L’Encyclopédie/1re édition/AMPUTATION

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Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 1p. 380-383).
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AMPUTATION, s. f. en Chirurgie, est l’opération de couper un membre ou autre partie du corps. Dans les cas de mortification on a souvent recours à l’amputation. Voyez Mortification, Gangrene, Sphacele. L’amputation d’un membre est une opération extrème à laquelle on ne doit avoir recours qu’après avoir employé tous les moyens possibles pour l’éviter. Elle est inévitable lorsque la mortification s’est emparée d’une partie, au point qu’il n’y ait plus aucune espérance qu’elle se revivifie. Les fracas d’os considérables, par coups de fusils, éclats de bombe & de grenade, & autres corps contondans, exigent l’amputation ; de même que la carie des os, qui ronge & consume leur substance, & les rend comme vermoulus.

Lorsque l’opération est résolue sur sa nécessité indispensable, il faut déterminer l’endroit où elle se fera. On a établi avec raison qu’on ne couperoit du bras & de la cuisse que le moins qu’il seroit possible. On coupe la jambe quatre travers de doigt au-dessous de la tubérosité antérieure du tibia ; non-seulement pour la facilité de porter une jambe de bois après la guérison, mais pour éviter de faire l’incision dans les tendons aponévrotiques des muscles extérieurs de la jambe, & pour ne point scier l’os dans l’apophyse, ce qui rend la cure longue & difficile par la grande surface d’os qui seroit alors découverte.

Quelques Auteurs sont d’avis qu’on doit ménager la jambe de même que l’extrémité supérieure ; ils prescrivent en conséquence, que pour les maladies du pié, il faut conserver la jambe jusqu’au-dessus des malléoles, & faire porter un pié artificiel. Solingen, fameux praticien de Hollande, en a inventé un, (au rapport de Dionis) qu’il dit avoir tant de fermeté, qu’on peut marcher avec autant de facilité que si l’on avoit un pié naturel. Cette heureuse invention ne nous ayant pas été transmise, nous sommes dans le cas de douter de ses avantages. V. Jambe de bois.

On peut extirper le bras dans son articulation supérieure, pour les maladies qui affectent la tête de l’humerus. On a donné à l’Académie de Chirurgie plusieurs Mémoires en projet sur la méthode d’extirper la cuisse dans l’article : mais cette opération n’a pas encore eu lieu, & paroît absolument impraticable. On coupe les doigts dans les articles : quelques praticiens préferent de les couper dans le corps de la phalange avec des tenailles incisives.

Fabrice d’Aquapendente ne veut pas qu’on coupe un membre dans la partie saine ; mais dans la partie gangrenée, deux travers de doigt au-dessous du lieu où finit la mortification. L’opération se fait sans douleur ; on cautérise ensuite avec des fers rouges tout ce qui reste atteint de pourriture. Cette maxime n’est point suivie, elle est très-défectueuse ; car il est impossible de cautériser jusqu’à la partie saine exclusivement ; mais si la cautérisation n’est pas exacte, ce qui restera de gangrené communiquera facilement la pourriture aux parties saines, ce qui rendra l’opération inutile. Si le feu agit sur les parties saines, l’opération sera fort douloureuse ; on perd par-là l’avantage qu’on se promettroit. Outre la cruauté d’une pareille opération, on ne seroit pas dispensé de la ligature des vaisseaux lors de la chûte de l’escarre ; tous ces inconvéniens doivent faire rejetter cette opération, & semblent confirmer un axiome reçû en Chirurgie, que les amputations doivent se faire dans la partie saine. J’ose cependant assûrer que je me suis quelquefois fort bien trouvé de suivre une route moyenne entre ces deux préceptes. J’ai fait avec succès plusieurs amputations dans la partie attaquée d’inflammation, qui sépare la partie saine de la gangrenée. Cette méthode est fondée sur la raison & sur l’expérience : lorsqu’on a emporté un membre, on doit tâcher de procurer la suppuration de la plaie, & on sait que l’inflammation est un état antécedent nécessaire à la suppuration ; on doit donc l’obtenir plus facilement en coupant le membre dans une partie déja enflammée. On sait aussi qu’il ne se fait jamais de suppuration sans fievre, & que la fievre est causée par l’inflammation : la fievre sera donc plus violente si l’on coupe le membre dans la partie saine, puisque sans calmer celle que produisoit l’inflammation qui séparoit le sain du gangrené, on en excite encore une nouvelle. Voyez Gangrene. Lorsqu’on se détermine à faire l’amputation dans la partie enflammée, il faut avoir soin de débrider les membranes ou les aponévroses ; car par l’étranglement qu’elles causent, le moignon pourroit tomber en mortification, & on regarderoit alors ce que nous venons de dire comme un précepte meurtrier, malgré les avantages décrits, auxquels se joint celui de conserver une plus grande partie du membre.

