L’Encyclopédie/1re édition/GRAIN
* GRAIN, (Gramm.) il s’est dit d’abord des petits corps ou fruits que les arbres & les plantes produisent ; qui leur servent de semences, ou qui les contiennent. Ainsi on dit un grain de raisin, un grain de blé, d’orge, d’avoine, de seigle. On a étendu cette dénomination à d’autres petits corps, à des fragmens, à des configurations ; & on a dit un grain d’or pour une petite portion d’or : la molécule differe du grain, en ce qu’elle est plus petite ; il faut plusieurs molécules réunies pour faire un grain. On a dit le grain de l’acier, pour ces inégalités qui offrent à la fracture d’un morceau d’acier l’image d’une crystallisation réguliere, sur-tout si le refroidissement n’a pas été subit ; car le refroidissement précipité gâte cette apparence, de même que l’évaporation hâtée altere la régularité des crystaux : un grain de chapelet, pour un petit corps rond de verre, d’ivoire, de bois, ou d’autre matiere, percé de part en part d’un trou qui sert à l’enfiler avec un certain nombre d’autres, à l’aide desquels celui qui s’en sert sait le compte exact des pater & des ave qu’il récite : les grains, pour la collection générale des fromentacés qui servent à la nourriture de l’homme & des animaux ; les gros grains sont ceux qui servent à la nourriture de l’homme ; les menus, ceux qui servent à la nourriture des animaux : un grain de métal, pour un petit globule rond de métal qu’on obtient dans la réduction d’une petite portion de mine ou de chaux métallique, & qu’on trouve à la pointe d’une des matieres qui ont servi de flux ou de fondant : un grain de vérole, pour une pustule considérée séparément ; il se dit & de la pustule & de la tache qu’elle laisse communément. Grain a encore d’autres acceptions ; c’est un poids, une monnoie, &c. Voyez les articles suivans, mais sur-tout l’article Grains (Economie politiq.), où ce terme est considéré selon son objet le plus important.
Grains, (Economie polit.) Les principaux objets du Commerce en France, sont les grains, les vins & eaux de-vie, le sel, les chanvres & les lins, les laines, & les autres produits que fournissent les bestiaux : les manufactures des toiles & des étoffes communes peuvent augmenter beaucoup la valeur des chanvres, des lins, & des laines, & procurer la subsistance à beaucoup d’hommes qui seroient occupés à des travaux si avantageux. Mais on apperçoit aujourd’hui que la production & le commerce de la plûpart de ces denrées sont presque anéantis en France. Depuis long-tems les manufactures de luxe ont séduit la nation ; nous n’avons ni la soie ni les laines convenables pour fabriquer les belles étoffes & les draps fins ; nous nous sommes livrés à une industrie qui nous étoit étrangere ; & on y a employé une multitude d’hommes, dans le tems que le royaume se dépeuploit & que les campagnes devenoient desertes. On a fait baisser le prix de nos blés, afin que la fabrication & la main-d’œuvre fussent moins cheres que chez l’étranger : les hommes & les richesses se sont accumulés dans les villes ; l’Agriculture, la plus féconde & la plus noble partie de notre commerce, la source des revenus du royaume, n’a pas été envisagée comme le fond primitif de nos richesses ; elle n’a paru intéresser que le fermier & le paysan : on a borné leurs travaux à la subsistance de la nation, qui par l’achat des denrées paye les dépenses de la culture ; & on a crû que c’étoit un commerce ou un trafic établi sur l’industrie, qui devoit apporter l’or & l’argent dans le royaume. On a défendu de planter des vignes ; on a recommandé la culture des mûriers ; on a arrêté le débit des productions de l’Agriculture & diminué le revenu des terres, pour favoriser des manufactures préjudiciables à notre propre commerce.
La France peut produire abondamment toutes les matieres de premier besoin ; elle ne peut acheter de l’étranger que des marchandises de luxe : le trafic mutuel entre les nations est nécessaire pour entretenir le Commerce. Mais nous nous sommes principalement attachés à la fabrication & au commerce des denrées que nous pouvions tirer de l’étranger ; & par un commerce de concurrence trop recherché, nous avons voulu nuire à nos voisins, & les priver du profit qu’ils retireroient de nous par la vente de leurs marchandises.
Par cette politique nous avons éteint entre eux & nous un commerce réciproque qui étoit pleinement à notre avantage ; ils ont interdit chez eux l’entrée de nos denrées, & nous achetons d’eux par contrebande & fort cher les matieres que nous employons dans nos manufactures. Pour gagner quelques millions à fabriquer & à vendre de belles étoffes, nous avons perdu des milliards sur le produit de nos terres ; & la nation parée de tissus d’or & d’argent, a crû joüir d’un commerce florissant.
Ces manufactures nous ont plongés dans un luxe desordonné qui s’est un peu étendu parmi les autres nations, & qui a excité leur émulation : nous les avons peut-être surpassées par notre industrie ; mais cet avantage a été principalement soûtenu par notre propre consommation.
La consommation qui se fait par les sujets est la source des revenus du souverain ; & la vente du superflu à l’étranger augmente les richesses des sujets. La prospérité de l’état dépend du concours de ces deux avantages : mais la consommation entretenue par le luxe est trop bornée ; elle ne peut se soûtenir que par l’opulence ; les hommes peu favorisés de la fortune ne peuvent s’y livrer qu’à leur préjudice & au desavantage de l’état.
Le ministere plus éclairé sait que la consommation qui peut procurer de grands revenus au souverain, & qui fait le bonheur de ses sujets, est cette consommation générale qui satisfait aux besoins de la vie. Il n’y a que l’indigence qui puisse nous réduire à boire de l’eau, à manger de mauvais pain, & à nous couvrir de haillons ; tous les hommes tendent par leurs travaux à se procurer de bons alimens & de bons vêtemens : on ne peut trop favoriser leurs efforts ; car ce sont les revenus du royaume, les gains & les dépenses du peuple qui font la richesse du souverain.
Le détail dans lequel nous allons entrer sur les revenus que peuvent procurer d’abondantes récoltes de grains, & sur la liberté dans le commerce de cette denrée, prouvera suffisamment combien la production des matieres de premier besoin, leur débit & leur consommation intéressent tous les différens états du royaume, & fera juger de ce que l’on doit aujourd’hui attendre des vûes du gouvernement sur le rétablissement de l’Agriculture.
Nous avons déjà examiné l’état de l’Agriculture en France, les deux sortes de culture qui y sont en usage, la grande culture ou celle qui se fait avec les chevaux, & la petite culture ou celle qui se fait avec les bœufs, la différence des produits que donnent ces deux sortes de culture, les causes de la dégradation de notre agriculture, & les moyens de la rétablir. Voyez Fermiers, (Economie politiq.)
Nous avons vû que l’on cultive environ 36 millions d’arpens de terre, & que nos récoltes nous donnent, année commune, à-peu-près 45 millions de septiers de blé ; savoir 11 millions produits par la grande culture, & 34 millions par la petite culture[1]. Nous allons examiner le revenu que 45 millions de septiers de blé peuvent procurer au Roi, conformément aux deux sortes de culture qui les produisent : nous examinerons aussi ce qu’on en retire pour la dixme, pour le loyer des terres, & pour le gain du cultivateur ; nous comparerons ensuite ces revenus avec ceux que produiroit le rétablissement parfait de notre agriculture, l’exportation étant permise ; car sans cette condition, nos récoltes qui ne sont destinées qu’à la consommation du royaume, ne peuvent pas augmenter, parce que si elles étoient plus abondantes, elles feroient tomber le blé en non-valeur ; les cultivateurs ne pourroient pas en soûtenir la culture, les terres ne produiroient rien au Roi ni aux propriétaires. Il faudroit donc éviter l’abondance du blé dans un royaume où l’on n’en devroit recueillir que pour la subsistance de la nation. Mais dans ce cas, les disettes sont inévitables, parce que quand la récolte donne du blé pour trois ou quatre mois de plus que la consommation de l’année, il est à si bas prix que ce superflu ruine le laboureur, & néanmoins il ne suffit pas pour la consommation de l’année suivante, s’il survient une mauvaise récolte : ainsi il n’y a que la facilité du débit à bon prix, qui puisse maintenir l’abondance & le profit.
Etat de la grande culture des grains. La grande culture est actuellement bornée environ à six millions d’arpens de terre, qui comprennent principalement les provinces de Normandie, de la Beauce, de l’Isle-de-France, de la Picardie, de la Flandre françoise, du Hainault, & peu d’autres. Un arpent de bonne terre bien traité par la grande culture, peut produire 8 septiers & davantage, mesure de Paris, qui est 240 livres pesant ; mais toutes les terres traitées par cette culture, ne sont pas également fertiles ; car cette culture est plûtôt pratiquée par un reste d’usage conservé dans certaines provinces, qu’à raison de la qualité des terres. D’ailleurs une grande partie de ces terres est tenue par de pauvres fermiers hors d’état de les bien cultiver : c’est pourquoi nous n’avons évalué du fort au foible le produit de chaque arpent de terre qu’à cinq septiers, semence prélevée. Nous fixons l’arpent à 100 perches, & la perche à 22 piés[2].
Les six millions d’arpens de terre traités par cette culture entretiennent tous les ans une sole de deux millions d’arpens ensemencés en blé ; une sole de deux millions d’arpens ensemencés en avoine & autres grains de Mars ; & une sole de deux millions d’arpens qui sont en jacheres, & que l’on prépare à apporter du blé l’année suivante.
Pour déterminer avec plus d’exactitude le prix commun du blé dans l’état actuel de la grande culture en France, lorsque l’exportation est défendue, il faut faire attention aux variations des produits des récoltes & des prix du blé, selon que les années sont plus ou moins favorables à nos moissons.
ANNÉES | Septiers | Prix | Total | Frais | Reste | |||||||
par arpent. | du septier. | par arpent. | par arpent. | par arpent. | ||||||||
Abondante | 7 liv. | 10 liv. | 70 liv. | 60 liv.[3] | 10 liv. | |||||||
Bonne | 6 | 12 | 72 | 12 | ||||||||
Moyenne | 5 | 15 | 75 | 15 | ||||||||
Foible | 4 | 20 | 80 | 20 | ||||||||
Mauvaise | 3[4] | 30 | 90 | 30 | ||||||||
——— | ——— | ——— | ——— | |||||||||
Total pour les cinq années[5] | 25 | 87 | 387 | 87 |
Les 87 liv. total des cinq années, frais déduits, divisées en cinq années, donnent par arpent 17 liv. 8 s. de produit net.
Ajoûtez à ces | 17 liv. 8 s. |
Les frais montant à | 60 |
Cela donnera par chaque arpent au total | 77 liv. 8 s. |
Les cinq années donnent 25 septiers, ce qui fait cinq septiers année commune. Ainsi pour savoir le prix commun de chaque septier, il faut diviser le total ci-dessus par 5, ce qui établira le prix commun de chaque septier de blé à 15 liv. 9 s.
Chaque arpent produit encore la dixme, qui d’abord a été prélevée sur la totalité de la récolte, & qui n’est point entrée dans ce calcul. Elle est ordinairement le treizieme en-dedans de toute la récolte ou le douzieme en-dehors. Ainsi, pour avoir le produit en entier de chaque arpent, il faut ajoûter à 77 liv. 8 s. le produit de la dixme, qui se prend sur le total de la récolte, semence comprise. La semence évaluée en argent est 10 liv. 6 s. qui avec 77 liv. 8 s. font 87 liv. 14 s. dont pris en-dehors pour la dixme, est 7 livres. Ainsi avec la dixme le produit total, semence déduite, est 84 liv. 16 s.
Ces 84 liv. 16 s. se partagent ainsi :
Pour la dixme | 7 liv. | 84 liv. 8 s. | |
Pour les frais | 60 | ||
Pour le produit net | 17 liv. 8 s. |
La culture de chaque arpent qui produit la récolte en blé, est de deux années. Ainsi le fermier paye deux années de fermage sur les 17 liv. 8 s. du produit net de cette récolte ; il doit aussi payer la taille sur cette même somme, & y trouver un gain pour subsister.
Elle doit donc être distribuée à-peu-près ainsi :
Pour le propriétaire | ou | 10 | 7 | 7 | 17 | 8 | ||
Pour la taille | ou | 3 | 9 | 6 | ||||
Pour le fermier | ou | 3 | 9 | 6[6] |
S’il paye plus de taille qu’il n’est marqué ici, & s’il paye par arpent pour chaque année de fermage plus de 5 liv. 5 s. ses pertes sont plus considérables, à-moins que ce ne soit des terres très-bonnes[7] qui le dédommagent par le produit. Ainsi le fermier a intérêt qu’il n’y ait pas beaucoup de blé ; car il ne gagne un peu que dans les mauvaises années : je dis un peu, parce qu’il a peu à vendre, & que la consommation qui se fait chez lui à haut prix, augmente beaucoup sa dépense. Les prix des différentes années réduits aux prix communs de 15 liv. 9 s. le fermier gagne, année commune, 14 s. par septier ou 3 liv. 10 s. par arpent.
La sole de deux millions d’arpens en blé donne en total, à cinq septiers de blé par arpent, & la dixme y étant ajoûtée, 10, 944, 416 septiers, dont la valeur en argent est 169, 907, 795 liv.
De cette somme totale de 169, 907, 795 liv. il y a :
Pour la taille | 7,000,000 | 35,000,000 | |
Pour les propriétaires | 21,000,000 | ||
Pour les fermiers | 7,000,000 | ||
Pour la dixme | 14,907,795 | 134,907,795 | |
Pour les frais | 120,000,000 | ||
Produit total | 169,907,795 | ||
Il y a aussi par la grande culture deux millions d’arpens ensemencés chaque année en avoine, ou autres grains de Mars. Nous les supposerons tous ensemencés en avoine, pour éviter des détails inutiles qui nous rameneroient à-peu-près au même produit, tous ces grains étant à-peu-près de la même valeur, étant vrai aussi que l’avoine forme effectivement la plus grande partie de ce genre de récolte. On estime qu’un arpent donne, dixme prélevée, deux septiers d’avoine double mesure du septier de blé. Le septier est évalué 9 liv. Il faut retrancher un sixieme des deux septiers pour la semence ; reste pour le produit de l’arpent 15 liv. ou un septier & . Ajoûtez la dixme, le produit total est 16 livres 10 s. dont il y a :
Pour le fermage d’une année | 5 | 5 | 10 | ||
Pour la taille | 2 | ||||
Pour le fermier | 2 | 15 | |||
Pour les frais[8] | 5 | 6 | 10 | ||
Pour la dixme | 1 | 10 | |||
Produit total | 16 | 10 | |||
Les deux millions d’arpens en avoine donnent, y compris la dixme, & soustraction faite de la semence, 3, 675,000 septiers, qui valent en argent 33, 330, 333 liv. 7 s. dont il y a :
Pour les propriétaires | 10,500,000 | 20,000,000 | |
Pour la taille | 4,000,000 | ||
Pour les fermiers | 5,500,000 | ||
Pour la dixme | 3,000,000 | 13,000,000 | |
Pour les frais | 10,000,000 | ||
Produit total | 33,000,000 | ||
Total des produits de la récolte du blé & de celle de l’avoine, traités par la grande culture.
Etat de la petite culture des grains. Nous avons observé à l’article Fermiers, déjà cité, que dans les provinces où l’on manque de laboureurs assez riches pour cultiver les terres avec des chevaux, les propriétaires ou les fermiers qui font valoir les terres sont obligés de les faire cultiver par des paysans auxquels ils fournissent des bœufs pour les labourer. Nous avons vû que les frais qu’exige cette culture, ne sont pas moins considérables que ceux de la culture qui se fait avec les chevaux ; mais qu’au défaut de l’argent qui manque dans ces provinces, c’est la terre elle-même qui subvient aux frais. On laisse des terres en friche pour la pâture des bœufs de labour, on les nourrit pendant l’hyver avec les foins que produisent les prairies ; & au lieu de payer des gages à ceux qui labourent, on leur cede la moitié du produit que fournit la récolte.
Ainsi, excepté l’achat des bœufs, c’est la terre elle-même qui avance tous les frais de la culture, mais d’une maniere fort onéreuse au propriétaire, & encore plus à l’état ; car les terres qui restent incultes pour le pâturage des bœufs, privent le propriétaire & l’état du produit que l’on en tireroit par la culture. Les bœufs dispersés dans ces pâturages ne fournissent point de fumier ; les propriétaires confient peu de troupeaux à ces métayers ou paysans chargés de la culture de la terre, ce qui diminue extrèmement le produit des laines en France. Mais ce défaut de troupeaux prive les terres de fumier ; & faute d’engrais, elles ne produisent que de petites récoltes, qui ne sont évaluées dans les bonnes années qu’au grain cinq, c’est-à-dire au quintuple de la semence, ou environ trois septiers par arpent, ce qu’on regarde comme un bon produit. Aussi les terres abandonnées à cette culture ingrate sont-elles peu recherchées ; un arpent de terre qui se vend 30 ou 40 liv. dans ces pays-là, vaudroit 2 ou 300 liv. dans des provinces bien cultivées. Ces terres produisent à peine l’intérêt du prix de leur acquisition, sur-tout aux propriétaires absens : si on déduit des revenus d’une terre assujettie à cette petite culture, ce que produiroient les biens occupés pour la nourriture des bœufs ; si on en retranche les intérêts au denier dix des avances pour l’achat des bœufs de labour, qui diminuent de valeur après un nombre d’années de service, on voit qu’effectivement le propre revenu des terres cultivées est au plus du fort au foible de 20 ou 30 sous par arpent. Ainsi, malgré la confusion des produits & les dépenses de cette sorte de culture, le bas prix de l’acquisition de ces terres s’est établi sur des estimations exactes vérifiées par l’intérêt des acquéreurs & des vendeurs.
Voici l’état d’une terre qui produit, année commune, pour la part du propriétaire environ 3000 liv. en blé, semence prélevée, presque tout en froment ; les terres sont bonnes, & portent environ le grain cinq. Il y en a 400 arpens en culture, dont 200 arpens forment la sole de la récolte de chaque année ; & cette récolte est partagée par moitié entre les métayers & le propriétaire. Ces terres sont cultivées par dix charrues tirées chacune par quatre gros bœufs ; les quarante bœufs valent environ 8000 liv. dont l’intérêt mis au denier dix, à cause des risques & de la perte sur la vente de ces bœufs, quand ils sont vieux & maigres, est 800 liv. Les prés produisent 130 charrois de foin qui sont consommés par les bœufs : de plus il y a cent arpens de friches pour leur pâturage ; ainsi il faut rapporter le produit des 3000 liv. en blé pour la part du propriétaire.
