L’Encyclopédie/1re édition/IMMATÉRIALISME ou SPIRITUALITÉ
IMMATÉRIALISME ou SPIRITUALITÉ. (Métaph.) L’immatérialisme est l’opinion de ceux qui admettent dans la nature deux substances essentiellement différentes ; l’une qu’ils appellent matiere, & l’autre qu’ils appellent esprit. Il paroît certain que les anciens n’ont eu aucune teinture de la spiritualité. Ils croyoient de concert que tous les êtres participoient à la même substance, mais que les uns étoient matériels seulement, & les autres matériels & corporels. Dieu, les anges & les génies, disent Porphyre & Jamblique, sont faits de la matiere ; mais ils n’ont aucun rapport avec ce qui est corporel. Encore aujourd’hui à la Chine, où les principaux dogmes de l’ancienne philosophie se sont conservés, on ne connoît point de substance spirituelle, & on regarde la mort comme la séparation de la partie aërienne de l’homme de sa partie terrestre. La premiere s’éleve en haut, & la seconde retourne en bas.
Quelques modernes soupçonnent que puisqu’Anaxagoras a admis un esprit dans la formation de l’univers, il a connu la spiritualité, & n’a point admis un Dieu corporel, ainsi qu’ont fait presque tous les autres philosophes. Mais ils se trompent étrangement ; car par le mot d’esprit les Grecs & les Romains ont également entendu une matiere subtile, ignée, extrèmement déliée, qui étoit intelligente a la vérité, mais qui avoit une étendue réelle & des parties différentes. Et en effet comment veulent-ils qu’on croye que les philosophes grecs avoient une idée d’une substance toute spirituelle, lorsqu’il est clair que tous les premiers peres de l’Eglise ont fait Dieu corporel, que leur doctrine a été perpétuée dans l’église greque jusque dans ces derniers siecles, & qu’elle n’a été quittée par les Romains que vers le tems de S. Augustin ?
Pour juger sainement dans quel sens on doit prendre le terme d’esprit dans les ouvrages des anciens, & pour décider de sa véritable signification, il faut d’abord faire attention dans quelle occasion il s’en faut servir, & à quel usage ils l’ont employé. Ils en usoient si peu pour exprimer l’idée que nous avons d’un être purement intellectuel ; que ceux qui n’ont reconnu aucune divinité, ou du moins qui n’en admettoient que pour tromper le peuple, s’en servoient très-souvent. Le mot d’esprit se trouve très-souvent dans Lucrece pour celui d’ame ; celui d’intelligence est employé au même usage : Virgile s’en sert pour signifier l’ame du monde, ou la matiere subtile & intelligente qui répandue dans toutes ses parties le gouverne & le vivifie. Ce système étoit en partie celui des anciens Pythagoriciens ; les Stoïciens qui n’étoient proprement que des Cyniques réformés, l’avoient perfectionné ; ils donnoient le nom de Dieu à cette ame ; ils la regardoient comme intelligente, l’appelloient esprit intellectuel : cependant avoient-ils une idée d’une substance toute spirituelle ? pas davantage que Spinosa, ou du moins guere plus ; ils croyoient, dit le P. Mourgues dans son plan théologique du pythagorisme, avoir beaucoup fait d’avoir choisi le corps le plus subtil (le feu), pour en composer l’intelligence ou l’esprit du monde, comme on le peut voir dans Plutarque. Il faut entendre leur langage ; car dans le nôtre, ce qui est esprit n’est pas corps, & dans le leur au contraire on prouveroit qu’une chose étoit corps parce qu’elle étoit esprit… Je suis obligé de faire cette observation sans laquelle ceux qui liroient avec des yeux modernes cette définition du dieu des Stoïciens dans Plutarque, Dieu est un esprit intellectuel & igné, qui n’ayant point de forme peut se changer en telle chose qu’il veut, & ressembler à tous les êtres, croiroient que ces termes, d’esprit intellectuel, détermineroient la signification du terme suivant, à un feu purement métaphorique.