Avant que d’entreprendre l’opération, il faut disposer toutes les choses qui y sont nécessaires : le tourniquet, & tout ce qui en dépend, sera rangé sur un plat, avec les instrumens, qui consistent en un grand couteau courbe pour l’incision circulaire des chairs ; (Voyez Couteau. ) un couteau droit pour couper les chairs qui entourent les os ; une compresse fendue pour retrousser les chairs ; une scie pour scier les os, (Voyez Scie. ) & des aiguilles enfilées pour faire la ligature des vaisseaux. (Voyez Aiguille. ) Sur un autre plat seront disposées les pieces de l’appareil, de façon qu’elles se présentent les unes après les autres dans l’ordre ou l’on doit les employer : ce sont de la charpie brute ; deux petites compresses quarrées larges d’un pouce, une compresse ronde de la grandeur du moignon, une croix de Malte, trois compresses longuettes, & une bande d’une longueur convenable. Il est bon d’avoir toutes ces pieces doubles, en cas qu’on soit obligé de changer l’appareil ; il faut en outre être muni de quelques boutons d’alun crud & d’alun en poudre.

Tout étant prêt, on peut faire l’opération : il faut d’abord mettre le malade dans une situation commode pour lui, autant qu’elle peut l’être dans cette circonstance, & pour l’opérateur. Si l’on doit couper le bras ou la cuisse, le Chirurgien se mettra extérieurement, & si c’est la jambe ou l’avant bras, il se placera à la partie interne, parce que dans cette situation, il sciera plus facilement les os.

Les aides Chirurgiens doivent être placés selon les fonctions dont ils seront chargés, pendant l’opération, où il y a trois conditions essentielles à remplir. Il faut d’abord se rendre maître du sang par le moyen du tourniquet. Voyez Tourniquet. Il faut en second lieu abattre le membre selon l’art ; & en dernier lieu il faut faire la ligature des vaisseaux & appliquer l’appareil.

Pour abattre le membre, il faut le faire soûtenir au-dessus & au-dessous du lieu où se doit faire la section. Lorsque le membre est fracturé en plusieurs pieces, il doit être sur une planche ou dans une espece de caisse ; sans cette précaution, le moindre mouvement causeroit au malade des douleurs très-aiguës, aussi cruelles que l’opération. On peut mettre immédiatement au-dessus du lieu où l’on va faire l’incision une ligature circulaire un peu serrée ; elle sert à affermir les chairs & diriger l’incision. Il faut avoir soin de retrousser la peau & les chairs avant l’application de cette ligature.

Le Chirurgien, le genou droit en terre, & le bras droit passé sous le membre qu’il va amputer, reçoit de cette main le couteau courbe qu’un aide lui présente. Il en pose le tranchant sur le membre de façon que la pointe soit du côté de la poitrine le plus inférieurement qu’il est possible. Il pince avec le doigt index & le pouce de la main gauche le dos du coûteau vers sa pointe : il est inutile de poser fortement les quatre doigts de la main gauche sur le dos du coûteau ; car ce n’est point en appuyant que les instrumens tranchans sont capables de couper, mais en sciant pour ainsi dire. Sur ce principe, qui est incontestable, on commencera l’incision circulaire en tirant le coûteau inférieurement par l’action combinée des deux mains, & ensuite on coupera en glissant circulairement autour du membre ; quand on en est à la partie supérieure, le Chirurgien se releve, & il continue de couper en faisant ce mouvement, ensorte qu’il acheve l’incision circulaire lorsqu’il est entierement debout, avec cette attention de commencer le plus inférieurement que l’on peut ; on n’est pas obligé de reporter plusieurs fois le couteau, & d’un seul tour on fait l’incision.

Quelques praticiens font l’incision circulaire en deux tems ils coupent la peau & la graisse deux travers de doigts au-dessous du lieu où ils se proposent de scier l’os ; ils font ensuite retrousser & assujettir les parties coupées pour continuer à leur niveau l’incision jusqu’à l’os. L’avantage de cette méthode est d’éviter que l’os ne déborde les chairs ; ce qui rendroit la cure fort longue, en mettant dans l’obligation de rescier la portion d’os qui fait éminence. Mais on pourroit sans rendre l’opération plus longue & plus douloureuse, obtenir cet avantage, en inclinant le tranchant du couteau vers la partie supérieure du membre, le faisant entrer obliquement de bas en haut dans les chairs. J’ai fait plusieurs fois cette opération de cette maniere : je laisse de cette premiere incision environ un pouce de chair autour de l’os, & je coupe encore obliquement avec un bistouri droit ce qui reste jusqu’au périoste exclusivement. Par cette méthode le bout de l’os est toûjours caché dans les chairs, sans que le malade ait été obligé d’acheter cet avantage par un surcroît de douleurs ; & je ménage le tranchant de mon instrument pour une autre opération. C’est une attention qu’il faut avoir, sur-tout dans les armées, où il faut beaucoup opérer avec le même instrument.