Ainsi ces quatre cents arpens de bonnes terres ne donnent pas par arpent 1 l. 10 s. de revenu[9] : mais dans le cas dont il sera parlé ci-après, chaque arpent seroit affermé 10 liv. les 400 arpens rapporteroient au propriétaire 4000 liv. au lieu de 575. Aussi ne devra-t-on pas être étonné de la perte énorme qu’on appercevra dans les revenus des terres du royaume.
Les terres médiocres sont d’un si petit revenu, que selon M. Dupré de Saint-Maur (essai sur les monn.), celles de Sologne & du Berry au centre du royaume, ne sont guere loüées que sur le pié de 15 sols l’arpent, les prés, les terres, & les friches ensemble ; encore faut-il faire une avance considérable de bestiaux qu’on donne aux fermiers, sans retirer que le capital à la fin du bail. « Une grande partie de la Champagne, de la Bretagne, du Maine, du Poitou, des environs de Bayonne, &c. dit le même auteur, ne produisent guerre davantage ».[10]. Le Languedoc est plus cultivé & plus fertile ; mais ces avantages sont peu profitables, parce que le blé qui est souvent retenu dans la province, est sans débit ; & il y a si peu de commerce, que dans plusieurs endroits de cette province, comme dans beaucoup d’autres pays, les ventes & les achats ne s’y font que par troc ou l’échange des denrées mêmes.
Les petites moissons que l’on recueille, & qui la plûpart étant en seigle[11] fournissent peu de fourrages, contribuent peu à la nourriture des bestiaux, & on n’en peut nourrir que par le moyen des paturages ou des terres qu’on laisse en friche : c’est pourquoi on ne les épargne pas. D’ailleurs les métayers, toûjours fort pauvres, employent le plus qu’ils peuvent les bœufs que le propriétaire leur fournit, à faire des charrois à leur profit pour gagner quelque argent, & les propriétaires sont obligés de tolérer cet abus pour se conserver leurs métayers : ceux-ci, qui trouvent plus de profit à faire des charrois qu’à cultiver, négligent beaucoup la culture des terres. Lorsque ces métayers laissent des terres en friche pendant long-tems, & qu’elles se couvrent d’épines & de buissons, elles restent toûjours dans cet état, parce qu’elles coûteroient beaucoup plus que leur valeur à esserter & défricher.
Dans ces provinces, les paysans & manouvriers n’y sont point occupés comme dans les pays de grande culture, par des riches fermiers qui les employent aux travaux de l’agriculture & au gouvernement des bestiaux ; les métayers trop pauvres leur procurent peu de travail. Ces paysans se nourrissent de mauvais pain fait de menus grains qu’ils cultivent eux-mêmes, qui coûtent peu de culture, & qui ne sont d’aucun profit pour l’état.
Le blé a peu de débit faute de consommation dans ces pays ; car lorsque les grandes villes sont suffisamment fournies par les provinces voisines, le blé ne se vend pas dans celles qui en sont éloignées ; on est forcé de le donner à fort bas prix, ou de le garder pour attendre des tems plus favorables pour le débit : cette non valeur ordinaire des blés en fait encore négliger davantage la culture ; la part de la récolte qui est pour le métayer, devient à peine suffisante pour la nourriture de sa famille ; & quand la récolte est mauvaise, il est lui-même dans la disette : il faut alors que le propriétaire y supplée. C’est pourquoi les récoltes qu’on obtient par cette culture ne sont presque d’aucune ressource dans les années de disette, parce que dans les mauvaises années elles suffisent à peine pour la subsistance du propriétaire & du colon. Ainsi la cherté du blé dans les mauvaises années ne dédommage point de la non-valeur de cette denrée dans les bonnes années ; il n’y a que quelques propriétaires aisés qui peuvent attendre les tems favorables pour la vente du blé de leur récolte, qui puissent en profiter.
Il faut donc, à l’égard de cette culture, n’envisager la valeur du blé que conformément au prix ordinaire des bonnes années ; mais le peu de débit qu’il y a alors dans les provinces éloignées de la capitale, tient le blé à fort bas prix : ainsi nous ne devons l’évaluer qu’à 12 liv. le septier, froment & seigle, dans les provinces où les terres sont traitées par la petite culture. C’est en effet dans ces provinces, que le prix du blé ne peut soûtenir les frais pécuniaires de la grande culture ; qu’on ne cultive les terres qu’aux dépens des terres mêmes, & qu’on en tire le produit que l’on peut en les faisant valoir avec le moins de dépenses qu’il est possible.
Ce n’est pas parce qu’on laboure avec des bœufs, que l’on tire un si petit produit des terres ; on pourroit par ce genre de culture, en faisant les dépenses nécessaires, tirer des terres à-peu-près autant de produit que par la culture qui se fait avec les chevaux : mais ces dépenses ne pourroient être faites que par les propriétaires ; ce qu’ils ne feront pas tant que le commerce du blé ne sera pas libre, & que les non-valeurs de cette denrée ne leur laisseront appercevoir qu’une perte certaine.
On estime qu’il y a environ trente millions d’arpens de terres traitées par la petite culture ; chaque arpent du fort au foible produisant, année commune, le grain quatre, ou trente-deux boisseaux non compris la dixme ; de ces trente-deux boisseaux il faut en retrancher huit pour la semence. Il reste deux septiers qui se partagent par moitié entre le propriétaire & le métayer. Celui-ci est chargé de la taille & de quelques frais inévitables.
Trente millions d’arpens de terres traitées par la petite culture, sont divisés en deux soles qui produisent du blé alternativement. Il y a quinze millions d’arpens qui portent du blé tous les ans, excepté quelques arpens que chaque métayer reserve pour ensemencer en grains de Mars : car il n’y a point par cette culture de sole particuliere pour ces grains. Nous ne distinguerons point dans les quinze millions d’arpens, la petite récolte des graines de Mars, de celle du ble ; l’objet n’est pas assez considérable pour entrer dans ce détail. D’ailleurs la récolte de chaque arpent de blé est si foible, que ces deux sortes de recoltes different peu l’une de l’autre pour le produit.
Les 24 liv. ou les deux septiers se distribuent ainsi :
Au propriétaire pour les intérêts de ses avances, pour quelques autres frais, pour le dédommagement des fonds occupés pour la nourriture des bœufs de labour | 9 | 12 | |
Pour lui tenir lieu de deux années de fermage, à 1 l. 10 s. par chaque année | 3 | ||
Au métayer pour ses frais, son entretien, & sa subsistance | 10 | 12 | |
Pour le payement de sa taille | 1 | ||
Pour ses risques & profits | 1 |
Le produit total de 26 liv. 13 s. par chaque arpent se partage donc ainsi :
Pour le fermage de deux années | 3 | 5 | |||
Pour la taille | 1 | ||||
Pour le métayer | 1 | ||||
Pour la dixme | 2 | 13 | 21 | 13 | |
Pour les frais | 19 | ||||
Produit total | 26 | 13 | |||
La récolte en blé des 15 millions d’arpens traites par la petite culture, donne, la dixme comprise & la semence prélevée, 33,150,000 septiers, qui valent en argent 397,802,040 liv. dont il y a :
Pour la taille | 15,000,000 | 75,000,000 | |
Pour les propriétaires | 45,000,000 | ||
Pour les métayers | 15,000,000 | ||
Pour la dixme | 37,802,040 | 322,802,040 | |
Pour les frais | 285,000,000 | ||
Produit total | 397,802,040 | ||
État d’une bonne culture des grains. La gêne dans le commerce des grains, le défaut d’exportation, la dépopulation, le manque de richesses dans les campagnes, l’imposition indéterminée des subsides, la levée des milices, l’excès des corvées, ont réduit nos récoltes à ce petit produit. Autrefois avec un tiers plus d’habitans qui augmentoient la consommation, notre culture fournissoit à l’étranger une grande quantité de grains ; les Anglois se plaignoient en 1621, de ce que les François apportoient chez eux des quantités de blé si considérables & à si bas prix, que la nation n’en pouvoit soûtenir la concurrence dans ses marchés[12] ; il se vendoit alors en France 18 l. de notre monnoie actuelle : c’étoit un bas prix dans ce siecle. Il falloit donc que nos récoltes produisissent dans ces tems-là au-moins 70 millions de septiers de blé ; elles en produisent aujourd’hui environ 45 millions : un tiers d’hommes de plus en consommoit 20 millions au-delà de notre consommation actuelle, & le royaume en fournissoit encore abondamment à l’étranger ; cette abondance étoit une heureuse suite du gouvernement économique de M. de Sully. Ce grand ministre ne desiroit, pour procurer des revenus au roi & à la nation, & pour soutenir les forces de l’état, que des laboureurs, des vignerons, & des bergers.
Le rétablissement de notre culture suppose aussi l’accroissement de la population ; les progrès de l’un & de l’autre doivent aller ensemble ; le prix des grains doit surpasser les frais de culture : ainsi il faut que la consommation intérieure & la vente à l’étranger, entretiennent un profit certain sur le prix des grains. La vente à l’étranger facilite le débit, ranime la culture, & augmente le revenu des terres ; l’accroissement des revenus procure de plus grandes dépenses qui favorisent la population, parce que l’augmentation des dépenses procure des gains à un plus grand nombre d’hommes. L’accroissement de la population étend la consommation ; la consommation soûtient le prix des denrées qui se multiplient par la culture à-proportion des besoins des hommes, c’est-à-dire à-proportion que la population augmente. Le principe de tous ces progrès est donc l’exportation des denrées du crû ; parce que la vente à l’étranger augmente les revenus ; que l’accroissement des revenus augmente la population ; que l’accroissement de la population augmente la consommation ; qu’une plus grande consommation augmente de plus en plus la culture, les revenus des terres & la population ; car l’augmentation des revenus augmente la population, & la population augmente les revenus.
Mais tous ces accroissemens ne peuvent commencer que par l’augmentation des revenus ; voilà le point essentiel & le plus ignoré ou du-moins le plus négligé en France : on n’y a pas même reconnu dans l’emploi des hommes, la différence du produit des travaux qui ne rendent que le prix de la main-d’œuvre, d’avec celui des travaux qui payent la main-d’œuvre & qui procurent des revenus. Dans cette inattention on a préféré l’industrie à l’Agriculture, & le commerce des ouvrages de fabrication au commerce des denrées du crû : on a même soûtenu des manufactures & un commerce de luxe au préjudice de la culture des terres.
Cependant il est évident que le gouvernement n’a point d’autres moyens pour faire fleurir le Commerce, & pour soûtenir & étendre l’industrie, que de veiller à l’accroissement des revenus ; car ce sont les revenus qui appellent les marchands & les artisans, & qui payent leurs travaux. Il faut donc cultiver le pié de l’arbre, & ne pas borner nos soins à gouverner les branches ; laissons-les s’arranger & s’étendre en liberté, mais ne négligeons pas la terre qui fournit les sucs nécessaires à leur végétation & à leur accroissement. M. Colbert tout occupé des manufactures, a crû cependant qu’il falloit diminuer la taille, & faite des avances aux cultivateurs, pour relever l’Agriculture qui dépérissoit ; ce qu’il n’a pû concilier avec les besoins de l’état : mais il ne parle pas des moyens essentiels, qui consistent à assujettir la taille à une imposition reglée & à établir invariablement la liberté du commerce des grains : l’Agriculture fut négligée ; les guerres qui étoient continuelles, la milice qui dévastoit les campagnes, diminuerent les revenus du royaume ; les traitans, par des secours perfides, devinrent les suppôts de l’état ; la prévoyance du ministre s’étoit bornée à cette malheureuse ressource, dont les effets ont été si funestes à la France[13].
La culture du blé est fort chere ; nous avons beaucoup plus de terres qu’il ne nous en faut pour cette culture ; il faudroit la borner aux bonnes terres, dont le produit surpasseroit de beaucoup les frais d’une bonne culture. Trente millions d’arpens de bonnes terres formeroient chaque année une sole de 10 millions d’arpens qui porteroient du blé : de bonnes terres bien cultivées, produiroient au-moins, année commune, six septiers par arpent, semence prélevée : ainsi la sole de dix millions d’arpens donneroit, la dixme comprise, au-moins 65 millions de septiers de blé.[14] La consommation intérieure venant à augmenter, & la liberté du commerce du blé étant pleinement rétablie, le prix de chaque septier de blé, année commune, peut être évalué à 18 liv. un peu plus ou moins, cela importe peu ; mais à 18 liv. le produit seroit de 108 liv. non compris la dixme.
Pour déterminer plus sûrement le prix commun du blé, l’exportation étant permise, il faut faire attention aux variations des produits des récoltes & des prix du blé selon ces produits. On peut juger de l’état de ces variations dans le cas de l’exportation, en se reglant sur celles qui arrivent en Angleterre, où elles ne s’étendent depuis nombre d’années, qu’environ depuis 18 jusqu’à 22 liv. Il est facile de comprendre pourquoi ces variations y sont si peu considérables : l’Agriculture a fait de très-grands progrès dans ce royaume ; les récoltes, quelque foibles qu’elles y soient, sont toûjours plus que suffisantes pour la subsistance des habitans. Si notre agriculture étoit en bon état, nous recueillerions dans une mauvaise année à-peu-près autant de blé que nous en fournit aujourd’hui une bonne récolte : ainsi on ne pourroit, sans des accidens extraordinaires, éprouver la disette dans un royaume où les moindres récoltes jointes à ce qui resteroit nécessairement des bonnes années, seroient toûjours au-dessus des besoins des habitans. On peut en juger par l’exposition que nous allons donner des variations des récoltes que produit une bonne culture selon la diversité des années. On y remarquera qu’une mauvaise récolte de 10 millions d’arpens donne 40 millions de septiers de blé sans la récolte d’une même quantité d’arpens ensemencés en grains de Mars.
ANNÉES | Septiers | Prix | Total | Frais | Reste | |||||
du septier. | par arpent. | par arpent. | ||||||||
Abondante | 8 liv. | 16 liv.[15] | 128 liv. | 62 liv. | ||||||
Bonne | 7 | 17 | 119 | 66 liv. | 53 | |||||
Moyenne | 6 | 18 | 108 | 42 | ||||||
Foible | 5 | 19 | 95 | 29 | ||||||
Mauvaise | 4 | 20 | 80 | 14[16] | ||||||
——— | ——— | ——— | ||||||||
Total | 30 | 90 | Total | 200 |
Les 200 liv. du total, frais déduits, divisés par cinq années, donnent pour année commune, ci | 40 |
Ajoûtez les frais | 66 |
Total | 106 |
Les 106 liv. divisées par six septiers, donnent pour prix commun du septier | 17 13 4[17] |
Au produit de six septiers, dont la valeur est | 106 |
Ajoûtez pour la dixme 1/12 en-dehors pris sur tout le produit & sur la semence à prélever | 10 |
Le produit total de l’arpent est | 116 |
Dont il y auroit de produit net 40 l. distribuées ainsi :
Pour le fermage de deux années ou | 20 liv. | 40 | |
Pour la taille ou | 10[18] | ||
Pour le fermier ou | 10 | ||
La dixme | 10 | 76 | |
Les frais | 66 | ||
Produit total de l’arpent | 116 | ||
66 liv. de frais, & 30 liv. pour la taille & le fermage, font 96 liv. par arpent : le produit étant six septiers, le septier coûteroit, année commune, au fermier 16 liv. Dans une année abondante, à huit septiers par arpent, le septier lui coûte 12 livres ; étant vendu 16 liv. il gagne 4 liv. Dans une mauvaise année, à quatre septiers par arpent, le septier lui coûte 24 liv. étant vendu 20 liv. il perd 4 liv. Les années bonnes & mauvaises, réduites à une année commune, il gagne par septier 1 liv. 13 s. ou environ 10 liv. par arpent.
La récolte en blé de dix millions d’arpens donne, année commune, la dixme comprise levée sur toute la récolte, le fonds de la semence compris, 65,555,500 de septiers, semence prélevée, qui valent en argent 1,159,500,000 liv. dont il y a :
Pour les propriétaires | 200,000,000 | 400,000,000 | |
Pour la taille | 100,000,000 | ||
Pour les fermiers | 100,000,000 | ||
Pour la dixme | 99,500,000 | 759,500,000 | |
Pour les frais | 660,000,000 | ||
Produit total | 1,159,500,000 | ||
Il y auroit de même une sole de dix millions d’arpens qui produiroit des grains de Mars, & dont chaque arpent de bonne terre & bien cultivée produiroit, année commune, au-moins deux septiers, semence prélevée & la dixme non comprise ; le septier évalué un peu au-dessous des du prix du blé, vaudroit environ 10 liv.
