L’Enfant d’Austerlitz/4

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Paul Ollendorff (p. 74-100).

IV

Avec sa mère, dans le parc rayé de soleil, Omer se promena sous les branches dévêtues par les souffles. Novembre commençait. De suprêmes beaux jours luisaient doucement depuis une semaine. Les feuilles mortes craquaient sous le pas, dans les sentes. Après les avenues de verdure cuivrée, l’étang apparut que ridait la bise. Les roseaux secs s’affaissaient autour. L’enfant contempla sa mère en longs vêtements sombres et qu’entourait aux épaules un shawl de cachemire agité par le vent. Sa chevelure noire emmêlée de gris s’élevait en forme de casque au cimier tordu. Comme pour y revoir des images anciennes, ses yeux indécis, lassés de tristesse, regardaient la joie puérile. Son visage était d’un homme jeune et mélancolique, plutôt que d’une femme. Cette apparence virile surprit Omer qui la constatait pour la première fois. Pourquoi le teint de sa mère brunissait-il ainsi, se piquait-il de grains ? Pourquoi la peau se collait-elle à l’ossature de la face ? Et que cherchait-elle en son fils, la triste veuve ?

― Si tu savais ! ― gémit-elle ; ― mon frère Edme est tombé sous son cheval, qu’un éclat de bombe avait éventré… très loin, au fond de la Russie… Le régiment de ton oncle Augustin a été détruit… Et toute l’armée française revient de là-bas… Que de batailles avant qu’ils arrivent ici ! Edme doit-il souffrir dans la charrette qui le ramène !… Mon dieu !… Et grand-père restera-t-il en Prusse avec la brigade de cavalerie ? Sans doute il va courir là-bas, lui aussi… ses reins lui font mal, à présent… mon dieu !… ah ! C’est trop de peine… c’est trop de peine… toujours trembler ! Toujours pleurer ! C’est mal de faire tuer tant d’hommes sains et braves pour la gloire d’un seul. Ah ! Ce Napoléon !… lui échapperas-tu, toi, du moins, mon petit… à ce monstre qui extermine les peuples ?… elle tendit le poing fermé vers l’horizon, puis entoura l’enfant de son bras. Il ne savait que répondre, enclin à jouer avec le ballon ; mais il jugea qu’il ne fallait point. Elle ne finissait pas de se lamenter : ― ton père était ma félicité, mon cœur et mon espoir. Te le rappelles-tu ? Sa taille dominait les autres. Sa force domptait tout. Son âme demeurait noble même dans les événements infimes. Omer démêlait, timide, les effilés rouges, verts et blancs du shawl, il comparait les vignettes de la bordure, ― un ovale blanc avec une palme jaune, un ovale rouge avec une palme blanche, ― et il cherchait quelles choses étranges représentaient les dessins de l’étoffe hindoue. La mère insistait : ― crois-moi, mon enfant, les hommes sont pervers. Ton bisaïeul assurait autrefois que la révolution changerait tout et tous, que les gens s’aimeraient et s’aideraient ensuite. Quelle rêverie ! Napoléon semble plus dur et plus méchant que les rois, et il fait périr bien plus de monde… sur terre il n’y a que la terreur et la mort ! La seule consolation, c’est d’espérer la vie du ciel, l’immortalité de nos âmes, que Dieu sauve ! Nous sommes ici-bas afin d’obtenir notre rédemption par la douleur. Puisqu’on ne peut aimer autrui, il faut adorer Jésus, mon enfant. Oh ! Prie donc, prie sans cesse avec moi ! Tu verras, plus tard : seul Jésus essuie les larmes et donne l’amour véritable, l’amour que ne finit pas la mort, que ne corrompt aucun des vices humains… Jésus qui voulut périr sur la croix afin que nous puissions espérer en lui ! à ce sujet, Omer ne possédait pas d’idées lucides. Il se doutait bien de la méchanceté humaine ; cependant il s’estimait nanti de moyens pour la vaincre dans l’avenir. En somme, Mme Héricourt régnait sur le château, les domestiques, les fermiers et les marchands. Cela ne suffisait-il point ? D’ailleurs, il ne négligeait pas les prières : elles assurent l’accès du ciel où l’on trône, certainement, parmi les musiques des anges… il rattrapa le ballon et le fit rebondir. On entendit Médor aboyer à la grille, furieux, derrière le bruit d’une voiture côtoyant le saut-de-loup. Omer pensa qu’une berline, sans doute, ramènerait de Russie l’oncle Edme. Ce serait effrayant de voir le malade près de mourir, peut-être. Le ballon roula. Maman Virginie lisait. On se trouva loin du château, dans le bas du terrain. Les pelouses montaient de là jusqu’aux bâtiments. Au loin, les fenêtres monumentales des étages supérieurs recueillaient les rayons du soleil entre leurs croisillons de pierre. Et la façade paraissait toute claire à distance. Vers elle, les statues de nymphes, souillées par les oiseaux, indiquaient le chemin dans les carrefours des allées, au milieu des pièces d’eau que recouvraient les lenticules et les nénuphars sauvages, aux ronds-points des bosquets circulaires, aux angles des taillis que trouaient les sentes. De l’une, Médor accourut la langue pendante et les yeux fous. Il vint aux pieds d’Omer s’allonger en haletant, puis repartit, malgré les caresses et les appels. Alors l’enfant aperçut plusieurs traces sur le sol, une flaque s’élargissant hors de la place où Médor s’assit pour se lécher… c’était du sang. C’était la mort. L’effroi prit Omer, le glaça : ― maman !… il montrait les taches. En lappant sa blessure la langue du chien rougissait. Et sur tout le poil rude, Omer distinguait maintenant les mêmes traînées pourpres. La bête revint à Mme Héricourt, qui l’attira : ― où est-ce ? Où est-ce ? Médor se débattait sur le dos, en agitant ses grosses pattes rousses. L’inquiétude effarait ses yeux d’or. Sa langue dégouttait de sang et il teignait, autour de lui, la terre, l’herbe, les feuilles d’un arbuste. ― c’est à la patte. Un tesson l’aura entaillée, sans doute. Donne ton mouchoir, Omer… vite ! En effet la blessure lançait, par intermittences, un jet vif et vermeil. Maman Virginie se jetait à genoux pour serrer le mouchoir au-dessus ; et le mouchoir aussitôt devint une loque écarlate… la bête ne geignait pas. Elle pantelait en silence, couchée ainsi qu’un homme, et sa robuste poitrine fauve, ses cuisses blondes, ses pattes rousses, restaient immobiles : elle avait confiance en sa maîtresse qui la pansait. Cela semblait étrange, non terrible à l’animal ; il s’épouvantait moins qu’Omer, que maman Virginie. Ses bons yeux d’or guettaient les gestes dont il eût voulu deviner la signification. Mais le sang ne cessait de jaillir, coup sur coup. La robe se tachait d’éclaboussures, et les mains de Mme Héricourt aussi. ― pauvre bête !… pauvre Médor ?… comment faire ? La maison est loin ! Elle enveloppait de son fichu la patte, et serrait davantage. Une douleur fit se redresser le chien tout à coup. Il apparut droit, grand comme la mère qui le maintenait, et le poil rougi, et la langue sanglante… puis, d’un effort, il se débarrassa, s’enfuit, semant des flaques marquant le terrain de ses traces. Il croyait maintenant que la douleur était une punition infligée par les maîtres : car, la queue basse, les oreilles abattues, il fuyait éperdument. ― courons ! ― dit la mère. ― tu me rejoindras… alerte,