Dès que l’incision circulaire est faite, on prend le couteau droit pour couper les chairs qui restent autour de l’os, ou dans l’entre-deux à la jambe & à l’avant-bras. On a soin d’inciser le périoste ; il est inutile de le ratisser vers la partie inférieure, comme on le fait communément ; cela allonge l’opération sans produire aucun fruit. On retrousse les chairs avec la compresse fendue, & on prend ensuite la scie que l’on appuie sur l’os légerement pour faire la premiere trace. On peut aller après à plus grands coups, mais toûjours sans trop appuyer de crainte d’engager les dents dans le corps de l’os. Quand on est sur la fin, il faut aller plus doucement pour ne point faire d’éclats. Celui qui soûtient le membre doit avoir attention de ne pas le baisser, car il feroit éclater l’os ; ni de le relever, car il serreroit la scie comme dans un étau & rendroit l’opération plus difficile. Lorsqu’il y a deux os, il faut faire ensorte de finir par le plus solide, de crainte d’occasionner des tiraillemens & des dilacérations par la secousse de l’os le plus foible : ainsi à la jambe on fait les premieres impressions sur le tibia, on scie ensuite les os conjointement, & on finit par le tibia. A l’avant-bras on finit par le cubitus. L’aide qui soutient doit appuyer fortement le péroné contre le tibia, ou le radius contre le cubitus, lorsqu’on scie ces parties.

Lorsque l’amputation est faite, il faut se rendre maître du sang : pour cet effet on lâche suffisamment le tourniquet afin de découvrir les principaux vaisseaux, & en faire la ligature, qui est le moyen le plus sûr & sujet à moins d’inconvéniens que l’application des caustiques. V. Caustique & Hémorrhagie. Dès qu’on a apperçu le vaisseau, on resserre le tourniquet : pour faire la ligature, on prend une aiguille courbe enfilée de trois ou quatre brins de fil dont on forme un cordonnet plat en le cirant. On entre dans les chairs au-dessous & à côté de l’extrémité du vaisseau en piquant assez profondément pour sortir au-dessus & à côté. On en fait autant du côté opposé, de façon que le vaisseau se trouve pris avec une suffisante quantité de chairs dans l’anse du fil entre les quatre points paralleles : on fait d’abord un double nœud, nommé communément le nœud du Chirurgien, que l’on fixe par un second nœud simple : s’il y a plusieurs vaisseaux considérables, on en fait la ligature. L’hémorrhagie des vaisseaux musculaires s’arrête par l’application de la charpie & la compression ; on pourroit tremper la charpie qu’on applique immédiatement sur ces vaisseaux, dans l’esprit de vin ou dans celui de térébenthine, pour en fermer l’orifice & donner lieu à la formation du caillot. On peut aussi appliquer pour produire cet effet, des boutons d’alun, ou de la poudre de ce minéral.

On couvre ensuite tout le moignon de charpie seche & brute, parce qu’elle s’accommode plus exactement à toutes les inégalités de la plaie, que si elle étoit arrangée en plumasseaux : on pose de petites compresses quarrées vis-à-vis les vaisseaux ; on contient le tout avec une compresse ronde ou quarrée dont on a abbattu les angles, ce qui la rend octogone ; celle-ci doit être soûtenue par une grande compresse en croix de Malte dont le plein sera de la grandeur du moignon & de la compresse octogone, & dont les quatre chefs s’arrangeront sur les parties antérieure, postérieure & latérales du moignon ; on applique ensuite les trois longuettes dont deux croisent le moignon ; & la troisieme qu’on nomme longuette circulaire à cause de son usage, contient les deux autres en entourant le bord du moignon. On fait ensuite un bandage qu’on nomme capeline, qui consiste en circulaires sur le membre, & en renversés pour couvrir le moignon, lesquels renversés sont contenus par des tours circulaires qui terminent l’application de la bande. On peut se dispenser de ce bandage qui exige une bande de six aunes de long ; ne faire que quelques circulaires pour contenir les compresses, & avoir un fond de bonnet de laine garni & armé de cordons pour en coëffer, pour ainsi dire, le bout du membre.

