L’Encyclopédie/1re édition/REPRÉSENTANT

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REPRÉSENTANT, s. m. (Jurisp.) est celui qui représente une personne du chef de laquelle il est héritier. Voyez Représentation. (A)

Représentans, (Droit politiq. hist. mod.) Les représentans d’une nation sont des citoyens choisis, qui dans un gouvernement tempéré sont chargés par la société de parler en son nom, de stipuler ses intérêts, d’empêcher qu’on ne l’opprime, de concourir à l’administration.

Dans un état despotique, le chef de la nation est tout, la nation n’est rien ; la volonté d’un seul fait la loi, la société n’est point représentée. Telle est la forme du gouvernement en Asie, dont les habitans soumis depuis un grand nombre de siecles à un esclavage héréditaire, n’ont point imaginé de moyens pour balancer un pouvoir énorme qui sans cesse les écrase. Il n’en fut pas de même en Europe, dont les habitans plus robustes, plus laborieux, plus belliqueux que les Asiatiques, sentirent de tout tems l’utilité & la nécessité qu’une nation fût représentée par quelques citoyens qui parlassent au nom de tous les autres, & qui s’opposassent aux entreprises d’un pouvoir qui devient souvent abusif lorsqu’il ne connoît aucun frein. Les citoyens choisis pour être les organes, ou les représentans de la nation, suivant les différens tems, les différentes conventions & les circonstances diverses, jouirent de prérogatives & de droits plus ou moins étendus. Telle est l’origine de ces assemblées connues sous le nom de dietes, d’états-généraux, de parlemens, de senats, qui presque dans tous les pays de l’Europe participerent à l’administration publique, approuverent ou rejetterent les propositions des souverains, & furent admis à concerter avec eux les mesures nécessaires au maintien de l’état.

Dans un état purement démocratique la nation, à proprement parler, n’est point représentée ; le peuple entier se réserve le droit de faire connoître ses volontés dans les assemblées générales, composées de tous les citoyens ; mais dès que le peuple a choisi des magistrats qu’il a rendus dépositaires de son autorité, ces magistrats deviennent ses représentans ; & suivant le plus ou le moins de pouvoir que le peuple s’est réservé, le gouvernement devient ou une aristocratie, ou demeure une démocratie.

Dans une monarchie absolue le souverain ou jouit, du consentement de son peuple, du droit d’être l’unique représentant de sa nation, ou bien, contre son gré, il s’arroge ce droit. Le souverain parle alors au nom de tous ; les lois qu’il fait sont, ou du moins sont censées l’expression des volontés de toute la nation qu’il représente.

Dans les monarchies tempérées, le souverain n’est dépositaire que de la puissance exécutrice, il ne représente sa nation qu’en cette partie, elle choisit d’autres représentans pour les autres branches de l’administration. C’est ainsi qu’en Angleterre la puissance exécutrice réside dans la personne du monarque, tandis que la puissance législative est partagée entre lui & le parlement, c’est-à-dire l’assemblée générale des différens ordres de la nation britannique, composée du clergé, de la noblesse & des communes ; ces dernieres sont représentées par un certain nombre de députés choisis par les villes, les bourgs & les provinces de la Grande-Bretagne. Par la constitution de ce pays, le parlement concourt avec le monarque à l’administration publique ; dès que ces deux puissances sont d’accord, la nation entiere est reputée avoir parlé, & leurs décisions deviennent des lois.

En Suede, le monarque gouverne conjointement avec un sénat, qui n’est lui-même que le représentant de la diete générale du royaume ; celle-ci est l’assemblée de tous les représentans de la nation suédoise.

La nation germanique, dont l’empereur est le chef, est représentée par la diete de l’Empire, c’est-à-dire par un corps composé de vassaux souverains, ou de princes tant ecclésiastiques que laïques, & de députés des villes libres, qui représentent toute la nation allemande. Voyez Diete de l’Empire.

La nation françoise fut autrefois représentée par l’assemblée des états-généraux du royaume, composée du clergé & de la noblesse, auxquels par la suite des tems on associa le tiers-état, destiné à représenter le peuple. Ces assemblées nationales ont été discontinuées depuis l’année 1628.