Alerte, elle disparut dans sa robe envolée, elle cria :

― Médor ! Médor !

Omer pleura : Médor allait-il périr, l’ami joyeux de leurs promenades ? Le fantôme hideux de la mort envahit son imagination, en dépit de la lumière radieuse. Il approchait dans les bois d’automne. Était-ce sa menace, ou bien le vent, qui sifflait à travers les branches ?

Omer courut de toutes ses forces, sur les vestiges de sang ; et il lui parut que, sans défense, solitaire ainsi dans le vaste parc, il pouvait mourir de même façon que le chien.

― Maman ! maman ! ― appela-t-il, désespéré.

Elle ne répondit point, lointaine, déjà.

Essoufflé, toussant, il courut encore. Au lieu de s’animer pour compatir, les nymphes en marbre, du haut des socles, s’amusaient à retenir paisiblement leurs draperies linéaires. Il précipita sa hâte. Et sa frayeur croissait. Il se rappela tous les meurtres, celui d’Hiram et celui du colonel Héricourt, celui des filles de l’Ogre égorgées au fond de leur lit, celui de Léonidas, ce général Malet que les bourreaux de l’Empereur venaient de fusiller à Paris, et de qui le bisaïeul vantait les vertus, en insultant aux assassins, en répétant qu’une fois encore Hiram succombait avec la personne de Léonidas sous les coups des Mauvais Compagnons. La colère de ce deuil emplissait la maison. Tel que Médor, Léonidas avait ruisselé de sang, après la première décharge, qui ne l’avait point terrassé. Et dans l’esprit de l’enfant, l’image affreuse s’élargit, ainsi que la décrivait l’ancêtre, détail par détail, depuis cinq jours.

Dans une plaine couverte de peuple, et aux arbres chargés de faces humaines, de corps entrelacés aux branches, treize officiers, en uniformes, essuient, rigides, le feu des vétérans… Tous tombés, le général reste seul, droit, sous un plastron de sang qui s’écoule de plusieurs blessures, au cou, aux épaules, qui noie l’or de ses boutons, de ses broderies, qui ruisselle jusqu’au creux de ses mains tendues, pendant que sa forte voix réclame : « Et moi donc, mes amis, vous m’avez oublié ? » Puis, au lâche seulement blessé, et criant : « vive l’empereur ! » par espoir d’être épargné, elle riposte : « Va, pauvre soldat, ton Empereur a reçu comme toi le coup mortel ! » Enfin elle ordonne : « À moi, le peloton de réserve ! » et c’est trente tonnerres qui éclatent, qui voilent de fumée le héros. Il chancelle, s’écroule la face contre terre… Mais, pour l’enfant qui songe, il se relève aussitôt, dégouttant de liquide rouge, comme Médor, éperdu comme lui de se voir mourir.