Ceux qui voudroient ne pas s’en tenir à l’opinion d’un savant moderne, ne refuseront peut-être pas de se soumettre à l’autorité d’un ancien auteur qui devoit bien connoître le sentiment des anciens philosophes, puisqu’il a fait un traité de leur opinion, qui, quoiqu’extrèmement précis, ne laisse pas d’être fort clair. C’est de Plutarque dont je veux parler. Il dit en termes exprès que l’esprit n’est qu’une matiere subtile, & il parle comme disant une chose connue & avouée de tous les philosophes. « Notre ame, dit-il, qui est air, nous tient en vie ; aussi l’esprit & l’air contient en être tout le monde, car l’esprit & l’air sont deux noms qui signifient la même chose ». Je ne pense pas qu’on puisse rien demander de plus fort & de plus clair en même tems. Dira-t-on que Plutarque ne connoissoit point la valeur des termes grecs, & que les modernes qui vivent aujourd’hui en ont une plus grande connoissance que lui ? On peut bien avancer une pareille absurdité ; mais où trouvera-t-elle la moindre croyance ?
Platon a été de tous les philosophes anciens celui qui paroît le plus avoir eu l’idée de la véritable spiritualité ; cependant lorsqu’on examine avec un peu d’attention la suite & l’enchaînement de ses opinions, on voit clairement que par le terme d’esprit il n’entendoit qu’une matiere ignée, subtile & intelligente ; sans cela, comment eût-il pu dire que Dieu avoit poussé hors de son sein une matiere dont il avoit formé l’univers ? Est-ce que dans le sein d’un esprit on peut placer de la matiere ? Y a-t-il de l’étendue dans une substance toute spirituelle ? Platon avoit emprunté cette idée de Timée de Locre qui dit que Dieu voulant tirer hors de son sein un fils très-beau, produisit le monde qui sera éternel, parce qu’il n’est pas d’un bon pere de donner la mort à son enfant. Il est bon de remarquer ici que Platon, ainsi que Timée de Locre son guide & son modele, ayant également admis la coéternité de la matiere avec Dieu, il falloit que de tout tems la matiere eût subsisté dans la substance spirituelle, & y eût été enveloppée. N’est-ce pas là donner l’idée d’une matiere subtile, d’un principe délié qui conserve dans lui le germe matériel de l’univers ?
Mais, dira-t-on, Ciceron en examinant les différens systèmes des Philosophes sur l’existence de Dieu, rejette celui de Platon comme inintelligible, parce qu’il fait spirituel le souverain être. Quod Plato sine corpore Deum esse censet, id quale esse possit intelligi non potest. A cela je réponds qu’on ne peut aucunement inférer de ce passage, que Ciceron ou Velleius qu’il fait parler, ait pensé que Platon avoit voulu admettre une divinité sans étendue, impassible, absolument incorporelle, enfin spirituelle, ainsi que nous le croyons aujourd’hui. Mais il trouvoit étrange qu’il n’eût point donné un corps & une forme déterminée à l’esprit, c’est-à-dire à l’intelligence composée d’une matiere subtile qu’il admettoit pour ce Dieu suprème ; car toutes les sectes qui reconnoissoient des dieux, leur donnoient des corps. Les Stoïciens qui s’expliquoient de la maniere la plus noble sur l’essence subtile de leur dieu, l’enfermoient pourtant dans le monde qui lui servoit de corps. C’est cette privation d’un corps matériel & grossier, qui fait dire à Velleius que si ce dieu de Platon est incorporel, il doit n’avoir aucun sentiment, & n’être susceptible ni de prudence ni de volupté. Tous les philosophes anciens, excepté les Platoniciens, ne pensoient point qu’un esprit hors du corps pût ressentir ni plaisir ni douleur ; ainsi il étoit naturel que Velleius regardât le dieu de Platon incorporel, c’est-à-dire uniquement composé de la matiere subtile qui faisoit l’essence des esprits, comme un dieu incapable de plaisir, de prudence, enfin de sensation.
