L’Encyclopédie/1re édition/CÉLIBAT

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Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 2p. 801-806).
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* CÉLIBAT, s. m. (Hist. anc. & mod. & Morale.) est l’état d’une personne qui vit sans s’engager dans le mariage. Cet état peut être considéré en lui-même sous trois aspects différens : 1°. eu égard à l’espece humaine ; 2°. à la société ; 3°. à la société chrétienne. Mais avant que de considérer le célibat en lui-même, nous allons exposer en peu de mots sa fortune, & ses révolutions parmi les hommes. M. Morin, de l’académie des Belles-lettres, en réduit l’histoire aux propositions suivantes. Le célibat est aussi ancien que le monde ; il est aussi étendu que le monde : il durera autant & infiniment plus que le monde.

Histoire abrégée du célibat. Le célibat est aussi ancien que le monde, s’il est vrai, ainsi que le prétendent quelques auteurs de l’ancienne & de la nouvelle loi, que nos premiers parens ne perdirent leur innocence qu’en cessant de garder le célibat ; & qu’ils n’auroient jamais été chassés du paradis, s’ils n’eussent mangé le fruit défendu ; action qui dans le style modeste & figuré de l’Ecriture, ne désigne autre chose, selon eux, que l’infraction du célibat. Ils tirent les preuves de cette interprétation grammaticale, du sentiment de nudité qui suivit immédiatement le péché d’Eve & d’Adam ; de l’idée d’irrégularité attachée presque par toute la terre à l’acte charnel ; de la honte qui l’accompagne ; du remors qu’il cause ; du péché originel qui se communique par cette voie : enfin de l’état où nous retournerons au sortir de cette vie, où il ne sera question ni de maris ni de femmes, & qui sera un célibat éternel.

Il ne m’appartient pas, dit M. Morin, de donner à cette opinion les qualifications qui lui conviennent ; elle est singuliere : elle paroît opposée à la lettre de l’Ecriture ; c’en est assez pour la rejetter. L’Ecriture nous apprend qu’Adam & Eve vécurent dans le paradis, comme frere & sœur ; comme les anges vivent dans le ciel ; comme nous y vivrons un jour : cela suffit ; & voilà le premier & le parfait célibat. Savoir combien il dura, c’est une question purement curieuse. Les uns disent quelques heures ; d’autres quelques jours : il y en a qui, fondés sur des raisons mystiques, sur je ne sai quelles traditions de l’église Greque, sur l’époque de la naissance de Caïn, poussent cet intervalle jusqu’à trente ans.

A ce premier célibat, les docteurs Juifs en font succéder un autre qui dura bien davantage ; car ils prétendent qu’Adam & Eve, confus de leur crime, en firent pénitence pendant cent ans, sans avoir aucun commerce ensemble ; conjecture qu’ils établissent sur la naissance de Seth, leur troisieme fils, que Moyse ne leur donne qu’à l’âge de cent trente ans. Mais à parler juste, il n’y a qu’Abel à qui l’on puisse attribuer l’honneur d’avoir gardé le célibat pendant toute la vie. Savoir si son exemple fut imité dans les générations suivantes ; si les fils de Dieu qui se laisserent corrompre par les filles des hommes, n’étoient point une espece de religieux, qui tomberent dans le desordre, c’est ce que l’on ne sauroit dire ; la chose n’est pas impossible. S’il est vrai qu’il y eût alors des femmes qui affectoient la stérilité, comme il paroît par un fragment du prétendu livre d’Enoch, il pouvoit bien y avoir eu aussi des hommes qui en fissent profession : mais les apparences n’y sont pas favorables. Il étoit question alors de peupler le monde ; la loi de Dieu & celle de la nature imposoient à toutes sortes de personnes une espece de nécessité de travailler à l’augmentation du genre humain ; & il est à présumer que ceux qui vivoient dans ce tems-là, se faisoient une affaire principale d’obéir à ce précepte. Tout ce que l’histoire nous apprend, dit M. Morin, des Patriarches de ces tems-là, c’est qu’ils prenoient & donnoient des femmes ; c’est qu’ils mirent au monde des fils & des filles, & puis moururent, comme s’ils n’avoient eu rien de plus important à faire.

Ce fut à peu près la même chose dans les premiers siecles qui suivirent le déluge. Il y avoit beaucoup à défricher, & peu d’ouvriers ; c’étoit à qui engendreroit le plus. Alors l’honneur, la noblesse, la puissance des hommes consistoient dans le nombre des enfans ; on étoit sûr par-là de s’attirer une grande considération, de se faire respecter de ses voisins, & d’avoir une place dans l’histoire. Celle des Juifs n’a pas oublié le nom de Jaïr, qui avoit trente fils dans le service ; ni celle des Grecs, les noms de Danaüs & d’Egyptus, dont l’un avoit cinquante fils, & l’autre cinquante filles. La stérilité passoit alors pour une espece d’infamie dans les deux sexes, & pour une marque non équivoque de la malédiction de Dieu ; au contraire, on regardoit comme un témoignage authentique de sa bénédiction, d’avoir autour de sa table un grand nombre d’enfans. Le célibat étoit une espece de péché contre nature : aujourd’hui, ce n’est plus la même chose.