L’arpent produiroit | 20 | 21 | 17 | ||
Et la dixme qui est le en-dehors ou |
1 | 17 |
Les 21 liv. 17 s. se distribuent ainsi :
Pour une année de fermage au propriétaire | 10 | 15 | |||
Pour la taille | 2 | 10 | |||
Pour le fermier | 2 | 10 | |||
Pour la dixme | 1 | 17 | 6 | 17 | |
Pour les frais | 5 | ||||
Produit total | 21 | 17 | |||
Les dix millions d’arpens en avoine donneroient, la dixme comprise 21,944,441 septiers, qui valent en argent 218,500,000 liv. dont il y a :
Pour les propriétaires | 100,000,000 | 150,000,000 | |
Pour la taille | 25,000,000 | ||
Pour les fermiers | 25,000,000 | ||
Pour la dixme | 18,500,000 | 68,666,660 | |
Pour les frais | 50,000,000 | ||
Produit total | 218,500,000 | ||
Les produits de la récolte des dix millions d’arpens en blé & de la récolte des dix millions d’arpens en grains de Mars réunis produiroient :
La récolte avec la dixme, frais déduits | en blé | 499,500,000 | 668,000,000 | ||
en avoine | 168,500,000 | ||||
Les frais | en blé | 660,000,000 | 710,000,000 | ||
en avoine | 50,000,000 | ||||
Produit total | 1,378,000,000 liv. | ||||
Dont il y a : | |||||||
Pour les propriétaires | en blé | 200,000,000 | 300,000,000 | 550,000,000 | |||
en avoine | 100,000,000 | ||||||
Pour la taille | en blé | 250,000,000 | 125,000,000 | ||||
en avoine | 100,000,000 | ||||||
Pour les fermiers | en blé | 100,000,000 | 125,000,000 | ||||
en avoine | 25,000,000 | ||||||
Pour la dixme | en blé | 99,500,000 | 118,000,000 | 828,000,000 | |||
en avoine | 18,500,000 | ||||||
Pour les frais | en blé | 660,000,000 | 710,000,000 | ||||
en avoine | 50,000,000 | ||||||
Produit total | 1,378,000,000 liv. | ||||||
Il y a, outre les trente millions dont on vient d’apprétier le produit, trente autres millions d’arpens de terres cultivables de moindre valeur que les terres précédentes, qui peuvent être employées à différentes productions ; les meilleures à la culture des chanvres, des lins, des légumes, des seigles, des orges, des prairies artificielles des menus grains ; les autres selon leurs différentes qualités peuvent être plantés en bois, en vignes, en mûriers, en arbres à cidre, en noyers, chataigniers, ou ensemencés en blé noir, en faux seigle, en pommes de terre, en navets, en grosses raves, & en d’autres productions pour la nourriture des bestiaux. Il seroit difficile d’apprétier les différens produits de ces trente millions d’arpens ; mais comme ils n’exigent pas pour la plûpart de grands frais pour la culture, on peut, sans s’exposer à une grande erreur, les évaluer du fort au foible pour la distribution des revenus environ à un tiers du produit des trente autres millions d’arpens, dont il y auroit
Pour les propriétaires | 100,000,000 | 180,000,000 | |
Pour la taille | 40,000,000 | ||
Pour les fermiers | 40,000,000 | ||
Pour la dixme | 37,000,000 | 257,000,000 | |
Pour les frais | 220,000,000 | ||
Produit total | 437,000,000 | ||
Pour les propriétaires | bonne terre | 300,000,000 | 400,000,000 | 730,000,000 | |||
terre méd. | 100,000,000 | ||||||
Pour la taille | bonne terre | 125,000,000 | 165,000,000 | ||||
terre méd. | 40,000,000 | ||||||
Pour les fermiers | bonne terre | 125,000,000 | 165,000,000 | ||||
terre méd. | 40,000,000 | ||||||
Pour la dixme | bonne terre | 118,000,000 | 155,000,000 | 1,085,000,000 | |||
terre méd. | 37,000,000 | ||||||
Pour les frais | bonne terre | 710,000,000 | 930,000,000[19] | ||||
terre méd. | 220,000,000 | ||||||
Produit, frais déduits, reste | 885,000,000 liv. | ||||||
Produit total | 1,815,000,000 liv. | ||||||
Culture actuelle | Bonne culture | Différence | |||||
Pour les propriétaires | 76,500,000 | 400,000,000 | 324,000,000 | plus de | |||
Pour la taille | 27,000,000 | 165,000,000 | [20] | 138,000,000 | plus de | ||
Pour les fermiers | 27,500,000 | 165,000,000 | 137,500,000 | plus de | |||
Pour la dixme | 50,000,000 | 155,000,000 | 105,000,000 | plus de | |||
Pour les frais | 415,000,000 | 920,000,000 | [21] | 515,000,000 | |||
Produit, frais déduits, | 178,000,000 | 885,000,000 | 707,000,000 | près de | |||
Produit total | 595,500,000 | 1,815,000,000 | [22] | 1,220,000,000 | plus de | ||
Observations sur les avantages de la culture des grains. Les frais de la culture restent dans le royaume, & le produit total est tout entier pour l’état. Les bestiaux égalent au-moins la moitié de la richesse annuelle des récoltes ; ainsi le produit de ces deux parties de l’Agriculture seroient environ de trois milliarts : celui des vignes est de plus de cinq cents millions, & pourroit être beaucoup augmenté, si la population s’accroissoit dans le royaume, & si le commerce des vins & eaux-de-vie étoit moins gêné[23]. Les produits de l’Agriculture seroient au moins de quatre milliarts, sans y comprendre les produits des chanvres, des bois, de la pêche, &c. Nous ne parlons pas non plus des revenus des maisons, des rentes, du sel, des mines, ni des produits des Arts & Métiers, de la Navigation, &c. qui augmenteroient à-proportion que les revenus & la population s’accroîtroient ; mais le principe de tous ces avantages est dans l’Agriculture, qui fournit les matieres de premier besoin, qui donne des revenus au roi & aux propriétaires, des dixmes au clergé, des profits aux cultivateurs. Ce sont ces premieres richesses, toûjours renouvellées, qui soûtiennent tous les autres états du royaume, qui donnent de l’activité à toutes les autres professions, qui font fleurir le Commerce, qui favorisent la population, qui animent l’industrie, qui entretiennent la prospérité de la nation. Mais il s’en faut beaucoup que la France joüisse de tous ces milliarts de revenus que nous avons entre-vû qu’elle pourroit tirer d’elle-même. On n’estime guere qu’à deux milliarts la consommation ou la dépense annuelle de la nation. Or la dépense est à-peu-près égale aux revenus, confondus avec les frais de la main-d’œuvre, qui procurent la subsistance aux ouvriers de tous genres, & qui sont presque tous payés par les productions de la terre ; car, à la reserve de la pêche & du sel, les profits de la navigation ne peuvent être eux-mêmes fort considérables, que par le commerce des denrées de notre cru. On regarde continuellement l’Agriculture & le Commerce comme les deux ressources de nos richesses ; le Commerce, ainsi que la main-d’œuvre, n’est qu’une branche de l’Agriculture : mais la main-d’œuvre est beaucoup plus étendue & beaucoup plus considérable que le Commerce. Ces deux états ne subsistent que par l’Agriculture. C’est l’Agriculture qui fournit la matiere de la main-d’œuvre & du Commerce, & qui paye l’une & l’autre : mais ces deux branches restituent leurs gains à l’Agriculture, qui renouvelle les richesses, qui se dépensent & se consomment chaque année. En effet, sans les produits de nos terres, sans les revenus & les dépenses des propriétaires & des cultivateurs, d’où naîtroit le profit du Commerce & le salaire de la main-d’œuvre ? La distinction du Commerce d’avec l’Agriculture, est une abstraction qui ne présente qu’une idée imparfaite, & qui séduit des auteurs qui écrivent sur cette matiere, même ceux qui en ont la direction, & qui rapportent au commerce productif le commerce intérieur qui ne produit rien, qui sert la nation, & qui est payé par la nation.
On ne peut trop admirer la supériorité des vûes de M. de Sully : ce grand ministre avoit saisi les vrais principes du gouvernement économique du royaume, en établissant les richesses du roi, la puissance de l’état, le bonheur du peuple, sur les revenus des terres, c’est-à-dire sur l’Agriculture & sur le commerce extérieur de ses productions ; il disoit que sans l’exportation des blés, les sujets seroient bientôt sans argent & le souverain sans revenus. Les prétendus avantages des manufactures de toute espece ne l’avoient pas séduit ; il ne protegeoit que celles des étoffes de laine, parce qu’il avoit reconnu que l’abondance des récoltes dépendoit du débit des laines, qui favorise la multiplication des troupeaux nécessaires pour fertiliser les terres.
Les bonnes récoltes produisent beaucoup de fourrages pour la nourriture des bestiaux ; les trente millions d’arpens de terres médiocres seroient en partie destinés aussi à cet usage. L’auteur des Prairies artificielles décide très-judicieusement qu’il faut à-peu-près la même quantité d’arpens de prairies artificielles qu’il y a de terre ensemencée en blé chaque année. Ainsi pour trente millions d’arpens, il faudroit dix millions d’arpens de prairies artificielles pour nourrir des bestiaux qui procureroient assez de fumier pour fournir un bon engrais aux terres qui chaque année doivent être ensemencées en blé. Cette pratique est bien entendue ; car si on se procure par l’engrais de la terre un septier de blé de plus par chaque arpent, on double à-peu-près le profit. Un arpent de blé qui porte cinq septiers à 15 liv. le septier, donne, tous frais déduits, 20 liv. de revenu ; mais un septier de plus doubleroit presque lui seul le revenu d’un arpent ; car si un arpent donne six septiers, le revenu est 35 liv. & s’il en portoit sept, le revenu seroit 50 liv. ou de revenu de plus que dans le premier cas : le revenu n’est pas simplement à raison du produit, mais à raison du produit & des frais. Or l’augmentation des frais est en bestiaux qui ont aussi leur produit ; ainsi les profits d’une culture imparfaite ne sont pas comparables à ceux d’une bonne culture.
Ainsi on voit que la fortune du fermier en état de faire les frais d’une bonne culture, dépend du produit d’un septier ou deux de plus par arpent de terre ; & quoiqu’il en partage la valeur pour la taille & pour le fermage, son gain en est beaucoup plus considérable, & la meilleure portion est toûjours pour lui ; car il recueille des fourrages à-proportion avec lesquels il nourrit des bestiaux qui augmentent son profit.
Il ne peut obtenir cet avantage que par le moyen des bestiaux ; mais il gagneroit beaucoup aussi sur le produit de ces mêmes bestiaux. Il est vrai qu’un fermier borné à l’emploi d’une charrue, ne peut prétendre à un gain considérable ; il n’y a que ceux qui sont assez riches pour se former de plus grands établissemens, qui puissent retirer un bon profit, & mettre par les dépenses qu’ils peuvent faire, les terres dans la meilleure valeur.
Celui qui n’occupe qu’une charrue, tire sur ce petit emploi tous les frais nécessaires pour la subsistance & l’entretien de sa famille ; il faut même qu’il fasse plus de dépense à proportion pour les différens objets de son entreprise : n’ayant qu’une charrue il ne petit avoir, par exemple, qu’un petit troupeau de moutons, qui ne lui coûte pas moins pour le berger, que ce que coûteroit un plus grand troupeau qui produiroit un plus grand profit. Un petit emploi & un grand emploi exigent donc, à bien des égards, des dépenses qui ne sont pas de part & d’autre dans la même proportion avec le gain. Ainsi les riches laboureurs qui occupent plusieurs charrues, cultivent beaucoup plus avantageusement pour eux & pour l’état, que ceux qui sont bornés à une seule charrue ; car il y a épargne d’hommes, moins de dépense, & un plus grand produit : or les frais & les travaux des hommes ne sont profitables à l’état, qu’autant que leurs produits renouvellent & augmentent les richesses de la nation. Les terres ne doivent pas nourrir seulement ceux qui les cultivent, elles doivent fournir à l’état la plus grande partie des subsides, produire des dixmes au clergé, des revenus aux propriétaires, des profits aux fermiers, des gains à ceux qu’ils employent à la culture. Les revenus du roi, du clergé, des propriétaires, les gains du fermier & de ceux qu’il employe, tournent en dépenses, qui se distribuent à tous les autres états & à toutes les autres professions. Un auteur[24] a reconnu ces vérités fondamentales lorsqu’il dit : « que l’assemblage de plusieurs riches propriétaires de terres qui résident dans un même lieu, suffit pour former ce qu’on appelle une ville, où les marchands, les fabriquans, les artisans, les ouvriers, les domestiques se rassemblent, à proportion des revenus que les propriétaires y dépensent : auquel cas la grandeur d’une ville est naturellement proportionnée au nombre des propriétaires des terres, ou plûtôt au produit des terres qui leur appartiennent. Une ville capitale se forme de la même maniere qu’une ville de province ; avec cette différence que les gros propriétaires de tout l’état résident dans la capitale ».
Les terres cultivées en détail par de petits fermiers, exigent plus d’hommes & de dépenses, & les profits sont beaucoup plus bornés. Or les hommes & les dépenses ne doivent pas être prodigués à des travaux qui seroient plus profitables à l’état, s’ils étoient exécutés avec moins d’hommes & moins de frais. Ce mauvais emploi des hommes pour la culture des terres seroit préjudiciable, même dans un royaume fort peuplé ; car plus il est peuplé, plus il est nécessaire de tirer un grand produit de la terre : mais il seroit encore plus desavantageux dans un royaume qui ne seroit pas assez peuplé ; car alors il faudroit être plus attentif à distribuer les hommes aux travaux les plus nécessaires & les plus profitables à la nation. Les avantages de l’Agriculture dépendent donc beaucoup de la réunion des terres en grosses-fermes, mises dans la meilleure valeur par de riches fermiers.
La culture qui ne s’exécute que par le travail des hommes, est celle de la vigne ; elle pourroit occuper un plus grand nombre d’hommes en France, si on favorisoit la vente des vins, & si la population augmentoit. Cette culture & le commerce des vins & des eaux-de-vie sont trop gênés ; c’est cependant un objet qui ne mérite pas moins d’attention que la culture des grains.
Nous n’envisageons pas ici le riche fermier comme un ouvrier qui laboure lui-même la terre ; c’est un entrepreneur qui gouverne & qui fait valoir son entreprise par son intelligence & par ses richesses. L’agriculture conduite par de riches cultivateurs est une profession très-honnête & très-lucrative, reservée à des hommes libres en état de faire les avances des frais considérables qu’exige la culture de la terre, & qui occupe les paysans & leur procure toûjours un gain convenable & assûré. Voilà, selon l’idée de M. de Sully, les vrais fermiers ou les vrais financiers qu’on doit établir & soûtenir dans un royaume qui possede un grand territoire ; car c’est de leurs richesses que doit naître la subsistance de la nation, l’aisance publique, les revenus du souverain, ceux des propriétaires, du clergé, une grande dépense distribuée à toutes les professions, une nombreuse population, la force & la prospérité de l’état.
Ce sont les grands revenus qui procurent les grandes dépenses, ce sont les grandes dépenses qui augmentent la population, parce qu’elles étendent le commerce & les travaux, & qu’elles procurent des gains à un grand nombre d’hommes. Ceux qui n’envisagent les avantages d’une grande population que pour entretenir de grandes armées, jugent mal de la force d’un état. Les militaires n’estiment les hommes qu’autant qu’ils sont propres à faire des soldats ; mais l’homme d’état regrette les hommes destinés à la guerre, comme un propriétaire regrette la terre employée à former le fossé qui est nécessaire pour conserver le champ. Les grandes armées l’épuisent ; une grande population & de grandes richesses le rendent redoutable. Les avantages les plus essentiels qui résultent d’une grande population, sont les productions & la consommation, qui augmentent ou font mouvoir les richesses pécuniaires du royaume. Plus une nation qui a un bon territoire & un commerce facile, est peuplée, plus elle est riche ; & plus elle est riche, plus elle est puissante. Il n’y a peut-être pas moins aujourd’hui de richesses pécuniaires dans le royaume, que dans le siecle passé : mais pour juger de l’état de ces richesses, il ne faut pas les considérer simplement par rapport à leur quantité, mais aussi par rapport à leur circulation relative à la quantité, au débit & au bon prix des productions du royaume. Cent septiers de blé à 20 liv. le septier, sont primitivement une richesse pécuniaire quatre fois aussi grande que 50 septiers à 10 livres le septier : ainsi la quantité des richesses existe aussi réellement dans la valeur des productions, que dans les especes d’or & d’argent, sur-tout quand le commerce avec l’étranger assûre le prix & le débit de ces productions.
Les revenus sont le produit des terres & des hommes. Sans le travail des hommes, les terres n’ont aucune valeur. Les biens primitifs d’un grand état sont les hommes, les terres & les bestiaux. Sans les produits de l’agriculture, une nation ne peut avoir d’autre ressource que la fabrication & le commerce de trafic ; mais l’une & l’autre ne peuvent se soûtenir que par les richesses de l’étranger : d’ailleurs de telles ressources sont fort bornées & peu assûrées, & elles ne peuvent suffire qu’à de petits états.
Observations sur la taille levée sur la culture des grains. On ne doit imposer les fermiers à la taille qu’avec beaucoup de retenue sur le profit des bestiaux, parce que ce sont les bestiaux qui sont produire les terres : mais sans étendre la taille sur cette partie ; elle pourroit par l’accroissement des revenus monter à une imposition égale à la moitié du prix du fermage : ainsi en se conformant aux revenus des propriétaires des terres qui seroient de quatre cents millions, la taille ainsi augmentée & bornée-là pour toute imposition sur les fermages, produiroit environ 200 millions, & cela non compris celle qui est imposée sur les rentiers & propriétaires taillables, sur les maisons, sur les vignes, sur les bois taillables, sur le fermage particulier des prés, sur les voituriers, sur les marchands, sur les paysans, sur les artisans, manouvriers, &c.
Sur les 200 millions de taille que produiroit la culture des grains, il faut en retrancher environ pour l’exemption des nobles & privilégiés, qui font valoir par eux-mêmes la quantité de terres permise par les ordonnances, ainsi il resteroit 190 millions ; mais il faut ajoûter la taille des fermiers des dixmes, qui étant réunies à ces 190 millions, formeroit au moins pour la total de la taille 200 millions.[25]
La proportion de la taille avec le loyer des terres, est la regle la plus sûre pour l’imposition sur les fermiers, & pour les garantir des inconvéniens de l’imposition arbitraire ; le propriétaire & le fermier connoissent chacun leur objet, & leurs intérêts reciproques fixeroient au juste les droits du roi.[26]
Il seroit bien à desirer qu’on pût trouver une regle aussi sûre pour l’imposition des métayers. Mais si la culture se rétablissoit, le nombre des fermiers augmenteroit de plus en plus, celui des métayers diminueroit à proportion : or une des conditions essentielles pour le rétablissement de la culture & l’augmentation des fermiers, est de reformer les abus de la taille arbitraire, & d’assûrer aux cultivateurs les fonds qu’ils avancent pour la culture des terres. On doit sur-tout s’attacher à garantir les fermiers, comme étant les plus utiles à l’état, des dangers de cette imposition. Aussi éprouve-t-on que les desordres de la taille sont moins destructifs dans les villes taillables que dans les campagnes ; parce que les campagnes produisent les revenus, & que ce qui détruit les revenus détruit le royaume. L’état des habitans des villes est établi sur les revenus, & les villes ne sont peuplées qu’à proportion des revenus des provinces. Il est donc essentiel d’assujettir dans les campagnes l’imposition de la taille à une regle sure & invariable, afin de multiplier les riches fermiers, & de diminuer de plus en plus le nombre des colons indigens, qui ne cultivent la terre qu’au desavantage de l’état.
