L’Encyclopédie/1re édition/SIBYLLE
SIBYLLE, s. f. (Divinat. des Grecs & des Rom.) femme inspirée de l’esprit prophétique, & qui étoit douée du don de prédire l’avenir.
La premiere femme qui s’avisa de prononcer des oracles à Delphes, s’appelloit Sibylla. Elle eut pour pere Jupiter au rapport de Pausanias, & pour mere Lamia fille de Neptune ; & elle vivoit fort long-tems avant le siege de Troie. De-là toutes les femmes qui se distinguerent par le même talent, furent appellées sibylles. Y a-t-il eu des sibylles dans le paganisme, & quel étoit leur nombre ? Sur quel fondement les anciens ont-ils imaginé qu’elles avoient le don de prophétie ? Comment annonçoient-elles leurs oracles ? Enfin quel culte leur a-t-on rendu ?
Varron, cité par Lactance, dérivoit le nom de sibylle de deux termes éoliens ou doriens ; il le croyoit synonyme du mot théoboulé, conseil divin ; σιος, pour θεὸς, dieu ; & βυλὴ pour βουλὴ, conseil. Cette étymologie est confirmée par la signification que plusieurs écrivains grecs donnent au mot sybilla. Diodore, lib. IV. qui l’explique par enthousiaste. dit que le mot σιϐυλλαινείν, sibylliser, signifie à la lettre la même chose que ἐνδεαζειν, être saisi par l’esprit divin. Strabon rend aussi le mot de sibylla par celui d’ἐνθούς, & Arrien, cité par Eustathe, assuroit que les sibylles avoient reçu ce nom, parce qu’elles portoient un dieu au-dedans d’elles-mêmes. Les descriptions que Virgile & Ovide font de la sibylle de Cumes rendant ses oracles, nous apprennent ce qu’on entendoit par cette théophorie.
Nier qu’il y ait eu plusieurs sibylles, seroit renverser tous les témoignages de l’antiquité. Platon, in Phoedo & in Theage, à l’occasion de cette sorte de fureur dont quelques personnes sont saisies, & qui les met en état d’annoncer l’avenir, fait mention de la Pythie, des prêtresses de Dodone & de la sibylle. Diodore de Sicile dit que Daphné fille de Tirésias, n’étoit pas moins savante que son pere dans l’art de la divination ; & qu’après avoir été transportée à Delphes, elle écrivit un grand nombre d’oracles. Comme cette fille, ajoute-t-il, étoit souvent éprise d’une fureur divine en rendant ses réponses, on lui donna le nom de sibylle. Strabon, lib. XIV. fait mention de la sibylle Erythrée, & d’une autre nommée Athénaïs, qui selon lui vivoit du tems d’Alexandre. Il prétend encore dans un autre endroit, lib. XVI. qu’il y en avoit eu une plus ancienne. Pausanias, in Phoc. parle fort au long de la sibylle Erophyle qui vivoit avant le siege de Troie. Le même auteur décrit le rocher où elle rendoit ses oracles, & en cite quelques-uns. Aristote, en philosophe éclairé, examinant dans ses problemes, Probl. 30 n°. 1. en quoi consiste l’enthousiasme qui saisissoit les devins inspirés, nomme Bacis & la sibylle, & range cet enthousiasme parmi les genres de délire ou de folie.
Il est donc certain qu’il y a eu en différens tems, & dans des lieux différens, des femmes qui se sont données pour avoir le don de prédire l’avenir, & qui ont porté le nom de sibylles. Aux témoignages que j’ai déja cités pour preuve, je pourrois joindre celui de Varron, celui de Cicéron, celui de Virgile qui dit des choses si curieuses sur la sibylle de Cumes, ceux de Pline, de Solim, du philosophe Hermias, de Procope, d’Agathias, de Jamblique, d’Ammian Marcellin, de Justin & d’une infinité d’autres.