Omer court plus vite, et la vision se développe devant les perspectives. Difficilement, le petit garçon peut reconnaître, au travers des fantômes, les perrons larges, les portes de chêne, les bâtiments de l’aile droite et la croix de fer qui domine, au pinacle de l’oratoire, deux poivrières enveloppées de vigne, les bâtiments de l’aile gauche et la tour massive pointant sa girouette dans l’azur. La maison entière se devine mal parmi les larmes et la transparence du général Malet qui rit comme la Mort. Il s’oppose à ce que l’enfant, sans le toucher lui-même, atteigne au bassin de la cour d’honneur. Le fantôme veut lui faire goûter le sang de ses doigts, et les offre aux lèvres déjà saumâtres comme si elles l’avaient bu.

À la cuisine, Omer trouva Médor, couché, la patte dans des toiles propres, et une mère consolatrice qui cajola son fils, qui l’emmena dans sa chambre, où elle changea de robe.

De ce jour, il cessa d’être indifférent au chagrin qu’inspire la mort des autres. Il examina plus soigneusement le portrait de son père dans le salon des colonnes. Une haine germa du fond du cœur contre l’Homme au nom de qui le colonel Héricourt, le général Malet avaient expiré dans leur sang répandu. L’empereur, peu à peu, ne fut plus le héros d’une musique de gloire ; il devint le mauvais compagnon, tueur d’Hiram, l’ogre égorgeur des petits, le pharisien crucifiant le bon Jésus. La faiblesse de l’enfant se révolta contre la puissance qui distribue la mort, qui désespère les veuves, les mères, qui fait geindre les vieux savants dans leurs fauteuils à oreillettes de velours. Les pluies de l’hiver battirent les vitres. Morne fut la saison. Les boiseries du cabinet jaune s’assombrirent encore. Tant de nuages épais et noirs roulèrent à la cime des arbres dépouillés, qu’Omer n’espéra plus le retour du soleil. Et soudain la neige tourbillonna entre les halliers bruns. Elle couvrit les pelouses d’un drap immaculé. Dans quelles routes froides la charrette russe traçait-elle ses ornières, avant de ramener l’oncle Edme ? Par un midi glacé de janvier 1813, Omer vit la tante Malvina sauter d’une chaise de poste boueuse sur le perron du château. Elle l’étonnait par ses gestes éperdus, par ses exclamations larmoyantes. Elle était dépouillée de ses élégances admirables et habituelles. Sa " vitchoura " de velours vert et d’hermine parut flétrie, loqueteuse même. Elle découvrit son visage, enveloppé d’une marmotte de fourrure grossière. Cette face jadis superbe était affreusement hâve. Tout de suite elle se jetait aux bras de maman Virginie et pleurait longuement ; puis, calmée, assise, racontait le malheur. Elle avait fui Smolensk en poste, sur l’ordre exprès de son mari, au moment où il y arrivait, derrière la garde. De toute la grande armée, il restait une cohue de mendiants blessés, vêtus de lambeaux, redevenus des sauvages poussés aux pires crimes par la faim et le désespoir… c’était une immense déroute, Moscow brûlé et perdu, Murat battu par Kutusow, Latour-Maubourg ramenant à peine quinze cents des trente-sept mille cavaliers qui avaient franchi le Niemen, au printemps.

Les Cosaques avaient poursuivi la tante depuis Krasnoïé jusqu’aux avant-postes de Gouvion Saint-Cyr, sur la Dwina. Elle leur avait échappé, grâce à la vitesse de son traîneau et des coursiers moscovites achetés après la bataille de Borodino, par chance, à des voltigeurs qui les avaient conquis de bonne prise sur un état-major russe… Heureusement, elle n’avait même pas gardé les chevaux à Smolensk. Ils eussent été dévorés par les soldats du duc de Bellune ; car, à la fin du siège, les rues étaient pleines de squelettes d’animaux rongés jusqu’aux moelles par la famine des troupes… Prévoyante, elle avait mis les bêtes en pâture à cinq lieues de là, pour qu’elles regagnassent du poil et de la mine, pour que leurs écorchures se pussent cicatriser, parmi les postières réquisitionnées que l’on soignait précieusement afin de remonter l’artillerie de la garde… Par bonheur ! Sans quoi, les Baskirs l’eussent rejointe, dépouillée, outragée, tuée sans doute ? Et Augustin ! Où était-il maintenant… Grand Dieu ! À plusieurs reprises, elle fondit en larmes ; elle étalait un mouchoir sale, mouillé, à tordre, et ses belles mains se crispaient, crasseuses…

Omer entendait confusément ; il la regardait, elle, puis sa mère qui interrogeait avidement sur le sort d’Edme, puis le parrain qui, debout, tremblait de toute sa taille sur les boursouflures de ses jambes.