Moyse ne laissa guere aux hommes la liberté de se marier ou non. Lycurgue nota d’infamie les célibataires. Il y avoit même une solemnité particuliere à Lacédémone, où les femmes les produisoient tous nuds aux piés des autels, & leur faisoient faire à la nature une amende honorable, qu’elles accompagnoient d’une correction très-severe. Ces républicains pousserent encore les précautions plus loin, en publiant des reglemens contre ceux qui se marioient trop tard, ὀψιγαμία, & contre les maris qui n’en usoient pas bien avec leurs femmes, κακογαμία.

Dans la suite des tems, les hommes étant moins rares, on mitigea ces loix pénales. Platon tolere dans sa république le célibat jusqu’à trente-cinq ans : mais passé cet âge, il interdit seulement les célibataires des emplois, & leur marque le dernier rang dans les cérémonies publiques. Les lois Romaines qui succederent aux greques, furent aussi moins rigoureuses contre le célibat : cependant les censeurs étoient chargés d’empêcher ce genre de vie solitaire, préjudiciable à l’état, cælibes esse prohibento. Pour le rendre odieux, ils ne recevoient les célibataires ni à tester, ni à rendre témoignage ; & voici la premiere question que l’on faisoit à ceux qui se présentoient pour prêter serment : ex animi tui sententiâ, tu equum habes, tu uxorem habes ? à votre ame & conscience, avez-vous un cheval, avez-vous une femme ? mais les Romains ne se contentoient pas de les affliger dans ce monde, leurs Théologiens les menaçoient aussi de peines extraordinaires dans les enfers. Extrema omnium calamitas & impietas accidit illi qui absque filiis à vita discedit, & dæmonibus maximas dat pœnas post obitum. C’est la plus grande des impiétés, & le dernier des malheurs, de sortir du monde sans y laisser des enfans ; les démons font souffrir à ces gens-là de cruelles peines après leur mort.

Malgré toutes ces précautions temporelles & spirituelles, le célibat ne laissoit pas de faire son chemin ; les lois mêmes en sont une preuve. On ne s’avise pas d’en faire contre des desordres qui ne subsistent qu’en idée ; savoir par où & comment celui-ci commença, l’histoire n’en dit rien : il est à présumer que de simples raisons morales, & des goûts particuliers, l’emporterent sur tant de lois pénales, bursales, infamantes, & sur les inquiétudes de la conscience. Il fallut sans doute dans les commencemens des motifs plus pressans, de bonnes raisons physiques ; telles étoient celles de ces tempéramens heureux & sages, que la nature dispense de réduire en pratique la grande regle de la multiplication : il y en a eu dans tous les tems. Nos auteurs leur donnent des titres flétrissans : les Orientaux au contraire les appellent eunuques du soleil, eunuques du ciel, faits par la main de Dieu, qualités honorables, qui doivent non-seulement les consoler du malheur de leur état, mais encore les autoriser devant Dieu & devant les hommes à s’en glorifier, comme d’une grace spéciale, qui les décharge d’une bonne partie des sollicitudes de la vie, & les transporte tout d’un coup au milieu du chemin de la vertu.

Mais sans examiner sérieusement si c’est un avantage ou un desavantage, il est fort apparent que ces béats ont été les premiers à prendre le parti du célibat : ce genre de vie leur doit sans doute son origine, & peut-être sa dénomination ; car les Grecs appelloient les invalides dont il s’agit κολοϐοὶ, qui n’est pas éloigné de cælibes. En effet le célibat étoit le seul parti que les κολοϐοὶ eussent à prendre pour obéir aux ordres de la nature, pour leur repos, pour leur honneur, & dans les regles de la bonne foi : s’ils ne s’y déterminoient pas d’eux mêmes, les lois leur en imposoient la nécessité : celle de Moyse y étoit expresse. Les lois des autres nations ne leur étoient guere plus favorables : si elles leur permettoient d’avoir des femmes, il étoit aussi permis aux femmes de les abandonner.

Les hommes de cet état équivoque & rare dans les commencemens, également méprisés des deux sexes, se trouverent exposés à plusieurs mortifications, qui les réduisirent à une vie obscure & retirée : mais la nécessité leur suggéra bientôt différens moyens d’en sortir, & de se rendre recommandables : dégagés des mouvemens inquiets de l’amour étranger & de l’amour-propre, ils s’assujettirent aux volontés des autres avec un dévouement singulier ; & ils furent trouvés si commodes, que tout le monde en voulut avoir : ceux qui n’en avoient point, en firent par une opération hardie & des plus inhumaines : les peres, les maîtres, les souverains, s’arrogerent le droit de réduire leurs enfans, leurs esclaves, leurs sujets, dans cet état ambigu ; & le monde entier qui ne connoissoit dans le commencement que deux sexes, fut étonné de se trouver insensiblement partagé en trois portions à peu près égales.