Tout cela étant achevé, on peut lâcher le tourniquet afin de soulager le malade ; ou même l’ôter entierement, après avoir mis le malade au lit. Il doit y être couché le moignon un peu élevé ; & un aide tenir ferme avec la main l’appareil pendant douze ou quinze heures, crainte d’une hémorrhagie.

On peut lever l’appareil au bout de trois ou quatre jours, & panser la plaie avec un digestif convenable. On attend ordinairement trois ou quatre jours pour la levée de l’appareil, pour que la suppuration se détache : mais on peut humecter dès le second jour la charpie avec l’huile d’hypericum.

Il est parlé dans l’histoire de l’Académie Royale des Sciences, année 1702, d’une méthode proposée à cette Académie par M. Sabourin Chirurgien de Geneve, pour perfectionner l’opération de l’amputation. Tout le secret consiste à conserver un lambeau de la chair & de la peau qui descende un peu au-dessous de l’endroit où se doit faire la section, afin qu’il serve à recouvrir le moignon. L’avantage de cette méthode est qu’en moins de deux jours ce lambeau de chair se réunit avec les extrémités des vaisseaux coupés, & exempte par-là de les lier, ou d’appliquer les caustiques & les astringens ; méthodes qui sont toutes fort dangereuses ou au moins fort incommodes. Ajoutez à cela que l’os ainsi recouvert ne s’exfolie point.

Cette opération qui est précisément la même que celle que Pierre Verduin Chirurgien d’Amsterdam a imaginée & publiée en 1697, n’a pas eu tous les avantages que ses partisans s’en promettoient ; personne ne la pratique : les personnes curieuses d’en savoir plus au long le détail, peuvent en lire la description dans les traités d’opérations de M. de Garengeot. Cette méthode a donné lieu à l’opération à deux lambeaux de M. Ravaton Chirurgien Aide-Major de l’Hôpital Royal de Landau, décrite dans le traité des opérations de M. le Dran, aussi bien que celle de M. Vermalle Chirurgien de l’Électeur Palatin. Ces opérations, qui consistent à fendre le moignon en deux endroits opposés pour scier l’os de façon qu’il y ait un ou deux pouces de chair qui le recouvrent ; ces opérations, dis-je, sont plus douloureuses que la méthode que nous avons décrite. On se propose d’éviter l’exfoliation de l’os, dont l’expectative ne rend pas l’opération ordinaire plus dangereuse, car on attend avec patience ce qui ne fait courir aucun péril : enfin on veut guérir en peu de jours & éviter la suppuration. L’expérience démontre néanmoins que la suppuration sauve plus de la moitié des malades. On sait que plusieurs personnes sont mortes après la guérison parfaite d’une amputation, par l’abondance du sang, qui ne leur étoit point nécessaire, ayant alors moins de parties à nourrir. La suppuration peut empêcher cette formation surabondante des liqueurs, & les accidens subits qu’elle occasionneroit comme on le voit quelquefois dans les amputations de cuisse, où les malades sont tourmentés de coliques violentes qui ne cedent qu’aux saignées, parce qu’elles sont l’effet de l’engorgement des vaisseaux mésentériques produit par l’obstacle que le sang trouve à sa circulation dans le membre amputé. Il y a cependant des observations qui déposent en faveur de ces opérations à lambeaux : mais je crois qu’on ne peut les pratiquer que pour les accidens de cause externe, & au bras par préférence.

M. le Dran, le pere, Maître Chirurgien de Paris, a fait le premier l’amputation du bras dans l’article. On n’applique pas le tourniquet pour faire cette opération. Il n’est pas plus nécessaire de passer une aiguille de la partie antérieure à la postérieure du bras en côtoyant l’humerus, afin d’embrasser avec un fil ciré les vaisseaux & les lier avec la peau pour empêcher l’hémorrhagie ; la soustraction de cette aiguille diminue la douleur. On fait une incision demi-circulaire à la partie moyenne du muscle deltoïde jusqu’au périoste exclusivement. On soûleve ce lambeau en le disséquant, jusqu’à ce qu’on ait découvert la tête de l’humerus. On incise la capsule ligamenteuse ; & tandis qu’un aide luxe supérieurement le bras en faisant sortir la tête de l’os, l’opérateur coupe les chairs le long de l’humerus avec un bistouri droit, & fait un lambeau triangulaire inférieurement. Il est le maître de lier les vaisseaux avant de les couper ; il n’y auroit pas d’ailleurs grand inconvénient à ne les lier qu’après. Quelques Chirurgiens prétendent même qu’il n’est point nécessaire de faire la ligature des vaisseaux, parce qu’en retroussant le lambeau intérieur, on leur fait faire un pli qui arrête l’hémorragie. Le premier appareil consiste en charpie, compresse & bandage contentif. (Y)