Cependant on doit appercevoir que dans l’état actuel de la grande & de la petite culture, il est difficile de se conformer d’abord à ces regles ; c’est pourquoi nous avons pour la sûreté de l’imposition proposé d’autres moyens à l’article Fermier : mais dans la suite le produit du blé ou le loyer des terres fourniroient la regle la plus simple & la plus convenable pour l’imposition proportionnelle de la taille sur les cultivateurs. Dans l’état présent de l’agriculture, un arpent de terre traité par la grande culture produisant 74 livres, ne peut donner qu’environ du produit total du prix du blé pour la taille. Un arpent traité par la petite culture produisant 24 liv. donne pour la taille . Un arpent qui seroit traité par la bonne culture, les autres conditions posées, produisant 1061. donneroit pour la taille environ ; ainsi par la seule différence des cultures, un arpent de terre de même valeur produiroit ici pour la taille 10 liv. là il produit 3 liv. 10 s. ailleurs il ne produit qu’une livre. On ne peut donc établir pour la taille aucune taxe fixe sur les terres dont le produit est si susceptible de variations par ces différentes cultures ; on ne peut pas non plus imposer la taille proportionnellement au produit total de la recolte, sans avoir égard aux frais & à la différence de la quantité de semence, relativement au profit, selon les différentes cultures : ainsi ceux qui ont propose une dixme pour la taille[27], & ceux qui ont proposé une taille réelle sur les terres, n’ont pas examiné les irrégularités qui naissent des différens genres de culture, & les variations qui en résultent. Il est vrai que dans les pays d’états on établit communément la taxe sur les terres, parce que ces pays étant bornés à des provinces particulieres où la culture peut être à-peu près uniforme, on peut regler l’imposition à-peu-près sur la valeur des terres, & à la différente quantité de semence, relativement au produit des terres de différente valeur ; mais on ne peut pas suivre cette regle généralement pour toutes les autres provinces du royaume. On ne peut donc dans l’état actuel établir une taille proportionnelle, qu’en se réglant sur la somme imposée préalablement sur chaque paroisse, selon l’état de l’agriculture de la province ; & cette taille imposée seroit repartie, comme il est dit à l’article Fermier, proportionnellement aux effets visibles d’agriculture, déclarés tous les ans exactement par chaque particulier. On pourroit même, quand les revenus se réduisent au produit des grains, éviter ces déclarations ; & lorsque la bonne culture y seroit entierement établie, on pourroit simplifier la forme par une imposition proportionnelle aux loyers des terres. Le laboureur, en améliorant sa culture & en augmentant ses dépenses, s’attendroit, il est vrai, à payer plus de taille, mais il seroit assûré qu’il gagneroit plus aussi, & qu’il ne seroit plus exposé à une imposition ruineuse, si la taille n’augmentoit que proportionnellement à l’accroissement de son gain.
Ainsi on pourroit dès-à-présent imposer la taille proportionnelle aux baux, dans les pays ou les terres sont cultivées par des fermiers. Il ne seroit peut-être pas impossible de trouver aussi une regle à-peu-près semblable, pour les pays où les propriétaires font cultiver par des métayers ; on sait à-peu-près le produit de chaque métairie ; les frais étant déduits, on connoîtroit le revenu du propriétaire ; on y proportionneroit la taille, ayant égard à ne pas enlever le revenu même du propriétaire, mais à établir l’imposition sur la portion du métayer, proportionnellement au revenu net du maître. S’il se trouvoit dans cette imposition proportionnelle quelques irrégularités préjudiciables aux métayers, elles pourroient se réparer par les arrangemens entre ces métayers & les propriétaires : ainsi ces inconvéniens inséparables des regles générales se réduiroient à peu de chose, étant supportés par le propriétaire & le métayer. Il me paroît donc possible d’établir dès aujourd’hui pour la grande & pour la petite culture, des regles fixes & générales pour l’imposition proportionnelle de la taille.
Nous avons vû par le calcul des produits de la grande culture actuelle, que la taille imposée à une somme convenable, se trouve être à-peu-près égale à un tiers du revenu des propriétaires. Dans cette culture les terres étant presque toutes affermées, il est facile de déterminer l’imposition proportionnellement aux revenus fixés par les baux.
Mais il n’en est pas de même des terres traitées par la petite culture, qui sont rarement affermées ; car on ne peut connoître les revenus des propriétaires que par les produits. Nous avons vû par les calculs de ces produits, que dans la petite culture la taille se trouvoit aussi à-peu-près à l’égal du tiers des revenus des propriétaires ; mais ces revenus qui d’ailleurs sont tous indécis, peuvent être envisagés sous un autre aspect que celui sous lequel nous les avons considérés dans ces calculs : ainsi il faut les examiner sous cet autre aspect, afin d’éviter la confusion qui pourroit naître des différentes manieres de considérer les revenus des propriétaires qui sont cultiver par des métayers, & qui avancent des frais pécuniaires, & employent une grande portion des biens fonds de chaque métairie pour la nourriture des bœufs de labour. Nous avons exposé ci-devant pour donner un exemple particulier de cette culture, l’état d’une terre qui peut rendre au propriétaire, année commune, pour 3000 livres de blé, semence prélevée. On voit le détail des différens frais compris dans les 3000 livres ; savoir 1050 liv. pour les avances pécuniaires, qui reduisent les 3000 livres à 1950 livres.
Il y a 1375 livres de revenus de prairies & friches pour la nourriture des bœufs ; ainsi les terres qui portent les moissons ne contribuent à cette somme de 1950 livres que pour 575 livres, parce que le revenu des prairies & friches fait partie de ce même revenu de 1950 livres. Si la taille étoit à l’égal du tiers de ces 1950 livres, elle monteroit à 650 livres, qui payées par cinq métayers par portion égale, feroient pour chacun 13. livres.
Ces métayers ont ensemble la moitié du grain, c’est-à-dire pour 3000 livres : ainsi la part pour chacun est 600 liv. Si chaque fermier, à raison du tiers de 1950 liv. payoit 131 liv. de taille, il ne lui resteroit pour ses frais particuliers, pour sa subsistance & l’entretien de sa famille, que 479 liv. 16 sous.
D’ailleurs nous avons averti dans le détail de l’exemple que nous rappellons ici, que le fonds de la terre est d’un bon produit, relativement à la culture faite avec les bœufs, & qu’il est d’environ un quart plus fort que les produits ordinaires de cette culture : ainsi dans le dernier cas où les frais sont les mêmes, le revenu du propriétaire ne seroit que de 1450 livres, & la part de chaque métayer 453 liv. Si la taille étoit à l’égal du tiers du revenu du propriétaire, elle monteroit à 497 livres ; ce qui seroit pour la taxe de chaque métayer 102 livres : il ne lui resteroit de son produit que 348 livres, qui ne pourroient pas suffire à ses dépenses ; il faudroit que la moitié pour le moins de la taille des cinq métayers, retombât sur le propriétaire qui est chargé des grandes dépenses de la culture, & a un revenu incertain.
Ainsi selon cette maniere d’envisager les revenus casuels des propriétaires qui partagent avec des métayers, si on imposoit la taille à l’égal du tiers de ces revenus, les propriétaires payeroient pour la taille au-moins un tiers de plus sur leurs terres, que les propriétaires dont les terres sont affermées, & dont le revenu est déterminé par le fermage sans incertitude & sans soin ; car par rapport à ceux-ci, la taille qui seroit égale au tiers de leur revenu, est en-dehors de ce même revenu, qui est reglé & assûré par le bail ; au lieu que si la taille suivoit la même proportion dans l’autre cas, la moitié au-moins retomberoit sur le revenu indécis des propriétaires. Or la culture avec des métayers est fort ingrate & fort difficile à régir pour les propriétaires, surtout pour ceux qui ne résident pas dans leurs terres, & qui payent des régisseurs ; elle se trouveroit trop surchargée par la taille, si elle étoit imposée dans la même proportion que dans la grande culture.
Mais la proportion seroit juste à l’égard de l’une & de l’autre, si la taille étoit à l’égal du tiers ou de la moitié des revenus des propriétaires dans la grande & dans la petite culture, où les terres sont affermées, & où les propriétaires ont un revenu décidé par le fermage : elle seroit juste aussi, si elle étoit environ égale au quart du revenu casuel du propriétaire qui fait valoir par le moyen de métayers, ce quart feroit à-peu-près le sixieme de la part du métayer.
Ainsi en connoissant à-peu-près le produit ordinaire d’une métairie, la taille proportionnelle & fixe seroit convenablement & facilement réglée pendant le bail du métayer, au sixieme ou au cinquieme de la moitié de ce produit qui revient au métayer.
Il y a des cas où les terres sont si bonnes, que le métayer n’a pour sa part que le tiers du produit de la métairie : dans ces cas mêmes le tiers lui est aussi avantageux que la moitié du produit d’une métairie dont les terres seroient moins bonnes : ainsi la taille établie sur le même pié dans ce cas-là, ne seroit pas d’un moindre produit que dans les autres, mais elle seroit foible proportionnellement au revenu du propriétaire qui auroit pour sa part les deux tiers de la récolte ; elle pourroit alors être mise à l’égal du tiers du revenu : ainsi en taxant les métayers dans les cas où la récolte se partage par moitié, au sixieme ou au cinquieme de leur part du produit des grains de la métairie, on auroit une regle générale & bien simple pour établir une taille proportionnelle, qui augmenteroit au profit du roi à mesure que l’agriculture feroit du progrès par la liberté du commerce des grains, & par la sûreté d’une imposition déterminée.
Cette imposition reglée sur les baux dans la grande culture, se trouveroit être à-peu-près le double de celle de la petite culture ; parce que les produits de l’une sont bien plus considérables que les produits de l’autre.
Je ne sais pas si, relativement à l’état actuel de la taille, les taxes que je suppose rempliroient l’objet ; mais il seroit facile de s’y conformer, en suivant les proportions convenables. Voyez Impôt.
Si ces regles étoient constamment & exactement observées, si le commerce des grains étoit libre, si la milice épargnoit les enfans des fermiers, si les corvées étoient abolies[28], grand nombre de propriétaires taillables refugiés dans les villes sans occupation, retourneroient dans les campagnes faire valoir paisiblement leurs biens, & participer aux profits de l’agriculture. C’est par ces habitans aisés qui quitteroient les villes avec sûreté, que la campagne se repeupleroit de cultivateurs en état de rétablir la culture des terres. Ils payeroient la taille comme les fermiers, sur les profits de la culture, proportionnellement aux revenus qu’ils retireroient de leurs terres, comme si elles étoient affermées ; & comme propriétaires taillables, ils payeroient de plus pour la taille de leur bien même, le dixieme du revenu qu’ils retireroient du fermage de leurs terres, s’ils ne les cultivoient pas eux-mêmes. L’intérêt fait chercher les établissemens honnêtes & lucratifs. Il n’y en a point où le gain soit plus certain & plus irréprochable que dans l’agriculture, si elle étoit protégée : ainsi elle seroit bien-tôt rétablie par des hommes en état d’y porter les richesses qu’elle exige. Il seroit même très-convenable pour favoriser la noblesse & l’agriculture, de permettre aux gentilshommes qui font valoir leurs biens, d’augmenter leur emploi en affermant des terres, & en payant l’imposition à raison du prix du fermage ; ils trouveroient un plus grand profit, & contribueroient beaucoup aux progrès de l’agriculture. Cette occupation est plus analogue à leur condition, que l’état de marchands débitans dans les villes, qu’on voudroit qui leur fût accordé. Ce surcroît de marchands dans les villes seroit même fort préjudiciable à l’agriculture, qui est beaucoup plus intéressante pour l’état que le trafic en détail, qui occupera toûjours un assez grand nombre d’hommes.
L’état du riche laboureur seroit considéré & protégé ; la grande agriculture seroit en vigueur dans tout le royaume ; la culture qui se fait avec les bœufs disparoîtroit presqu’entierement, parce que le profit procureroit par-tout aux propriétaires de riches fermiers en état de faire les frais d’une bonne culture ; si la petite culture se conservoit encore dans quelques pays où elle paroîtroit préférable à la grande culture, elle pourroit elle-même prendre une meilleure forme par l’attrait d’un gain qui dédommageroit amplement les propriétaires des avances qu’ils feroient : le métayer alors pourroit payer sur sa part de la récolte la même taille que le fermier ; car si un métayer avoit pour sa part 18 ou 20 boisseaux de blé par arpent de plus qu’il n’en recueille par la petite culture ordinaire, il trouveroit en payant quatre ou cinq fois plus de taille, beaucoup plus de profit qu’il n’en retire aujourd’hui. L’état de la récolte du métayer pourroit donc fournir aussi une regle sûre pour l’imposition d’une taille proportionnelle.
Voilà donc au-moins des regles simples, faciles & sûres pour garantir les laboureurs de la taxe arbitraire, pour ne pas abolir les revenus de l’état par une imposition destructive, pour ranimer la culture des terres & rétablir les forces du royaume.
L’imposition proportionnelle des autres habitans de la campagne, peut être fondée aussi sur des profits ou sur des gains connus ; mais l’objet étant beaucoup moins important, il suffit d’y apporter plus de ménagement que d’exactitude ; car l’erreur seroit de peu de conséquence pour les revenus du roi, & un effet beaucoup plus avantageux qui en résulteroit, seroit de favoriser la population.
La taille dans les villes ne peut se rapporter aux mêmes regles : c’est à ces villes elles-mêmes à en proposer qui leur conviennent. Je ne parlerai pas de la petite maxime de politique que l’on attribue au gouvernement, qui, dit-on, regarde l’imposition arbitraire comme un moyen assûré pour tenir les sujets dans la soûmission : cette conduite absurde ne peut pas être imputée à de grands ministres, qui en connoissent tous les inconvéniens & tout le ridicule. Les sujets taillables sont des hommes d’une très médiocre fortune, qui ont plus besoin d’être encouragés que d’être humiliés ; ils sont assujettis souverainement à la puissance royale & aux lois ; s’ils ont quelque bien, ils n’en sont que plus dépendans, que plus susceptibles de crainte & de punition. L’arrogance rustique qu’on leur reproche est une forme de leur état, qui est fort indifférente au gouvernement ; elle se borne à résister à ceux qui sont à-peu-près de leur espece, qui sont encore plus arrogans, & qui veulent dominer. Cette petite imperfection ne dérange point l’ordre ; au contraire elle repousse le mépris que le petit bourgeois affecte pour l’état le plus recommandable & le plus essentiel. Quel avantage donc prétendroit-on retirer de l’imposition arbitraire de la taille, pour réprimer des hommes que le ministere a intérêt de protéger ? seroit-ce pour les exposer à l’injustice de quelques particuliers qui ne pourroient que leur nuire au préjudice du bien de l’état ?
Observations sur l’exportation des grains. L’exportation des grains, qui est une autre condition essentielle au rétablissement de l’agriculture, ne contribueroit pas à augmenter le prix des grains. On peut en juger par le prix modique qu’en retirent nos voisins qui en vendent aux étrangers ; mais elle empêcheroit les non-valeurs du blé. Ce seul effet, comme nous l’avons remarqué p. 819. éviteroit à l’agriculture plus de 150 millions de perte. Ce n’est pas l’objet de la vente en lui-même qui nous enrichiroit ; car il seroit fort borné, faute d’acheteurs. Voyez Fermier, p. 533. VI. vol. En effet, notre exportation pourroit à peine s’étendre à deux millions de septiers.
Je ne répondrai pas à ceux qui craignent que l’exportation n’occasionne des disettes[29] ; puisque son effet est au contraire d’assurer l’abondance, & que l’on a démontré que les moissons des mauvaises années surpasseroient celles que nous recueillons actuellement dans les années ordinaires : ainsi je ne parlerai pas non plus des projets chimériques de ceux qui proposent des établissemens de greniers publics pour prévenir les famines, ni des inconvéniens, ni des abus inséparables de pareilles précautions. Qu’on refléchisse seulement un peu sur ce que dit à cet égard un auteur anglois[30].
« Laissons aux autres nations l’inquiétude sur les moyens d’éviter la famine ; voyons-les éprouver la faim au milieu des projets qu’elles forment pour s’en garantir : nous avons trouvé par un moyen bien simple, le secret de joüir tranquillement & avec abondance du premier bien nécessaire à la vie ; plus heureux que nos peres, nous n’éprouvons point ces excessives & subites différences dans le prix des blés, toûjours causées plûtôt par crainte que par la réalité de la disette . . . . En place de vastes & nombreux greniers de ressource & de prévoyance, nous avons de vastes plaines ensemencées.
« Tant que l’Angleterre n’a songé à cultiver que pour sa propre subsistance, elle s’est trouvée souvent au-dessous de ses besoins, obligée d’acheter des blés étrangers : mais depuis qu’elle s’en est fait un objet de commerce, sa culture a tellement augmenté, qu’une bonne récolte peut la nourrir cinq ans ; & elle est en état maintenant de porter les blés aux nations qui en manquent.
« Si l’on parcourt quelques-unes des provinces de la France, on trouve que non-seulement plusieurs de ses terres restent en friche, qui pourroient produire des blés ou nourrir des bestiaux, mais que les terres cultivées ne rendent pas à beaucoup près à proportion de leur bonté ; parce que le laboureur manque de moyen pour les mettre en valeur.
Ce n’est pas sans une joie sensible que j’ai remarqué dans le gouvernement de France un vice dont les conséquences sont si étendues, & j’en ai félicité ma patrie ; mais je n’ai pû m’empêcher de sentir en même tems combien formidable seroit devenue cette puissance, si elle eût profité des avantages que ses possessions & ses hommes lui offroient ». O sua si bona norint ![31]
Il n’y a donc que les nations où la culture est bornée à leur propre subsistance, qui doivent redouter les famines. Il semble au contraire que dans le cas d’un commerce libre des grains, on pourroit craindre un effet tout opposé. L’abondance des productions que procureroit en France l’agriculture portée à un haut degré, ne pourroit-elle pas les faire tomber en non-valeur ? On peut s’épargner cette inquiétude ; la position de ce royaume, ses ports, ses rivieres qui le traversent de toutes parts, réunissent tous les avantages pour le commerce ; tout favorise le transport & le débit de ses denrées. Les succès de l’agriculture y rétabliroient la population & l’aisance ; la consommation de toute espece de productions premieres ou fabriquées, qui augmenteroit avec le nombre de ses habitans, ne laisseroit que le petit superflu qu’on pourroit vendre à l’étranger. Il est vrai qu’on pourroit redouter la fertilité des colonies de l’Amérique & l’accroissement de l’agriculture dans ce nouveau monde, mais la qualité des grains en France est si supérieure à celle des grains qui naissent dans ces pays-là, & même dans les autres, que nous ne devons pas craindre l’égalité de concurrence ; ils donnent moins de farine, & elle est moins bonne ; celle des colonies qui passe les mers, se déprave facilement, & ne peut se conserver que fort peu de tems ; celle qu’on exporte de France est préférée, parce qu’elle est plus profitable, qu’elle fait de meilleur pain, & qu’on peut la garder long-tems. Ainsi nos blés & nos farines seront toûjours mieux vendus à l’étranger. Mais une autre raison qui doit tranquilliser, c’est que l’agriculture ne peut pas augmenter dans les colonies, sans que la population & la consommation des grains n’y augmente à proportion ; ainsi leur superflu n’y augmentera pas en raison de l’accroissement de l’agriculture.