Tacite nous montre les anciennes nations de la Germanie, quoique féroces, belliqueuses & barbares, comme jouissant toutes d’un gouvernement libre ou tempéré. Le roi, ou le chef, proposoit & persuadoit, sans avoir le pouvoir de contraindre la nation à plier sous ses volontés : Ubi rex, vel princeps, audiuntur autoritate suadendi magis quam jubendi potestate. Les grands delibéroient entre eux des affaires peu importantes ; mais toute la nation étoit consultée sur les grandes affaires : de minoribus rebus principes consultant, de majoribus omnes. Ce sont ces peuples guerriers ainsi gouvernés, qui, sortis des forêts de la Germanie, conquirent les Gaules, l’Espagne, l’Angleterre, &c. & fonderent de nouveaux royaumes sur les débris de l’empire romain. Ils porterent avec eux la forme de leur gouvernement ; il fut par-tout militaire, la nation subjuguée disparut ; réduite en esclavage, elle n’eut point le droit de parler pour elle-même ; elle n’eut pour représentans que les soldats conquérans, qui après l’avoir soumise par les armes, se subrogerent en sa place.

Si l’on remonte à l’origine de tous nos gouvernemens modernes, on les trouvera fondés par des nations belliqueuses & sauvages, qui sorties d’un climat rigoureux, chercherent à s’emparer de contrées plus fertiles, formerent des établissemens sous un ciel plus favorable, & pillerent des nations riches & policées. Les anciens habitans de ces pays subjugués ne furent regardés par ces vainqueurs farouches, que comme un vil bétail que la victoire faisoit tomber dans leurs mains. Ainsi les premieres institutions de ces brigands heureux, ne furent pour l’ordinaire que des effets de la force accablant la foiblesse ; nous trouvons toujours leurs lois partiales pour les vainqueurs, & funestes aux vaincus. Voilà pourquoi dans toutes les monarchies modernes nous voyons partout les nobles, les grands, c’est-à-dire des guerriers, posséder les terres des anciens habitans, & se mettre en possession du droit exclusif de représenter les nations ; celles-ci avilies, écrasées, opprimées, n’eurent point la liberté de joindre leurs voix à celles de leurs superbes vainqueurs. Telle est sans doute la source de cette prétention de la noblesse, qui s’arrogea long-tems le droit de parler exclusivement à tous les autres au nom des nations ; elle continua toujours à regarder ses concitoyens comme des esclaves vaincus, même un grand nombre de siecles après une conquête à laquelle les successeurs de cette noblesse conquérante n’avoit point eu de part. Mais l’intérêt secondé par la force, se fait bientôt des droits ; l’habitude rend les nations complices de leur propre avilissement, & les peuples malgré les changemens survenus dans leurs circonstances, continuerent en beaucoup de pays à être uniquement représentés par une noblesse, qui se prévalut toujours contre eux de la violence primitive, exercée par des conquérans aux droits desquels elle prétendit succéder.

Les Barbares qui démembrerent l’empire romain en Europe étoient payens ; peu-à-peu ils furent éclairés des lumieres de l’Evangile, ils adopterent la religion des vaincus. Plongés eux-mêmes dans une ignorance qu’une vie guerriere & agitée contribuoit à entretenir, ils eurent besoin d’être guidés & retenus par des citoyens plus raisonnables qu’eux ; ils ne purent refuser leur vénération aux ministres de la religion, qui à des mœurs plus douces joignoient plus de lumieres & de science. Les monarques & les nobles jusqu’alors représentans uniques des nations, consentirent donc qu’on appellât aux assemblées nationales les ministres de l’Eglise. Les rois, fatigués sans doute eux-mêmes des entreprises continuelles d’une noblesse trop puissante pour être soumise, sentirent qu’il étoit de leur intérêt propre de contrebalancer le pouvoir de leurs vassaux indomptés, par celui des interpretes d’une religion respectée par les peuples. D’ailleurs le clergé devenu possesseur de grands biens, fut intéressé à l’administration publique, & dut à ce titre, avoir part aux délibérations.