A ces célibats peu volontaires il en succéda de libres, qui augmenterent considérablement le nombre des premiers. Les gens de lettres & les philosophes par goût, les athletes, les gladiateurs, les musiciens, par raison d’état, une infinité d’autres par libertinage, quelques-uns par vertu, prirent un parti que Diogene trouvoit si doux, qu’il s’étonnoit que sa ressource ne devînt pas plus à la mode. Quelques professions y étoient obligées, telles que celle de teindre en écarlate, baphiarii. L’ambition & la politique grossirent encore le corps des célibataires : ces hommes bisarres furent ménagés par les grands mêmes, avides d’avoir place dans leur testament ; & par la raison contraire, les peres de famille dont on n’espéroit rien, furent oubliés, négligés, méprisés.

Nous avons vû jusqu’à présent le célibat interdit, ensuite toléré, puis approuvé, enfin préconisé : il ne tarda pas à devenir une condition essentielle dans la plûpart de ceux qui s’attacherent au service des autels. Melchisedech fut un homme sans famille & sans généalogie. Ceux qui se destinerent au service du temple & au culte de la loi, furent dispensés du mariage. Les filles eurent la même liberté. On assûre que Moyse congédia sa femme quand il eut reçû la loi des mains de Dieu. Il ordonna aux sacrificateurs dont le tour d’officier à l’autel approcheroit, de se séquestrer de leurs femmes pendant quelques jours. Après lui les prophetes Elie, Elisée, Daniel & ses trois compagnons, vécurent dans la continence. Les Nazaréens, & la plus saine partie des Esseniens, nous sont représentés par Josephe comme une nation merveilleuse, qui avoit trouvé le secret que Metellus Numidicus ambitionnoit, de se perpétuer sans mariage, sans accouchement, & sans aucun commerce avec les femmes.

Chez les Egyptiens les prêtres d’Isis, & la plûpart de ceux qui s’attachoient au service de leurs divinités, faisoient profession de chasteté ; & pour plus de sûreté ils y étoient préparés dès leur enfance par des chirurgiens. Les Gymnosophistes, les Brachmanes, les Hiérophantes des Athéniens, une bonne partie des disciples de Pythagore, ceux de Diogene, les vrais Cyniques, & en général tous ceux & toutes celles qui se dévoüoient au service des déesses, en usoient de la même maniere. Il y avoit dans la Thrace une société considérable de religieux célibataires, appellés κτίσται ou créateurs, de la faculté de se produire sans le secours des femmes. L’obligation du célibat étoit imposée chez les Perses aux filles destinées au service du soleil. Les Athéniens ont eu une maison de vierges. Tout le monde connoît les vestales Romaines. Chez nos anciens Gaulois, neuf vierges qui passoient pour avoir reçû du ciel des lumieres & des graces extraordinaires, gardoient un oracle fameux dans une petite île nommée Sené, sur les côtes de l’Armorique. Il y a des auteurs qui prétendent même que l’île entiere n’étoit habitée que par des filles, dont quelques-unes faisoient de tems en tems des voyages sur les côtes voisines, d’où elles rapportoient de petits embryons pour conserver l’espece. Toutes n’y alloient pas : il est à présumer, dit M. Morin, que le sort en décidoit, & que celles qui avoient le malheur de tirer un billet noir, étoient forcées de descendre dans la barque fatale qui les exposoit sur le continent. Ces filles consacrées étoient en grande vénération : leur maison avoit des priviléges singuliers, entre lesquels on peut compter celui de ne pouvoir être châtiées pour un crime, sans avoir avant toute chose perdu la qualité de fille.

Le célibat a eu ses martyrs chez les payens, & leurs histoires & leurs fables sont pleines de filles qui ont généreusement préféré la mort à la perte de l’honneur. L’aventure d’Hippolite est connue, ainsi que sa résurrection par Diane, patrone des célibataires. Tous ces faits, & une infinité d’autres, étoient soûtenus par les principes de la croyance. Les Grecs regardoient la chasteté comme une grace surnaturelle ; les sacrifices n’étoient point censés complets, sans l’intervention d’une vierge : ils pouvoient bien être commencés, libare : mais ils ne pouvoient être consommés sans elles, litare. Ils avoient sur la virginité des propos magnifiques, des idées sublimes, des spéculations d’une grande beauté : mais en approfondissant la conduite secrete de tous ces célibataires, & de tous ces virtuoses du paganisme, on n’y découvre, dit M. Morin, que desordres, que forfanterie, & qu’hypocrisie. A commencer par leurs déesses, Vesta la plus ancienne étoit représentée avec un enfant ; où l’avoit-elle pris ? Minerve avoit par-devers elle Erichtonius, une aventure avec Vulcain, & des temples en qualité de mere. Diane avoit son chevalier Virbius, & son Endimion : le plaisir qu’elle prenoit à contempler celui-ci endormi, en dit beaucoup, & trop pour une vierge. Myrtilus accuse les muse de complaisances fortes pour un certain Mégalion, & leur donne à toutes des enfans qu’il nomme nom par nom. C’est peut-être pour cette raison que l’abbé Cartaud les appelle, les filles de l’opéra de Jupiter. Les dieux vierges ne valoient guere mieux que les déesses, témoins Apollon & Mercure.

