds, comme ceux que nous éprouvâmes lorsque nous reçûmes, en sortant de Ta-tsien-lou, les adieux de l’escorte thibétaine. Ce n’étaient pas des liens que nous avions à briser, mais simplement une certaine habitude de relations qu’on contracte si facilement durant de longs et pénibles voyages, et qu’il est toujours désagréable de rompre pour en former de nouvelles. Maître Ting nous avait agacés dans plus d’une circonstance, nous nous étions souvent querellés, et cependant, au résumé, nous étions passablement bons amis. C’est qu’au fond maître Ting était un mandarin d’assez bon aloi ; pourvu qu’on le laissât faire un peu le Chinois, c’est-à-dire rapiner des sapèques à droite ou à gauche, le long de la route, il était de bonne humeur, complaisant et suffisamment aimable.

Nos adieux furent très-verbeux, et, au lieu de pleurer, nous rîmes beaucoup, car nous rappelâmes quelques uns des épisodes les plus piquants du voyage. Nous lui finies une courtoisie à la chinoise en lui demandant si, pécuniairement parlant, il était satisfait de nous avoir accompagnés, s’il avait pu réaliser des économies assez considérables pour s’arrondir une honnête petite somme. — Oui, oui, nous dit-il, en se frottant les mains, les affaires n’ont pas mal été, j’aurai gagné, dans ce voyage, quelques lingots d’un assez joli volume ; mais vous concevez, ce n’est assurément pas pour l’argent que j’ai voulu vous accompagner. — Non, sans doute, qui pourrait s’imaginer cela ? — Il est évident que je n’aime pas l’argent et que je ne l’ai jamais aimé ; mais je serais heureux d’avoir à offrir un petit cadeau à ma mère, à mon retour ; c’est pour elle que je cherche à faire quelques profits. — C’est là, maître Ting, un noble et beau sentiment ; dans ce cas, en aimant l’argent, on pratique la piété filiale. — Oui, c’est cela même ; la piété filiale est la base des rapports sociaux, elle doit être le mobile de toutes nos actions… Maître Ting nous souhaita, en nous quittant, l’étoile du bonheur pour toute la route jusqu’à Canton. Il s’en alla tout enchanté de nous laisser dans la persuasion que c’était par pur sentiment de piété filiale qu’il avait essayé de rançonner les mandarins de toutes nos stations, depuis la capitale du Sse-tchouen jusqu’à Ou-tchang-fou.

L’escorte du Sse-tchouen s’en retourna tout entière, à l’exception seulement de notre domestique, Wei-chan, que le vice-roi Pao-hing avait mis à notre service. Ce jeune homme s’était acquitté de son devoir avec intelligence et activité. Il paraissait même avoir pour nous quelque attachement, autant, du moins, qu’il est possible d’en obtenir d’un serviteur chinois. Wei-chan devait nous suivre, comme les autres, jusqu’à Ou-tchang-fou seulement ; mais, la veille du départ de ses compagnons de voyage, il était venu nous exprimer le désir de rester avec nous jusqu’à Canton. Sa proposition ne souffrit, de notre part, aucune difficulté, et nous l’accueillîmes, sans trop le lui témoigner, avec un vif empressement. Il était au courant de nos habitudes et connaissait parfaitement, selon l’expression chinoise, le fumet de notre caractère ; il nous convenait donc mieux d’avoir affaire à un homme auquel nous étions déjà accoutumés et qui nous allait suffisamment. Wei-chan pouvait, d’ailleurs, nous être d’un grand secours avec l’escorte nouvelle que nous allions prendre à Ou-tchang-fou. Celle qui s’en retournait et qui, dans les derniers temps, fonctionnait à merveille, y compris maître Ting, son chef, nous avait énormément coûté à former. Nous y avions dépensé tant de patience et d’énergie, que l’idée d’avoir à recommencer nous incommodait un peu. Or, nous pensions que la présence de Wei-chan nous épargnerait en partie les frais d’une nouvelle éducation à donner à nos futurs compagnons de route ; il serait là pour continuer les bonnes traditions et servir de modèle aux autres par ses bons exemples. Il fut donc décidé qu’il viendrait avec nous jusqu’à Canton.

Le même mandarin qui nous avait installés dans notre nouveau logement, nous fit une visite d’étiquette après le départ de l’escorte du Sse-tchouen, et nous annonça qu’il avait été désigné par Son Excellence le gouverneur pour nous conduire jusqu’à Nan-tchang-fou, capitale du Kiang-si. Il nous pria ensuite de lui exprimer notre opinion sur le choix que le gouverneur avait bien voulu faire de lui pour une œuvre de cette importance. Il n’y ait pas deux manières de répondre à un Chinois en pareille circonstance. Un pareil choix, lui dîmes-nous, prouve, d’une manière incontestable, que Son Excellence le gouverneur possède au plus haut degré le don si rare et si précieux de discerner les hommes. Un pareil choix prouve encore, d’une manière non moins incontestable, que Son Excellence le gouverneur désire bien sincèrement que nous fassions un voyage heureux et agréable. Avant notre départ, nous ne manquerons pas d’aller le remercier de sa sollicitude et de sa bienveillance. Notre nouveau conducteur s’humilia beaucoup en paroles et répondit à notre courtoisie en nous disant qu’il n’avait jamais rencontré des hommes d’un cœur aussi miséricordieux et aussi vaste.

Quand ces formules furent terminées, nous essayâmes de parler un peu raisonnablement. Nous apprîmes que notre mandarin était âgé de quarante ans, et qu’il se nommait Lieou, c’est-à-dire « saule. » Lieou le Saule était de la classe des lettrés, mais à un degré très-inférieur ; il avait administré pendant quelques années un petit district, et actuellement il se trouvait en disponibilité. À son langage on reconnaissait facilement un homme du Nord ; il était de la province du Chang-tong, patrie de Confucius, ce qui ne prouvait nullement qu’il fût doué d’une intelligence surprenante. Plus grave et mieux élevé que maître Ting, il jouissait d’un caractère concentré et très-peu amusant ; on ne trouvait pas grand charme à causer avec lui, car il s’exprimait avec une extrême difficulté. Dans son calme ordinaire, il empâtait ses paroles jusqu’à donner des impatiences à ceux qui l’écoutaient. Lorsqu’il voulait s’animer un peu, c’était une confusion, un imbroglio, auxquels on ne comprenait rien du tout. Sa physionomie était, du reste, très-insignifiante ; il ne lui restait que quelques fragments de dents, et ses yeux bombés, qu’on voyait saillir à travers les verres de ses lunettes, avaient l’inconvénient de larmoyer fréquemment, ce qui fut cause que nous nous laissâmes entraîner à ajouter une épithète à son nom, et que, au lieu de dire tout court Lieou, « le Saule », nous finîmes par l’appeler Saule pleureur. Il fut convenu qu’on s’occuperait d’organiser une nouvelle escorte le plus promptement possible, de manière à être prêts à nous mettre en route dans quatre jours.