L’oncle Edme, croyait-on, devait être alors dans les hôpitaux de Smolensk. Il n’avait que de fortes écorchures et des douleurs dans la poitrine. Mieux valait cela qu’une blessure, car faute de linge, les chirurgiens bandaient les membres avec les parchemins trouvés aux archives de la ville.

À ces mots, maman Virginie leva les mains au ciel. Et chacun poussa des exclamations. Napoléon en était là. Oui, en vingt-cinq jours, en vingt-cinq jours seulement, répétait Malvina, les français, partis cent mille de Moscou, avaient été réduits à trente-six mille par les défaites partielles, la maladie, les désertions et les massacres… ― voilà ! Les enfants de la veuve se lèvent contre le tyran, s’écria le bisaïeul. On venge Hiram sur le mauvais compagnon… c’est Stein, le chef des illuminés, qui conseille le tsar Alexandre, entendez-vous ! On verra, on verra… cependant, jamais je n’aurais cru… jamais ! ― ah ! Je les ai vus, moi ! Soupirait la tante Malvina. Durant plusieurs jours, elle déclama ses terreurs, les yeux hagards et les gestes fous. Omer écoutait l’épouvante des récits qui lui demeurèrent à la mémoire, comme les leçons de catéchisme, mot à mot. Avec le souvenir des phrases, l’image de la voyageuse éperdue occupa, de longues semaines, son esprit. Sans cesse, il se la représentait, contant : " je les ai vus revenir, moi ! " j’ai vu revenir à Smolensk ces multitudes effroyables et en lambeaux. La plupart portaient des pelisses de peau de mouton volées dans les isbas. Et quelles figures noircies à l’âcre fumée des bivouacs ! Ils allaient, ils allaient en désordre, autour de longs chariots remplis de meubles, d’étoffes, de tableaux, de vases pris aux palais de Moscou. Tous pliaient sous le faix de leur butin ! Et leurs loques encroûtées par la boue !… et leurs mains enveloppées de chiffons ignobles, mais préservant à demi du froid !… et, dans les chariots, des femmes, des malheureuses, accroupies, paquets de chiffons mêlés aux damas et aux velours des riches étoffes ! Elles grelottaient au haut des charrettes ou au ras des traîneaux… on vit cela couvrir les rives du Borysthène, tout à coup… en avant, un attelage de vingt chevaux efflanqués tiraient au pas une charrette dans laquelle branlait, debout, la statue d’un saint. Des cordes, liées aux bras, à l’auréole, aux épaules, le maintenaient entre des ballots et des vaisselles de cuivre, d’argent, accumulées au hasard : car on avait sans doute brûlé les planches des caisses et des coffres. Autour de leurs montures attelées ainsi, des hussards marchaient, sous des sacs de fantassins courbant leurs épaules. Il y en eut un pour les dépasser, courir vers les remparts et la porte de Smolensk, sans voir que le pont-levis ne s’abaissait pas et qu’on fermait les poternes, que l’infanterie de la garnison couronnait les glacis afin d’en interdire l’approche. Il vint par un sentier. Ses mains s’abritaient dans un bonnet à poil, en guise de manchon. Son colback et son sabre étaient ficelés contre le havresac. Il gardait cependant sa carabine sous l’aisselle. Des haillons verts enveloppaient ses joues creuses, hérissées de barbe brune, et j’aperçus que ses yeux, gonflés, rougis, pleuraient un pus ignoble… oh ! Ma bonne, quel fantôme hideux ! Quelle atroce image de la plus funeste défaite. La sentinelle l’écarta du geste et de la voix… il voulut passer outre, hurlant qu’il n’avait point mangé depuis l’avant-veille. Mais la garde vint barrer le sentier et un sergent le repoussa. L’infortuné chancela, tomba sur les genoux ; et il resta de la sorte à pleurer, étranglé par les hoquets, sans défaire ses pauvres doigts du manchon… " alors, un autre le rejoignit. Celui-là se protégeait d’une admirable mante d’hermine, mais trouée, fendue, presque autant que le vieux manteau de cavalerie qu’il avait en-dessous, que les débris de ses bottes ligotées dans plusieurs bandes sanguinolentes en peau de cheval. Sa barbe et ses cheveux roux le masquaient jusqu’aux yeux enfoncés à demi dans un bonnet cosaque en mouton noir. Il voulut passer. Il annonça qu’il était le colonel du 18e régiment de hussards, et qu’il devait toucher, à Smolensk, la ration pour les trente-huit hommes restant de ses escadrons. Il tira d’une sabretache pendue à son cou un papier. Il le déplia. Mais un officier de la place répéta les termes de sa consigne. Elle défendait qu’aucun homme de troupe, officier ou non, entrât dans Smolensk avant la garde impériale. On pouvait seulement leur permettre d’établir le bivouac sur les côtes de la route jusqu’au soir. Le colonel jura, et s’emporta. Rien ne fit. D’autres misérables arrivaient, en horde. Quelle lamentation ! Mille sarcasmes étaient adressés à cette garde pour qui l’état-major réserve, il faut bien le dire, tous les coups glorieux les jours de bataille, et tous les bons cantonnements. Si tu avais vu, ma bonne, ces figures violettes de froid, noires de crasse, hurler ensemble, injurier Dieu, les hommes et l’empereur ! Les uns se laissaient choir à terre en tas ; et ils pleuraient dans leurs manches, comme des petites filles ! Les autres frappaient le sol de leurs pieds presque gelés, en poussant des clameurs de vengeance !