Sous le gouvernement féodal, la noblesse & le clergé eurent longtems le droit exclusif de parler au nom de toute la nation, ou d’en être les uniques représentans. Le peuple composé des cultivateurs, des habitans des villes & des campagnes, des manufacturiers, en un mot, de la partie la plus nombreuse, la plus laborieuse, la plus utile de la société, ne fut point en droit de parler pour lui-même ; il fut forcé de recevoir sans murmurer les lois que quelques grands concerterent avec le souverain. Ainsi le peuple ne fut point écouté, il ne fut regardé que comme un vil amas de citoyens méprisables, indignes de joindre leurs voix à celles d’un petit nombre de seigneurs orgueilleux & ingrats, qui jouirent de leurs travaux sans s’imaginer leur rien devoir. Opprimer, piller, vexer impunément le peuple, sans que le chef de la nation pût y porter remede, telles furent les prérogatives de la noblesse, dans lesquelles elle fit consister la liberté. En effet, le gouvernement féodal ne nous montre que des souverains sans forces, & des peuples écrasés & avilis par une aristocratie, armée également contre le monarque & la nation. Ce ne fut que lorsque les rois eurent long-tems souffert des excès d’une noblesse altiere, & des entreprises d’un clergé trop riche & trop indépendant, qu’ils donnerent quelque influence à la nation dans les assemblées qui décidoient de son sort. Ainsi la voix du peuple fut enfin entendue, les lois prirent de la vigueur, les excès des grands furent reprimés, ils furent forcés d’être justes envers des citoyens jusque-là méprisés ; le corps de la nation fut ainsi opposé à une noblesse mutine & intraitable.

La nécessité des circonstances oblige les idées & les institutions politiques de changer ; les mœurs s’adoucissent, l’iniquité se nuit à elle-même ; les tyrans des peuples s’apperçoivent à la longue que leurs folies contrarient leurs propres intérêts ; le commerce & les manufactures deviennent des besoins pour les états, & demandent de la tranquillité ; les guerriers sont moins nécessaires ; les disettes & les famines fréquentes ont fait sentir à la fin le besoin d’une bonne culture, que troubloient les démélés sanglans de quelques brigands armés. L’on eut besoin de lois ; l’on respecta ceux qui en furent les interpretes, on les regarda comme les conservateurs de la sureté publique ; ainsi le magistrat dans un état bien constitué, devint un homme considéré, & plus capable de prononcer sur les droits des peuples, que des nobles ignorans & dépourvus d’équité eux-mêmes, qui ne connoissoient d’autres droits que l’épée, ou qui vendoient la justice à leurs vassaux.

Ce n’est que par des degrés lents & imperceptibles que les gouvernemens prennent de l’assiette ; fondés d’abord par la force, ils ne peuvent pourtant se maintenir que par des lois équitables qui assurent les propriétés & les droits de chaque citoyen, & qui le mettent à couvert de l’oppression ; les hommes sont forcés à la fin de chercher dans l’équité, des remedes contre leurs propres fureurs. Si la formation des gouvernemens n’eût pas été pour l’ordinaire l’ouvrage de la violence & de la déraison, on eût senti qu’il ne peut y avoir de societé durable si les droits d’un chacun ne sont mis à l’abri de la puissance qui toujours veut abuser ; dans quelques mains que le pouvoir soit placé, il devient funeste s’il n’est contenu dans des bornes ; ni le souverain, ni aucun ordre de l’état ne peuvent exercer une autorité nuisible à la nation, s’il est vrai que tout gouvernement n’ait pour objet que le bien du peuple gouverné. La moindre réflexion eût donc suffi pour montrer qu’un monarque ne peut jouir d’une puissance véritable, s’il ne commande à des sujets heureux & réunis de volontés ; pour les rendre tels, il faut qu’il assure leurs possessions, qu’il les défende contre l’opression, qu’il ne sacrifie jamais les intérêts de tous à ceux d’un petit nombre, & qu’il porte ses vues sur les besoins de tous les ordres dont son état est composé. Nul homme, quelles que soient ses lumieres, n’est capable sans conseils, sans secours, de gouverner une nation entiere ; nul ordre dans l’état ne peut avoir la capacité ou la volonté de connoître les besoins des autres ; ainsi le souverain impartial doit écouter les voix de tous ses sujets, il est également intéressé à les entendre & à remédier à leurs maux ; mais pour que les sujets s’expliquent sans tumulte, il convient qu’ils aient des représentans, c’est-à-dire des citoyens plus éclairés que les autres, plus intéressés à la chose, que leurs possessions attachent à la patrie, que leur position mette à portée de sentir les besoins de l’état, les abus qui s’introduisent, & les remedes qu’il convient d’y porter.