La visite que nous avions eu l’heureuse audace de faire au gouverneur de la province du Hou-pé nous avait procuré deux bons résultats. D’abord nous avions reconquis notre influence perdue, et, en second lieu, nous avions obtenu un excellent logement, où nous pouvions, en attendant le départ, nous reposer un peu des fatigues de notre long voyage, et trouver autour de nous de nombreuses distractions. Outre la compagnie des mandarins qui résidaient dans le même établissement, nous avions, de temps en temps, celle des principaux fonctionnaires de la ville, qui ne manquèrent pas de nous venir voir, aussitôt qu’ils surent que le gouverneur nous était favorable. Nous pouvions ensuite, sans qu’il fût besoin de sortir, nous procurer tous les agréments de la promenade, tantôt dans les cours ombragées de grands arbres, tantôt sous de longs péristyles ou dans un vaste jardin, moins riche et moins élégant, il est vrai, que celui de Sse-ma-kouang, mais où Ton trouvait un joli belvédère et les sentiers les plus capricieux du monde. Quelquefois nous allions visiter le temple bouddhique situé au centre de l’établissement, et nous cherchions à deviner les sentences énigmatiques dont les murs étaient ornés.

Il nous a été impossible de bien savoir au juste ce qu’était cet établissement ; il y avait des corps de logis pour les mandarins voyageurs, de vastes salles destinées aux réunions des lettrés et aux assemblées de plusieurs autres corporations. On y voyait, en outre, un observatoire, un théâtre et une pagode ; tout cela s’appelait Simen-yuen, « Jardin de la porte occidentale. » On trouve souvent en Chine, surtout dans les villes les plus importantes, un grand nombre de ces édifices indéfinissables et qui ont une foule d’usages. Leur genre de construction est aussi très-difficile à préciser ; on peut dire que c’est chinois. Les monuments, les temples, les maisons, les villes du Céleste Empire, ont un cachet particulier, qui ne ressemble à aucun genre d’architecture connue ; on pourrait l’appeler le style chinois ; mais il faut avoir été en Chine pour s’en faire une idée exacte.

Les villes sont presque toutes construites sur le même plan ; elles ont ordinairement la forme d’un quadrilatère et sont entourées de hautes murailles flanquées de tours d’espace en espace ; elles ont quelquefois de larges fossés secs ou remplis d’eau. Dans les livres qui parlent de la Chine, il est dit que les rues sont larges et alignées au cordeau ; il n’en est pas moins vrai qu’elles sont étroites et tortueuses, surtout dans les provinces du midi. Nous avons bien rencontré ça et là quelques exceptions, mais elles sont très-rares. Les maisons des villes, comme celles des campagnes, sont basses et n’ont ordinairement qu’un rez-de-chaussée. Les premières sont construites en briques ou en bois peint et verni à l’extérieur ; elles sont recouvertes de tuiles grises. Les secondes sont en bois ou en terre et ont des toits de chaume. Les constructions du Nord sont toujours inférieures à celles du Midi, surtout dans les villages. Dans les maisons des riches, il y a ordinairement plusieurs cours, l’une derrière l’autre ; l’appartement des femmes et les jardins sont à l’extrémité. L’exposition du midi passe pour la plus favorable. Les fenêtres occupent tout un côté de l’appartement ; elles présentent des dessins très-variés et sont garnies de talc, d’une espèce de coquille transparente, ou de papier blanc et colorié. Les bords des toits sont relevés en forme de gouttières, et les angles, terminés en arc, représentent des dragons ailés ou des animaux fabuleux. Les boutiques sont soutenues par des pilastres ornés d’inscriptions sur de grandes planches peintes et vernies ; le mélange de toutes ces couleurs produit de loin un effet assez agréable.

La magnificence est généralement exclue des constructions particulières ; elle se fait quelquefois remarquer dans les édifices publics. À Péking les hôtels des différents corps administratifs et les palais des princes sont élevés sur un soubassement et recouverts de tuiles vernissées. Les monuments les plus remarquables de la Chine sont les ponts, les tours et les pagodes. Les ponts y sont très-multipliés, et nous en avons vu un grand nombre d’une beauté imposante ; ils sont en pierre, formés d’arcs en plein cintre, d’une solidité et d’une longueur remarquables.

À peu de distance de toutes les villes de premier, de deuxième et de troisième ordre, on voit presque toujours une tour plus ou moins élevée, placée à l’écart et dans l’isolement comme une colossale sentinelle. Selon les traditions indiennes, lorsque Bouddha mourut, on brûla son corps, ensuite on forma huit parts de ses ossements, qu’on enferma en autant d’urnes pour être déposées dans des tours à huit étages. De là vient, dit-on, l’origine de ces sortes de tours si communes eu Chine et dans les pays où le bouddhisme a pénétré ; pourtant le nombre des étages est indéterminé et la forme qu’elles affectent est aussi très-variable ; il y en a de rondes, de carrées, d’hexagones et d’octogones ; on en voit en pierre, en bois, en briques, en faïence même, comme celle de Nanking ; les ornements en porcelaine don telle est revêtue lui ont fait donner le nom de Tour de porcelaine. Maintenant la plupart de ces monuments sont dégradés et tombent en ruine ; mais on trouve, dans les poésies anciennes, des passages qui attestent tout le luxe et la magnificence que les empereurs déployaient dans la construction de ces édifices ; voici quelques-uns de ces passages : Quand j’élève mes regards vers la lourde pierre, il me faut chercher son toit dans les nues. L’émail de ses briques dispute d’éclat à l’or et à la pourpre, et réfléchit en arc-en-ciel, jusqu’à la ville, les rayons du soleil qui tombent sur chaque étage. » Un censeur, pour exprimer énergiquement l’inutilité et les dépenses énormes de la fameuse tour de Tchang-ngan, la nommait la moitié d’une ville. Un poëte, quelque peu satirique, en parlant d’un de ces édifices qui avait cinq cents pieds de haut, après plusieurs strophes exprimant l’étonnement et l’admiration sur le projet et l’exécution d’un si grand ouvrage, continue ainsi : « Je crains l’asthme, et je n’ai pas osé me risquer à monter jusqu’à la dernière terrasse d’où les hommes ne paraissent que comme des fourmis. Monter tant d’escaliers est réservé à ces jeunes reines qui ont la force de porter à leurs doigts ou sur leur tète les revenus de plusieurs provinces. » Il y a eu, disent les livres chinois, des tours en marbre blanc, en briques dorées, et même en cuivre, au moins en partie. Le nombre des étages était trois, cinq, sept, neuf, et allait quelquefois jusqu’à treize ; leur forme extérieure variait beaucoup, ainsi que leur décoration intérieure ; il y en avait qui étaient à galerie ou à balcon, et diminuaient, à chaque étage, de la largeur du balcon ou de la galerie : quelques-unes étaient bâties au milieu des eaux, sur un massif énorme de rochers escarpés, où l’on faisait croître des arbres et des fleurs, et sur lesquelles on ménageait des cascades et des chutes d’eau. On montait sur ce massif par des escaliers qui étaient taillés grossièrement, tournaient sur les flancs d’un gros rocher, passaient sous un autre, ou même au travers, par des voûtes et des cavernes imitées de celles des montagnes, et suspendues comme elles en précipices. Quand on était arrivé sur la plate-forme, on y trouvait des jardins enchantés ; c’est du milieu de ces jardins que s’élevaient les tours, qui devaient être d’une magnificence extraordinaire, à en juger par les beaux restes qui existent encore aujourd’hui.