Le défaut de débit & la non-valeur de nos denrées qui ruinent nos provinces, ne sont que l’effet de la misere du peuple & des empêchemens qu’on oppose au commerce de nos productions. On voit tranquillement dans plusieurs provinces les denrées sans débit & sans valeur ; on attribue ces desavantages à l’absence des riches, qui ont abandonné les provinces pour se retirer à la cour & dans les grandes villes ; on souhaiteroit seulement que les évêques, les gouverneurs des provinces, & tous ceux qui par leur état devroient y résider, y consommassent effectivement leurs revenus ; mais ces idées sont trop bornées ; ne voit-on pas que ce ne seroit pas augmenter la consommation dans le royaume, que ce ne seroit que la transporter des endroits où elle se fait avec profusion, dans d’autres où elle se seroit avec économie ? Ainsi cet expédient, loin d’augmenter la consommation dans le royaume, la diminueroit encore. Il faut procurer par-tout le débit par l’exportation & la consommation intérieure, qui avec la vente à l’étranger soûtient le prix des denrées. Mais on ne peut attendre ces avantages que du commerce général des grains, de la population, & de l’aisance des habitans qui procureroient toûjours un débit & une consommation nécessaire pour soûtenir le prix des denrées.
Pour mieux comprendre les avantages du commerce des grains avec l’étranger, il est nécessaire de faire quelques observations fondamentales sur le commerce en général, & principalement sur le commerce des marchandises de main-d’œuvre, & sur le commerce des denrées du crû ; car pour le commerce de trafic qui ne consiste qu’à acheter pour revendre, ce n’est que l’emploi de quelques petits états qui n’ont pas d’autres ressources que celle d’être marchands. Et cette sorte de commerce avec les étrangers ne mérite aucune attention dans un grand royaume ; ainsi nous nous bornerons à comparer les avantages des deux autres genres de commerce, pour connoître celui qui nous intéresse le plus.
I. Les travaux d’industrie ne multiplient pas les richesses. Les travaux de l’agriculture dédommagent des frais, payent la main-d’œuvre de la culture, procurent des gains aux laboureurs : & de plus ils produisent les revenus des biens-fonds. Ceux qui achetent les ouvrages d’industrie, payent les frais, la main-d’œuvre, & le gain des marchands ; mais ces ouvrages ne produisent aucun revenu au-delà.
Ainsi toutes les dépenses d’ouvrages d’industrie ne se tirent que du revenu des biens-fonds ; car les travaux qui ne produisent point de revenus ne peuvent exister que par les richesses de ceux qui les payent.
Comparez le gain des ouvriers qui fabriquent les ouvrages d’industrie, à celui des ouvriers que le laboureur employe à la culture de la terre, vous trouverez que le gain de part & d’autre se borne à la subsistance de ces ouvriers ; que ce gain n’est pas une augmentation de richesses ; & que la valeur des ouvrages d’industrie est proportionnée à la valeur même de la subsistance que les ouvriers & les marchands consomment. Ainsi l’artisan détruit autant en subsistance, qu’il produit par son travail.
Il n’y a donc pas multiplication de richesses dans la production des ouvrages d’industrie, puisque la valeur de ces ouvrages n’augmente que du prix de la subsistance que les ouvriers consomment. Les grosses fortunes de marchands ne doivent point être vûes autrement ; elles sont les effets de grandes entreprises de commerce, qui réunissent ensemble des gains semblables à ceux des petits marchands ; de même que les entreprises de grands travaux forment de grandes fortunes par les petits profits que l’on retire du travail d’un grand nombre d’ouvriers. Tous ces entrepreneurs ne font des fortunes que parce que d’autres font des dépenses. Ainsi il n’y a pas d’accroissement de richesses.
C’est la source de la subsistance des hommes, qui est le principe des richesses. C’est l’industrie qui les prépare pour l’usage des hommes. Les propriétaires, pour en joüir, payent les travaux d’industrie ; & par-là leurs revenus deviennent communs à tous les hommes.
Les hommes se multiplient donc à proportion des revenus des biens fonds. Les uns font naître ces richesses par la culture ; les autres les préparent pour la joüissance ; ceux qui en joüissent payent les uns & les autres.
Il faut donc des biens-fonds, des hommes & des richesses pour avoir des richesses & des hommes. Ainsi un état qui ne seroit peuplé que de marchands & d’artisans, ne pourroit subsister que par les revenus des biens-fonds des étrangers.
II. Les travaux d’industrie contribuent à la population & à l’accroissement des richesses. Si une nation gagne avec l’étranger par sa main-d’œuvre un million sur les marchandises fabriquées chez elle, & si elle vend aussi à l’étranger pour un million de denrées de son crû, l’un & l’autre de ces produits sont également pour elle un surcroît de richesses, & lui sont également avantageux, pourvû qu’elle ait plus d’hommes que le revenu du sol du royaume n’en peut entretenir ; car alors une partie de ces hommes ne peuvent subsister que par des marchandises de main-d’œuvre qu’elle vend à l’étranger.
Dans ce cas une nation tire du sol & des hommes tout le produit qu’elle en peut tirer ; mais elle gagne beaucoup plus sur la vente d’un million de marchandises de son crû, que sur la vente d’un million de marchandises de main-d’œuvre, parce qu’elle ne gagne sur celles-ci que le prix du travail de l’artisan, & qu’elle gagne sur les autres le prix du travail de la culture & le prix des matieres produites par le sol. Ainsi dans l’égalité des sommes tirées de la vente de ces différentes marchandises, le commerce du crû est toûjours par proportion beaucoup plus avantageux.
III. Les travaux d’industrie qui occupent les hommes au préjudice de la culture des biens-fonds, nuisent à la population & à l’accroissement des richesses. Si une nation qui vend à l’étranger pour un million de marchandises de main-d’œuvre, & pour un million de marchandises de son crû, n’a pas assez d’hommes occupés à faire valoir les biens-fonds, elle perd beaucoup sur l’emploi des hommes attachés à la fabrication des marchandises de main-d’œuvre qu’elle vend à l’étranger ; parce que les hommes ne peuvent alors se livrer à ce travail, qu’au préjudice du revenu du sol, & que le produit du travail des hommes qui cultivent la terre, peut être le double & le triple de celui de la fabrication des marchandises de main-d’œuvre.
IV. Les richesses des cultivateurs font naître les richesses de la culture. Le produit du travail de la culture peut être nul ou presque nul pour l’état, quand le cultivateur ne peut pas faire les frais d’une bonne culture. Un homme pauvre qui ne tire de la terre par son travail que des denrées de peu de valeur, comme des pommes de terre, du blé noir, des châtaignes, &c. qui s’en nourrit, qui n’achete rien & ne vend rien, ne travaille que pour lui seul : il vit dans la misere ; lui, & la terre qu’il cultive, ne rapportent rien à l’état.
Tel est l’effet de l’indigence dans les provinces où il n’y a pas de laboureurs en état d’employer les paysans, & où ces paysans trop pauvres ne peuvent se procurer par eux-mêmes que de mauvais alimens & de mauvais vêtemens.
Ainsi l’emploi des hommes à la culture peut être infructueux dans un royaume ou ils n’ont pas les richesses nécessaires pour préparer la terre à porter de riches moissons. Mais les revenus des biens-fonds sont toûjours assûrés dans un royaume bien peuplé de riches laboureurs.
V. Les travaux de l’industrie contribuent à l’augmentation des revenus des biens-fonds, & les revenus des biens-fonds soutiennent les travaux d’industrie. Une nation qui, par la fertilité de son sol, & par la difficulté des transports, auroit annuellement une surabondance de denrées qu’elle ne pourroit vendre à ses voisins, & qui pourroit leur vendre des marchandises de main-d’œuvre faciles à transporter, auroit intérêt d’attirer chez elle beaucoup de fabriquans & d’artisans qui consommeroient les denrées du pays, qui vendroient leurs ouvrages à l’étranger, & qui augmenteroient les richesses de la nation par leurs gains & par leur consommation.
Mais alors cet arrangement n’est pas facile ; parce que les fabriquans & artisans ne se rassemblent dans un pays qu’à proportion des revenus actuels de la nation ; c’est-à-dire à proportion qu’il y a des propriétaires ou des marchands qui peuvent acheter leurs ouvrages à-peu-près aussi cher qu’ils les vendroient ailleurs, & qui leur en procureroient le débit à mesure qu’ils les fabriqueroient ; ce qui n’est guere possible chez une nation qui n’a pas elle-même le débit de ses denrées, & où la non-valeur de ces mêmes denrées ne produit pas actuellement assez de revenu pour établir des manufactures & des travaux de main-d’œuvre.
Un tel projet ne peut s’exécuter que fort lentement. Plusieurs nations qui l’ont tenté ont même éprouvé l’impossibilité d’y réussir.
C’est le seul cas cependant ou le gouvernement pourroit s’occuper utilement des progrès de l’industrie dans un royaume fertile.
Car lorsque le commerce du crû est facile & libre, les travaux de main-d’œuvre sont toûjours assûrés infailliblement par les revenus des biens-fonds.
VI. Une nation qui a un grand commerce de denrées de son crû, peut toûjours entretenir, du-moins pour elle, un grand commerce de marchandises de main-d’œuvre. Car elle peut toûjours payer à proportion des revenus de ses biens-fonds les ouvriers qui fabriquent les ouvrages de main d’œuvre, dont elle a besoin.
Ainsi le commerce d’ouvrages d’industrie appartient aussi sûrement à cette nation, que le commerce des denrées de son crû.
VII. Une nation qui a peu de commerce de denrées de son crû, & qui est réduite pour subsister à un commerce d’industrie, est dans un état précaire & incertain. Car son commerce peut lui être enlevé par d’autres nations rivales qui se livreroient avec plus de succès à ce même commerce.
D’ailleurs cette nation est toûjours tributaire & dépendante de celles qui lui vendent les matieres de premier besoin. Elle est réduite à une économie rigoureuse, parce qu’elle n’a point de revenu à dépenser ; & qu’elle ne peut étendre & soûtenir son trafic, son industrie & sa navigation, que par l’épargne ; au lieu que celles qui ont des biens-fonds, augmentent leurs revenus par leur consommation.
VIII. Un grand commerce intérieur de marchandises de main-d’œuvre ne peut subsister que par les revenus des biens-fonds. Il faut examiner dans un royaume la proportion du commerce extérieur & du commerce intérieur d’ouvrages d’industrie ; car si le commerce intérieur de marchandises de main-d’œuvre étoit, par exemple, de trois millions, & le commerce extérieur d’un million, les trois quarts de tout ce commerce de marchandises de main-d’œuvre seroient payées par les revenus des biens-fonds de la nation, puisque l’étranger n’en payeroit qu’un quart.
Dans ce cas, les revenus des biens-fonds seroient la principale richesse du royaume. Alors le principal objet du gouvernement seroit de veiller à l’entretien & à l’accroissement des revenus des biens-fonds.
Les moyens consistent dans la liberté du commerce & dans la conservation des richesses des cultivateurs. Sans ces conditions, les revenus, la population, & les produits de l’industrie s’anéantissent.
L’agriculture produit deux sortes de richesses : savoir le produit annuel des revenus des propriétaires, & la restitution des frais de la culture.
Les revenus doivent être dépensés pour être distribues annuellement à tous les citoyens, & pour subvenir aux subsides de l’état.
Les richesses employées aux frais de la culture, doivent être reservées aux cultivateurs, & être exemptes de toutes impositions ; car si on les enleve, on détruit l’agriculture, on supprime les gains des habitans de la campagne, & on arrête la source des revenus de l’état.
IX. Une nation qui a un grand territoire, & qui fait baisser le prix des denrées de son crû pour favoriser la fabrication des ouvrages de main-d’œuvre, se détruit de toutes parts. Car si le cultivateur n’est pas dédommagé des grands frais que la culture exige, & s’il ne gagne pas, l’agriculture périt ; la nation perd les revenus de ses biens-fonds ; les travaux des ouvrages de main-d’œuvre diminuent, parce que ces travaux ne peuvent plus être payés par les propriétaires des biens-fonds ; le pays se dépeuple par la misere & par la desertion des fabriquans, artisans, manouvriers & paysans, qui ne peuvent subsister qu’à proportion des gains que leur procurent les revenus de la nation.
Alors les forces du royaume se détruisent ; les richesses s’anéantissent, les impositions surchargent les peuples, & les revenus du souverain diminuent.
Ainsi une conduite aussi mal entendue suffiroit seule pour ruiner un état.
X. Les avantages du commerce extérieur ne consistent pas dans l’accroissement des richesses pécuniaires. Le surcroît de richesses que procure le commerce extérieur d’une nation, peut n’être pas un surcroît de richesses pécuniaires, parce que le commerce extérieur peut se faire avec l’étranger par échange d’autres marchandises qui se consomment par cette nation. Mais ce n’est pas moins pour cette même nation une richesse dont elle joüit, & qu’elle pourroit par économie convertir en richesses pécuniaires pour d’autres usages.
D’ailleurs les denrées envisagées comme marchandises, sont tout ensemble richesses pécuniaires & richesses réelles. Un laboureur qui vend son blé à un marchand, est payé en argent ; il paye avec cet argent le propriétaire, la taille, ses domestiques, ses ouvriers, & achete les marchandises dont il a besoin. Le marchand qui vend le blé à l’étranger, & qui achete de lui une autre marchandise, ou qui commerce avec lui par échange, revend à son retour la marchandise qu’il a rapportée, & avec l’argent qu’il reçoit, il rachete du blé. Le blé envisagé comme marchandise, est donc une richesse pécuniaire pour les vendeurs, & une richesse réelle pour les acheteurs.
Ainsi les denrées qui peuvent se vendre, doivent toûjours être regardées indifféremment dans un état comme richesses pécuniaires & comme richesses réelles, dont les sujets peuvent user comme il leur convient.
Les richesses d’une nation ne se reglent pas par la masse des richesses pécuniaires. Celles-ci peuvent augmenter ou diminuer sans qu’on s’en apperçoive ; car elles sont toûjours effectives dans un état par leur quantité, ou par la célérité de leur circulation, à raison de l’abondance & de la valeur des denrées. L’Espagne qui joüit des thrésors du Pérou, est toûjours épuisée par ses besoins. L’Angleterre soûtient son opulence par ses richesses réelles ; le papier qui y représente l’argent a une valeur assûrée par le commerce & par les revenus des biens de la nation.
Ce n’est donc pas le plus ou le moins de richesses pécuniaires qui décide des richesses d’un état ; & les défenses de sortir de l’argent d’un royaume au préjudice d’un commerce profitable, ne peuvent être fondées que sur quelque préjugé desavantageux.
Il faut pour le soûtien d’un état de véritables richesses, c’est-à-dire des richesses toûjours renaissantes, toûjours recherchées & toûjours payées, pour en avoir la joüissance, pour se procurer des commodités, & pour satisfaire aux besoins de la vie.
XI. On ne peut connoître par l’état de la balance du commerce entre diverses nations, l’avantage du commerce & l’état des richesses de chaque nation. Car des nations peuvent être plus riches en hommes & en biens-fonds que les autres ; & celles-ci peuvent avoir moins de commerce intérieur, faire moins de consommation, & avoir plus de commerce extérieur que celles-là.
D’ailleurs quelques-unes de ces nations peuvent avoir plus de commerce de trafic que les autres. Le commerce qui leur rend le prix de l’achat des marchandises qu’elles revendent, forme un plus gros objet dans la balance, sans que le fond de ce commerce leur soit aussi avantageux que celui d’un moindre commerce des autres nations, qui vendent à l’étranger leurs propres productions.
Le commerce des marchandises de main-d’œuvre en impose aussi, parce qu’on confond dans le produit le prix des matieres premieres, qui doit être distingué de celui du travail de fabrication.
XII. C’est par le commerce intérieur & par le commerce extérieur, & sur-tout par l’état du commerce intérieur, qu’on peut juger de la richesse d’une nation. Car si elle fait une grande consommation de ses denrées à haut prix, ses richesses seront proportionnées à l’abondance & au prix des denrées qu’elle consomme ; parce que ces mêmes denrées sont réellement des richesses en raison de leur abondance & de leur cherté ; & elles peuvent par la vente qu’on en pourroit faire, être susceptibles de tout autre emploi dans les besoins extraordinaires. Il suffit d’en avoir le fonds en richesses réelles.
XIII. Une nation ne doit point envier le commerce de ses voisins quand elle tire de son sol, de ses hommes, & de sa navigation, le meilleur produit possible. Car elle ne pourroit rien entreprendre par mauvaise intention contre le commerce de ses voisins, sans déranger son état, & sans se nuire à elle-même ; sur-tout dans le commerce réciproque qu’elle a établi avec eux.
Ainsi les nations commerçantes rivales, & même ennemies, doivent être plus attentives à maintenir ou à étendre, s’il est possible, leur propre commerce, qu’à chercher à nuire directement à celui des autres. Elles doivent même le favoriser, parce que le commerce réciproque des nations se soûtient mutuellement par les richesses des vendeurs & des acheteurs.
XIV. Dans le commerce réciproque, les nations qui vendent les marchandises les plus nécessaires ou les plus utiles, ont l’avantage sur celles qui vendent les marchandises de luxe. Une nation qui est assûrée par ses biens-fonds d’un commerce de denrées de son crû, & par conséquent aussi d’un commerce intérieur de marchandises de main-d’œuvre, est indépendante des autres nations. Elle ne commerce avec celles-ci que pour entretenir, faciliter, & étendre son commerce extérieur ; & elle doit, autant qu’il est possible, pour conserver son indépendance & son avantage dans le commerce réciproque, ne tirer d’elles que des marchandises de luxe, & leur vendre des marchandises nécessaires aux besoins de la vie.