Les prêtres, sans en excepter ceux de Cybele, ne passoient pas dans le monde pour des gens d’une conduite bien réguliere : on n’enterroit pas vives toutes les vestales qui péchoient. Pour l’honneur de leurs philosophes, M. Morin s’en taît, & finit ainsi l’histoire du célibat, tel qu’il étoit au berceau, dans l’enfance, entre les bras de la nature ; état bien différent du haut degré de perfection où nous le voyons aujourd’hui : changement qui n’est pas étonnant ; celui-ci est l’ouvrage de la grace & du Saint-Esprit ; celui-là n’étoit que l’avorton imparfait d’une nature déréglée, dépravée, débauchée, triste rebut du mariage & de la virginité. Voyez les Mémoires de l’Académie des Inscriptions, tome IV. page 308. Hist. critiq. du célibat. Tout ce qui précede n’est absolument que l’analyse de ce mémoire : nous en avons retranché quelques endroits longs ; mais à peine nous sommes-nous accordé la liberté de changer une seule expression dans ce que nous en avons employé : il en sera de même dans la suite de cet article : nous ne prenons rien sur nous ; nous nous contentons seulement de rapporter fidelement, non-seulement les opinions ; mais les discours même des auteurs, & de ne puiser ici que dans des sources approuvées de tous les honnêtes gens. Après avoir montré ce que l’histoire nous apprend du célibat, nous allons maintenant envisager cet état avec les yeux de la Philosophie, & exposer ce que différens écrivains ont pensé sur ce sujet.

Du célibat considéré en lui-même. 1°. Eû égard à l’espece humaine. Si un historien ou quelque voyageur nous faisoit la description d’un être pensant, parfaitement isolé, sans supérieur, sans égal, sans inférieur, à l’abri de tout ce qui pourroit émouvoir les passions, seul en un mot de son espece ; nous dirions sans hésiter que cet être singulier doit être plongé dans la mélancholie : car quelle consolation pourroit-il rencontrer dans un monde qui ne seroit pour lui qu’une vaste solitude ? Si l’on ajoûtoit que malgré les apparences il joüit de la vie, sent le bonheur d’exister, & trouve en lui-même quelque félicité ; alors nous pourrions convenir que ce n’est pas tout-à-fait un monstre, & que relativement à lui-même sa constitution n’est pas entierement absurde : mais nous n’irions jamais jusqu’à dire qu’il est bon. Cependant si l’on insistoit, & qu’on objectât qu’il est parfait dans son genre, & conséquemment que nous lui refusons à tort l’épithete de bon ; car qu’importe qu’il ait quelque chose ou qu’il n’ait rien à démêler avec d’autres ? il faudroit bien franchir le mot, & reconnoître que cet être est bon, s’il est possible toutefois qu’il soit parfait en lui-même, sans avoir aucun rapport, aucune liaison avec l’univers dans lequel il est placé.

Mais si l’on venoit à découvrir à la longue quelque système dans la nature dont l’espece d’automate en question pût être considéré comme faisant partie ; si l’on entrevoyoit dans sa structure des liens qui l’attachassent à des êtres semblables à lui ; si sa conformation indiquoit une chaîne de créatures utiles, qui ne pût s’accroître & s’éterniser que par l’emploi des facultés qu’il auroit reçûes de la nature ; il perdroit incontinent le titre de bon dont nous l’avons décoré : car comment ce titre conviendroit il à un individu, qui par son inaction & sa solitude tendroit aussi directement à la ruine de son espece ? La conservation de l’espece n’est-elle pas un des devoirs essentiels de l’individu ? & tout individu qui raisonne & qui est bien conformé, ne se rend-t-il pas coupable en manquant à ce devoir, à moins qu’il n’en ait été dispensé par quelqu’autorité supérieure à celle de la nature ? Voyez l’Essai sur le mérite & sur la vertu.

J’ajoûte, à moins qu’il n’en ait été dispensé par quelqu’autorité supérieure à celle de la nature, afin qu’il soit bien clair qu’il ne s’agit nullement ici du célibat consacré par la religion ; mais de celui que l’imprudence, la misanthropie, la légereté, le libertinage, forment tous les jours ; de celui où les deux sexes se corrompant par les sentimens naturels mêmes, ou étouffant en eux ces sentimens sans aucune nécessité, fuient une union qui doit les rendre meilleurs, pour vivre, soit dans un éloignement stérile, soit dans des unions qui les rendent toûjours pires. Nous n’ignorons pas que celui qui a donné à l’homme tous ses membres, peut le dispenser de l’usage de quelques-uns, ou même lui défendre cet usage, & témoigner que ce sacrifice lui est agréable. Nous ne nions point qu’il n’y ait une certaine pureté corporelle, dont la nature abandonnée à elle-même ne se seroit jamais avisée, mais que Dieu a jugée nécessaire pour approcher plus dignement des lieux saints qu’il habite, & vaquer d’une maniere plus spirituelle au ministere de ses autels. Si nous ne trouvons point en nous le germe de cette pureté, c’est qu’elle est, pour ainsi dire, une vertu révélée & de foi.