Mais si les anciens ont établi l’existence de pareilles femmes, ils ne s’accordent ni sur le nombre, ni sur la patrie, ni sur le nom des différentes sibylles. Le problème n’étoit pas encore résolu au tems de Tacite ; & tout ce que les critiques ont débité à ce sujet, n’en a pas rendu la solution plus aisée. En donnant, comme faisoit Héraclite cité par Plutarque, une durée de mille ans à la vie de la sibylle, on pourroit concilier les différentes opinions ; & c’étoit probablement le parti qu’avoit pris Ovide. Il suppose qu’au tems d’Enée, la sibylle de Cumes avoit déja vécu 700 ans, & qu’elle devoit encore vivre pendant trois siecles. Dans cette supposition, la sibylle ayant pu habiter successivement divers pays, & se rendre célebre dans différentes générations ; elle avoit pu porter les différens noms de Daphné, d’Erophile, de Démophile, &c. Au reste, comme la sibylle ne nous peut intéresser, qu’autant que son histoire se trouvera liée avec celle de l’esprit humain en général, ou avec celle d’une nation particuliere : la discussion de ces détails nous doit être assez indifférente. Il nous suffit de savoir que par le nom de sibylle, on designoit des femmes qui sans être prêtresses, & sans être attachées à un oracle particulier, annonçoient l’avenir & se disoient inspirées. Différens pays & différens siecles avoient eu leurs sibylles ; on conservoit les prédictions qui portoient leurs noms, & l’on en formoit des recueils.
Le plus grand embarras où se sont trouvés les anciens, c’est d’expliquer par quel heureux privilege il s’est trouvé des sibylles qui avoient le don de prédire l’avenir. Les Platoniciens en ont attribué la cause à l’union intime que la créature parvenue à un certain degré de perfection, pouvoit avoir avec la divinité. D’autres rapportoient cette vertu divinatrice des sibylles, aux vapeurs & aux exhalaisons des cavernes qu’elles habitoient. D’autres encore attribuoient l’esprit prophétique des sibylles à leur humeur sombre & mélancolique, ou à quelque maladie singuliere. S. Jérome a soutenu que ce don étoit en elles la récompense de leur chasteté ; mais il y en a du moins une très-célebre qui se vante d’avoir eu un grand nombre d’amans, sans avoir été mariée :
Mille mihi lecti, connubia nulla fuere.
Il eût été plus court & plus sensé à S. Jérome, & aux autres PP. de l’Eglise, de nier l’esprit prophétique des sibylles, & de dire qu’à force de proférer des prédictions à l’aventure, elles ont pu rencontrer quelquefois ; sur-tout à l’aide d’un commentaire favorable, par lequel on ajustoit des paroles dites au hasard, à des faits qu’elles n’avoient jamais pu prévoir.
Le singulier, c’est qu’on recueillît leurs prédictions après l’événement, & qu’on les mît en vers, quoiqu’il n’y ait pas la moindre apparence qu’elles aient jamais prophétisé de cette maniere ; outre qu’elles ont vécu dans des tems différens, & dans des pays éloignés les uns des autres. Cependant il se trouva une collection de leurs prophéties du tems de Tarquin le Superbe, & ce fut une vieille femme qui lui fit présent de ce recueil en neuf livres, qu’on nomma livres sibyllins, & qu’il déposa dans un sousterrein du temple de Junon au Capitole. Voyez-en toute l’histoire au mot Sibyllins livres, (Antiq. rom.)
Quant aux autres vers sibyllins rédigés en huit livres, & qui sont visiblement un ouvrage du ij. siecle de J. C. voyez Sibyllins livres (Hist. ecclés.) Cette nouvelle collection est le fruit de la pieuse fraude de quelques chrétiens platoniciens, plus zélés qu’habiles ; ils crurent en la composant, prêter des armes à la religion chrétienne, & mettre ceux qui la défendoient en état de combattre le Paganisme avec le plus grand avantage : comme si la vérité avoit besoin du mensonge pour triompher de l’erreur.