Si vous doutez encore du matérialisme de Platon, lisez ce qu’en dit M. Bayle dans le premier tome de la continuation de ses pensées diverses, fondé sur un passage d’un auteur moderne, qui a expliqué & dévoilé le platonisme. Voici le passage que cite M. Bayle. « Le premier dieu selon Platon est le dieu suprème à qui les deux autres doivent honneur & obéissance, d’autant qu’il est leur pere & leur créateur. Le second est le dieu visible, le ministre du dieu invisible, & le créateur du monde. Le troisieme se nomme le monde, ou l’ame qui anime le monde, à qui quelques-uns donnent le nom de démon. Pour revenir au second qu’il nommoit aussi le verbe, l’entendement ou la raison, il concevoit deux sortes de verbe, l’un qui a résidé de toute éternité en Dieu, par lequel Dieu renferme de toute éternité dans son sein toutes sortes de vertus, faisant tout avec sagesse, avec puissance & avec bonté : car étant infiniment parfait, il a dans ce verbe interne toutes les idées & toutes les formes des êtres créés. L’autre verbe qui est le verbe externe & proféré, n’est autre chose selon lui, que cette substance que Dieu poussa hors de son sein, ou qu’il engendra pour en former l’univers. C’est dans cette vûe que le mercure Trismegiste a dit que le monde est consubstantiel à Dieu ». Voici maintenant la conséquence qu’en tire M. Bayle : « Avez-vous jamais rien lû de plus monstrueux ? Ne voilà-t-il pas le monde formé d’une substance que Dieu poussa hors de son sein ? Ne le voilà-t-il pas l’un des trois Dieux, & ne faut-il pas le subdiviser en autant de dieux qu’il y a de parties dans l’univers diversement animées ? N’avez-vous point là toutes les horreurs, toutes les monstruosités de l’ame du monde ? Plus de guerres entre les dieux que dans les écrits des poëtes ? les dieux auteurs de tous les péchés des hommes ? les dieux qui punissent & qui commettent les mêmes crimes qu’ils ordonnent de ne point faire ? »
Enfin, pour conclure par un argument tranchant & décisif, c’est une chose avancée de tout le monde, que Platon & presque tous les philosophes de l’antiquité ont soutenu que l’ame n’étoit qu’une partie séparée du tout ; que Dieu étoit ce tout, & que l’ame devoit enfin s’y réunir par voie de réfusion. Or il est évident qu’un tel sentiment emporte nécessairement avec lui le matérialisme. L’esprit tel que nous l’admettons n’est pas sans doute composé de parties qui puissent se détacher les unes des autres ; c’est là ce caractere propre & distinctif de la matiere. Voyez l’article de l’Ame du monde.
Comme l’ancienne philosophie confondoit la spiritualité & la matérialité, ne mettant entr’elles d’autre différence que celle qu’on met d’ordinaire entre les modifications d’une même substance, croyant de plus que ce qui est matériel peut devenir insensiblement spirituel, & le devient en effet. Les peres des premiers siecles de l’Eglise se livrerent à ce systême ; car il est indispensable d’en avoir un quand on écrit pour le public. Les questions qui roulent sur l’essence de l’esprit, sont si déliées, si abstraites, les idées en échappent avec tant de légereté, l’imagination y est si contrainte, l’attention si tôt épuisée, que rien n’est si facile, & dès-là si pardonnable que de s’y méprendre. Quiconque n’y saisit pas d’abord certains principes, est hors de route ; il marche sans rien trouver, ou ne rencontre que l’erreur : ce n’est pourtant pas tout-à-fait à la peine de découvrir ces principes, la plûpart simples & naturels, qu’il faut attribuer les mécomptes philosophiques de quelques-uns de nos premiers écrivains ; c’est à leur déférence trop soumise pour les systèmes reçûs. Si le succès n’est presque dans tout que le prix d’une sage audace, on peut dire que c’est dans la philosophie principalement qu’il faut oser ; mais ce courage de raison qui se cherche une voie même où il ne voit point de trace, étoit un art d’inventer ignoré de nos peres : appliqués seulement à maintenir dans sa pureté ce dogme de la foi, tout le reste ne leur sembloit qu’une spéculation plus curieuse que nécessaire. Soigneux tout au plus d’arriver jusqu’où les autres avoient été, la plûpart très-capables d’aller plus loin, ne sentirent pas assez les ressources que leur offroit la beauté de leur génie.