Du célibat considéré 2°. eu égard à la société. Le célibat que la religion n’a point sanctifié, ne peut pas être contraire à la propagation de l’espece humaine, ainsi que nous venons de le démontrer, sans être nuisible à la société. Il nuit à la société en l’appauvrissant & en la corrompant. En l’appauvrissant, s’il est vrai, comme on n’en peut guere douter, que la plus grande richesse d’un état consiste dans le nombre des sujets ; qu’il faut compter la multitude des mains entre les objets de premiere nécessité dans le commerce ; & que de nouveaux citoyens ne pouvant devenir tous soldats, par la balance de paix de l’Europe, & ne pouvant par la bonne police, croupir dans l’oisiveté, travailleroient les terres, peupleroient les manufactures, ou deviendroient navigateurs. En la corrompant, parce que c’est une regle tirée de la nature, ainsi que l’illustre auteur de l’esprit des lois l’a bien remarqué, que plus on diminue le nombre des mariages qui pourroient se faire, plus on nuit à ceux qui sont faits ; & que moins il y a de gens mariés, moins il y a de fidélité dans les mariages, comme lorsqu’il y a plus de voleurs, il y a plus de vols. Les anciens connoissoient si bien ces avantages, & mettoient un si haut prix à la faculté naturelle de se marier & d’avoir des enfans, que leurs lois avoient pourvû à ce qu’elle ne fût point ôtée. Ils regardoient cette privation comme un moyen certain de diminuer les ressources d’un peuple, & d’y accroître la débauche. Aussi quand on recevoit un legs à condition de garder le célibat, lorsqu’un patron faisoit jurer son affranchi qu’il ne se marieroit point, & qu’il n’auroit point d’enfant, la loi Pappienne annulloit chez les Romains & la condition & le serment. Ils avoient conçû que là où le célibat auroit la prééminence, il ne pouvoit guere y avoir d’honneur pour l’état du mariage ; & conséquemment parmi leurs lois, on n’en rencontre aucune qui contienne une abrogation expresse des priviléges & des honneurs qu’ils avoient accordés aux mariages & au nombre des enfans.

Du célibat considéré 3°. eû égard à la société chrétienne. Le culte des dieux demandant une attention continuelle & une pureté de corps & d’ame singuliere, la plûpart des peuples ont été portés à faire du clergé un corps séparé ; ainsi chez les Egyptiens, les Juifs & les Perses, il y eut des familles consacrées au service de la divinité & des temples. Mais on ne pensa pas seulement à éloigner les ecclésiastiques des affaires & du commerce des mondains ; il y eut des religions où l’on prit encore le parti de leur ôter l’embarras d’une famille. On prétend que tel a été particulierement l’esprit du Christianisme, même dans son origine. Nous allons donner une exposition abregée de sa discipline, afin que le lecteur en puisse juger par lui-même.

Il faut avoüer que la loi du célibat pour les évêques, les prêtres, & les diacres, est aussi ancienne que l’Eglise. Cependant il n’y a point de loi divine écrite qui défende d’ordonner prêtres des personnes mariées, ni aux prêtres de se marier. Jesus-Christ n’en a fait aucun précepte ; ce que S. Paul dit dans ses épîtres à Timothée & à Tite sur la continence des évêques & des diacres, tend seulement à défendre à l’évêque d’avoir plusieurs femmes en même tems ou successivement ; oportet episcopum esse unius uxoris virum. La pratique même des premiers siecles de l’Eglise y est formelle : on ne faisoit nulle difficulté d’ordonner prêtres & évêques des hommes mariés ; il étoit seulement défendu de se marier après la promotion aux ordres, ou de passer à d’autres nôces, après la mort d’une premiere femme. Il y avoit une exception particuliere pour les veuves. On ne peut nier que l’esprit & le vœu de l’Eglise n’ayent été que ses principaux ministres vécussent dans une grande continence, & qu’elle a toûjours travaillé à en établir la loi ; cependant l’usage d’ordonner prêtres des personnes mariées a subsisté & subsiste encore dans l’Eglise Greque, & n’a jamais été positivement improuvé par l’Eglise Latine.

Quelques-uns croyent que le troisieme canon du premier concile de Nicée, impose aux clercs majeurs, c’est-à-dire, aux évêques, aux prêtres, & aux diacres, l’obligation du célibat. Mais le P. Alexandre prouve dans une dissertation particuliere, que le concile n’a point prétendu interdire aux clercs le commerce avec les femmes qu’ils avoient épousées avant leur ordination ; qu’il ne s’agit dans le canon objecté que des femmes nommées subintroductæ & agapetæ, & non des femmes légitimes ; & que ce n’est pas seulement aux clercs majeurs, mais aussi aux clercs inférieurs que le concile interdit la cohabitation avec les agapetes : d’où ce savant Théologien conclut que c’est le concubinage qu’il leur défend, & non l’usage du mariage légitimement contracté avant l’ordination. Il tire même avantage de l’histoire de Paphenuce si connue, & que d’autres auteurs ne paroissent avoir rejettée comme une fable, que parce qu’elle n’est aucunement favorable au célibat du clergé.