Dans les états despotiques tels que la Turquie, la nation ne peut avoir de représentans ; on n’y voit point de noblesse, le despote n’a que des esclaves également vils à ses yeux ; il n’est point de justice, parce que la volonté du maître est l’unique loi ; le magistrat ne fait qu’exécuter ses ordres ; le commerce est opprimé, l’agriculture abandonnée, l’industrie anéantie, & personne ne songe à travailler, parce que personne n’est sûr de jouir du fruit de ses travaux ; la nation entiere réduite au silence, tombe dans l’inertie, ou ne s’explique que par des revoltes. Un sultan n’est soutenu que par une soldatesque effrenée, qui ne lui est elle-même soumise qu’autant qu’il lui permet de piller & d’opprimer le reste des sujets ; enfin souvent ses janissaires l’égorgent & disposent de son trône, sans que la nation s’intéresse à sa chûte ou désapprouve le changement.

Il est donc de l’intérêt du souverain que sa nation soit représentée ; sa sûreté propre en dépend ; l’affection des peuples est le plus ferme rempart contre les attentats des méchans ; mais comment le souverain peut-il se concilier l’affection de son peuple, s’il n’entre dans ses besoins, s’il ne lui procure les avantages qu’il desire, s’il ne le protege contre les entreprises des puissants, s’il ne cherche à soulager ses maux ? Si la nation n’est point représentée, comment son chef peut-il être instruit de ces miseres de détail que du haut de son trône il ne voit jamais que dans l’éloignement, & que la flatterie cherche toujours à lui cacher ? Comment, sans connoître les ressources & les forces de son pays, le monarque pourroit-il se garantir d’en abuser ? Une nation privée du droit de se faire représenter, est à la merci des imprudens qui l’oppriment ; elle se détache de ses maîtres, elle espere que tout changement rendra son sort plus doux ; elle est souvent exposée à devenir l’instrument des passions de tout factieux qui lui promettra de la secourir. Un peuple qui souffre s’attache par instinct à quiconque a le courage de parler pour elle ; il se choisit tacitement des protecteurs & des représentans, il approuve les réclamations que l’on fait en son nom ; est-il poussé à bout ? il choisit souvent pour interpretes des ambitieux & des fourbes qui le séduisent, en lui persuadant qu’ils prennent en main sa cause, & qui renversent l’état sous prétexte de le défendre. Les Guises en France, les Cromwels en Angleterre, & tant d’autres séditieux, qui sous pretexte du bien public jetterent leurs nations dans les plus affreuses convulsions, furent des représentans & des protecteurs de ce genre, également dangereux pour les souverains & les nations.

Pour maintenir le concert qui doit toujours subsister entre les souverains & leurs peuples, pour mettre les uns & les autres à couvert des attentats des mauvais citoyens, rien ne seroit plus avantageux qu’une constitution qui permettroit à chaque ordre de citoyens de se faire représenter, de parler dans les assemblées qui ont le bien général pour objet. Ces assemblées, pour être utiles & justes, devroient être composées de ceux que leurs possessions rendent citoyens, & que leur état & leurs lumieres mettent à portée de connoître les intérêts de la nation & les besoins des peuples ; en un mot c’est la propriété qui fait le citoyen ; tout homme qui possede dans l’état, est intéressé au bien de l’état, & quel que soit le rang que des conventions particulieres lui assignent, c’est toujours comme propriétaire, c’est en raison de ses possessions qu’il doit parler, ou qu’il acquiert le droit de se faire représenter.

Dans les nations européennes, le clergé, que les donations des souverains & des peuples ont rendu propriétaire de grands biens, & qui par-là forme un corps de citoyens opulens & puissans, semble dès-lors avoir un droit acquis de parler ou de se faire représenter dans les assemblées nationales ; d’ailleurs la confiance des peuples le met à portée de voir de près ses besoins & de connoître ses vœux.

Le noble, par les possessions qui lient son sort à celui de la patrie, a sans doute le droit de parler ; s’il n’avoit que des titres, il ne seroit qu’un homme distingué par les conventions ; s’il n’étoit que guerrier, sa voix seroit suspecte, son ambition & son intérêt plongeroient fréquemment la nation dans des guerres inutiles & nuisibles.