Origene ce savant si respectable, & consulté de toutes parts, n’entendoit par esprit qu’une matiere subtile, & un air extrèmement léger. C’est le sens qu’il donne au mot ἀσώματον, qui est l’incorporel des Grecs. Il dit encore que tout esprit selon la notion propre & simple de ce terme, est un corps. Par cette définition il doit nécessairement avoir cru que Dieu, les anges & les ames étoient corporels ; aussi l’a-t-il cru de même, & le savant M. Huet rapporte tous les reproches qu’Origene a reçus à ce sujet ; il tâche de le justifier contre une partie ; mais enfin il convient qu’il est certain que cet ancien docteur a avoué qu’il ne paroissoit point dans l’Ecriture quelle étoit l’essence de la divinité. Le même M. Huet convient encore qu’il a cru que les anges & les ames étoient composés d’une matiere subtile qu’il appelloit spirituelle, eu égard à celle qui compose les corps. Il s’ensuit donc nécessairement qu’il a aussi admis une essence subtile dans la divinité ; car il dit en termes exprès que la nature des ames est la même que celle de Dieu. Or si l’ame humaine est corporelle, Dieu doit donc l’être. Le savant M. Huet a rapporté avec soin quelques endroits des ouvrages d’Origene, qui paroissent opposés à ceux qui le condamnent ; mais les termes dont se sert Origene, sont si précis, & la façon dont parle le savant prélat est si foible, qu’on connoît aisément que la seule qualité de commentateur lui met des armes à la main pour défendre son original. S. Jérôme & les autres critiques d’Origene ont soutenu qu’il n’avoit pas été plus éclairé sur la spiritualité de Dieu, que sur celle des ames & des anges.
Tertullien s’est expliqué encore plus clairement qu’Origene sur la corporéïté de Dieu qu’il appelle cependant spirituel dans le sens dont on se servoit de ce mot chez les anciens. « Qui peut nier, dit-il, que Dieu ne soit corps, bien qu’il soit esprit ? tout esprit est corps, & a une forme & une figure qui lui est propre ». Quis autem negabit Deum esse corpus, etsi Deus spiritus ? spiritus etiam corpus sui generis in suâ effigie. Un livre entier nous reste de sa main, où il établit ce qu’il pense de l’ame ; & ce qu’il y a de singulier, c’est que l’auteur y est clair, sans mélange de ténebres, lui qu’on accuse d’être confus ailleurs, presque sans mélange de clarté. C’est-là qu’il renferme les anges dans ce qu’il nomme la cathégorie de l’étendue. Il y place Dieu même, & à plus forte raison y comprend-il l’ame de l’homme qu’il soutient corporelle.
Ce sentiment de Tertullien ne prenoit pourtant pas sa source comme celui des autres, dans l’opinion dominante ; il estimoit trop peu les Philosophes, & Platon lui-même, dont il disoit librement qu’il avoit fourni la matiere de toutes les hérésies. Il se trompoit ici par excès de religion, s’il étoit permis de s’exprimer de la sorte ; parce qu’une femme pieuse rapportoit que dans un moment d’extase, une ame s’étoit montrée à elle, revêtue des qualités sensibles, lumineuse, colorée, palpable, & qui plus est, d’une figure extérieurement humaine ; il crut devoir la maintenir corporelle, dans la crainte de blesser la foi. Circonspection dont on peut louer le motif, mais impardonnable entant que philosophe. Ce n’est pas qu’il ne dise quelquefois que l’ame est un esprit ; mais qu’en conclure, sinon que cette expression n’emporte point dans le langage des anciens ce qu’elle signifie dans le nôtre ? Par le mot esprit, nous concevons une intelligence pure, indivisible, simple ; eux n’entendoient qu’une substance plus déliée, plus agile, plus pénétrante que les corps exposés à la perception des sens.
Je sais que dans les écoles on justifie Tertullien, du-moins par rapport à la spiritualité de Dieu. Ils veulent que cet ancien docteur regarde les termes de substances & de corps comme synonymes ; ainsi lorsqu’on dit, qui peut nier que Dieu ne soit corps ? c’est comme si l’on disoit, qui peut nier que Dieu ne soit une substance ? Quant aux mots de spirituel & d’incorporel, ils ont chez Tertullien, selon les Scholastiques, un sens très-opposé. L’incorporel signifie le néant, le vuide, la privation de toute substance ; le spirituel au contraire désigne une substance, qui n’est point matérielle. Ainsi, lorsque Tertullien dit, que tout esprit est corps, il faut l’entendre en ce sens, que tout esprit est une substance.
C’est par ces distinctions que les Scholastiques prétendent réfuter les reproches que S. Augustin a faits à Tertullien d’avoir crû que Dieu étoit corporel ; il est assez singulier qu’ils se soient figurés que Tertullien ne connoissoit pas la valeur des termes latins, & qu’il exprimoit le mot de substance par celui de corps, & celui de néant par celui d’incorporel. Est-ce que tous les auteurs grecs & latins n’avoient pas fixé dans leurs écrits la véritable signification de ces termes ? Cette peine qu’on se donne pour justifier Tertullien, est aussi infructueuse que celle qu’ont pris certains Platoniciens modernes, dans le dessein de prouver que Platon avoit crû la création de la matiere. Le savant Fabricius a dit, en parlant d’eux, qu’ils avoient entrepris de blanchir un more.