… les soldats de la place restaient impassibles devant le colonel et sa mante d’hermine : " nous " sommes une troupe organisée, nous avons nos armes " et nos chevaux. De quel droit refuserez-vous le " gîte de l’étape au 8e régiment de hussards, " criait son colonel. Voici mon brevet, ma " commission et mes pouvoirs ! " ah ! Le pauvre homme… son haleine fumait… il trépignait devant l’officier du gouverneur, qui, d’abord, s’excusa… puis demeura muet, derrière la barricade de briques brûlées prises aux décombres de l’incendie d’août, celui qui détruisit les faubourgs et la moitié de la ville, lors de l’assaut. Ah ! Ma chérie, ma chérie ! C’était à fendre l’âme… et quel froid !… quel ciel de plomb sur le paysage de neige et de boue, sur les flots verdâtres et rapides du Borysthène, entraînant des glaçons sales ! Mon dieu ! Et le chariot que tiraient malaisément les vingt chevaux de hussards parvint aussi. Au dernier effort pour le sortir de l’ornière, une des bêtes butta et s’abattit. Aussitôt la foule des sauvages se rua sur elle. On s’évinçait à coups de poing. On dégaina. On se jetait à genoux sur la proie. Les femmes descendaient agilement du chariot pour prendre leur part ; et le colonel, qui s’était précipité, sortit de la mêlée avec un morceau de viande sanglante, tandis que le saint chancelait aux cahots, qu’une corde se rompait, que la paille et les guenilles de l’emballage glissaient. Alors je vis la statue revêtue de plaques d’or, et des joyaux incrustés dans l’auréole. Il y avait un cœur de rubis dans une cavité de sa poitrine ; et sa face émaillée de bistre regardait par deux yeux d’émeraude. C’était le butin des escadrons, peut-être du colonel, ce grand saint précieux que les derniers chevaux du régiment traînaient vers la France… les hussards ne s’en préoccupaient guère. Ils s’appelaient, se demandaient du bois pour allumer des feux… il y en avait bien plus. Un vieux avec une barbe grise, courait dans une dalmatique de pope en étoffe d’argent souillée de crottin. Un autre s’était fait un turban d’un habit bleu dont les basques à retroussis rouges lui battaient la nuque, dont les manches nouées ensemble formaient deux cornes molles… même il trébucha dans son sabre, et donna du nez contre terre… la neige entière se couvrait alors de gens innombrables, désarmés, informes sous les haillons et rendus plus hideux encore par la clarté blanche du sol. Ils accouraient de toutes parts entre les voitures qu’amenaient de nouvelles dizaines d’animaux étiques, fourbus et moribonds. Berlines, landaus, télègues, coucous, calèches, chaises de poste et diligences, on avait tiré de Moscou tous les véhicules possibles… ils se suivaient à la file, emplis de ballots, chargés de vivandières, qui grelottaient, de nourrices cachant leurs petits entre leurs seins dans la chaleur du corps. Non, jamais, jamais on n’a lu ça, dans aucun livre ! Ma bonne ! Comment te dire, ces pauvres nez violets, ces joues où la plus effroyable angoisse était peinte, ces teints sinistres balafrés de suie, et de morve gelée aux narines ? Les genoux cagneux des hommes flageolaient dans les culottes rapiécées de morceaux disparates et ficelées de cordes ! Ils salissaient la neige, partout. Leurs haleines restaient en vapeurs contre leurs figures… soudain, ils se précipitèrent jusqu’à la maison du péage, qui était devant les glacis ; ils l’entourèrent, l’assaillirent, grimpèrent au toit et, à coups de hache, de serpe, de sabre, de crosses, ils la démolirent. Ceux d’en haut jetaient à ceux d’en bas les planches. En un instant, on avait ôté de leurs gonds les portes et les volets, déboîté les croisillons des fenêtres. Cela flambait déjà par tourbillons de fumée noirâtre, autour de quoi se couchaient les malades à peine abrités contre les coupures de la bise par les voitures. De la maison qui était en bois, il ne resta bientôt que la place. Mais une trentaine de feux pétillaient au milieu de la foule, devant les chariots. Alors toute cette misérable multitude s’accroupit là en attendant la venue de la garde impériale. Il y en avait jusqu’à l’horizon. Ils râclaient la neige de leurs ongles et la mangeaient. Les plus heureux rongeaient les os du cheval abattu, dont il ne demeurait que la carcasse et les sabots parmi une mare rouge ; des chiens léchaient le sang. En peu de temps, ils parurent s’endormir tous. Je les entendis ronfler. Cela faisait comme un bourdonnement de moustiques. " je voyais cela de ma fenêtre. Elle dominait le rempart en ruines, dans la maison où m’avait installée Augustin au mois d’août. Des maraudeurs en avaient, aux premières nuits d’hiver, arraché la porte et les auvents pour leurs foyers ; personne n’avait cependant osé rien entreprendre à l’étage, car plusieurs commis d’un munitionnaire étant venus, par réquisition, habiter les combles avec des paperasses et leur caisse, ils avaient voulu qu’un planton veillât toujours dans le corridor. " mon dieu !