Elles croiront que par la valeur réelle de ces différentes marchandises, ce commerce réciproque leur est plus favorable. Mais l’avantage est toûjours pour la nation qui vend les marchandises les plus utiles & les plus nécessaires.
Car alors son commerce est établi sur le besoin des autres ; elle ne leur vend que son superflu, & ses achats ne portent que sur son opulence. Ceux-là ont plus d’intérêt de lui vendre, qu’elle n’a besoin d’acheter ; & elle peut plus facilement se retrancher sur le luxe, que les autres ne peuvent épargner sur le nécessaire.
Il faut même remarquer que les états qui se livrent aux manufactures de luxe, éprouvent des vicissitudes fâcheuses. Car lorsque les tems sont malheureux, le commerce de luxe languit, & les ouvriers se trouvent sans pain & sans emploi.
La France pourroit, le commerce étant libre, produire abondamment les denrées de premier besoin, qui pourroient suffire a une grande consommation & à un grand commerce extérieur, & qui pourroient soûtenir dans le royaume un grand commerce d’ouvrages de main-d’œuvre.
Mais l’état de sa population ne lui permet pas d’employer beaucoup d’hommes aux ouvrages de luxe ; & elle a même intérêt pour faciliter le commerce extérieur des marchandises de son crû, d’entretenir par l’achat des marchandises de luxe, un commerce réciproque avec l’étranger.
D’ailleurs elle ne doit pas prétendre pleinement à un commerce général. Elle doit en sacrifier quelques branches les moins importantes à l’avantage des autres parties qui lui sont les plus profitables, & qui augmenteroient & assureroient les revenus des biens-fonds du royaume.
Cependant tout commerce doit être libre, parce qu’il est de l’intérêt des marchands de s’attacher aux branches de commerce extérieur les plus sûres & les plus profitables.
Il suffit au gouvernement de veiller à l’accroissement des revenus des biens du royaume, de ne point gêner l’industrie, de laisser aux citoyens la facilité & le choix des dépenses.
De ranimer l’agriculture par l’activité du commerce dans les provinces où les denrées sont tombées en non-valeur.
De supprimer les prohibitions & les empêchemens préjudiciables au commerce intérieur & au commerce réciproque extérieur.
D’abolir ou de modérer les droits excessifs de riviere & de péage, qui détruisent les revenus des provinces éloignées, où les denrées ne peuvent être commerçables que par de longs transports ; ceux à qui ces droits appartiennent, seront suffisamment dédommagés par leur part de l’accroissement général des revenus des biens du royaume.
Il n’est pas moins nécessaire d’éteindre les priviléges surpris par des provinces, par des villes, par des communautés, pour leurs avantages particuliers.
Il est important aussi de faciliter par-tout les communications & les transports des marchandises par les réparations des chemins & la navigation des rivieres[32].
Il est encore essentiel de ne pas assujettir le commerce des denrées des provinces à des défenses & à des permissions passageres & arbitraires, qui ruinent les campagnes sous le prétexte captieux d’assûrer l’abondance dans les villes. Les villes subsistent par les dépenses des propriétaires qui les habitent ; ainsi en détruisant les revenus des biens-fonds, ce n’est ni favoriser les villes, ni procurer le bien de l’état.
Le gouvernement des revenus de la nation ne doit pas être abandonné à la discrétion ou à l’autorité de l’administration subalterne & particuliere.
On ne doit point borner l’exportation des grains à des provinces particulieres, parce qu’elles s’épuisent avant que les autres provinces puissent les regarnir ; & les habitans peuvent être exposés pendant quelques mois à une disette que l’on attribue avec raison à l’exportation.
Mais quand la liberté d’exporter est générale, la levée des grains n’est pas sensible ; parce que les marchands tirent de toutes les parties du royaume, & sur-tout des provinces où les grains sont à bas prix.
Alors il n’y a plus de provinces où les denrées soient en non-valeur. L’agriculture se ranime partout à proportion du débit.
Les progrès du commerce & de l’agriculture marchent ensemble ; & l’exportation n’enleve jamais qu’un superflu qui n’existeroit pas sans elle, & qui entretient toûjours l’abondance & augmente les revenus du royaume.
Cet accroissement de revenus augmente la population & la consommation, parce que les dépenses augmentent & procurent des gains qui attirent les hommes.
Par ces progrès un royaume peut parvenir en peu de tems à un haut degré de force & de prospérité. Ainsi par des moyens bien simples, un souverain peut faire dans ses propres états des conquêtes bien plus avantageuses que celles qu’il entreprendroit sur ses voisins. Les progrès sont rapides ; sous Henri IV. le royaume épuisé, chargé de dettes, devint bientôt un pays d’abondance & de richesses. Voyez Impôt.
Observations sur la nécessité des richesses pour la culture des grains. Il ne faut jamais oublier que cet état de prospérité auquel nous pouvons prétendre, seroit bien moins le fruit des travaux du laboureur, que le produit des richesses qu’il pourroit employer à la culture des terres. Ce sont les fumiers qui procurent de riches moissons ; ce sont les bestiaux qui produisent les fumiers ; c’est l’argent qui donne les bestiaux, & qui fournit les hommes pour les gouverner. On a vû par les détails précédens, que les frais de trente millions d’arpens de terre traités par la petite culture, ne sont que de 285 millions ; & que ceux que l’on feroit pour 30 millions d’arpens bien traités par la grande culture, seroient de 710 millions ; mais dans le premier cas le produit n’est que de 390 millions : & dans le second il seroit de 1,378,000 000. De plus grands frais produiroient encore de plus grands profits ; la dépense & les hommes qu’exige de plus la bonne culture pour l’achat & le gouvernement des bestiaux, procurent de leur côté un produit qui n’est guere moins considérable que celui des récoltes.
La mauvaise culture exige cependant beaucoup de travail ; mais le cultivateur ne pouvant faire les dépenses nécessaires, ses travaux sont infructueux ; il succombe : & les bourgeois imbécilles attribuent ses mauvais succès à la paresse. Ils croyent sans doute qu’il suffit de labourer, de tourmenter la terre pour la forcer à porter de bonnes récoltes ; on s’applaudit lorsqu’on dit à un homme pauvre qui n’est pas occupé, va labourer la terre. Ce sont les chevaux, les bœufs, & non les hommes, qui doivent labourer la terre. Ce sont les troupeaux qui doivent la fertiliser ; sans ces secours elle récompense peu les travaux des cultivateurs. Ne sait-on pas d’ailleurs qu’elle ne fait point les avances, qu’elle fait au contraire attendre long-tems la moisson ? Quel pourroit donc être le sort de cet homme indigent à qui l’on dit va labourer la terre ? Peut-il cultiver pour son propre compte ? trouvera-t-il de l’ouvrage chez les fermiers s’ils sont pauvres ? Ceux-ci dans l’impuissance de faire les frais d’une bonne culture, hors d’état de payer le salaire des domestiques & des ouvriers, ne peuvent occuper les paysans. La terre sans engrais & presqu’inculte ne peut que laisser languir les uns & les autres dans la misere.
Il faut encore observer que tous les habitans du royaume doivent profiter des avantages de la bonne culture, pour qu’elle puisse se soûtenir & produire de grands revenus au souverain. C’est en augmentant les revenus des propriétaires & les profits des fermiers, qu’elle procure des gains à tous les autres états, & qu’elle entretient une consommation & des dépenses qui la soûtiennent elle-même. Mais si les impositions du souverain sont établies sur le cultivateur même, si elles enlevent ses profits, la culture dépérit, les revenus des propriétaires diminuent ; d’où résulte une épargne inévitable qui influe sur les stipendiés, les marchands, les ouvriers, les domestiques : le système général des dépenses, des travaux, des gains, & de la consommation, est dérangé ; l’état s’affoiblit ; l’imposition devient de plus en plus destructive. Un royaume ne peut donc être florissant & formidable que par les productions qui se renouvellent ou qui renaissent continuellement de la richesse même d’un peuple nombreux & actif, dont l’industrie est soûtenue & animée par le gouvernement.
On s’est imaginé que le trouble que peut causer le gouvernement dans la fortune des particuliers, est indifférent à l’état ; parce que, dit-on, si les uns deviennent riches aux dépens des autres, la richesse existe également dans le royaume. Cette idée est fausse & absurde ; car les richesses d’un état ne se soûtiennent pas par elles-mêmes, elles ne se conservent & s’augmentent qu’autant qu’elles se renouvellent par leur emploi dirigé avec intelligence. Si le cultivateur est ruiné par le financier, les revenus du royaume sont anéantis, le commerce & l’industrie languissent ; l’ouvrier manque de travail ; le souverain, les propriétaires, le clergé, sont privés des revenus ; les dépenses & les gains sont abolis ; les richesses renfermées dans les coffres du financier, sont infructueuses, ou si elles sont placées à intérêt, elles surchargent l’état. Il faut donc que le gouvernement soit très-attentif à conserver à toutes les professions productrices, les richesses qui leur sont nécessaires pour la production & l’accroissement des richesses du royaume.
Observations sur la population soûtenue par la culture des grains. Enfin on doit reconnoître que les productions de la terre ne sont point des richesses par elles-mêmes ; qu’elles ne sont des richesses qu’autant qu’elles sont nécessaires aux hommes, & qu’autant qu’elles sont commerçables : elles ne sont donc des richesses qu’à proportion de leur consommation & de la quantité des hommes qui en ont besoin. Chaque homme qui vit en société n’étend pas son travail à tous ses besoins ; mais par la vente de ce que produit son travail, il se procure ce qui lui manque. Ainsi tout devient commerçable, tout devient richesse par un trafic mutuel entre les hommes. Si le nombre des hommes diminue d’un tiers dans un état, les richesses doivent y diminuer des deux tiers, parce que la dépense & le produit de chaque homme forment une double richesse dans la société. Il y avoit environ 24 millions d’hommes dans le royaume il y a cent ans : après des guerres presque continuelles pendant quarante ans, & après la révocation de l’édit de Nantes, il s’en est trouvé encore par le dénombrement de 1700, dix-neuf millions cinq cents mille ; mais la guerre ruineuse de la succession à la couronne d’Espagne, la diminution des revenus du royaume, causée par la gêne du Commerce & par les impositions arbitraires, la misere des campagnes, la desertion hors du royaume, l’affluence de domestiques que la pauvreté & la milice obligent de se retirer dans les grandes villes où la débauche leur tient lieu de mariage ; les desordres du luxe, dont on se dédommage malheureusement par une économie sur la propagation ; toutes ces causes n’autorisent que trop l’opinion de ceux qui réduisent aujourd’hui le nombre d’hommes du royaume à seize millions ; & il y en a un grand nombre à la campagne réduits à se procurer leur nourriture par la culture du blé noir ou d’autres grains de vil prix ; ainsi ils sont aussi peu utiles à l’état par leur travail que par leur consommation. Le paysan n’est utile dans la campagne qu’autant qu’il produit & qu’il gagne par son travail, & qu’autant que sa consommation en bons alimens & en bons vêtemens contribue à soûtenir le prix des denrées & le revenu des biens, à augmenter & à faire gagner les fabriquans & les artisans, qui tous peuvent payer au roi des subsides à proportion des produits & des gains.
Ainsi on doit appercevoir que si la misere augmentoit, ou que si le royaume perdoit encore quelques millions d’hommes, les richesses actuelles y diminueroient excessivement, & d’autres nations tireroient un double avantage de ce desastre : mais si la population se réduisoit à moitié de ce qu’elle doit être, c’est-à-dire de ce qu’elle étoit il y a cent ans, le royaume seroit dévasté ; il n’y auroit que quelques villes ou quelques provinces commerçantes qui seroient habitées, le reste du royaume seroit inculte ; les biens ne produiroient plus de revenus ; les terres seroient par-tout surabondantes & abandonnées à qui voudroit en joüir, sans payer ni connoître de propriétaires.
Les terres, je le répete, ne sont des richesses que parce que leurs productions sont nécessaires pour satisfaire aux besoins des hommes, & que ce sont ces besoins eux-mêmes qui établissent les richesses : ainsi plus il y a d’hommes dans un royaume dont le territoire est fort étendu & fertile, plus il y a de richesses. C’est la culture animée par le besoin des hommes, qui en est la source la plus féconde, & le principal soutien de la population ; elle fournit les matieres nécessaires à nos besoins, & procure des revenus au souverain & aux propriétaires. La population s’accroît beaucoup plus par les revenus & par les dépenses que par la propagation de la nation même.
Observations sur le prix des grains. Les revenus multiplient les dépenses, & les dépenses attirent les hommes qui cherchent le gain ; les étrangers quittent leur patrie pour venir participer à l’aisance d’une nation opulente, & leur affluence augmente encore ses richesses, en soûtenant par la consommation le bon prix des productions de l’agriculture, & en provoquant par le bon prix l’abondance de ces productions : car non-seulement le bon prix favorise les progrès de l’agriculture, mais c’est dans le bon prix même que consistent les richesses qu’elle procure. La valeur d’un septier de blé considéré comme richesse, ne consiste que dans son prix : ainsi plus le blé, le vin, les laines, les bestiaux, sont chers & abondans, plus il y a de richesse dans l’état. La non-valeur avec l’abondance n’est point richesse. La cherté avec pénurie est misere. L’abondance avec cherté est opulence. J’entends une cherté & une abondance permanentes ; car une cherté passagere ne procureroit pas une distribution générale de richesses à toute la nation, elle n’augmenteroit pas les revenus des propriétaires ni les revenus du Roi ; elle ne seroit avantageuse qu’à quelques particuliers qui auroient alors des denrées à vendre à haut prix.
Les denrées ne peuvent donc être des richesses pour toute nation, que par l’abondance & par le bon prix entretenu constamment par une bonne culture, par une grande consommation, & par un commerce extérieur : on doit même reconnoître que relativement à toute une nation, l’abondance & un bon prix qui a cours chez l’étranger, est grande richesse pour cette nation, sur-tout si cette richesse consiste dans les productions de l’agriculture ; car c’est une richesse en propriété bornée dans chaque royaume au territoire qui peut la produire : ainsi elle est toûjours par son abondance & par sa cherté à l’avantage de la nation qui en a le plus & qui en vend aux autres : car plus un royaume peut se procurer de richesses en argent, plus il est puissant, & plus les facultés des particuliers sont étendues, parce que l’argent est la seule richesse qui puisse se prêter à tous les usages, & décider de la force des nations relativement les unes aux autres.
Les nations sont pauvres par-tout où les productions du pays les plus nécessaires à la vie, sont à bas prix ; ces productions sont les biens les plus précieux & les plus commerçables, elles ne peuvent tomber en non-valeur que par le défaut de population & de commerce extérieur. Dans ces cas, la source des richesses pécuniaires se perd dans des pays privés des avantages du Commerce, où les hommes réduits rigoureusement aux biens nécessaires pour exister, ne peuvent se procurer ceux qu’il leur faut pour satisfaire aux autres besoins de la vie & à la sûreté de leur patrie : telles sont nos provinces où les denrées sont à vil prix, ces pays d’abondance & de pauvreté, où un travail forcé & une épargne outrée ne sont pas même des ressources pour se procurer de l’argent. Quand les denrées sont cheres, & quand les revenus & les gains augmentent à proportion, on peut par des arrangemens économiques, diversifier les dépenses, payer des dettes, faire des acquisitions, établir des enfans, &c. C’est dans la possibilité de ces arrangemens que consiste l’aisance qui résulte du bon prix des denrées. C’est pourquoi les villes & les provinces d’un royaume où les denrées sont cheres, sont plus habitées que celles ou toutes les denrées sont à trop bas prix, parce que ce bas prix éteint les revenus, retranche les dépenses, détruit le Commerce, supprime les gains de toutes les autres professions, les travaux & les salaires des artisans & manouvriers : de plus il anéantit les revenus du Roi, parce que la plus grande partie du Commerce pour la consommation se fait par échange de denrées, & ne contribue point à la circulation de l’argent ; ce qui ne procure point de droits au roi sur la consommation des subsistances de ces provinces, & très-peu sur les revenus des biens.
Quand le Commerce est libre, la cherté des denrées a nécessairement ses bornes fixées par les prix mêmes des denrées des autres nations qui étendent leur commerce par-tout. Il n’en est pas de même de la non-valeur ou de la cherté des denrées causées par le défaut de liberté du Commerce ; elles se succedent tour à tour & irrégulierement, elles sont l’une & l’autre fort desavantageuses, & dépendent presque toûjours d’un vice du gouvernement.
Le bon prix ordinaire du blé qui procure de si grands revenus à l’état, n’est point préjudiciable au bas peuple. Un homme consomme trois septiers de blé : si à cause du bon prix il achetoit chaque septier quatre livres plus cher, ce prix augmenteroit au plus sa dépense d’un sou par jour, son salaire augmenteroit aussi à proportion, & cette augmentation seroit peu de chose pour ceux qui la payeroient, en comparaison des richesses qui résulteroient du bon prix du blé. Ainsi les avantages du bon prix du blé ne sont point détruits par l’augmentation du salaire des ouvriers ; car alors il s’en faut beaucoup que cette augmentation approche de celle du profit des fermiers, de celle des revenus des propriétaires, de celle du produit des dixmes, & de celle des revenus du roi. Il est aisé d’appercevoir aussi que ces avantages n’auroient pas augmenté d’un vingtieme, peut-être pas même d’un quarantieme de plus le prix de la main-d’œuvre des manufactures, qui ont déterminé imprudemment à défendre l’exportation de nos blés, & qui ont causé à l’état une perte immense. C’est d’ailleurs un grand inconvénient que d’accoûtumer le même peuple à acheter le blé à trop bas prix ; il en devient moins laborieux, il se nourrit de pain à peu de frais, & devient paresseux & arrogant ; les laboureurs trouvent difficilement des ouvriers & des domestiques ; aussi sont-ils fort mal servis dans les années abondantes. Il est important que le petit peuple gagne davantage, & qu’il soit pressé par le besoin de gagner. Dans le siecle passé où le blé se vendoit beaucoup plus cher, le peuple y étoit accoûtumé, il gagnoit à proportion, il devoit être plus laborieux & plus à son aise.
Ainsi nous n’entendons pas ici par le mot de cherté, un prix qui puisse jamais être excessif, mais seulement un prix commun entre nous & l’étranger ; car dans la supposition de la liberté du commerce extérieur, le prix sera toûjours réglé par la concurrence du commerce des denrées des nations voisines.