Le concile de Nicée n’a donc, selon toute apparence, parlé que des mariages contractés depuis l’ordination, & du concubinage : mais le neuvieme canon du concile d’Ancyre permet expressément à ceux qu’on ordonneroit diacres, & qui ne seroient pas mariés, de contracter mariage dans la suite ; pourvû qu’ils eussent protesté dans le tems de l’ordination, contre l’obligation du célibat. Il est vrai que cette indulgence ne fut étendue ni aux évêques ni aux prêtres, & que le concile de Neocæsarée tenu peu de tems après celui d’Ancyre, prononce formellement : presbyterum, si uxorem acceperit, ab ordine deponendum, quoique le mariage ne fût pas nul, selon la remarque du P. Thomassin. Le concile in Trullo tenu l’an 692, confirma dans son xiii. canon l’usage de l’Eglise Greque, & l’Eglise Latine n’exigea point au concile de Florence qu’elle y renonçât. Cependant il ne faut pas celer que plusieurs des prêtres Grecs sont moines, & gardent le célibat ; & que l’on oblige ordinairement les patriarches & les évêques de faire profession de la vie monastique, avant que d’être ordonnés. Il est encore à propos de dire qu’en Occident le célibat fut prescrit aux clercs par les decrets des papes Sirice & Innocent ; que celui du premier est de l’an 385 ; que S. Léon étendit cette loi aux soûdiacres ; que S. Gregoire l’avoit imposée aux diacres de Sicile ; & qu’elle fut confirmée par les conciles d’Elvire sur la fin du iiie siecle, canon xxxiii. de Tolede, en l’an 400 ; de Carthage, en 419, canon iii. & iv. d’Orange, en 441, canon xxii. & xxiii. d’Arles, en 452 ; de Touis, en 461 ; d’Agde, en 506 ; d’Orléans, en 538 ; par les capitulaires de nos rois, & divers conciles tenus en Occident ; mais principalement par le concile de Trente ; quoique sur les représentations de l’Empereur, du duc de Baviere, des Allemands, & même du roi de France, on n’ait pas laissé d’y proposer le mariage des prêtres, & de le solliciter auprès du pape, après la tenue du concile. Leur célibat avoit eu long-tems auparavant des adversaires : Vigilance & Jovien s’étoient élevés contre sous S. Jérôme : Wiclef, les Hussites, les Bohémiens, Luther, Calvin, & les Anglicans, en ont secoüé le joug ; & dans le tems de nos guerres de religion, le cardinal de Chatillon, Spifame, évêque de Nevers, & quelques ecclésiastiques du second ordre, oserent se marier publiquement ; mais ces exemples n’eurent point de suite.

Lorsque l’obligation du célibat fut générale dans l’Eglise catholique, ceux d’entre les ecclésiastiques qui la violerent, furent d’abord interdits pour la vie des fonctions de leur ordre, & mis au rang des laïques. Justinien, leg. 45. cod. de episcop. & cler. voulut ensuite que leurs enfans fussent illégitimes, & incapables de succéder & de recevoir des legs : enfin il fut ordonné que ces mariages seroient cassés, & les parties mises en pénitence ; d’où l’on voit comment l’infraction est devenue plus grave, à mesure que la loi s’est invétérée. Dans le commencement s’il arrivoit qu’un prêtre se mariât, il étoit déposé, & le mariage subsistoit ; à la longue, les ordres furent considérés comme un empéchement dirimant au mariage : aujourd’hui un clerc simple tonsuré qui se marie, ne joüit plus des priviléges des ecclésiastiques, pour la jurisdiction & l’exemption des charges publiques. Il est censé avoir renoncé par le mariage à la cléricature & à ses droits. Fleury, Inst. au Droit ecclés. tom. I. Anc. & nouv. discipline de l’Eglise du P. Thomassin.

Il s’ensuit de cet historique, dit feu M. l’abbé de S. Pierre, pour parler non en controversiste, mais en simple politique chrétien, & en simple citoyen d’une société chrétienne, que le célibat des prêtres n’est qu’un point de discipline ; qu’il n’est point essentiel à la religion chrétienne ; qu’il n’a jamais été regardé comme un des fondemens du schisme que nous avons avec les Grecs & les Protestans ; qu’il a été libre dans l’Eglise Latine : que l’Eglise ayant le pouvoir de changer tous les points de discipline d’institution humaine ; si les états de l’Eglise catholique recevoient de grands avantages de rentrer dans cette ancienne liberté, sans en recevoir aucun dommage effectif, il seroit à souhaiter que cela fût ; & que la question de ces avantages est moins théologique que politique, & regarde plus les souverains que l’Eglise, qui n’aura plus qu’à prononcer.

Mais y a-t-il des avantages à restituer les ecclésiastiques dans l’ancienne liberté du mariage ? C’est un fait dont le Czar fut tellement frappé, lorsqu’il parcourut la France incognito, qu’il ne concevoit pas que dans un état où il rencontroit de si bonnes lois & de si sages établissemens, on y eût laissé subsister depuis tant de siecles une pratique, qui d’un côté n’importoit en rien à la religion, & qui de l’autre préjudicioit si fort à la société chrétienne. Nous ne déciderons point si l’étonnement du Czar étoit bien fondé ; mais il n’est pas inutile d’analyser le mémoire de M. l’abbé de S. Pierre, & c’est ce que nous allons faire.