« Mon Dieu ! Que de mois affreux j’ai passés dans ces trois chambres nues avec une Polonaise qui avait suivi son frère, capitaine de chevau-légers dans la garde. Nous pleurions ensemble. Elle chantait à merveille, et je l’accompagnais au clavecin, un méchant clavecin, trouvé là entre le divan de cuir et la table de chêne, si lourde qu’on ne la pouvait remuer.

« Les murs étaient peints de raies jaunes. Sous l’image de cuivre et d’étain qui représentait un Christ, la veilleuse empestait les pièces ; mais les servantes s’en allaient quand nous l’éteignions, en nous appelant impies et cannibales, dans leur langage de Moscovites.

« Tant que la bonne saison dura, nous nous promenions à cheval sur les bords du Borysthène, où sont des paysages d’une mélancolie charmante. On y rencontrait souvent des officiers achevant de se guérir du typhus, ou bien d’une blessure, et l’on organisait des parties de campagne d’assez bon genre.

« L’un des plus aimables était le capitaine Aimery de Tourange, qui avait émigré dans le temps de la Révolution, puis était revenu prendre du service au camp de Boulogne, quand Napoléon rappela les ci-devant pour commander ses nouveaux escadrons.

« Il avait la taille bien prise et les mains nettes, un visage en rapport avec son cœur généreux. Il ne tarda point à me découvrir ses sentiments à mon égard dans le langage le plus propre à séduire une femme sensible. Je l’étais alors ; mais l’image de mon cher Augustin occupait toute mon âme, que bouleversaient mille angoisses affreuses. Où était-il, à cette heure ? Peut-être, durant que nous découpions tous les quatre un pâté de Strasbourg sur l’herbette, au bord de l’eau, peut-être conduisait-il son régiment à l’assaut d’une batterie russe ; peut-être le fer des bombes menaçait-il la vie du héros ; peut-être gisait-il sanglant au coin d’un mur écroulé ? Ô tableaux atroces de ma détresse, comme vous me gâtiez les plus innocents des plaisirs. L’ami de ma Polonaise jouait gracieusement de la flûte. On eût dit Apollon prêt à vaincre Midas, quand il s’adossait à un sapin pour nous charmer par les accents d’une tendre musique. Les oiseaux se taisaient pour ouïr. Il ne semblait plus un farouche guerrier, sinon par les brandebourgs de son uniforme de hussard, qui collait aux plus belles formes viriles qu’on pût voir.

« Nos chevaux paissaient non loin de là. Le capitaine Aimery attachait une escarpolette à deux branches basses et nous balançait tour à tour.

« Il nous envoyait au ciel, disait-il. Parfois, la face barbue d’un moujik regardait par les trous du buisson, comme un faune antique. Ô jours heureux ! si la crainte la plus cruelle n’avait terni mon bonheur.

« Je crains que ma Polonaise n’ait accordé quelque faveur à son ami. Pour moi, je me défendis de toute légèreté. Aimery, cependant, ne manquait pas d’éloquence en exprimant l’ardeur de ses feux, quand nous revenions au pas de nos chevaux, le long des rives du Borysthène.

« ― Ah ! Charmante Malvina, disait-il, pourriez-vous oublier un instant le noble époux que vous adorez, si, la main sur les yeux, pensant à lui, vous vous abandonniez, un seul moment à mes transports. Vous chérissez en votre héros la vaillance et l’honneur communs à toute l’armée du grand Napoléon… Écoutez-moi, ce n’est pas Aimery qui parle, mais cette vaillance et cet honneur, qui, par mon humble voix, réclament de vos beautés la plus douce récompense, Malvina. Un guerrier qui demain sans doute affrontera la mort, ne saurait-il justement solliciter les Grâces de lui tresser auparavant une couronne. Ah, Malvina ! Laissez-moi cueillir non pas toutes les fleurs d’une couronne, mais la rose que vous gardez si jalousement… Malvina ! »

« Au plus, lui abandonnais-je ma main quand il devenait trop pressant. Deux ou trois fois, je permis qu’il me serrât longuement contre son cœur dans une clairière que baignait la lueur de la lune, et qu’il fallait passer avant d’atteindre les portes de la ville. Je m’imaginais à ces moments qu’Augustin rêvait de moi devant les tisons du bivouac, et qu’il souhaitait de m’étreindre ainsi. Non, soupirs qui m’enivriez alors, vous n’étiez pas ceux d’Aimery. Vous étiez ceux d’Augustin. Bras fiévreux qui enlaciez ma taille, vous étiez ceux de mon époux, et non pas ceux de mon galant. Front brûlant, qui rouliez sur mon épaule nue, vous étiez le front de celui qui rêvait là-bas, dans la plaine inconnue, à l’amour de sa chaste Malvina ! Lèvres, qui rongiez mes lèvres, vous étiez celles du songe qu’Augustin poursuivait endormi dans son manteau, sur la paille glorieuse du camp, au bord de la Moskova ! Non, vous n’étiez pas le front d’Aimery, ni les lèvres de ce beau fils, en uniforme de dragon vert. Vous étiez toute la passion de mon héros, et toute la vie de mon cher époux, lèvres et bras de l’autre !