S. Justin n’a pas eu des idées plus pures de la parfaite spiritualité qu’Origene & Tertullien. Il a dit en termes exprès, que les anges étoient corporels ; que le crime de ceux qui avoient péché, étoit de s’être laissé séduire par l’amour des femmes, & de les avoir connu charnellement. Certainement, je ne crois pas que personne s’avise de vouloir spiritualiser les anges de S. Justin, il leur fait faire des preuves trop fortes de leur corporéité. Quant à la nature de Dieu, ce pere ne l’a pas mieux connue que celle des autres êtres spirituels. « Toute la substance, dit-il, qui ne peut-être soûmise à aucune autre à cause de sa légéreté, a cependant un corps qui constitue son essence. Si nous appellons Dieu incorporel, ce n’est pas qu’il le soit ; mais c’est parce que nous sommes accoûtumés d’approprier certains noms à certaines choses, à désigner le plus respectueusement qu’il nous est possible, les attributs de la Divinité. Ainsi, parce que l’essence de Dieu ne peut être apperçûe, & ne nous est point sensible, nous l’appellons incorporel ».
Tatien, philosophe chrétien, dont les ouvrages sont imprimés à la suite de ceux de S. Justin, parle dans ces termes de la spiritualité des anges & des démons : « Ils ont des corps qui ne sont point de chair, mais d’une matiere spirituelle, dont la nature est la même que celle du feu & de l’air. Ces corps spirituels ne peuvent être apperçûs que par ceux à qui Dieu en accorde le pouvoir, & qui sont éclairés par son esprit ». On peut juger par cet échantillon des idées que Tatien a eues de la véritable spiritualité.
S. Clément d’Aléxandrie a dit en termes formels, que Dieu étoit corporel. Après cela, il est inutile de rapporter s’il croyoit les ames corporelles ; on le sent bien sans doute. Quant aux anges, il leur faisoit prendre les mêmes plaisirs que S. Justin ; plaisirs où le corps est autant nécessaire que l’ame.
Lactance croyoit l’ame corporelle. Après avoir examiné toutes les opinions des Philosophes sur la matiere dont l’essence de l’ame est composée, & les avoir toutes regardées comme incertaines ; il dit qu’elles ont toutes cependant quelque chose de véritable, notre ame ou le principe de notre vie étant dans le sang, dans la chaleur & dans l’esprit ; mais qu’il est impossible de pouvoir exprimer la nature qui résulte de ce mélange, parce qu’il est plus facile d’en voir les opérations que de la définir. Le même auteur ayant établi par ces principes la corporéité de l’ame, dit qu’elle est quelque chose de semblable à Dieu. Il rend par conséquent Dieu matériel, sans s’en appercevoir, & sans connoître son erreur ; car selon les idées de son siecle, quoique ce fût celui de Constantin, un esprit étoit un corps composé de matiere subtile. Ainsi, disant que l’ame étoit corps, & cependant quelque chose de semblable à Dieu, il ne croyoit pas dégrader davantage la nature divine & la spiritualité, que lorsque nous assûrons aujourd’hui que l’ame étant spirituelle, est d’une nature semblable à celle de Dieu.
Arnobe n’est pas moins précis ni moins formel sur la corporéité spirituelle que Lactance. On pourroit lui joindre S. Hilaire, qui dans la suite pensa que l’ame étoit étendue ; S. Grégoire de Nazianze, qui disoit qu’on ne pouvoit concevoir un esprit, sans concevoir du mouvement & de la diffusion ; S. Grégoire de Nysse, qui parloit d’une sorte de transmigration inconcevable sans matérialité ; S. Ambroise qui divisoit l’ame en deux parties, division qui la dépouilloit de son essence en la privant de sa simplicité ; Cassien qui pensoit & s’expliquoit presque de même ; & enfin Jean de Thessalonique, qui au septieme concile avance, comme un article de tradition attestée par S. Athanase, par S. Basile & par S. Méthode, que ni les anges, ni les démons, ni les ames humaines ne sont dégagés de la matiere. Déja néanmoins de grands personnages avoient enseigné dans l’Eglise une philosophie plus correcte ; mais l’ancien préjugé se conservoit apparemment dans quelques esprits, & se montroit encore une fois pour ne plus reparoitre.