Ceux qui n’envisagent pas dans toute son étendue la distribution des richesses d’un état, peuvent objecter que la cherté n’est avantageuse que pour les vendeurs, & qu’elle appauvrit ceux qui achetent ; qu’ainsi elle diminue les richesses des uns autant qu’elle augmente celles des autres. La cherté, selon ces idées, ne peut donc pas être dans aucun cas une augmentation de richesses dans l’état.
Mais la cherté & l’abondance des productions de l’Agriculture n’augmentent-elles pas les profits des cultivateurs, les revenus du roi, des propriétaires, & des bénéficiers qui joüissent des dixmes ? ces richesses elles-mêmes n’augmentent-elles pas aussi les dépenses & les gains ? le manouvrier, l’artisan, le manufacturier, &c. ne font-ils pas payer leur tems & leurs ouvrages à proportion de ce que leur coûte leur subsistance ? Plus il y a de revenus dans un état, plus le Commerce, les manufactures, les Arts, les Métiers, & les autres professions deviennent nécessaires & lucratives.
Mais cette prospérité ne peut subsister que par le bon prix de nos denrées : car lorsque le gouvernement arrête le débit des productions de la terre, & lorsqu’il en fait baisser les prix, il s’oppose à l’abondance, & diminue les richesses de la nation à proportion qu’il fait tomber les prix des denrées qui se convertissent en argent.
Cet état de bon prix & d’abondance a subsisté dans le royaume tant que nos grains ont été un objet de Commerce, que la culture des terres a été protégée, & que la population a été nombreuse ; mais la gêne dans le commerce des blés, la forme de l’imposition des subsides, le mauvais emploi des hommes & des richesses aux manufactures de luxe, les guerres continuelles, & d’autres causes de dépopulation & d’indigence, ont détruit ces avantages ; & l’état perd annuellement plus des trois quarts du produit qu’il retiroit il y a un siecle, de la culture des grains, sans y comprendre les autres pertes qui résultent nécessairement de cette énorme dégradation de l’Agriculture & de la population. Art. de M. Quesnay le fils.
Pour ne point rendre cet article trop long, nous renvoyons à Nielle ce qui concerne les maladies des grains.
Grains de Paradis, ou grand Cardamome. Voyez Cardamome.
Grain de fin, (Chimie. Métall.) petit bouton de fin qu’on retire du plomb, de la litharge, ou du verre de plomb, &c. qui doivent servir à coupeller l’argent : on l’appelle encore le témoin & le grain de plomb ; derniere expression qui répond à l’idiome allemand qui exprime la même idée.
Si l’on met du plomb marchand seul sur une coupelle, & qu’on l’y traite comme si l’on affinoit de l’argent, on trouve pour l’ordinaire à la fin de l’opération un petit point blanc, qui est le fin que contenoit ce plomb : mais cette quantité, pour si petite qu’elle soit, se trouve avec le culot qui est formé par le coupellement de l’argent avec le plomb, & l’augmente de poids : il faut donc trouver un moyen de l’en défalquer dans la pesée du bouton de fin ; sans quoi on tomberoit dans l’erreur. Pour cela, on scorifie à part la même quantité de plomb qu’on a employée pour l’essai, & on le coupelle pour en avoir le témoin. On met ce témoin dans le plateau des poids avec lesquels on pese le culot ; & par ce moyen en ne comptant que les poids, on soustrait celui du témoin du bouton de fin qui a reçû du plomb la même quantité d’argent étranger à la mine essayée.
C’est ainsi qu’on se dispense des embarras du calcul & des erreurs qu’il peut entraîner. On peut être sûr que le bouton de fin a reçû la même accrétion de poids, puisque le plomb & sa quantité sont les mêmes ; il y a pourtant certaines précautions à prendre pour garder cette exactitude : il faut grenailler à la fois une certaine quantité de plomb, & mêler le résultat avec un crible, parce que l’argent ne se distribue pas uniformément dans toute la masse du plomb. Voyez Lotissage. On a pour l’ordinaire autant de témoins qu’on employe de quantités différentes de grenaille, & la chose parle d’elle-même ; si l’on en fait de nouvelle, il faut recommencer sur nouveaux frais : ainsi il en faut faire beaucoup à-la-fois ; car le plomb de la même miniere ne contient pas la même quantité d’argent. Les produits d’une mine changent tous les jours ; & d’ailleurs l’argent n’est pas répandu uniformément dans le même gâteau de plomb, comme nous l’avons déjà insinué, & comme nous le détaillerons plus particulierement à l’article Lotissage. C’est aussi par la même raison que ceux qui au lieu de grenailler leur plomb d’essai le réduisent en lamines qu’ils coupent de la grandeur que prescrit ce poids, & dont ils enveloppent l’essai, sont sujets à tomber dans l’erreur.
Mais il ne suffit pas de s’être assûré de la quantité d’argent que contient le plomb, il faut aussi examiner sous ce même point de vûe tout ce qui sert aux essais & qui peut être soupçonné d’en augmenter le bouton ; la litharge, le verre de plomb, le cuivre & le fer, &c. il faut avoir le grain de plomb de tous ces corps. Il est vrai que la plûpart du tems l’erreur qui en pourroit résulter ne seroit pas considérable ; mais elle le deviendroit si elle étoit répétée, c’est à-dire si elle étoit une somme de celles qui pourroient venir de plusieurs causes à-la-fois.
S’il se trouve de l’argent dans le plomb, le bismuth (car celui-ci sert aussi à coupeller) la litharge, &c. c’est qu’il n’y est pas en assez grande quantité pour défrayer des dépenses de l’affinage. D’ailleurs il y a des auteurs qui prétendent que si l’on coupelle de nouveau le plomb qui a été bu par la coupelle, on y trouve toûjours de l’argent : ainsi il ne peut y avoir de plomb sans argent, quoiqu’on dise qu’il s’en trouve. Voyez Cramer, Plomb, Fourneau, à la section des fourneaux de fusion ; Mine perpétuelle de Bécher, Essai, Affinage & Raffinage de l’Argent, & Grenailler.
Grain de Plomb, (Chimie. Métallurg.) Voyez Grain de fin.
Grain, (Physique.) on appelle de ce nom tous les coups de vent orageux qui sont accompagnés de pluie, de tonnerre, & d’éclairs, & l’on se sert du terme de grain-sec pour désigner ceux qui sont sans pluie. Voyez Ouragan. Hist. natur. du Sénégal, par M. Adanson.
Grain, (Art milit.) dans l’artillerie est une opération dont on se sert pour corriger le défaut des lumieres des pieces de canon & mortiers qui se sont trop élargies.
Ce grain n’est autre chose que de nouveau métal que l’on fait couler dans la lumiere pour la boucher entierement. Pour que ce nouveau métal s’unisse plus facilemement avec l’ancien, on fait chauffer la piece très-fortement, pour lui donner à-peu-près le même degré de chaleur que le métal fondu que l’on y coule : quand ce métal est refroidi, on perce une nouvelle lumiere à la piece ; pour que le nouveau métal ne coule pas dans l’ame du canon par la lumiere, on y introduit du sable bien refoulé jusque vers les anses.
Comme il est assez difficile que le nouveau métal dont on remplit la lumiere s’unisse parfaitement avec l’ancien, le chevalier de Saint-Julien propose, dans son livre de la forge de Vulcain, d’élargir la lumiere de deux pouces jusqu’à l’ame du canon, comme à l’ordinaire ; de faire ensuite autour de cette ouverture, à trois ou quatre pouces de distance, quatre trous en quatre endroits différens, disposés de maniere qu’ils aillent se rencontrer obliquement vers le milieu de l’épaisseur de la lumiere ; il faut que ces trous ayent au moins chacun un pouce de diametre. Il faut après cela prendre un instrument de bois àpeu-près comme un refouloir, qui soit exactement du calibre de la piece ; sur la tête de cette espece de refouloir ; il faut faire une entaille d’un demi-pouce de profondeur, coupée également suivant sa circonférence, ensorte que le fond de cette entaille donne une superficie convexe, parallele à celle de sa partie supérieure. On doit garnir l’entaille d’une ligne ou deux d’épaisseur, en lui donnant toûjours la forme convexe ; après cela, il faut faire fondre cinq ou six cents livres de métal, bien chauffer le canon, & introduire dedans le refouloir dont nous venons de parler ; son entaille doit répondre au trou de la lumiere. Le canon étant ensuite placé de maniere que le trou de la lumiere se trouve bien perpendiculaire à l’horison, il faut faire couler le métal dans tous les trous que l’on a percés, & après les en avoir remplis, & laissé refroidir le tout, la lumiere se trouvera exactement bouchée & en état de résister à tout l’effort de la poudre dont le canon sera chargé dans la suite ; c’est ce que cette construction rend évident. Il est question après cela de retirer le refouloir ; pour le faire plus facilement, on a la précaution de le construire de deux pieces, & en tirant celle de dessous, l’autre se détache aisément. On perce ensuite une nouvelle lumiere, avec un instrument appellé foret ; & c’est la raison pour laquelle on dit indifféremment, dans l’usage ordinaire, percer ou forer une lumiere. Voyez Canon. (Q)
Grain, (Poids.) c’est la soixante-douzieme partie d’une dragme en France. Il y en a conséquemment 24 en un denier ; 28 en un sterling ; 14 en une maille ; 7 en un felin.
En Allemagne la dragme n’a que soixante grains. Cette dragme & ces grains sont différens de ceux de France Les grains d’Angleterre & de Hollande le sont aussi, &c. Voyez la section du poids de proportion à l’article Poids fictif.
Le carat de diamans en France pese quatre grains réels. Celui de l’or est un poids imaginaire. Voyez Carat & Poids fictif.
Le poids de semelle pour l’argent est de trente-six grains réels. Celui pour l’or est de six grains, aussi réels en France. Voyez Poids fictif.
Pour les matieres précieuses, le grain réel se divise en , en , en , &c. & il est toûjours constamment de même poids ; mais le grain imaginaire, ou qui est une division d’un poids représentant, a une valeur proportionnée à ce poids. Voyez Poids fictif.
La lentille des Romains, cens, pesoit un grain ; leur æreole, æreolus, le cholcus des Grecs pesoit deux grains. La silique des Romains, le cération des Grecs, le kirac des Arabes, 4 grains. Le danich des Arabes, huit grains. L’obole des Romains, l’onolosat des Arabes, 12 grains. La dragme des Romains, 72 grains.
En Pharmacie, le grain est ordinairement le plus petit poids. Ce n’est pas qu’on ne prenne des médicamens composés, où une drogue simple n’entre que pour un demi grain, un tiers, un quart, &c. de grain ; mais ces fractions ne sont pas séparées de la masse totale, & se pesent en commun. Cependant il arrive quelquefois qu’une drogue simple est ordonnée à la quantité d’un demi-grain ; & pour lors il faut avoir un poids particulier, pour n’être pas obligé de partager la pesée d’un grain. Ces poids sont faits d’une petite lame de laiton, assez étendue pour porter l’empreinte de sa valeur ; & il faut convenir que ces sortes de poids sont plus justes que ceux qui leur ont donné leur nom. Je veux parler des grains d’orge qui ont servi d’abord à diviser notre denier, ou le scrupule de la Medecine en 24 parties. Il est vrai qu’on avoit la précaution de les prendre médiocrement gros ; mais la masse n’est pas dans tous en même proportion avec le volume. D’ailleurs ces sortes de poids étoient sujets aux vicissitudes du sec & de l’humide, qui devoient y apporter des changemens considérables, sans compter qu’ils étoient rongés des insectes qui les diminuoient tout-d’un-coup d’un demi-grain, & conséquemment le médicament pesé : ensorte qu’on devoit être exposé à des inexactitudes continuelles. Dans les formules, le grain a pour caractere ses deux premieres lettres. Ainsi, prenez de tartre stibié gr. ij. signifie qu’on en prenne deux grains.
Grain, en terme de Raffineur, est proprement le sucre coagulé qui forme ces sels luisans & semblables par leur grosseur aux grains de sable. On appelle encore de ce nom dans les raffineries, des sirops que la chaleur fait candir & attacher au fond du pot. Voyez Pot.
Grain d’Orge, (Medecine.) maladie fréquente dans les cochons qu’on engraisse, & qui consiste en quantité de petites pelotes dures de la grosseur d’un grain d’orge, répandues sur toute la membrane cellulaire ; ces grains ont leur siége dans les bulbes des poils, qui sont de vrais follicules adipeux, où l’injection d’eau & même de matiere céracée, pénetre aisément par les arteres. (D. J.)
Grain d’Orge, outil dont se servent les Tourneurs ; il paroît être composé des biseaux droit & gauche. Voyez nos Planches du tour, où il est représenté vû par-dessous.
Grain de Vent, (Marine.) se dit d’un nuage, d’un tourbillon en forme d’orage, qui ne fait que passer, mais qui donne du vent ou de la pluie, & souvent les deux ensemble : lorsqu’on l’apperçoit de loin, on se prépare, & l’on se tient aux drisses & aux écoutes pour les larguer s’il est nécessaire, ou faire d’autres manœuvres selon le besoin. Il y a des grains si forts & si subits, qu’ils causent bien du desordre dans les voiles & les manœuvres. On dit un grain pesant, lorsque le vent en est très-fort. (Z)
- ↑ Si les cultivateurs étoient assez riches pour traîner les 36 millions d’arpens par la grande culture, conformément aux dix millions qui sont traités actuellement par cette culture, la récolte annuelle seroit environ de 66 millions de septiers, au lieu de 44 millions, comme on va le prouver par l’examen de l’état actuel de la grande culture.
- ↑ C’est un cinquieme plus par arpent, que la mesure de l’arpent donnée par M. de Vauban ; ainsi les récoltes doivent produire, selon cette mesure, un cinquieme de plus de grain que cet auteur ne l’a estimé par arpent.
- ↑ Voyez le détail de ces frais, aux articles Fermiers & Fermes.
- ↑ Le prix commun réglé, comme on fait ordinairement, sur les prix différens des années, sans égard aux frais, & au plus ou moins de récolte chaque année, n’est un prix commun que pour les acheteurs qui achetent pour leur subsistance la même quantité de blé chaque année. Ce prix est ici le cinquieme de 87 liv. qui est 17 liv. 8 s. C’est à-peu-près le prix commun de la vente de nos blés à Paris depuis long-tems ; mais le prix commun pour les fermiers, qui sont les vendeurs, n’est qu’environ 15 liv. 9 sols, à cause de l’inégalité des récoltes.
- ↑ On ne parle point ici des années stériles, parce qu’elles sont fort rares, & que d’ailleurs on ne peut déterminer le prix qu’elles donnent aux blés.
- ↑ Nous ne nous reglons pas ici sur l’imposition réelle de la taille ; nous supposons une imposition qui laisse quelque profit au fermier, & un revenu au propriétaire, qui soûtienne un peu les richesses de la nation & l’entretien des terres.
- ↑ Les gros fermiers qui exploitent de grandes fermes & de bonnes terres qu’ils cultivent bien, gagnent davantage, quoique de bonnes terres soient affermées à un plus haut prix ; car une terre qui produit beaucoup, procure un plus grand bénéfice sur les frais & sur la semence. Mais il s’agit ici d’une estimation générale du fort au foible, par rapport à la différente valeur des terres, & aux différens états d’aisance des fermiers. On verra ci-après dans les détails, les différens rapports des revenus des terres avec les frais de culture : il est nécessaire d’y faire attention, pour juger des produits de l’agriculture relativement aux revenus des propriétaires, aux profits des fermiers, à la taille & à la dixme ; car on appercevra, à raison des divers produits, des rapports fort différens.
- ↑ On ne met ici que les frais de moisson, parce que les frais de culture sont compris avec ceux du blé. Voyez l’article Fermiers
- ↑ Il faut même supposer de bonnes années, & que le prix du foin ne passe pas 10 liv. ou que la longueur des hyvers n’en fasse pas consommer par les bœufs une plus grande quantité ; car un peu moins de produit ou un peu plus de dépense, anéantit ce petit revenu.
- ↑ On peut juger de-là combien est mal fondée l’opinion de ceux qui croyent que la campagne est dépeuplée, parce que les grands propriétaires se sont emparés de toutes les terres, ensorte que les paysans ne peuvent pas en avoir pour cultiver a leur profit : on voit que le fermage des terres est à si bas prix, qu’il leur seroit très-facile d’en affermer autant qu’ils en voudroient ; mais il y a d’autres raisons qui s’y opposent, & que nous examinerons dans la suite : car il faut dissiper des préjugés vulgaires qui voilent des vérités qu’il est intéressant d’approfondir.
- ↑ Ceux qui sont assujettis à la petite culture, sont peu attachés au fourrage que produit le froment, parce qu’ils en font peu d’usage ; & ils préferent volontiers la culture du seigle, parce qu’il vient plus sûrement dans les terres maigres. D’ailleurs il y a toûjours quelque partie de la sole des terres en emencées qui porte des grains de Mars, que nous confondrons ici avec le blé, pour éviter de petits détails peu utiles. On peut compenser la valeur de ces différens grains par un prix commun un peu plus bas que celui du froment
- ↑ Traité des avantages & des desavantages de la Grande-Bretagne.
- ↑ Le financier citoyen, chap. iij. & jv.
- ↑ Nous supposons que chaque arpent produise six septiers, semence prélevée : nous savons cependant qu’un bon arpent de terre bien cultivé doit produire davantage. Nous avons jugé à-propos, pour une plus grande sûreté dans l’estimation, de nous fixer à ce produit ; mais afin qu’on puisse juger de ce que peut rapporter un arpent de terre, dans le cas dont il s’agit ici, nous en citerons un exemple tiré de l’article Ferme, donné par M. le Roy, lieutenant des chasses du parc de Versailles. « J’ai actuellement, dit l’auteur, sous les yeux une ferme qui est de plus de trois cents arpens, dont les terres sont bonnes sans être du premier ordre. Elles étoient il y a quatre ans entre les mains d’un fermier qui les labouroit assez bien, mais qui les fumoit très-mal, parce qu’il vendoit ses pailles, & nourrissoit peu le bétail. Ces terres ne rapportoient que trois à quatre septiers de blé par arpent dans les meilleures années ; il s’est ruiné, & on l’a contraint de remettre sa ferme à un autre cultivateur plus industrieux. Tout a changé de face ; la dépense n’a point été épargnée ; les terres encore mieux labourées qu’elles n’étoient, ont été couvertes de troupeaux & de fumier : en deux ans elles ont été améliorées au point de rapporter dix septiers de blé par arpent, & d’en faire espérer encore plus par la suite. Ce succès sera répété toutes les fois qu’il sera tenté. Multiplions nos troupeaux, nous doublerons presque nos récoltes. Puisse cette persuasion frapper également les fermiers & les propriétaires ! Si elle devenoit générale, si elle étoit encouragée, nous verrions bientôt l’Agriculture faire des progrès rapides, nous lui devrions l’abondance avec tous ses effets ».