Enfin il y a eu trois collections de vers sibyllins, sans parler de celles que pouvoient avoir quelques particuliers. La premiere, achetée par Tarquin, contenoit trois livres ; la seconde fut compilée après l’incendie du capitole, mais on ignore combien de livres elle contenoit ; la troisieme est celle que nous avons en huit livres, & dans laquelle il n’est pas douteux que l’auteur n’ait inséré plusieurs prédictions de la seconde.
Mais pour revenir aux sibylles de l’antiquité, il est trop curieux de connoître la maniere dont elles prophétisoient pour n’en pas rendre compte au lecteur. Comme la Pythie de Delphes rendoit quelquefois ses oracles de vive voix, la fameuse sibylle de Cumes en Italie, rendoit aussi quelquefois les siens de la même maniere ; c’est Virgile, soigneux observateur du costume, qui nous l’apprend. Helenus dit à Enée, en lui conseillant de consulter cette sibylle quand il seroit arrivé en Italie, de la prier de ne point écrire ses prédictions sur des feuilles d’arbres, mais de les lui apprendre d’une autre façon : ce qu’Enée exécute à la lettre lorsqu’il va la consulter.
Foliis tantum ne carmina manda,
Ne turbata volent rapidis ludibria ventis,
Ipsa canas, oro.
La Pythie, après avoir demeuré quelque tems sur le trépié, entroit en fureur, & dans le transport qui l’agitoit elle rendoit ses oracles ; la sibylle étoit saisie des mêmes fureurs lorsqu’elle débitoit ses prédictions.
Subito non vultus, non color unus,
Non comptæ mansêre comæ, sed pectus anhelum,
Et rabie fera corda tument, majorque videri ;
Nec mortale sonans, afflata est numine quando
Jam propiore dei. Ibid. v. 48.
C’est-là que Rousseau a puisé ces vives idées.
Ou tel que d’Apollon le ministre terrible,
Impatient du dieu dont le souffle invincible,
Agite tous ses sens,
Le regard furieux, la tête échevelée,
Du temple fait mugir la demeure ébranlée
Par ses cris impuissans.
Des prêtres établis à Delphes avoient soin de recueillir ce que la Pythie prononçoit dans sa fureur, & le mettoient en vers. Il y a bien de l’apparence qu’on faisoit à peu près de même des réponses de la sibylle, puisque toutes celles que l’antiquité nous a transmises sont aussi en vers.
On sait que les oracles se rendoient de différentes autres manieres, ou en songes, ou dans des billets cachetés, &c. La sibylle de Cumes annonçoit les siens d’une façon singuliere, dont Virgile nous a instruits. Elle les écrivoit sur des feuilles d’arbres qu’elle arrangeoit à l’entrée de sa caverne, & il falloit être assez habile & assez prompt pour prendre ces feuilles dans le même ordre où elle les avoit laissées ; car si le vent, ou quelqu’autre accident les avoit dérangées, tout étoit perdu, & on étoit obligé de s’en retourner sans espérer d’autre réponse.
Rupe sub imâ
Fata canit, foliisque notas & nomina mandat.
Quæcumque in foliis descripsit carmina virgo,
Digerit in numerum, atque antro seclusa relinquit.
Illa manent immota locis, neque ab ordine cedunt.
Verùm eadem verso tenuis cum cardine ventus
Impulit, & teneras turbavit janua frondes,
Numquam deinde cavo volitantia prendere saxo,
Nec revocare situs, aut jungere carmina curat.
Inconsulti abeunt, sedemque odêre sibyllæ.
« Au fond d’une grotte, près du port de Cumes, est la sibylle qui annonce aux humains les secrets de l’avenir ; elle écrit ses oracles sur des feuilles volantes, qu’elle arrange dans sa caverne, où ils restent dans l’ordre qu’il lui a plu de leur donner. Mais il arrive quelquefois que le vent, lorsqu’on en ouvre la porte, dérange les feuilles ; la sibylle dédaigne alors de rassembler ces feuilles éparses dans sa caverne, & néglige de rétablir l’ordre des vers ».