« Jamais je ne t’aimai tant, mon Augustin, qu’aux heures de ces haltes. À travers les yeux d’Aimery, j’apercevais ton âme plus qu’en mon espoir de ton retour et qu’en ma mémoire de ton adieu.

« Cependant que le capitaine m’embrassait, mon imagination recevait tous les baisers que tu me donnas, celui de nos accordailles secrètes, dérobé derrière la grande porte de mon parrain, et ton cheval qui piaffait dehors, aux mains du soldat, t’en souvient-il ? Celui de nos fiançailles, dans le salon de mon père, devant la compagnie et la parenté en tous ses atours, et n’eus-tu pas l’audace d’appliquer longuement tes lèvres au coin de ma bouche jusqu’à me faire frémir ?… Et celui de nos épousailles, quand la berline nous emmenait au tapage des grelots et des grands trots, aux claquements de fouet, aux cris du postillon rouge, entre les abois des chiens. Et celui où nos corps se touchèrent pour la première fois en un seul frisson délicieux qui supprima tout l’univers, hormis notre désir d’être un seul soupir en deux bouches éperdues !… Avec le caprice de ce passant, j’ai revécu l’amour de mon époux adoré que j’ai tant attendu sur les ruines affreuses de cette ville maudite. Hélas ! bientôt Aimery et le hussard de la Polonaise durent rejoindre l’armée sur les bords de la Moskova.

« Depuis ce temps, les chemins furent infestés de traînards, de déserteurs, de soldats égarés et pillards, des Allemands surtout, qui s’étaient établis dans les châteaux, dans les villages de bois, et qui volaient tout sous prétexte de réquisitions. Maintes fois ils prétendirent nous prendre nos montures. Le gouverneur de Smolensk dut nous offrir une escorte de six Irlandais qui n’avaient pu rejoindre leur régiment. Ces braves garçons ne savaient pas un mot de français ; mais, pour honorer leur uniforme vert, ils faisaient le coup de feu dès qu’un homme s’approchait de nous. Un soir, ils furent assaillis par toute une bande de Wurtembergeois, que commandait un sergent gascon. Je l’ai reconnu à ses cadédis !… Nous eûmes juste le temps de fuir au galop… On ne revit plus les Irlandais à Smolensk, et force nous fut dès lors de rester dans la ville. Aussi bien, ne paraissait-elle guère plus sûre que la grande route. Des détachements de fuyards, appartenant à tous les corps, arrivaient sans cesse. À coups de baïonnette et de sabre, ils se battaient devant la porte des magasins militaires, où l’intendance leur distribuait de la farine d’avoine ; puis ils bivouaquaient, contre les murs des maisons incendiées, parmi les ruines.

« Il y en avait de toutes les nations : des Espagnols capturés à Somo-Sierra et enrôlés plus tard dans la Grande Armée ; des Allemands de Wrède, qui avaient déserté les postes de Gouvion-Saint-Cyr pour se rendre au pillage de Moscow, mais qu’on retenait là sous les canons de la ville et les fusils des patrouilles ; des suisses rouges, qui s’amusaient à fabriquer de petites horloges… mais tout ce monde mourait de faim. Les convois restaient embourbés, disait-on, dans les sables de Lithuanie. J’ai vu tout de même des chariots comtois amener les fournitures de la compagnie Héricourt dans les manutentions. J’ai reconnu le c. H. Sur les sacs et les caisses. On réservait le pain pour les quinze mille blessés et malades du duc de Bellune. Comme il ne restait pas de place dans les bâtiments intacts, on poussait seulement leurs chariots à l’abri de murs encore debout, et les chirurgiens les visitaient là. Les amputés remplissaient l’air de leurs gémissements. L’odeur des cadavres sortait des maisons noircies, sans toitures… ce fut la peste… lorsque le vent arrivait du sud, nous fermions les croisées. Une horrible senteur de décomposition et d’excréments soufflait sur la ville… alors parut une nuée de juifs roux ! Oh ! Les boucles grasses qui flottaient sur leurs cous, sur leurs lévites sombres ! Ils se répandirent par la ville, achetant les uniformes et les armes, vendant du pain et du lard, de l’eau-de-vie au petit verre. De bivouac en bivouac, ils poussaient de singulières brouettes, chargées de vivres ignobles. On commença de tuer les chevaux, et leurs carcasses, raclées au couteau, encombrèrent les rues, que les corvées de soldats nettoyaient mal. Personne ne se souciait plus de son devoir ni de sa tâche… " on apprit l’entrée de l’empereur à Moscow. Les soldats qui purent marcher, qui possédaient encore un shako et un fusil, s’assemblèrent, et partirent dans l’espoir de participer à la conquête d’un pays plus riche… la ville ne fut plus qu’un amas de ruines désertes, de briques écroulées et noircies, de maisons éventrées, avec des fenêtres béantes, des couloirs ouverts, des immondices et des pourritures en tas.