Les pagodes ou temples d’idoles sont, pour ainsi dire, semées dans l’empire chinois avec une profusion incroyable ; il n’est pas de village qui n’en possède plusieurs ; il y en a sur les chemins, au milieu des champs, partout. On dit communément que, dans la ville de Péking et dans la banlieue, leur nombre s’élève jusqu’à dix mille. Il faut ajouter que la plupart de ces pagodes ne diffèrent pas beaucoup des autres édifices. Souvent ce ne sont que des espèces de chapelles, ou des niches renfermant quelque idole ou des vases à brûler des parfums. Cependant il y en a plusieurs qui sont d’une grandeur, d’une richesse et d’une beauté dignes d’attention. On remarque surtout, à Péking, les temples du Ciel et de la Terre, et, dans les provinces, plusieurs pagodes célèbres, où les Chinois font des pèlerinages à certaines époques de l’année.

Les ornements et les décorations de ces temples sont, on le comprend, tout à fait dans le goût chinois ; l’œil n’y découvre guère que confusion et bizarreries. Les peintures et les sculptures qu’on y trouve n’ont pas une grande valeur artistique ; on sait que le dessin est très imparfaitement cultivé à la Chine. Les peintres n’y excellent que dans certains procédés mécaniques relatifs a la préparation et à l’application des couleurs ; dans leurs compositions, ils ne font aucune attention à la perspective, et leurs paysages sont toujours d’une uniformité désolante. On voit pourtant quelquefois des miniatures chinoises et des gouaches d une rare perfection, mais très-inférieures, par le style, aux tableaux les plus médiocres des peintres européens. Les sculptures qu’on remarque dans les pagodes ont de beaux morceaux de détail ; mais elles pèchent, le plus souvent, du côté de l’élégance et de la correction des formes. Les Chinois prétendent que les peintres et les sculpteurs des temps passés, surtout du cinquième et du sixième siècle de notre ère, étaient de beaucoup supérieurs à ceux d’aujourd’hui. On serait tenté de souscrire à cette opinion, après avoir visité les magasins des choses antiques, où l’on rencontre en effet des objets d’un mérite réel.

On ne trouve pas, en Chine, de temples d’une grande antiquité. Ils ne sont pas d’assez forte construction pour résister aux injures du temps et des hommes. On les laisse tomber en ruine, puis on en élève de nouveaux. Les Song, dit un proverbe chinois, faisaient des routes et des ponts, les Tangs, des tours, les Mings, des pagodes. Nous pouvons ajouter que les Tsing ne font rien et ne cherchent pas même à conserver ce qui a été fait par les dynasties précédentes.

À ne considérer que le nombre prodigieux de temples, de pagodes et d’oratoires, qui s’élèvent sur tous les points de la Chine, on serait assez porté à croire que les Chinois sont un peuple religieux. Cependant en y regardant de près, il est facile de se convaincre que ces manifestations extérieures ne sont que le résultat d’un usage, d’une vieille habitude, et nullement un indice d’un sentiment pieux ou d’une idée religieuse. Nous avons déjà dit combien les Chinois actuels sont absorbés dans les intérêts matériels et les jouissances de la vie présente, et jusqu’à quel point ils ont poussé l’indifférentisme en religion. Leurs annales attestent toutefois qu’à diverses époques, ils se sont vivement préoccupés de plusieurs systèmes religieux qui, après de nombreuses vicissitudes, ont fini par s’acclimater dans l’empire, et existent encore aujourd’hui, du moins nominalement.

Il n’y a point, à proprement parler, de religion d’Etat en Chine, et tous les cultes y sont tolérés, pourvu que le gouvernement ne les juge pas dangereux. Trois religions principales sont admises et considérées comme également bonnes, et l’on pourrait dire comme également vraies, quoiqu’il y ait eu entre elles des guerres longues et acharnées. La première et la plus ancienne est celle que l’on nomme jou-kiao, « la doctrine des lettrés, » et dont Confucius est regardé comme le réformateur et le patriarche. Elle a pour base un panthéisme philosophique, qui a été diversement interprété suivant les époques. On croit que, dans la haute antiquité, l’existence d’un Dieu tout-puissant et rémunérateur n’en était pas exclue, et divers passages de Confucius donnent lieu de penser que ce sage l’admettait lui-même ; mais le peu de soin qu’il a mis à l’inculquera ses disciples, le sens vague des expressions qu’il a employées, et le soin qu’il a pris d’appuyer exclusivement ses idées de morale[1] et de justice sur le principe de l’amour de l’ordre et d’une conformité mal définie avec les vues du ciel et la marche de la nature, ont permis aux philosophes qui l’ont suivi de s’égarer, au point que plusieurs d’entre eux, depuis le douzième siècle de notre ère, sont tombés dans un véritable spinosisme, et ont enseigné, en s’appuyant toujours de l’autorité de leur maître, un système qui tient du matérialisme et dégénère en athéisme. Confucius, en effet, n’est jamais religieux dans ses écrits ; il se contente de recommander, en général, d’observer les pratiques anciennes, la piété filiale, l’amour fraternel, d’avoir une conduite conforme aux lois du ciel, qui doivent être toujours en harmonie avec les actions humaines.

En réalité, la religion et la doctrine des disciples de Confucius, c’est le positivisme. Peu leur importent l’origine, la création et la fin du monde ; peu leur importent les longues élucubrations philosophiques. Ils ne prennent du temps que ce qu’il leur faut pour la vie ; de la science et des lettres, que ce qu’il leur faut pour remplir leurs emplois ; des plus grands principes, que les conséquences pratiques, et de la morale, que la partie utilitaire et politique. Ils sont, en un mot, ce que nous cherchons aujourd’hui à devenir en Europe. Ils laissent de côté les grandes disputes, les questions spéculatives pour s’attacher au positif. Leur religion n’est, en quelque sorte, qu’une civilisation, et leur philosophie, que l’art de vivre en paix, que l’art d’obéir et de commander.

L’État a toujours conservé, comme institution civile, le culte rendu aux génies du ciel et de la terre, des étoiles, des montagnes et des rivières, ainsi qu’aux âmes des parents morts : c’est la religion extérieure des officiers et dos lettrés qui aspirent aux charges administratives ; mais, à leurs yeux, cette sorte de culte n’est qu’une institution sociale, sans conséquence, et dont le sens peut s’interpréter de différentes manières. Ce culte ne connaît pas d’images et n’a pas de prêtres ; chaque magistrat le pratique dans la sphère de ses fonctions, et l’empereur lui-même en est le patriarche. Généralement, tous les lettrés et ceux qui ont la prétention de le devenir s’y attachent, sans renoncer toutefois à des usages empruntés aux cultes. Mais la conviction n’entre pour rien dans leur conduite, et l’habitude seule les soumet à des pratiques qu’ils tournent eux-mêmes en ridicule, comme la distinction des jours heureux et malheureux, les horoscopes, la divination par les sorts, et une foule d’autres superstitions du même genre, qui ont une grande vogue dans tout l’empire.