Les Grecs modernes ont été à peu-près dans les mêmes idées que les anciens. Ce sentiment est appuyé de l’autorité de M. de Beausobre, l’un des plus savans hommes qu’il y ait eu en Europe. Voici comme il parle dans son histoire de Manichée & du Manichéisme : « Quand je considere, dit-il, la maniere dont ils expliquent l’union des deux natures en J. C. je ne puis m’empêcher d’en conclure, qu’ils ont crû la nature divine corporelle. L’incarnation, disent-ils, est un parfait mélange des deux natures : la nature spirituelle & subtile pénetre la nature matérielle & corporelle jusqu’à ce qu’elle soit répandue dans toute cette nature, & mèlée toute entiere avec elle, ensorte qu’il n’y ait aucun lieu de la nature matérielle qui soit vuide de la nature spirituelle. Pour moi, qui connois Dieu comme un esprit, je connois aussi l’Incarnation comme un acte constant & irrévocable de la volonté du fils de Dieu, qui veut s’unir la nature humaine, & lui communiquer toutes les perfections qu’une nature créée est capable de recevoir. Cette explication du mystere de l’Incarnation est raisonnable ; mais, si je l’ose dire, ou celle des Grecs n’est qu’un amas de fausses idées & de termes qui ne signifient rien, ou ils ont connu la nature divine comme une matiere subtile ».
Le grand homme que je viens de citer, va nous prouver que dans le quatorzieme siecle, il falloit, selon le principe des Grecs, qu’ils crussent encore que l’essence de Dieu étoit une lumiere sublime incorporelle dans le sens des anciens peres, c’est-à-dire, étendue, ayant des parties diffuses ; enfin telle que les Philosophes grecs concevoient la matiere subtile, qu’ils nommoient incorporelle. Il rapporte qu’il s’éleva dans le quatorzieme siecle une vive contestation sur une question beaucoup plus curieuse qu’utile : c’est de savoir si la lumiere qui éclata sur la personne de J. C. lorsqu’il fut transfiguré, étoit une lumiere créée ou incréée. Grégoire Palamas, fameux moine du mont Athos, soutenoit qu’elle étoit incréée, & Barlaam défendoit le contraire. Cela donna lieu à la convocation d’un concile tenu à Constantinople sous Andronic le jeune. Barlaam fut condamné, & il fut décidé que la lumiere qui parut sur le Tabor étoit la gloire de la divinité de J. C. sa lumiere propre, celle qui émane de l’essence divine, ou plûtôt celle qui est une seule & même chose avec cette essence, & non une autre. Voyons actuellement les réfléxions de M. de Beausobre. « Il y a des corps, dit-il, que leur éloignement ou leur petitesse rendent invisibles ; mais il n’y a rien de visible qui ne soit corps, & les Valentiniens avoient raison de dire que tout ce qui est visible est corporel & figuré. Il faut aussi que le concile de Constantinople qui décida conformément à l’opinion de Palamas, & sur l’autorité d’un grand nombre de peres, qu’il émane de l’essence divine une lumiere incréée, laquelle est comme son vêtement, & qui parut en J. C. dans sa transfiguration ; il faut, dis-je, ou que ce concile ait crû que la divinité est un corps lumineux, ou qu’il ait établi deux opinions contradictoires, car il est absolument impossible qu’il émane d’un esprit une lumiere visible, & par conséquent corporelle ».
Je crois qu’on peut fixer dans le siecle de S. Augustin la connoissance de la pure spiritualité. Je penserois assez volontiers que les hérétiques qu’on avoit à combattre dans ce tems-là, & qui admettoient deux principes, un bon & l’autre mauvais, qu’ils faisoient également matériels, quoiqu’ils donnassent au bon principe, c’est-à-dire à Dieu, le nom de lumiere incorporelle, ne contribuerent pas peu au développement des véritables notions sur la nature de Dieu. Pour les combattre avec plus d’avantage, on sentit qu’il conviendroit de leur opposer l’existence d’une Divinité purement spirituelle. On examina s’il étoit possible que son essence pût être incorporelle dans le sens que nous entendons ce mot, on trouva bien-tôt qu’il étoit impossible qu’elle en pût avoir une autre ; alors on condamna ceux qui avoient parlé différemment. On avoua pourtant que l’opinion qui donnoit un corps à Dieu, n’avoit point été regardée comme hérétique.
