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L’Encyclopédie/1re édition/CARDAN

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Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 2p. 675-676).
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CARDAN (Philosophie de). Jérome Cardan, Milanois, naquit le premier Octobre 1508 ; il fut professeur en Medecine dans presque toutes les Académies d’Italie. En 1570 il fut mis en prison ; & en étant sorti il alla à Rome, où le pape lui donna une pension. On remarqua une étrange inégalité dans ses mœurs, & sa vie a été remplie de différentes aventures qu’il a écrites lui-même avec une simplicité ou une liberté qui n’est guere en usage parmi les gens de lettres. En effet il paroît n’avoir composé l’histoire de sa vie, que pour instruire le public qu’on peut être fou & avoir beaucoup de génie. Il avoue également ses bonnes & ses mauvaises qualités. Il semble avoir tout sacrifié au desir d’être sincere ; & cette sincérité déplacée va toûjours à ternir sa réputation. Quoiqu’un auteur ne se trompe guere quand il parle de ses mœurs & de ses sentimens, on est cependant assez disposé à contredire Cardan, & à lui refuser toute créance, tant il semble difficile que la nature ait pû former un caractere aussi capricieux & aussi inégal que le sien. Il se félicitoit de n’avoir aucun ami sur la terre, mais en revanche d’avoir un esprit aérien mi-parti de Saturne & de Mercure, qui le conduisoit sans relâche, & l’avertissoit de tous ses devoirs. Il nous apprend encore qu’il étoit si inégal dans son marcher, qu’on le prenoit sans doute pour un fou. Quelquefois il marchoit fort lentement, & en homme qui étoit dans une profonde méditation ; & puis tout d’un coup il doubloit le pas avec des postures bisarres. Il se plaisoit dans Bologne à se promener sur un chariot à trois roues. Enfin on ne sauroit mieux représenter la singularité de ce Philosophe que par ces vers d’Horace, que Cardan avoue lui convenir très-bien.

Nil æquale homini fuit illi : sæpe velut qui
Currebat fugiens hostem, persæpe velut qui
Junonis sacra ferret : habebat sæpe ducentos,
Sæpe decem servos
,
&c.

Quand la nature ne lui faisoit pas sentir quelque douleur, il se procuroit lui-même ce sentiment desagréable, en se mordant les levres, & en se tiraillant les doigts jusqu’à ce qu’il en pleurât. Il n’en usoit ainsi, disoit-il, que pour tempérer des saillies ou des impétuosités d’esprit si violentes, qu’elles lui étoient plus insupportables que la douleur même, & pour mieux goûter ensuite le plaisir de la santé. Enfin Cardan assûre qu’il étoit vindicatif, envieux, traître, sorcier, médisant, calomniateur, abandonné aux plus sales & plus exécrables excès que l’on puisse imaginer. D’un autre côté, il n’y a jamais eu personne qui ait eû si bonne opinion de soi-même, & qui se soit tant loüé que Cardan. Voici quelques-uns des éloges qu’il se donne. « Nous avons été admirés de plusieurs peuples. On a écrit une infinité de choses à ma loüange, tant en vers qu’en prose. Je suis né pour délivrer le monde d’une infinité d’erreurs. Ce que j’ai inventé n’a pû être trouvé par aucun de mes contemporains, ni par ceux qui ont vécu avant moi ; c’est pourquoi ceux qui écrivent quelque chose digne d’être dans la mémoire des hommes, n’ont pas honte d’avoüer qu’ils le tiennent de moi. J’ai fait un livre de dialectique où il n’y a pas une lettre de superflue, & où il n’en manque aucune. Je l’ai achevé dans sept jours, ce qui semble un prodige. A peine se trouvera-t-il quelqu’un qui puisse se vanter de l’avoir bien entendu dans un an ; & celui qui l’aura compris semblera avoir été instruit par un démon familier. Natura mea in extremitate humanæ substantiæ conditionisque, & in confinio immortalium posita ».

Si l’on considere dans Cardan les qualités d’esprit, on ne sauroit nier qu’il ne fût orné de toutes sortes de connoissances, & qu’il n’eût fait plus de progrès dans la Philosophie, dans la Medecine, dans l’Astronomie, dans les Mathématiques, &c. que la plûpart de ceux mêmes qui de son tems ne s’étoient appliqués qu’à une seule de ces sciences. Scaliger, qui a écrit contre Cardan avec beaucoup de chaleur, avoue qu’il avoit un esprit très-profond, très-heureux, & même incomparable ; de sorte qu’on ne peut s’empêcher de convenir que son ame ne fût d’une trempe singuliere. Voyez Algebre.

Quelques-uns l’ont accusé d’impiété, & même d’athéisme : en effet, dans son livre de Subtilitate, il rapporte quelques dogmes de diverses religions, avec les argumens dont on les appuie ; il propose les raisons des Payens, des Juifs, des Mahométans, & des Chrétiens ; mais celles des Chrétiens sont toûjours les moins fortes : cependant en lisant le livre que Cardan a composé de Vitâ propriâ, on y trouve plus le caractere d’un homme superstitieux, que celui d’un esprit fort. Il est vrai qu’il avoue qu’il n’étoit guere dévot, parum pius ; mais il assûre aussi qu’encore que naturellement il fût très-vindicatif, il négligeoit de se vanger quand l’occasion s’en présentoit ; il le négligeoit, dis-je, par respect pour Dieu, Dei ob venerationem. Il n’y a point de priere, dit-il, qui vaille le culte que l’on rend à Dieu, en obéissant à sa loi contre le plus fort penchant de la nature. Il se vante d’avoir refusé d’Edouard, roi d’Angleterre, une somme considérable que ce prince lui offroit, à condition qu’il lui donneroit les titres que le pape lui avoit ôtés. Enfin on ne peut rien voir de plus solide ni de plus sage que les réflexions qu’il fait dans son chapitre xxij. où il expose sa religion. La raison de son goût pour la solitude sent-elle l’impie ? Quand je suis seul, disoit-il, je suis plus qu’en tout autre tems avec ceux que j’aime, Dieu & mon bon ange.

Cardan avoit un esprit vaste & déréglé, plus hardi que judicieux, plus amoureux de l’abondance que du choix. La même bisarrerie qu’il avoit dans sa conduite paroît dans la composition de ses ouvrages. Nous avons de cet auteur une multitude d’écrits, où l’obscurité & les digressions arrêtent le lecteur à chaque pas. On trouve dans son arithmétique plusieurs discours sur le mouvement des planetes, sur la création, sur la tour de Babel. Il y a dans sa dialectique un jugement sur les historiens, & sur ceux qui ont composé des lettres. Il avoue qu’il faisoit des digressions afin de remplir plûtôt la feuille ; car son marché avec le libraire étoit à tant par feuille ; & il ne travailloit pas moins pour avoir du pain que pour acquérir de la gloire. C’est lui qui a réveillé dans ces derniers siecles toute cette philosophie secrete de la cabale & des cabalistes, qui remplissoit le monde d’esprits, auxquels Cardan prétendoit qu’on pouvoit devenir semblable, en se purifiant par la Philosophie. Voyez Cabale.

Cardan avoit pris cette belle devise, tempus mea possessio, tempus ager meus ; le tems est ma richesse, c’est le champ que je cultive. Voyez Bayle, d’où l’on a tiré quelques traits de la vie de ce philosophe. (C)