Le magistrat est citoyen en vertu de ses possessions ; mais ses fonctions en font un citoyen plus éclairé, à qui l’expérience fait connoître les avantages & les désavantages de la législation, les abus de la jurisprudence, les moyens d’y remédier. C’est la loi qui décide du bonheur des états.

Le commerce est aujourd’hui pour les états une source de force & de richesse ; le négociant s’enrichit en même tems que l’état qui favorise ses entreprises, il partage sans cesse ses prospérités & ses revers ; il ne peut donc sans injustice être réduit au silence ; il est un citoyen utile & capable de donner ses avis dans les conseils d’une nation dont il augmente l’aisance & le pouvoir.

Enfin le cultivateur, c’est-à-dire tout citoyen qui possede des terres, dont les travaux contribuent aux besoins de la société, qui fournit à sa subsistance, sur qui tombent les impôts, doit être représenté ; personne n’est plus que lui intéressé au bien public ; la terre est la base physique & politique d’un état, c’est sur le possesseur de la terre que retombent directement ou indirectement tous les avantages & les maux des nations ; c’est en proportion de ses possessions, que la voix du citoyen doit avoir du poids dans les assemblées nationales.

Tels sont les différens ordres dans lesquels les nations modernes se trouvent partagées ; comme tous concourent à leur maniere au maintien de la république, tous doivent être écoutés ; la religion, la guerre, la justice, le commerce, l’agriculture, sont faits dans un état bien constitué pour se donner des secours mutuels ; le pouvoir souverain est destiné à tenir la balance entre eux ; il empêchera qu’aucun ordre ne soit opprimé par un autre, ce qui arriveroit infailliblement si un ordre unique avoit le droit exclusif de stipuler pour tous.

Il n’est point, dit Edouard I, roi d’Angleterre, de regle plus équitable, que les choses qui intéressent tous, soient approuvées par tous, & que les dangers communs soient repoussés par des efforts communs. Si la constitution d’un état permettoit à un ordre de citoyens de parler pour tous les autres, il s’introduiroit bientôt une aristocratie sous laquelle les intérêts de la nation & du souverain seroient immolés à ceux de quelques hommes puissans, qui deviendroient immanquablement les tyrans du monarque & du peuple. Telle fut, comme on a vu, l’état de presque toutes les nations européennes sous le gouvernement féodal, c’est-à-dire, durant cette anarchie systématique des nobles, qui lierent les mains des rois pour exercer impunément la licence sous le nom de liberté ; tel est encore aujourd’hui le gouvernement de la Pologne, où sous des rois trop foibles pour protéger les peuples, ceux-ci sont à la merci d’une noblesse fougueuse, qui ne met des entraves à la puissance souveraine que pour pouvoir impunément tyranniser la nation. Enfin tel sera toujours le sort d’un état dans lequel un ordre d’hommes devenu trop puissant, voudra représenter tous les autres.

Le noble ou le guerrier, le prêtre ou le magistrat, le commerçant, le manufacturier & le cultivateur, sont des hommes également nécessaires ; chacun d’eux sert à sa maniere la grande famille dont il est membre ; tous sont enfans de l’état, le souverain doit entrer dans leurs besoins divers ; mais pour les connoître il faut qu’ils puissent se faire entendre, & pour se faire entendre sans tumulte, il faut que chaque classe ait le droit de choisir ses organes ou ses représentans ; pour que ceux-ci expriment le vœu de la nation, il faut que leurs intérêts soient indivisiblement unis aux siens par le lien des possessions. Comment un noble nourri dans les combats, connoîtroit-il les intérêts d’une religion dont souvent il n’est que foiblement instruit, d’un commerce qu’il méprise, d’une agriculture qu’il dédaigne, d’une jurisprudence dont il n’a point d’idées ? Comment un magistrat, occupé du soin pénible de rendre la justice au peuple, de sonder les profondeurs de la jurisprudence, de se garantir des embuches de la ruse, & de démêler les pieges de la chicane, pourroit-il décider des affaires relatives à la guerre, utiles au commerce, aux manufactures, à l’agriculture ? Comment un clergé, dont l’attention est absorbée par des études & par des soins qui ont le ciel pour objet, pourroit-il juger de ce qui est le plus convenable à la navigation, à la guerre, à la jurisprudence ?