Quoique la pure spiritualité de Dieu fût connue dans l’Eglise quelque tems avant la conversion de S. Augustin, comme il paroit par les ouvrages de S. Jérome, qui reproche à Origene d’avoir fait Dieu corporel ; cependant cette vérité rencontroit encore bien des difficultés à vaincre dans l’esprit des plus savans Théologiens. S. Augustin nous apprend qu’il n’avoit été retenu si long-tems dans le Manichéisme que par la peine qu’il avoit à comprendre la pure spiritualité de Dieu. C’étoit-là, dit-il, la seule presque insurmontable cause de mon erreur. Ceux qui ont médité sur la question qui embarrassoit S. Augustin, ne seront pas surpris des difficultés qui pouvoient l’arrêter. Ils savent que malgré la nécessité qu’il y a d’admettre un Dieu purement spirituel, on ne peut jamais concilier parfaitement un nombre d’idées qui paroissent bien contradictoires. Est-il rien de plus abstrait & de plus difficile à comprendre qu’une substance réelle qui est par-tout, & qui n’est dans aucun espace ; qui est toute entiere dans des parties qui sont à une distance infinie les unes des autres, & cependant parfaitement unique ? Est-ce une chose enfin bien aisée à comprendre qu’une substance qui est toute entiere dans chaque point de l’immensité de l’espace, & qui néanmoins n’est pas aussi infinie en nombre que le sont les points de l’espace dans lesquels elle est toute entiere ? S. Augustin est bien excusable d’avoir été arrêté par ces difficultés, sur-tout dans un tems où la doctrine de la pure spiritualité de Dieu ne faisoit, pour ainsi dire, qu’éclore. Ce fut lui-même qui dans les suites la porta à un point bien plus parfait, cependant il ne put la perfectionner alors sur l’essence de Dieu, il raisonna toûjours en parfait matérialiste sur les substances spirituelles. Il donna des corps aux anges & aux démons ; il supposa trois ou quatre differentes matieres spirituelles, c’est-à-dire subtiles. Il composa de l’une, l’essence des substances célestes ; de l’autre, qu’il disoit être comme un air épais, il fit celle des démons. L’ame humaine étoit aussi formée d’une matiere qui lui étoit affectée & particuliere.
On voit combien les idées de la pure spiritualité des substances immatérielles étoient encore confuses dans le tems de S. Augustin. Quant à celles que ce pere avoit de la nature de l’ame, pour montrer évidemment combien elles étoient obscures & inintelligibles, il ne faut que consulter ce qu’il dit sur l’ouvrage qu’il avoit écrit au sujet de son immortalité. Il avoue qu’il n’a paru dans le monde que malgré son consentement, & qu’il est si obscur, si confus, qu’à peine entend-il lui-même, lorsqu’il le lit, ce qu’il a voulu dire.
Il semble que quelque tems après S. Augustin, loin que la connoissance de la pure spiritualité se perfectionnât, elle fut peu-à-peu obscurcie. La philosophie d’Aristote, qui devint en vogue dans le douzieme siecle, fit presque retomber les Théologiens dans l’opinion d’Origene & de Tertullien. Il est vrai qu’ils nierent formellement que dans l’essence spirituelle il se trouvât rien de corporel, rien de subtil, rien enfin qui appartînt au corps ; mais d’un autre côté ils détruisoient tout ce qu’ils supposoient, en donnant une étendue aux esprits ; infinie à Dieu, & finie aux anges & aux ames. Ils prétendoient que les substances spirituelles occupoient & remplissoient un lieu fixe & déterminé : or ces opinions sont directement contraires aux saines idées de la spiritualité. Ainsi, l’on peut dire que jusqu’aux Cartésiens, les lumieres que S. Augustin avoit données sur la pure incorporéité de Dieu, étoient diminuées de beaucoup. Les Théologiens condamnoient Origene & Tertullien ; & dans le fond, ils étoient beaucoup plus proches du sentiment de ces anciens que de celui de S. Augustin. Ecoutons sur cela raisonner M. Bayle à l’article de de son dictionnaire historiq. & critique : « Jusqu’à M. Descartes, tous nos docteurs, soit théologiens, soit philosophes, avoient donné une étendue aux esprits, infinie à Dieu, finie aux anges & aux ames raisonnables. Il est vrai qu’ils soûtenoient que cette étendue n’est