Avantages du mariage des prêtres. 1°. Si quarante mille curés avoient en France quatre-vingt mille enfans, ces enfans étant sans contredit mieux élevés, l’état y gagneroit des sujets & d’honnêtes gens, & l’église des fideles. 2°. Les ecclésiastiques étant par leur état meilleurs maris que les autres hommes, il y auroit quarante mille femmes plus heureuses & plus vertueuses. 3°. Il n’y a guere d’hommes pour qui le célibat ne soit difficile à observer ; d’où il peut arriver que l’église souffre un grand scandale par un prêtre qui manque à la continence, tandis qu’il ne revient aucune utilité aux autres Chrétiens de celui qui vit continent. 4°. Un prêtre ne mériteroit guere moins devant Dieu en supportant les défauts de sa femme & de ses enfans, qu’en résistant aux tentations de la chair. 5°. Les embarras du mariage sont utiles à celui qui les supporte ; & les difficultés du célibat ne le sont à personne. 6°. Le curé pere de famille vertueux, seroit utile à plus de monde que celui qui pratique le célibat. 7°. Quelques ecclésiastiques pour qui l’observation du célibat est très-pénible, ne croiroient pas avoir satisfait à tout, quand ils n’ont rien à se reprocher de ce côté. 8°. Cent mille prêtres mariés formeroient cent mille familles ; ce qui donneroit plus de dix mille habitans de plus par an ; quand on n’en compteroit que cinq mille, ce calcul produiroit encore un million de François en deux cens ans. D’où il s’ensuit que sans le célibat des prêtres, on auroit aujourd’hui quatre millions de Catholiques de plus, à prendre seulement depuis François I. ce qui formeroit une somme considérable d’argent ; s’il est vrai, ainsi qu’un Anglois l’a supputé, qu’un homme vaut à l’état plus de neuf livres sterling. 9°. Les maisons nobles trouveroient dans les familles des évêques, des rejettons qui prolongeroient leur durée, &c. Voyez les ouvrages politiq. de M. l’abbé de S. Pierre, tome II. p. 146.

Moyens de rendre aux ecclésiastiques la liberté du mariage. Il faudroit 1°. former une compagnie qui méditât sur les obstacles & qui travaillât à les lever. 2°. Négotier avec les princes de la communion Romaine, & former avec eux une confédération. 3°. Négotier avec la cour de Rome ; car M. l’abbé de S. Pierre prétend qu’il vaut mieux user de l’intervention du pape, que de l’autorité d’un concile national ; quoique, selon lui, le concile national abrégeât sans doute les procédures, & que selon bien des Théologiens, ce tribunal fût suffisant pour une affaire de cette nature. Voici maintenant les objections que M. l’abbé de S. Pierre se propose lui-même contre son projet, avec les réponses qu’il y fait.

Premiere objection. Les évêques d’Italie pourroient donc être mariés, comme S. Ambroise ; & les cardinaux & le pape, comme S. Pierre.

Réponse. Assûrément : M. l’abbé de S. Pierre ne voit ni mal à suivre ces exemples, ni inconvénient à ce que le pape & les cardinaux ayent d’honnêtes femmes, des enfans vertueux, & une famille bien reglée.

Seconde objection. Le peuple a une vénération d’habitude pour ceux qui gardent le célibat, & qu’il est à propos qu’il conserve.

Réponse. Ceux d’entre les pasteurs Hollandois & Anglois qui sont vertueux, n’en sont pas moins respectés du peuple, pour être mariés.

Troisieme objection. Les prêtres ont dans le célibat plus de tems à donner aux fonctions de leur état, qu’ils n’en auroient sous le mariage.

Réponse. Les ministres Protestans trouvent fort bien le tems d’avoir des enfans, de les élever, de gouverner leur famille, & de veiller sur leur paroisse. Ce seroit offenser nos ecclésiastiques, que de n’en pas présumer autant d’eux.

Quatrieme objection. De jeunes curés de trente ans auront cinq à six enfans ; quelquefois peu d’acquit pour leur état, peu de fortune, & par conséquent beaucoup d’embarras.

Réponse. Celui qui se présente aux ordres, est reconnu pour homme sage & habile ; il est obligé d’avoir un patrimoine ; il aura son bénéfice ; la dot de sa femme peut être honnête. Il est d’expérience que ceux d’entre les curés qui retirent des parens pauvres, n’en sont pas pour cela plus à charge à l’Eglise ou à leur paroisse. D’ailleurs quelle nécessité qu’une partie des ecclésiastiques vive dans l’opulence, tandis que l’autre languit dans la misere ? Ne seroit-il pas possible d’imaginer une meilleure distribution des revenus ecclésiastiques ?

Cinquieme objection. Le concile de Trente regarde le célibat comme un état plus parfait que le mariage.

Réponse. Il y a des équivoques à éviter dans les mots d’état, de parfait, d’obligation : pourquoi vouloir qu’un prêtre soit plus parfait que S. Pierre ? l’objection prouve trop, & par conséquent ne prouve rien. Ma these, dit M. l’abbé de S. Pierre, est purement politique, & consiste en trois propositions : 1°. Le célibat est de pure discipline ecclésiastique que l’Eglise peut changer ; 2°. il seroit avantageux aux états Catholiques Romains que cette discipline fût changée ; 3°. en attendant un concile national ou général, il est convenable que la cour de Rome reçoive pour l’expédition de la dispense du célibat, une somme marquée payable par ceux qui la demanderont.