Virgile a suivi l’ancienne tradition qu’on trouve dans Varron, & que Servius a confirmée. Au reste, rien n’étoit plus célebre en Italie que l’antre où cette sibylle avoit rendu ses oracles. Aristote en parle comme d’un lieu très-curieux ; & Virgile en fait une description magnifique. La religion avoit consacré cette caverne, on en avoit fait un temple.
Les Romains avoient presque pour les sibylles elles-mêmes, autant de respect que pour leurs oracles ; s’ils ne les regarderent pas comme des divinités, ils les crurent au moins d’une nature qui tenoit le milieu entre les dieux & les hommes. Lactance prétend que la Tiburtine étoit honorée comme une déesse à Rome. M. Spon rapporte que près du lieu que les gens du pays disent être l’antre de la sibylle Tiburtine, on voit les ruines d’un petit temple qu’on croit lui avoir été consacré. On peut remarquer ici que les habitans de Gergis dans la petite Phrygie, avoient coutume de représenter sur leurs médailles la sibylle qui étoit née dans cette ville, comme étant leur grande divinité.
Pour terminer cet article, je n’ajouterai qu’un mot du tombeau & de l’épitaphe de la sibylle Erythrée, la plus célebre de toutes. Dans ses vers, dit Pausanias, elle se fait tantôt femme, tantôt sœur, & tantôt fille d’Apollon. Elle passa une bonne partie de sa vie à Samos, ensuite elle vint à Claros, puis à Délos, & de-là à Delphes où elle rendoit ses oracles sur une roche. Elle finit ses jours dans la Troade ; son tombeau, continue-t-il, subsiste encore dans le bois sacré d’Apollon smintheus, avec une épitaphe en vers élégiaques, gravés sur une colonne, & dont voici le sens. Je suis cette fameuse sibylle qu’Apollon voulut avoir pour interprete de ses oracles ; autrefois vierge éloquente, maintenant muette sous ce marbre, & condamnée à un silence éternel. Cependant par la faveur du dieu, toute morte que je suis, je jouis de la douce société de Mercure & des nymphes mes compagnes.
Ceux qui seront curieux d’approfondir davantage l’histoire des sibylles, peuvent parcourir les savantes dissertations de Gallæus : sex Gallœi dissertationes de sibyllis, Amst. 1688, in-4°. Le traité qu’en a fait M. Petit médecin de Paris, Pet. Petiti de sibyllà tractatus, Lips. 1686, in 8°. L’ouvrage de Th. Hyde, de religione Persarum. Van Dale, de oraculis Ethnicorum, & Lactance qui nous a conservé sur les sibylles l’ancienne tradition, qu’il dit avoir puisée dans les écrits de Varron. (Le Chevalier de Jaucourt.)
Sibylle de Delphes, (Antiquit. grecq.) prophétesse qui prononçoit des oracles. Diodore de Sicile, Denis d’Halycarnasse, Plutarque & Pausanias, nous la représentent comme une femme vagabonde, qui alloit de contrée en contrée débiter ses prédictions. Elle étoit en même tems la sibylle de Desphes, d’Erythrée, de Babylone, de Cumes & de beaucoup d’autres endroits. Plusieurs peuples se disputoient l’honneur de l’avoir pour concitoyenne. Elle-même dans un de ses oracles, que nous avons encore, se dit fille d’un pere mortel, & d’une mere immortelle. Il ne faut pour tant pas la confondre avec la Pythie, puisqu’elle prophétisoit sans le secours des exhalaisons qui sortoient de l’antre de Delphes, & qu’elle n’a jamais monté sur le sacré trepié. D’ailleurs, la vraie Pythie ne sortoit jamais du temple d’Apollon, dès qu’une fois elle avoit été consacrée à ce dieu ; la sibylle au contraire, étoit étrangere, & toujours errante. Voyez Pythie. (D. J)