On peut dire que tout ce qu’il y a de moins vague et de plus sérieux dans la religion des lettrés est absorbé par le culte de Confucius lui-même. Sa tablette est dans toutes les écoles ; les maîtres et les élèves doivent se prosterner devant ce nom vénéré au commencement et à la fin des classes ; son image se trouve dans les académies, dans les lieux où se réunissent les lettrés et où l’on fait subir les examens littéraires. Toutes les villes ont des temples élevés en son honneur, et plus de trois cents millions d’hommes le proclament, d’une voix unanime, le saint par excellence. Jamais, sans contredit, il n’a été donné à aucun mortel d’exercer, pendant tant de siècles, un si grand empire sur ses semblables, d’en recevoir des hommages qui se traduisent en véritable culte, quoique tout le monde sache bien que Confucius était tout simplement un homme né dans la principauté de Lou, six siècles avant l’ère chrétienne. On ne trouve certainement rien, dans les annales humaines, de comparable à ce culte, tout à la fois civil et religieux, rendu à un simple citoyen par un peuple immense, et durant vingt-quatre siècles. Les descendants de Confucius, qui existent encore en grand nombre, participent aux honneurs extraordinaires que la nation chinoise tout entière rend à leur glorieux ancêtre ; ils constituent la seule noblesse héréditaire de l’empire, et jouissent de certains privilèges qui ne peuvent appartenir qu’à eux seuls.

La seconde religion, à la Chine, est regardée, par ses sectateurs, comme étant la religion primitive de ses plus anciens habitants. Elle a, par conséquent, de nombreuses analogies avec la précédente ; seulement, l’existence individuelle des génies et des démons, indépendants des parties de la nature auxquelles ils président, y est mieux reconnue. Les prêtres et prêtresses de ce culte, voués au célibat, pratiquent la magie, l’astrologie, la nécromancie, et mille autres superstitions ridicules. On les nomme tao-sse, ou docteurs de la raison, » parce que leur dogme fondamental, enseigné par le fameux Lao-tze, contemporain de Confucius, est celui de l’existence de la raison primordiale qui a créé le monde.

Lao-tze étant peu connu des Européens, nous pensons qu’il ne sera pas hors de propos de donner quelques détails sur la vie et les opinions de ce philosophe. Nous les empruntons à une excellente notice publiée par M. Abel Rémusat, dans ses Mélanges asiatiques[2].

« J’ai soumis à un examen approfondi la doctrine d’un philosophe très-célèbre à la Chine, fort peu connu en Europe, et dont les écrits, très-obscurs, et, par conséquent, très-peu lus, n’étaient guère mieux appréciés dans son pays, où on les entendait mal, que dans le nôtre où l’on en avait à peine ouï parler.

« Les traditions qui avaient cours au sujet de ce philosophe, et dont on devait la connaissance aux missionnaires, n’étaient pas de nature à encourager des recherches sérieuses. Ce qu’on savait de plus positif, c’est que ce sage, qu’une des trois sectes de la Chine reconnaît pour son chef, était né il y a environ deux mille quatre cents ans, et qu’il avait fait un ouvrage qui est venu jusqu’à nous, sous le titre pompeux de Livre de la raison et de la vertu[3]. De ce titre est venu celui de ses sectateurs, qui s’appellent eux-mêmes docteurs de la raison, et qui soutiennent par mille extravagances cette honorable dénomination. C’est d’eux qu’on avait appris que la mère de leur patriarche l’avait porté neuf ans dans son sein, et qu’il était venu au monde avec les cheveux blancs, ce qui lui avait valu le nom de Lao-tze, « vieil enfant, » sous lequel on a coutume de le désigner. On savait encore que, vers la fin de sa vie, ce philosophe était sorti de la Chine, et qu’il avait voyagé bien loin à l’Occident, dans des pays où, suivant les uns, il avait puisé ses opinions, et où, selon les autres, il les avait enseignées. En recherchant les détails de sa vie, j’ai rencontré beaucoup d’autres traits merveilleux qui lui sont attribués parles sectaires ignorants et crédules qui s’imaginent suivre sa doctrine. Ainsi, comme ils ont admis le dogme de la transmigration des âmes, ils supposent que celle de leur maître, quand elle vint animer son corps, n’en était pas à sa première naissance, et que déjà, précéderait ment, elle avait paru plusieurs fois sur la terre.

« On sait que Pythagore prétendait avoir régné en Phrygie sous le nom de Midas ; qu’il se souvenait d’avoir été cet Euphorbe qui blessa Ménélas, et qu’il reconnut, dans le temple de Junon, à Argos, le bouclier qu’il avait porté au siège de Troie. Ces sortes de généalogies ne coûtent rien à ceux qui les fabriquent ; aussi, celle qu’on a faite à Lao-tze est-elle des plus magnifiques. Entre autres transformations, son âme était descendue, bien des siècles auparavant, dans les pays occidentaux, et elle avait converti tous les habitants de l’empire romain plus de six cents ans avant la fondation de Rome.

« Il me parut que ces fables pouvaient se rapporter à l’origine des principes enseignés par Lao-tze, et, peut-être, offrir quelque souvenir des circonstances qui les avaient portées jusqu’au bout de l’Asie. Je trouvai curieux de rechercher si ce sage, dont la vie fabuleuse offrait déjà plusieurs traits de ressemblance avec celle du philosophe de Samos, n’aurait pas avec lui, par ses opinions, quelque autre conformité plus réelle. L’examen que je fis de son livre confirma pleinement cette conjecture et changea, du reste, toutes les idées que j’avais pu me former de l’auteur. Comme tant d’autres fondateurs, il était, sans doute, bien loin de prévoir la direction que devaient prendre les opinions qu’il enseignait, et, s’il reparaissait encore sur la terre, il aurait bien lieu de se plaindre du tort que lui ont fait ses indignes disciples. Au lieu du patriarche d’une secte de jongleurs, de magiciens et d’astrologues, cherchant le breuvage d’immortalité et les moyens de s’élever au ciel en traversant les airs, je trouvai, dans son livre, un véritable philosophe, moraliste judicieux, théologien disert et subtil métaphysicien. Son style a la majesté de celui de Platon, et, il faut le dire, aussi quelque chose de son obscurité. Il expose des conceptions toutes semblables, presque dans les mêmes termes, et l’analogie n’est pas moins frappante dans les expressions que dans les idées. Voici, par exemple, comme il parle du souverain Être : « Avant le chaos qui a précédé la naissance du ciel et de la terre, un seul être existait ; immense et silencieux, immuable et toujours agissant : c’est la mère de l’univers. J’ignore son nom, mais je le désigne par le mot Raison… L’homme a son modèle dans la terre, la terre dans le ciel, le ciel dans la raison, la raison en elle-même. » La morale qu’il professe est digne de ce début. Selon lui, la perfection consiste à être sans passions, pour mieux contempler l’harmonie de l’univers. Il n’y a pas, dit-il, de plus grand péché que les désirs déréglés, ni de plus grand malheur que les tourments qui en sont la juste punition. » Il ne cherchait pas à répandre sa doctrine. On cache avec soin, disait-il, un trésor qu’on a découvert. La plus solide vertu du sage consiste à savoir passer pour un insensé. » Il ajoutait que le sage devait suivre le temps et s’accommoder aux circonstances ; précepte qu’on pourrait croire superflu, mais qui, sans doute, devait s’entendre dans un sens peu différent de celui qu’il aurait parmi nous. Au reste, toute sa philosophie respire la douceur et la bienveillance, toute son aversion est pour les cœurs durs et les hommes violents. On a remarqué ce passage sur les conquérants : La paix la moins glorieuse est préférable aux plus brillants succès de la guerre. La victoire la plus éclatante n’est que la lueur d’un incendie. Qui se pare de ses lauriers aime le sang, et mérite d’être effacé du nombre des hommes. Les anciens disaient : Ne rendez aux vainqueurs que des honneurs funèbres ; accueillez-les avec des pleurs et des cris, en mémoire des homicides qu’ils ont faits, et que les monuments de leurs victoires soient environnés de tombeaux. »