point matérielle, ni composée de parties, & que les esprits sont tout entiers dans chaque partie de l’espace qu’ils occupent : toti in toto, & toti in singulis partibus. De-là sont sortis les trois especes de présence locale, ubi circumscriptivum, ubi definitivum, ubi repletivum ; la premiere pour les corps, la seconde pour les esprits créés, & la troisieme pour Dieu. Les Cartésiens ont renversé tous ces dogmes ; ils disent que les esprits n’ont aucune sorte d’étendue, ni de présence locale ; mais on rejette leur sentiment comme très absurde. Disons donc qu’encore aujourd’hui presque tous nos Philosophes & tous nos Théologiens enseignent, conformément aux idées populaires, que la substance de Dieu est répandue dans des espaces infinis. Or, il est certain que c’est ruiner d’un côté ce qu’on bâtit de l’autre. C’est redonner en effet à Dieu la matérialité qu’on lui avoit ôtée. Vous dites qu’il est un esprit, voilà qui est bien ; c’est lui donner une nature différente de la matiere. Mais en même tems vous dites que sa substance est répandue par-tout ; vous dites donc qu’elle est étendue ? Or nous n’avons point d’idée de deux sortes d’étendue : nous concevons clairement que toute étendue, quelle qu’elle soit, a des parties distinctes, impénétrables, inséparables les unes des autres. C’est un monstre que de prétendre que l’ame soit toute dans le cerveau & toute dans le cœur. On ne conçoit point que l’étendue divine & l’étendue de la matiere puissent être au même lieu, ce seroit une véritable pénétration de dimensions que notre raison ne conçoit pas. Outre cela, les choses qui sont pénétrées avec une troisieme, sont pénétrées entre elles, & ainsi le ciel & le globe de la terre sont pénétrés entre eux ; car ils seroient pénétrés avec la substance divine, qui, selon vous, n’a point de parties ; d’où il résulte que le soleil est pénétré avec le même être que la terre. En un mot, si la matiere n’est matiere que parce qu’elle est étendue, il s’ensuit que toute étendue est matiere : l’on vous défie de marquer aucun attribut différent de l’étendue par lequel la matiere soit matiere. L’impénétrabilité des corps ne peut venir que de l’étendue, nous n’en saurions concevoir que ce fondement ; & ainsi vous devez dire que si les esprits étoient étendus, ils seroient impénétrables ; ils ne seroient donc point différens des corps par la pénétrabilité. Après tout, selon le dogme ordinaire, l’étendue divine n’est ni plus ni moins ou impénétrable ou pénétrable que celle du corps. Les parties, appellez les virtuelles, tant qu’il vous plaira, ces parties, dis-je, ne peuvent point être pénétrées les unes avec les autres ; mais elles peuvent l’être avec les parties de la matiere. N’est-ce pas ce que vous dites de celles de la matiere ? mais elles peuvent pénétrer les parties virtuelles de l’étendue divine. Si vous consultez exactement le sens commun, vous concevrez que lorsque deux étendues sont pénétrativement au même lieu, l’une est aussi pénétrable que l’autre. On ne peut donc point dire que l’étendue de la matiere differe d’aucune autre sorte d’étendue par l’impénétrabilité : il est donc certain que toute étendue est aussi matiere ; & par conséquent vous n’ôtez à Dieu que le nom de corps, & vous lui en laissez toute la réalité lorsque vous dites qu’il est étendu » ? Consultez l’article de l’Ame, où l’on prouve, à la faveur de la raison & de quelques étincelles de bonne philosophie, qu’outre les substances matérielles, il faut encore admettre des substances purement spirituelles & réellement distinctes des premieres. Il est vrai que nous ignorons ce que sont au fond que ces deux sortes de substances ; comment elles viennent se joindre l’une à l’autre ; si leurs propriétés se réduisent au petit nombre de celles que nous connoissons. C’est ce qu’il est impossible de décider ; & d’autant plus impossible, que nous ignorons absolument en quoi consiste l’essence de la matiere, & ce que les corps sont en eux-mêmes. Les modernes, il est vrai, ont fait sur cela quelques pas de plus que les anciens ; mais qu’il leur en reste encore à faire !