Un état n’est heureux, & son souverain n’est puissant, que lorsque tous les ordres de l’état se prêtent réciproquement la main ; pour opérer un effet si salutaire, les chefs de la societé politique sont intéressés à maintenir entre les différentes classes de citoyens, un juste équilibre, qui empêche chacune d’entr’elles d’empiéter sur les autres. Toute autorité trop grande, mise entre les mains de quelques membres de la societé, s’établit aux dépens de la sûreté & du bien-être de tous ; les passions des hommes les mettent sans cesse aux prises ; ce conflict ne sert qu’à leur donner de l’activité ; il ne nuit à l’état que lorsque la puissance souveraine oublie de tenir la balance, pour empêcher qu’une force n’entraîne toutes les autres. La voix d’une noblesse remuante, ambitieuse, qui ne respire que la guerre, doit être contrebalancée par celle d’autres citoyens, aux vues desquels la paix est bien plus nécessaire ; si les guerriers décidoient seuls du sort des empires, ils seroient perpétuellement en feu, & la nation succomberoit même sous le poids de ses propres succès ; les lois seroient forcées de se taire, les terres demeureroient incultes, les campagnes seroient dépeuplées, en un mot on verroit renaître ces miseres qui pendant tant de siecles ont accompagné la licence des nobles sous le gouvernement féodal. Un commerce prépondérant feroit peut-être trop négliger la guerre ; l’état, pour s’enrichir, ne s’occuperoit point assez du soin de sa sûreté, ou peut-être l’avidité le plongeroit-il souvent dans des guerres qui frustreroient ses propres vues. Il n’est point dans un état d’objet indifférent & qui ne demande des hommes qui s’en occupent exclusivement ; nul ordre de citoyens n’est capable de stipuler pour tous ; s’il en avoit le droit, bientôt il ne stipuleroit que pour lui-même ; chaque classe doit être représentée par des hommes qui connoissent son état & ses besoins ; ces besoins ne sont bien connus que de ceux qui les sentent.

Les représentans supposent des constituans de qui leur pouvoir est émané, auxquels ils sont par conséquent subordonnés & dont ils ne sont que les organes. Quels que soient les usages ou les abus que le tems a pu introduire dans les gouvernemens libres & tempérés, un représentant ne peut s’arroger le droit de faire parler à ses constituans un langage opposé à leurs intérêts ; les droits des constituans sont les droits de la nation, ils sont imprescriptibles & inaliénables ; pour peu que l’on consulte la raison, elle prouvera que les constituans peuvent en tout tems démentir, désavouer & révoquer les représentans qui les trahissent, qui abusent de leurs pleins pouvoirs contre eux-mêmes, ou qui renoncent pour eux à des droits inhérens à leur essence ; en un mot, les représentans d’un peuple libre ne peuvent point lui imposer un joug qui détruiroit sa félicité ; nul homme n’acquiert le droit d’en représenter un autre malgré lui.

L’expérience nous montre que dans les pays qui se flattent de jouir de la plus grande liberté, ceux qui sont chargés de représenter les peuples, ne trahissent que trop souvent leurs intérêts, & livrent leurs constituans à l’avidité de ceux qui veulent les dépouiller. Une nation a raison de se défier de semblables représentans & de limiter leurs pouvoirs ; un ambitieux, un homme avide de richesses, un prodigue, un débauché, ne sont point faits pour représenter leurs concitoyens ; ils les vendront pour des titres, des honneurs, des emplois, & de l’argent, ils se croiront intéressés à leurs maux. Que sera-ce si ce commerce infâme semble s’autoriser par la conduite des constituans qui seront eux-mêmes vénaux ? Que sera-ce si ces constituans choisissent leurs représentans dans le tumulte & dans l’ivresse, ou, si négligeant la vertu, les lumieres, les talens, ils ne donnent qu’au plus offrant le droit de stipuler leurs intérêts ? De pareils constituans invitent à les trahir ; ils perdent le droit de s’en plaindre, & leurs représentans leur fermeront la bouche en leur disant : je vous ai acheté bien chérement, & je vous vendrai le plus chérement que je pourrai.

Nul ordre de citoyens ne doit jouir pour toujours du droit de représenter la nation, il faut que de nouvelles élections rappellent aux représentans que c’est d’elle qu’ils tiennent leur pouvoir. Un corps dont les membres jouiroient sans interruption du droit de représenter l’état, en deviendroit bientôt le maître ou le tyran.