« La métaphysique de Lao-tze offre bien d’autres traits remarquables que nous sommes contraint de passer sous silence. Comment, en effet, donner une idée de ces hautes abstractions et de ces subtilités inextricables où se joue et s’égare l’imagination orientale ? Il suffira de dire que les opinions du philosophe chinois, sur l’origine et la constitution de l’univers, n’offrent ni fables ridicules, ni choquantes absurdités ; qu’elles portent l’empreinte d’un esprit noble et élevé, et que, dans les sublimes rêveries qui les distinguent, elles présentent une conformité frappante et incontestable avec la doctrine que professèrent, un peu plus tard, les écoles de Pythagore et de Platon. Comme les pythagoriciens et les platoniciens, notre philosophe admet pour première cause la raison, être ineffable, incréé, qui est le type de l’univers et n’a de type que lui-même. Ainsi que Pythagore, il regarde les âmes humaines comme des émanations de la substance éthérée qui vont s’y réunir à la mort, et, de même que Platon, il refuse aux méchants la faculté de rentrer dans le sein de l’âme universelle. Avec Pythagore, il donne aux premiers principes des choses les noms des nombres, et sa cosmogonie est, en quelque sorte, algébrique. Il rattache la chaîne des êtres à celui qu’il appelle un, puis a deux, puis à trois, qui, dit-il, ont fait toutes choses. Le divin Platon, qui avait adopté ce dogme mystérieux, semble craindre de le révéler aux profanes ; il l’enveloppe de nuages dans sa fameuse lettre aux trois amis ; il l’enseigne à Denys de Syracuse ; mais par énigmes, comme il le dit lui-même, de peur que, ses tablettes venant, sur terre ou sur mer, à tomber entre les mains de quelque inconnu, il ne puisse les lire et les entendre. Peut-être le souvenir récent de la mort de Socrate contribuait-il à lui imposer cette réserve. Lao-tze n’use pas de tous ces détours, et ce qu’il y a de plus clair dans son livre, c’est qu’un être trine a formé l’univers…. »

Cette dernière pensée confirme tout ce qu’indiquait déjà la tradition d’un voyage de Lao-tze dans l’Occident, et ne laisse aucun doute sur l’origine de sa doctrine. Vraisemblablement, il la tenait ou des Juifs des dix tribus, que la conquête de Salmanazar venait de disperser dans toute l’Asie, ou des apôtres de quelque secte phénicienne à laquelle appartenaient aussi les philosophes qui furent les maîtres et les précurseurs de Pythagore et de Platon. En un mot, nous retrouvons dans les écrits de ce philosophe chinois les dogmes et les opinions qui faisaient, suivant toutes les apparences, la base de la foi orphique et de cette antique sagesse orientale dans laquelle les Grecs allaient s’instruire à l’école des Egyptiens, des Thraces et des Phéniciens.

Maintenant qu’il est certain que Lao-tze a puisé aux mêmes sources que les maîtres de la philosophie ancienne, on voudrait savoir quels ont été ses précepteurs immédiats et quelles contrées (le l’Occident il a visitées. Nous savons par un témoignage digne de foi qu’il est allé dans la Bactriane ; mais il n’est pas impossible qu’il ait poussé ses pas jusque dans la Judée ou même dans la Grèce. Un Chinois à Athènes offre une idée qui répugne à nos opinions, ou plutôt à nos préjugés, sur les rapports des nations anciennes. Je crois, toutefois, qu’on doit s’habituer à ces singularités, non qu’on puisse démontrer que notre philosophe chinois ait effectivement pénétré jusque dans la Grèce, mais parce que rien n’assure qu’il n’y en soit pas venu d’autres vers la même époque, et que les Grecs n’en aient pas confondu quelqu’un dans le nombre de ces Scythes et de ces Hyperboréens qui se faisaient remarquer par l’élégance de leurs mœurs, leur douceur et leur politesse.

Au reste, quand Lao-tze se serait arrêté en Syrie, après avoir traversé la Perse, il eût déjà fait les trois quarts du chemin et parcouru la partie la plus difficile de la route, au travers de la haute Asie. Depuis qu’on s’attache exclusivement à la recherche des faits, on conçoit à peine que le seul désir de connaître des opinions ait pu faire entreprendre des courses si pénibles ; mais c’était alors le temps des voyages philosophiques ; on bravait la fatigue pour aller chercher la sagesse, ou ce qu’on prenait pour elle, et l’amour de la vérité lançait dans des entreprises où l’amour du gain, encore peu inventif, n’eût osé se hasarder. Il y a dans les excursions lointaines quelque chose de romanesque qui nous les rend à peine croyables. Nous ne saurions nous imaginer qu’à ces époques reculées, où la géographie était si peu perfectionnée et le monde encore enveloppé d’obscurité, des philosophes pussent, par l’effet d’une louable curiosité, quitter leur patrie et parcourir, malgré mille obstacles et en traversant des régions inconnues, des parties considérables de l’ancien continent. Mais on ne peut pas nier tous les faits qui embarrassent, et ceux de ce genre se multiplient chaque jour, à mesure qu’on approfondit l’histoire ancienne de l’Orient. Ce qu’on serait tenté d’en conclure, c’est que les obstacles n’étaient pas aussi grands que nous le supposons, ni les contrées à traverser aussi peu connues. Des souvenirs de parenté liaient encore les nations de proche en proche ; l’hospitalité, qui est la vertu des peuples barbares, dispensait les voyageurs de mille précautions qui sont nécessaires parmi nous. La religion favorisait leur marche, qui n’était, en quelque sorte, qu’un long pèlerinage de temple en temple et d’école en école. De tout temps aussi le commerce a eu ses caravanes, et, dès la plus haute antiquité, il y avait, en Asie, des routes tracées qu’on a suivies naturellement jusqu’à l’époque où la découverte du cap de Bonne-Espérance a changé la direction des voyages de long cours. En un mot, on a cru les nations civilisées de l’ancien monde plus complètement isolées, et plus étrangères les unes aux autres, qu’elles ne l’étaient réellement, parce que les moyens qu’elles avaient pour communiquer entre elles, et les motifs qui les y engageaient, nous sont également inconnus. Nous sommes peut-être un peu trop disposés à mettre sur le compte de leur ignorance ce qui n’est qu’un effet de la nôtre. À cet égard, nous pourrions justement nous appliquer ce que dit, par rapport à la morale, un des disciples les plus célèbres du sage dont nous venons de rechercher les opinions : « Une vive lumière éclairait la haute antiquité, mais à peine quelques rayons sont venus jusqu’à nous. Il nous semble que les anciens étaient dans les ténèbres, parce que nous les voyons à travers les nuages épais dont nous venons de sortir. L’homme est un enfant a né à minuit ; quand il voit lever le soleil, il croit qu’hier n’a jamais existé. »