Tel est le système de M. l’abbé de S. Pierre que nous exposons, parce que le plan de notre ouvrage l’exige, & dont nous abandonnons le jugement à ceux à qui il appartient de juger de ces objets importans. Mais nous ne pouvons nous dispenser de remarquer en passant que ce philosophe citoyen ne s’est proposé que dans une édition de Hollande faite sur une mauvaise copie, une objection qui se présente très-naturellement, & qui n’est pas une des moins importantes : c’est l’inconvénient des bénéfices rendus héréditaires ; inconvénient qui ne se fait déjà que trop sentir, & qui deviendroit bien plus général. Quoi donc faudra-t-il anéantir toute résignation & coadjutorerie, & renvoyer aux supérieurs la collation de tous les bénéfices ? Cela ne seroit peut-être pas plus mal, & un évêque qui connoît son diocese & les bons sujets, est bien autant en état de nommer à une place vacante, qu’un ecclésiastique moribond, obsédé par une foule de parens ou d’amis intéressés : combien de simonies & de procès scandaleux prévenus !

Il nous resteroit pour compléter cet article, à parler du célibat monastique : mais nous nous contenterons d’observer avec le célebre M. Melon, 1°. qu’il y auroit un avantage infini pour la société & pour les particuliers, que le prince usât strictement du pouvoir qu’il a de faire observer la loi qui défendroit l’état monastique avant l’âge de vingt-cinq ans ; ou, pour me servir de l’idée & de l’expression de M. Melon, qui ne permettroit pas d’aliéner sa liberté avant l’âge où l’on peut aliéner son bien. Voyez le reste aux articles Mariage, Moine, Virginité, Vœux, &c. 2°. Nous ajoûterons avec un auteur moderne, qu’on ne peut ni trop lire, ni trop loüer, que le célibat pourroit devenir nuisible à proportion que le corps des célibataires seroit trop étendu, & que par conséquent celui des laïques ne le seroit pas assez. 3°. Que les lois humaines faites pour parler à l’esprit, doivent donner des préceptes & point de conseils ; & que la religion faite pour parler au cœur, doit donner beaucoup de conseils, & peu de préceptes : que quand, par exemple, elle donne des regles, non pour le bien, mais pour le meilleur ; non pour ce qui est bon, mais pour ce qui est parfait ; il est convenable que ce soient des conseils, & non pas des lois ; car la perfection ne regarde pas l’universalité des hommes ni des choses : que de plus, si ce sont des lois, il en faudra une infinité d’autres pour faire observer les premieres : que l’expérience a confirmé ces principes ; que quand le célibat qui n’étoit qu’un conseil dans le Christianisme, y devint une loi expresse pour un certain ordre de citoyens, il en fallut chaque jour de nouvelles pour réduire les hommes à l’observation de celles-ci ; & conséquemment, que le législateur se fatigua & fatigua la société, pour faire exécuter aux hommes par précepte, ce que ceux qui aiment la perfection auroient exécuté d’eux-mêmes comme conseil. 4°. Que par la nature de l’entendement humain, nous aimons en fait de religion tout ce qui suppose un effort, comme en matiere de morale nous aimons spéculativement tout ce qui porte le caractere de sévérité ; & qu’ainsi le célibat a dû être, comme il est arrivé, plus agréable aux peuples à qui il sembloit convenir le moins, & pour qui il pouvoit avoir de plus fâcheuses suites ; être retenu dans les contrées méridionales de l’Europe, où par la nature du climat, il étoit plus difficile à observer ; être proscrit dans les pays du Nord, où les passions sont moins vives ; être admis où il y a peu d’habitans, & être rejetté dans les endroits où il y en a beaucoup.

Ces observations sont si belles & si vraies, qu’elles ne peuvent se répéter en trop d’endroits. Je les ai tirées de l’excellent ouvrage de M. le président de M… ; ce qui précéde est ou de M. Fleury, ou du pere Alexandre, ou du pere Thomassin ; ajoûtez à cela ce que les Mémoires de l’académie des Inscriptions & les ouvrages politiques de M. l’abbé de S. Pierre & de M. Melon m’ont fourni, & à peine me restera-t-il de cet article que quelques phrases, encore sont-elles tirées d’un ouvrage dont on peut voir l’éloge dans le Journal de Trevoux, an. 1746. Fév. Malgré ces autorités, je ne serois pas étonné qu’il trouvât des critiques & des contradicteurs : mais il pourroit arriver aussi que, de même qu’au concile de Trente, ce furent, à ce qu’on dit, les jeunes ecclésiastiques qui rejetterent le plus opiniâtrément la proposition du mariage des prêtres, ce soient ceux d’entre les célibataires qui ont le plus besoin de femmes, & qui ont le moins lû les auteurs que je viens de citer, qui en blâmeront le plus hautement les principes.