- ↑ Nous mettons le prix plus bas qu’en Angleterre, quoique le blé de France soit meilleur ; mais si nous en vendions à l’étranger, la concurrence pourroit faire baisser le prix de part & d’autre.
- ↑ Dans la grande culture actuelle en France, on a remarque ci-devant que le fermier perd dans les bonnes années ; ici il gagne, mais il perd dans les mauvaises : ainsi il a intérêt qu’il y ait beaucoup de blé : au lieu que dans l’autre cas l’abondance ruine le fermier, & celui-ci ne peut se dédommager un peu que dans les mauvaises années.
- ↑ Le prix commun des acheteurs seroit le cinquieme de 90 liv. qui est 18 liv. c’est environ le prix commun ordinaire de la vente de nos blés dans ces derniers tems ; ainsi l’exportation n’augmenteroit pas le prix du blé pour les acheteurs : elle l’augmenteroit pour les fermiers de 2 liv. 4 s. par septier ; ce seroit sur 65 millions de septiers, 160 millions de bénéfice pour l’Agriculture, sans que le blé augmentât de prix pour l’acheteur. Voilà l’avantage de l’exportation. Ainsi on ne doit pas s’étonner des progrès de l’Agriculture en Angleterre.
- ↑ Pour les terres chargées du droit de champart ou de la dixme agriere, les fermiers ne payent pas tant de taille ; mais ce qui manqueroit se répandroit sur ceux qui afferment cette espece de dixme.
- ↑ Les frais ne se font pas tous en argent ; la nourriture des chevaux & celle des domestiques sont fournies en nature par les récoltes, ainsi il n’y a guere que la moitié de ces frais qui participe à la circulation de l’argent. Il n’en est pas de même des frais de la culture des vignes, & des dépenses pour les récoltes des vins ; car ces avances se font presque toutes en argent : ainsi on voit toûjours que plus de la moitié de la masse d’argent monnoyé qu’il y a dans le royaume, doit circuler dans les campagnes pour les frais de l’agriculture.
- ↑ On suppose dans ces deux états de culture, la taille égale environ à un tiers du revenu des propriétaires. La capitation & les taxes particulieres jointes à la taille, montent aujourd’hui l’imposition totale à-peu-près à l’égal de la moitié des revenus ou à 40 millions. Suivant cette proportion, l’imposition totale monteroit dans la bonne culture à 200 millions, au lieu de 40 millions. Nous comprenons dans les deux cas, sous le même point de vûe, les pays d’états & les pays d’élections, qui en effet payent ensemble aujourd’hui en taille, dons gratuits & capitation, environ 40 millions sur des terres du royaume employées à la culture des grains.
- ↑ Dans l’état actuel, les frais ne produisent que 30 pour cent ; & dans une bonne culture, où le débit des grains seroit favorisé, comme en Angleterre, par l’exportation, les frais produiroient environ cent pour cent.
- ↑ Notez que dans cette comparaison on ne suppose aucune augmentation dans le prix commun des grains ; car il n’est pas vraissemblable que l’exportation en fit augmenter le prix : mais elle exclueroit les non-valeurs & les chertés. Elle produit constamment cet avantage en Angleterre, quoiqu’on n’y exporte qu’environ un million de septiers (ce qui n’est pas un vingtieme de la récolte), ne trouvant pas chez l’étranger à en vendre davantage.
- ↑ L’auteur du livre intitulé le financier citoyen, dont les intentions peuvent être loüables, est trop attaché aux droits des aides : il paroît n’avoir pas envisagé dans le vrai point de vûe les inconvéniens de ces droits ; il ne les regarde que du côté des consommateurs, qui sont libres, dit-il, de faire plus ou moins de dépense en vin. Mais ce plus ou moins de dépense est un objet important par rapport aux revenus des vignes, & aux habitans occupés à les cultiver. Cette culture employe beaucoup d’hommes, & peut en employer encore davantage ; ce qui mérite une grande attention par rapport à la population : d’ailleurs les terres employées en vignes sont d’un grand produit. Le grand objet du gouvernement est de veiller à l’augmentation des revenus, pour le bien de l’état & pour le fonds des impositions ; car les terres qui produisent beaucoup, peuvent soûtenir une forte imposition. Les vignes produisent tous les ans, ainsi chaque arpent peut fournir pour la taille le double de chaque arpent de terre cultivé en blé ; ce qui produiroit au roi à-peu-près autant que les droits des aides, qui ruinent un commerce essentiel au royaume, & desolent les vignerons par les rigueurs de la régie & les vexations des commis. Dans le système d’une bonne culture, la taille bien régie doit être la principale source des revenus du roi. C’est une partie qu’on n’a point approfondie, & qui n’est connue que par les abus destructifs contre lesquels on s’est toûjours récrié, & auxquels on n’a point encore remédié. V. Impôts. Il paroît que l’auteur tient aussi un peu au préjugé vulgaire par rapport à l’industrie. L’industrie procure la subsistance à une multitude d’hommes, par le payement de la main-d’œuvre ; mais elle ne produit point de revenus, & elle ne peut se soûtenir que par les revenus des citoyens qui achetent les ouvrages des artisans. Il défend l’imposition sur l’industrie, dans la crainte de l’anéantir ; mais l’industrie subsistera toûjours dans un royaume à raison des revenus, par rapport aux ouvrages nécessaires, & par rapport aux ouvrages de luxe : l’imposition peut seulement en augmenter un peu le prix. Mais cette partie intéresse fort peu le commerce extérieur, qui ne peut nous enrichir que par la vente de nos productions. L’auteur est entierement décidé en faveur des fermes générales bien ordonnées ; il y trouve les revenus du roi assûrés, des intérêts pour les seigneurs sous des noms empruntés, des fortunes honnêtes pour les fermiers & sous-fermiers, des appointemens pour les commis ; mais il veut que les financiers ayent de la probité. Un autre avantage qu’il apperçoit dans les fermes, c’est qu’elles peuvent s’augmenter sans nuire à l’Agriculture, à l’Industrie, ni au Commerce. Il est vrai du-moins que dans des royaumes incultes, c’est peut-être le seul moyen pour tirer des revenus pour le souverain, & des intérêts pour les seigneurs ; mais dans un état riche par ses biens & par le commerce de ses productions, ce moyen onéreux n’est pas nécessaire, & les seigneurs soûtiennent leurs dépenses par les produits de leurs terres.
- ↑ essai sur le Commerce, chap. v. vj.
- ↑ Nous ne supposons ici qu’environ 10 millions de taille sur les fermiers des dixmes, mais le produit des dixmes n’étant point chargé des frais de culture il est susceptible d’une plus forte taxe : ainsi la dixme qui est affermée, c’est à-dire qui n’est pas réunie aux cures, pouvant monter à plus de 100 millions par le rétablissement, leur culture pourroit avec justice être imposée à plus de 20 millions de taille. En effet, elle ne seroit pas, dans ce cas même, proportionnée à celle des cultivateurs ; & ceux qui affermeroient leurs dixmes, profiteroient encore beaucoup sur le rétablissement de notre culture.
- ↑ Peut-être que la taille égale à la moitié du fermage
paroîtra forcée, & cela peut être vrai en effet ; mais au moins
cette taille étant fixée, les fermiers s’y conformeroient
en affermant les terres. Voilà l’avantage d’une taille qui seroit
fixée : elle ne seroit point ruineuse, parce qu’elle seroit
prévûe par les fermiers ; au lieu que la taille arbitraire peut
les ruiner, étant sujets à des augmentations successives pendant
la durée des baux, & ils ne peuvent éviter leur perte
par aucun arrangement sur le prix du fermage. Mais toutes
les fois que le fermier connoîtra par le prix du bail la taille
qu’il doit payer, il ne laissera point tomber sur lui cette
imposition, ainsi elle ne pourra pas nuire à la culture ; elle
sera prise sur le produit de la ferme, & la partie du revenu
dû propriétaire en sera meilleure & plus assûrée ; parce que
la taille n’apportera point d’obstacle à la culture de son bien ;
au contraire, la taille imposée sans regle sur le fermier, rend
l’état de celui-ci incertain ; son gain est limité par ses arrangemens
avec le propriétaire, il ne peut se prêter aux variations
de cette imposition : si elle devient trop forte, il ne peut
plus faire les frais de la culture, & le bien est dégradé. Il
faut toûjours que l’imposition porte sur le fonds, & jamais
sur la culture ; & qu’elle ne porte sur le fonds que relativement
à sa valeur & à l’état de la culture, & c’est le fermage
qui en décide.
On peut soupçonner que la taille proportionnelle aux baux pourroit occasionner quelqu’intelligence frauduleuse entre les propriétaires & les fermiers, dans l’exposé du prix du fermage dans les baux ; mais la sûreté du propriétaire exigeroit quelque clause, ou quelqu’acte particulier inusité & suspect qu’il faudroit défendre : telle seroit, par exemple, une reconnoissance d’argent prêté par le propriétaire au fermier. Or comme il est très-rare que les propriétaires prêtent d’abord de l’argent à leurs fermiers, cet acte seroit trop suspect, surtout si la date étoit dès les premiers tems du bail, ou si l’acte n’étoit qu’un billet sous seing privé. En ne permettant point de telles conventions, on exclueroit la fraude. Mais on pourroit admettre les actes qui surviendroient trois ou quatre ans après le commencement du bail, s’ils étoient passés pardevant notaire, & s’ils ne changeoient rien aux clauses du bail ; car ces actes postérieurs ne pourroient pas servir à des arrangemens frauduleux à l’égard du prix du fermage, & ils peuvent devenir nécessaires entre le propriétaire & le fermier, à cause des accidens qui quelquefois arrivent aux bestiaux ou aux moissons pendant la durée d’un bail, & qui engageroient un propriétaire à secourir son fermier. L’argent avancé sous la forme de pot-de-vin par le fermier, en diminution du prix du bail, est une fraude qu’on peut reconnoître par le trop bas prix du fermage, par comparaison avec le prix des autres terres du pays. S’il y avoit une différence trop marquée, il faudroit anéantir le bail, & exclure le fermier.
- ↑ On a vû par les produits des différentes cultures, que la taille convertie en dixme sur la culture faite avec le bœufs, monteroit à plus des deux tiers du revenu des propriétaires. D’ailleurs la taille ne peut pas être fixée à-demeure sur le revenu actuel de cette culture, parce que les terres ne produisant pas les revenus qu’elles donneroient lorsqu’elles seroient mieux cultivées, il arriveroit qu’elles se trouveroient taxées sept ou huit fois moins que celles qui seroient actuellement en pleine valeur.
Dans l’état actuel de la grande culture, les terres produisent davantage ; mais elles donnent la moitié moins de revenu qu’on n’en retireroit dans le cas de la liberté du commerce des grains. Dans l’état présent, la dixme est égale à la moitié du fermage, la taille convertie en dixme seroit encore fort onéreuse ; mais dans le cas d’exportation, les terres donneroient plus de revenu ; la dixme ne se trouveroit qu’environ égale à un tiers du fermage. La taille convertie en dixme, ne seroit plus dans une proportion convenable avec les revenus ; car elle pourroit alors être portée à l’égal de la moitié des revenus, & être beaucoup moins onéreuse que dans l’état présent ; ainsi les proportions de la taille & de la dixme avec le fermage sont fort différentes, selon les différens produits des terres. Dans la petite culture la taille seroit forte, si elle égaloit la moitié de la dixme ; elle seroit foible dans une bonne culture, si elle n’étoit égale qu’à la totalité de la dixme. Les proportions de la taille avec le produit sont moins discordantes dans les différens états de culture ; mais toûjours le sont-elles trop pour pouvoir se prêter à une regle générale : c’est tout ensemble le prix des grains, l’état de la culture, & la qualité des terres, qui doivent former la base de l’imposition de la taille à raison du produit net du revenu du propriétaire. C’est ce qu’il faut observer aussi dans l’imposition du dixieme sur les terres cultivées avec des bœufs aux frais des propriétaires, car si on prenoit le dixieme du produit, ce seroit dans des cas la moitié du revenu, & dans d’autres le revenu tout entier qu’on enleveroit.
- ↑ Les fermiers un peu aisés font prendre à leurs enfans des professions dans les villes, pour les garantir de la milice ; & ce qu’il y a de plus desavantageux à l’agriculture, c’est que non-seulement la campagne perd les hommes destinés à être fermiers, mais aussi les richesses que leurs peres employoient à la culture de la terre. Pour arrêter ces effets destructifs, M. de la Galaisiere, intendant de Lorraine, a exempté de la milice par une ordonnance, les charretiers & fils des fermiers, à raison des charrues que leur emploi exige. Les corvées dont on charge les paysans, sont très-desavantageuses à l’état & au roi, parce qu’en réduisant les paysans à la misere, on les met dans l’impuissance de soûtenir leurs petits établissemens ; d’où résulte un grand dommage sur les produits, sur la consommation & sur les revenus : ainsi loin que ce soit une épargne pour l’état de ménager de cette maniere les frais des travaux publics, il les paye très-cher, tandis qu’ils lui coûteroient fort peu, s’il les faisoit faire à ses frais ; c’est-à-dire par de petites taxes générales dans chaque province, pour le payement des ouvriers. Toutes les provinces reconnoissent tellement les avantages des travaux qui facilitent le Commerce, qu’elles se prêtent volontiers à ces sortes de contributions, pourvû qu’elles soient employées surement & fidelement à leurs destinations.
- ↑ Voyez le traité de la police des grains, par M. Herbert.
- ↑ Avant. & desavant. de la Grande-Bretagne.
- ↑ Si, malgré des raisons si décisives, on avoit encore de l’inquiétude sur les disettes dans le cas d’exportation, il est facile de se rassûrer ; car on peut, en permettant l’exportation, permettre aussi l’importation des blés étrangers sans exiger de droits : par-là le prix du blé ne pourra pas être plus haut chez nous que chez les autres nations qui en exportent. Or on sait par une longue expérience qu’elles sont dans l’abondance, & qu’elles éprouvent rarement de cherté ; ainsi la concurrence de leurs blés dans notre pays, empêcheroit nos marchands de fermer leurs greniers dans l’espérance d’une cherté, & l’inquiétude du peuple ne feroit point augmenter le prix du blé par la crainte de la famine ; ce qui est presque toûjours l’unique cause des chertés excessives. Mais quand on le voudra, de telles causes disparoitront à la vûe des bateaux de blés étrangers qui arriveroient à Paris. Les chertés n’arrivent toûjours que par le défaut de liberté dans le commerce du blé. Les grandes disettes réelles sont très-rares en France, & elles le sont encore plus dans les pays où la liberté du commerce du blé soûtient l’Agriculture. En 1709, la gelée fit par-tout manquer la récolte : le septier de blé valoit en France 100 livres de notre monnoie actuelle, & on ne le vendoit en Angleterre que 43 liv. ou environ le double du prix ordinaire dans ces tems-là ; ainsi ce n’étoit pas pour la nation une grande cherté. Dans la didette de 1693 & 1694, le blé coûtoit moitié moins en Angleterre qu’en France, quoique l’exportation ne fut établie en Angleterre que depuis trois ou quatre ans : avant cette exportation, les Anglois essuyoient souvent de grandes chertés, dont nous profitions par la liberté du commerce de nos grains sous les regnes d’Henri IV. de Louis XIII. & dans les premiers tems du regne de Louis XIV. L’abondance & le bon prix entretenoient les richesses de la nation : car le prix commun du blé en France étoit souvent 25 liv. & plus de notre monnoie, ce qui formoit annuellement une richesse dans le royaume de plus de trois milliarts, qui réduits à la monnoie de ces tems-là, étoient environ 1200 millions. Cette richesse est diminuée aujourd’hui de cinq sixiemes. L’exportation ne doit pas cependant être illimitée ; il faut qu’elle soit, comme en Angleterre, interdite, lorsque le blé passe un prix marqué par la loi. L’Angleterre vient d’essuyer une cherté, parce que le marchand est contrevenu à cette regle par des abus & des monopoles que le gouvernement a tolérés, & qui ont toûjours de funestes effets dans un état qui a recours a des ressources si odieuses ; ainsi la nation a éprouvé une cherté dont l’exportation même l’avoit préservée depuis plus de soixante ans. En France, les famines sont fréquentes, parce que l’exportation du blé y étoit souvent défendue ; & que l’abondance est autant desavantageuse aux fermiers, que les disettes sont funestes aux peuples. Le prétexte de remédier aux famines dans un royaume, en interceptant le commerce des grains entre les provinces, donne encore lieu à des abus qui augmentent la misere, qui détruisent l’Agriculture, & qui anéantissent les revenus du royaume.
- ↑ Les chemins ruraux ou de communication avec les grandes routes, les villes & les marchés, manquent ou sont mauvais presque par-tout dans les provinces, ce qui est un grand obstacle a l’activité du Commerce. Cependant il semble qu’on pourroit y remédier en peu d’années ; les propriétaires sont trop intéressés à la vente des denrées que produisent leurs biens, pour qu’ils ne voulussent pas contribuer aux dépenses de la réparation de ces chemins. On pourroit donc les imposer pour une petite taxe réglée au sou la livre de la taille de leurs fermiers, & dont les fermiers & les paysans sans bien seroient exempts. Les chemins à réparer seroient décidés par MM. les intendans dans chaque district, après avoir consulté les habitans, qui ensuite les feroient exécuter par des entrepreneurs. On répareroit d’abord les endroits les plus impraticables, & on perfectionneroit successivement les chemins ; les fermiers & paysans seroient ensuite chargés de les entretenir. On pourroit faire avec les provinces de pareils arrangemens pour les rivieres qui peuvent être rendues navigables. Il y a des provinces qui ont si bien reconnu l’utilité de ces travaux, qu’elles ont demandé elles-mêmes à être autorisées à en faire les dépenses ; mais les besoins de l’état ont quelquefois enlevé les fonds que l’on y avoit destinés : ces mauvais succès ont étouffé des dispositions si avantageuses au bien de l’état.
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