Confucius eut de fréquentes relations avec Lao-tze ; mais il est difficile de savoir quelle était l’opinion du chef des lettrés sur la doctrine du patriarche des docteurs de la raison[4]. Un jour il alla lui rendre visite ; étant revenu près de ses disciples, il resta trois jours sans prononcer un mot. Tseu-kong en fut surpris et lui en demanda la cause.

« Quand je vois un homme, dit Confucius, se servir de sa pensée pour m’échapper comme l’oiseau qui vole, je dispose la mienne comme un arc armé de sa flèche pour le percer ; je ne manque jamais de l’atteindre et de me rendre maître de lui. Lorsqu’un homme se sert de sa pensée pour m’échapper comme un cerf agile, je dispose la mienne comme un chien courant pour le poursuivre ; je ne manque jamais de le saisir et de l’abattre. Lorsqu’un homme se sert de sa pensée pour m’échapper comme le poisson de l’abîme, je dispose la mienne comme l’hameçon du pêcheur ; je ne manque jamais de le prendre et de le faire tomber en mon pouvoir. Quant au dragon qui s’élève sur les nuages et vogue dans l’éther, je ne puis le poursuivre. Aujourd’hui j’ai vu Lao-tze ; il est comme le dragon ! À sa voix, ma bouche est restée béante, et je n’ai pu la fermer ; ma langue est sortie à force de stupeur, et je n’ai pas eu la force de la retirer ; mon âme a été plongée dans le trouble, et elle n’a pu reprendre son premier calme. »

Quoi qu’on puisse dire des idées philosophiques de Lao-tze, ses disciples, les docteurs de la raison, ne jouissent pas aujourd’hui d’une grande popularité. Les superstitions auxquelles ils se livrent sont si extravagantes, que les plus ignorants mêmes en font l’objet de leurs plaisanteries et de leurs sarcasmes. Ils se sont rendus principalement célèbres par leur prétendu secret d’un élixir d’immortalité. Ce breuvage leur a donné beaucoup de crédit auprès de plusieurs empereurs fameux. Les annales chinoises sont remplies des débats et des querelles des tao-sse avec les sectateurs de Confucius ; ces derniers se sont servis contre eux, avec le plus grand succès, de l’arme du ridicule, et ils n’ont jamais manqué d’envelopper dans leurs railleries, et les docteurs de la raison et les bonzes, prêtres du bouddhisme, qui est la troisième religion de la Chine.

Vers le milieu du premier siècle de notre ère, les empereurs de la dynastie des Han admirent officiellement, en Chine, le bouddhisme indien. Cette religion à représentations matérielles de la Divinité se répandit rapidement parmi les Chinois, qui l’appelèrent religion de Fo, par une transcription incomplète du nom de Bouddha. Le bouddhisme, ce vaste système religieux auquel on peut attribuer plus de trois cents millions de sectateurs, mérite bien que nous entrions dans quelques détails sur son origine, sa doctrine et sa propagation parmi les peuples de la haute Asie.

Le mot Bouddha est un nom générique très-ancien, et qui a une double racine en sanscrit. L’une signifie être, exister, et l’autre sagesse, intelligence supérieure. C’est le nom par lequel on désigne l’Etre créateur, tout-puissant, Dieu. Mais on l’applique aussi, par extension, à ceux qui l’adorent et cherchent à s’élever jusqu’à lui par la contemplation et la sainteté. Cependant tous les bouddhistes que nous avons vus en Chine, en Tartarie, au Thibet et à Ceylan, entendent désigner par ce nom un personnage historique devenu célèbre dans toute l’Asie, ct qu’on regarde comme le fondateur des institutions et de la doctrine comprise sous la dénomination générale de bouddhisme. Aux yeux des bouddhistes, ce personnage est tantôt un homme, tantôt un dieu, ou plutôt il est l’un et l’autre. C’est une incarnation divine, un homme-dieu, qui est venu en ce monde pour éclairer les hommes, les racheter et leur indiquer la voie du salut. Cette idée d’une rédemption humaine par une incarnation divine est tellement générale et populaire parmi les bouddhistes, que partout nous l’avons trouvée nettement formulée en des termes remarquables. Si nous adressions à un Mongol ou à un Thibétain cette question : Qu’est ce que Bouddha ? il nous répondait à l’instant : C’est le sauveur des hommes. La naissance merveilleuse de Bouddha, sa vie et ses enseignements, renferment un grand nombre de vérités morales et dogmatiques professées dans le christianisme, et qu’on ne doit pas être surpris de retrouver aussi dans d’autres religions, parce que ces vérités sont traditionnelles et ont toujours été du domaine de l’humanité tout entière. Il doit y avoir chez un peuple païen plus ou moins de vérités chrétiennes, selon qu’il a été plus ou moins fidèle à conserver le dépôt des traditions primitives[5].

D’après la concordance des livres indiens, chinois, thibétains, mongols et cingalais, on peut faire remonter la naissance de Bouddha à l’an 960 avant Jésus-Christ. Les variantes de quelques années en plus ou en moins ne sont d’aucune importance. Klaproth a extrait des livres mongols, qui ne sont que des traductions du Thibétain ou du sanscrit, la légende de Bouddha dont nous allons donner une analyse succincte.

Soutadanna, chef de la maison de Chakia, de la caste des brahmanes, régnait dans l’Inde sur le puissant empire de Magadha, dans le Bahar méridional, dont la capitale était Kaberchara. Il épousa Mahamaïa, la grande illusion, » mais ne consomma pas son mariage avec elle. Celle-ci, quoique vierge, conçut par l’influence divine, et, le quinze du deuxième mois du printemps, elle mit au monde un fils qu’elle avait porté trois cents jours dans son sein. Le prenant dans ses bras, elle le remit à un roi qui était également une incarnation de Brahma (en mongol, Esroum-Tingri) ; celui-ci l’enveloppa d’une étoffe précieuse et lui prodigua de tendres soins. Un autre roi, incarnation d’Indra (en mongol, Hormousta-Tingri), baptisa le jeune dieu dans une eau divine. L’enfant reçut le nom d’Arddha-Chiddi et fut reconnu aussitôt pour un être divin, et l’on prédit qu’il surpasserait en sainteté toutes les incarnations précédentes. Chacun l’adora en le saluant du titre de dieu des dieux (en mongol Tingri-in-Tingri). Dix vierges furent chargées de le servir, sept le baignaient tous les jours, sept l’habillaient, sept le berçaient, sept le tenaient propre, sept l’amusaient de leurs jeux, trente-cinq autres charmaient ses oreilles par des chants et des instruments de musique. Arrivé à l’âge de dix ans, on lui donna plusieurs maîtres, parmi lesquels se distinguait le sage Babourenou, duquel il apprit la poésie, la musique, le dessin, les sciences mathématiques et la médecine. Il embarrassa bientôt son instituteur par ses questions, et le pria ensuite de lui enseigner toutes les langues, condition indispensable, disait-il, de son apostolat, qui tend à éclairer le monde et à répandre, parmi toutes les nations, la connaissance de la religion et de la doctrine véritable. Mais le précepteur ne savait que les idiomes de l’Inde, et ce fut l’élève qui lui apprit cinquante langues étrangères avec leurs caractères particuliers. Il surpassa bientôt le genre humain entier.

Arrivé à l’âge de puberté, il refusa de se marier, à moins qu’on ne lui trouvât une vierge possédant trente-deux vertus et perfections. À force de recherches, on parvint à en découvrir une de la race de Chakia ; mais il fallut la disputer à son oncle, qui l’avait recherchée. Il était alors âgé de vingt ans ; le mariage eut lieu, et, l’année suivante, la jeune épouse mit au monde un fils qui reçut le nom de Bakholi, et elle eut, dans la suite, une fille. Bientôt, renonçant aux vanités mondaines, il se livra à la pratique des vertus et à la vie contemplative, quitta son épouse, sa famille et son précepteur, qui, affligés d’une telle résolution, firent de vains efforts pour l’en dissuader ; ils lui signifièrent même qu’on le retiendrait prisonnier dans le palais de Kaberchara ; mais il déclara qu’il en sortirait malgré eux, et dit à son instituteur : Adieu, mon père, je vais entrer dans l’état de pénitent ; je renonce donc à vous, à l’empire, à mon épouse, à mon fils chéri ; j’ai des raisons suffisantes pour suivre ma vocation ; ne m’empêchez pas de l’accomplir, c’est un devoir sacré pour moi.

Monté sur un cheval que lui amena un esprit céleste, il prit la fuite et se rendit dans le royaume d’Oudipa, sur les bords de la Naracara. Là, il se conféra à lui-même le sacerdoce, se coupa les cheveux et prit l’habit de pénitent. Il substitua alors à son nom celui de Gotamâ, c’est-à-dire « qui éteint, qui amortit les sens » (go, « sens, » et tamâ, « obscurité, ténèbres » ). Épuisé par des austérités prolongées, il se rétablit en se nourrissant du lait des vaches que Soutadanna, son père, fit conduire dans le voisinage de sa retraite. Un grand singe Rhâkko-Mansou vint souvent voir Gotamâ ; un soir il lui porta des gaufres, du miel d’abeilles sauvages et des figues, et les lui présenta pour son repas. Gotamâ, selon son usage, arrosa les figues et le miel d’eau bénite et en mangea. Le singe, bondissant de joie, tomba dans un puits. En mémoire de cet accident, cette place fut consacrée sous le nom de Place des offrandes du singe. Un jour il apaisa un éléphant enivré de vin de coco, dirigé contre lui par un mauvais génie, en lui faisant un signe de ses doigts.

Il choisit alors une retraite encore plus sauvage où il ne fut suivi que par deux de ses disciples, Chari, le fils de son précepteur, et le célèbre Malou-Toni. Quelque éloignée que fût cette retraite, ses ennemis surent la découvrir et crurent le tenter par des questions insidieuses. Eriztou et Débeltoun se présentèrent les premiers et lui demandèrent avec une modestie feinte : Gotamâ, quelle est ta doctrine ? Quel a été ton instituteur ? De qui as-tu reçu le sacerdoce ? — Je suis saint par mon propre mérite, dit Gotamâ ; c’est moi qui me suis sacré mon propre ministre. Qu’ai-je à faire avec d’autres instituteurs ? La religion m’a pénétré. Il repoussa les séductions de plusieurs femmes, et fit, à cette occasion, jaillir du sein de la terre le génie tutélaire de ce globe, qui porta témoignage des vertus de Gotamâ. Cinq disciples favoris entouraient alors leur maître. Voici leurs noms devenus célèbres dans l’histoire du bouddhisme : Godinia, Datol, Langba, Muigtsan et Sangdan.

Au bout de six ans, il quitta le désert pour aller exercer son apostolat, auquel il se prépara par un long jeûne. Ses disciples l’adorèrent, et aussitôt rayonna sur le visage du saint une auréole éclatante. Il prit alors la route de Varanasi (Bénarès) pour y faire son entrée ; mais, absorbé dans une extatique contemplation, il fit trois fois le tour de cette ville sacrée avant de monter sur ce trône qu’avaient occupé successivement les fondateurs des trois époques religieuses antérieures. Après avoir pris possession du siège suprême, il adopta le nom de Chakia-Mouni, « le pénitent de Chakia », vécut dans la solitude, et continua les méditations préparatoires par lesquelles il préludait à ses nouvelles fonctions. Suivi de ses cinq disciples, il traversa les déserts, se rendit sur les bords de l’Océan, et partout on l’accueillait avec vénération. De retour à Bénarès, il y développa sa doctrine, entouré d’une multitude innombrable d’auditeurs de toutes les classes. Ses enseignements sont renfermés dans une collection de cent huit gros volumes, connus sous le nom générique de Gandjour ou instruction verbale. Ils roulent exclusivement sur la métaphysique des créations et sur la nature frêle et périssable de l’homme. Cet ouvrage monumental se trouve dans toutes les bibliothèques des grands couvents bouddhiques. La plus belle édition est celle de Péking, de l’imprimerie impériale. Elle est en quatre langues, en thibétain, en mongol, en mantchou et en chinois. Le gouvernement est dans l’habitude de l’envoyer en cadeau aux grands monastères lamaïques.

Chakia-Mouni éprouva une vive opposition de la part des prêtres attachés aux anciennes croyances ; mais il triompha de tous ses adversaires à la suite d’une discussion qu’il eut avec eux. Leur chef se prosterna devant lui et se confessa vaincu. Eu mémoire de ce triomphe fut instituée une fête qui dure pendant les premiers quinze jours du premier mois. Chakia-Mouni rédigea alors les principes fondamentaux de la morale et le décalogue. Les principes moraux se réduisent à quatre : 1° la force de la miséricorde établie sur des bases inébranlables ; 2° l’éloignement de toute cruauté ; 3° une compassion sans bornes envers toutes les créatures ; 4° une conscience inflexible dans la loi… Suit le décalogue ou les dix prescriptions et prohibitions spéciales : 1° ne pas tuer ; 2° ne pas voler ; 3° être chaste ; 4° ne pas porter faux témoignage ; 5° ne pas mentir ; 6° ne pas jurer ; 7° éviter toutes les paroles impures ; 8° être désintéressé ; 9° ne pas se venger ; 10° ne pas être superstitieux. Cette dernière défense est très-remarquable, et les bouddhistes actuels n’en tiennent pas grand compte. Chakia-Mouni déclara que les préceptes de cette règle des actions humaines lui avaient été révélés après les quatre grandes épreuves qu’il avait subies jadis, lorsqu’il se voua à l’état de sainteté. Ce code de morale commençait à se répandre dans toute l’Asie lorsqu’il quitta la terre, se dépouillant de son enveloppe matérielle pour se réabsorber en l’âme universelle, qui est en lui-même. Il avait alors quatre-vingts ans. Avant de dire le dernier adieu à ses disciples, il prédit que le règne de sa doctrine serait de cinq mille ans ; qu’au bout de ce temps apparaîtrait un autre Bouddha, un autre homme-dieu, prédestiné, depuis des siècles, à être le précepteur du genre humain. D’ici à cette époque, ajouta-t-il, ma religion sera en butte à des persécutions, mes fidèles seront obligés de quitter l’Inde pour se retirer sur les plus hautes cimes du Thibet, et ce plateau, du haut duquel l’observateur domine le monde, deviendra le palais, le sanctuaire et la métropole de la vraie croyance.

Telle est l’histoire très-abrégée de ce fameux fondateur du bouddhisme, qui essaya de renverser l’antique religion des Hindous, le brahmanisme. Bouddha avait pour moyen de conversion les miracles et la prédication. Sa légende et celle de ses principaux disciples sont remplies de prodiges et de merveilles qui atteignent souvent le comble de l’extravagance. Le caractère dominant du bouddhisme est un esprit de douceur, d’égalité et de fraternité, qui contraste avec la dureté et l’arrogance du brahmanisme. D’abord Chakia-Mouni et ses disciples cherchaient à mettre à la portée de tout le monde des vérités qui étaient auparavant le partage des classes privilégiées. La perfection des brahmanes était, en quelque sorte, égoïste ; la religion n’était que pour eux. Ils se livraient à de rudes pénitences pour partager dans une autre vie le séjour de Brahma. Le dévouement de l’ascète bouddhiste était plus désintéressé. N’aspirant pas à s’élever seul, il pratiquait la vertu et s’appliquait à la perfection pour en faire partager le bienfait aux autres hommes. En instituant un ordre de religieux mendiants, qui prit bientôt des accroissements prodigieux, Chakia attirait à lui et réhabilitait les pauvres et les malheureux. Les brahmanes se moquaient de lui parce qu’il recevait au nombre de ses disciples les misérables et les hommes repoussés par les premières classes de la société indienne. Mais il se contentait de répondre : Ma loi est une loi de grâce pour tous… Un jour les brahmanes se scandalisaient de voir une fille de la caste inférieure des tchandala reçue comme religieuse. Chakia dit : « Il n’y a pas, entre un brahmane et un homme d’une autre caste, la différence qui existe entre la pierre et l’or, entre les ténèbres et la lumière. Le brahmane, en effet, n’est sorti ni de l’éther ni du vent. Il n’a pas fendu la terre pour paraître au jour comme le feu qui s’échappe du bois de l’Arani. Le brahmane est né du sein d’une femme tout comme le tchandala. Où vois-tu donc la cause qui ferait que l’un doit être noble et l’autre vil ? Le brahmane lui-même, quand il est mort, est abandonné comme un objet vil et impur. Il en est de lui comme des autres castes ; où est alors la différence ? »

Les systèmes religieux du bouddhisme et du brahmanisme se ressemblent beaucoup. Les persécutions acharnées que les bouddhistes ont éprouvées de la part des brahmanes, doivent être attribuées, moins à des divergences d’opinion sur le dogme qu’à l’admission de tous les hommes, sans distinction de castes, aux fonctions sacerdotales et civiles et aux récompenses futures. L’empire du brahmanisme tenant essentiellement à la hiérarchie des castes, ils ont dû traiter en ennemis les réformateurs qui avaient proclamé l’égalité des hommes en ce monde et dans l’autre. Ces persécutions furent longues et d’une violence extrême. À en croire les livres et les traditions bouddhistes, le nombre des victimes serait incalculable. Enfin, vers le sixième siècle de notre ère, le brahmanisme obtint une victoire décisive sur les partisans de la religion nouvelle. Ceux-ci, expulsés de l’Hindoustan, furent forcés de franchir les Himalaya, et se répandirent dans le Thibet, la Boukharie, la Mongolie, la Chine, le pays des Birmans, le Japon, et même à Ceylan. La propagande qu’ils ont exercée dans tous ces pays a été tellement active, que le bouddhisme compte encore aujourd’hui plus de sectateurs qu’aucune autre croyance religieuse. Parmi les peuples bouddhistes que nous avons visités, ceux qui nous ont paru attachés à leur religion avec le plus d’énergie et de sincérité, ce sont les Mongols, puis viennent les Thibétains, en troisième lieu les Cingalais de Ceylan, et enfin les Chinois, qui sont tombés dans le scepticisme.

À notre passage à Ceylan, quelques bouddhistes nous ont dit que leurs livres étaient ceux qui contenaient la pure doctrine de Bouddha, et que, selon les traditions du pays, Bouddha, fuyant les persécutions des brahmanes, se serait retiré dans leur île ; qu’il s’éleva dans les cieux du sommet d’une montagne, où il laissa l’empreinte de son pied. Cette montagne est celle qu’on nomme aujourd’hui le Pic d’Adam, parce que les musulmans prétendent que l’empreinte qu’on y voit est celle du premier homme. Dans l’intérieur de l’île est le fameux temple de Candi, où les bouddhistes conservent, disent-ils, une dent de Bouddha.

  1. Et encore quelle morale ! Comment doit se comporter un fils vis-à-vis de l’ennemi de son père ! demanda Tse-hia à Confucius. — « Il se couche en habit de deuil, lui répondit Confucius, et n’a que ses armes pour chevet ; il n’accepte aucun emploi, il ne souffre pas que l’ennemi de son père reste sur la terre. S’il le rencontre, soit dans le marché, soit dans le palais, il ne retourne point chez lui pour prendre ses armes, mais il l’attaque sur-le-champ… » Dans un autre passage, ce fameux moraliste s’exprime ainsi : « Le meurtrier de votre père ne doit pas rester sous le ciel avec vous ; il ne faut pas mettre les armes bas, tandis que celui de votre frère vit encore, et vous ne pouvez pas habiter un même royaume avec celui de votre ami… »
  2. Tome I, p. 91 et suiv.
  3. Stanislas Julien en a donné une traduction qui, comme tous les travaux de ce savant sinologue, est marquée au coin d’une rare perfection.
  4. Le Livre de la Voie et de la Vertu, par Lao-tze, traduction de M. Stanislas Julien ; Introduction, p. XXIX.
  5. Nous nous proposons de développer cette pensée dans un travail spécial, où nous essayerons d’exposer la religion bouddhique telle que nous l’avons comprise par nos rapports avec les peuples qui la pratiquent.