« Des légions de rats couraient les ruisseaux. Ils mordaient cruellement les pauvresses en quête d’une croûte, d’un os à demi rongé, d’un morceau à brûler.

« Quant à nous, depuis longtemps, nous ne sortions plus de la maison. Nous vivions sur le grand poêle en saillie dans le salon, couchées dessus à la mode russe. Un maigre feu de bois s’y consumait, car l’hiver brusquement arriva. Les neiges tombèrent, tombèrent sans fin. Pour avoir plus chaud, nous restions embrassées, la Polonaise et moi, dans les couvertures… Nous nous sommes bien aimées, en pleurant là, perdues, sans rien savoir. Mon mari, son frère, n’agonisaient-ils pas à l’heure même dans le fossé d’un champ ? Nos lèvres buvaient nos larmes… Nous sanglotions ensemble… Aussi, quand nous sûmes que l’armée de Moscow revenait, qu’elle allait atteindre Smolensk, nous ne cessâmes plus de guetter aux fenêtres les avant-coureurs… Et ce que nous vîmes, à la place de troupes glorieuses d’avoir atteint les extrémités de l’Europe, victoire à victoire, ce fut cette multitude affreuse, qui se ruait aux barricades et aux remparts, en implorant, qui s’affaissa, morne, autour de ses chariots et de ses tristes feux, qui s’engourdit là, très vite, immobile dans ses haillons souillant l’étendue de la neige…

« Je me souviens. Nous regardions une sentinelle que la patrouille quittait, après l’échange du mot d’ordre. Le pauvre garçon ! Si petit dans sa capote bleue ! Il gardait une barricade fermant un passage, entre deux murs. Il grelotta tout de suite, et tâcha de marcher. Il s’éclaboussa de neige en tapant ses semelles contre la terre. Un instant, il leva le visage vers notre fenêtre, un visage d’enfant hâve et famélique, un visage recouvert d’un énorme shako vert, d’un pompon rouge, d’une visière bordée de cuivre, et serré dans une jugulaire, par-dessus le lambeau de drap protégeant les oreilles. Il nous examina longuement. Nous vîmes les larmes soudaines jaillir de ses yeux, comme si nous lui rappelions son bonheur perdu. Peut-être, après tout, pleurait-il seulement de froid ; son nez devint blanc, entre ses joues violettes ; ses lèvres saignaient… Il tenait l’arme au bras et cachait ses poings sous les deux baudriers de buffleterie. Il essaya de courir de long en large, puis s’arrêta, comme suffoqué, dans une nuée d’haleine… Il ne bougea plus, il se roidissait. Tout à coup, il tomba d’une pièce, à la renverse, dans la neige… Des chiffons sortaient de ses chaussures fendues, qui s’agitèrent, au bout des jambes en convulsions… Et puis le corps se tendit… Il devint immobile… Nous ne comprenions pas ; nous le pensions évanoui… Du bivouac le plus proche, cinq ou six hommes se dégagèrent, avec une femme qui avait noué, sous le menton, ses lourdes mèches blondes en nœud de cravate. Elle se baissa vers la sentinelle et lui tâta le cœur, lui retroussa les paupières. Quand elle eut fait signe que c’était la fin, un chevau-léger polonais… je le vois encore avec ses basanes et son charivari bleu, outre une pelisse de hussard et une toque de cosaque, enleva les baudriers du mort, et le shako, pour déboutonner la capote… Un autre, vêtu de peaux de mouton ficelées à ses jambes et à son torse, défit les souliers ; la femme rejeta les pans de sa pèlerine pour dégrafer la culotte et la tirer… Mais elle trouva, là-dessous, une ceinture que le plus fort, un cuirassier en manteau blanc, obtint, car il écarta les autres à grands coups de bottes ; ses bottes dont il avait coupé le haut des tiges… Cependant, il leur remit quelque chose de l’argent qui garnissait le cuir. Puis ils se hâtèrent, et s’enfuirent. Il restait seulement un pauvre corps osseux, jaune et violâtre, sur la neige gelée… avec des ongles noirs et des mains sales, une bouche sanglante, des yeux opaques, contemplant le ciel. Là-bas, devant une calèche, le chevau-léger endossait la capote, la femme, assise, enfilait les chaussures fendues ; l’homme vêtu de peaux de mouton s’arrangeait en turban la culotte du mort ; le cuirassier comptait les pièces de son aubaine… puis dansa comme les clodoches du bal d’Idalie… " enfin, les clairons annoncèrent au loin l’arrivée de la garde. D’un bond cette foule se dressa, escalada ses charrettes, ses traîneaux et ses calèches, afin de recevoir l’élite. Tous se réveillaient, s’appelaient, abandonnaient les feux mêmes. " le premier peloton déboucha au milieu d’insultes. On lui montrait le poing… on l’accusait de ne plus jamais paraître à la bataille, sinon quand la besogne était faite, pour recueillir les lauriers conquis par la valeur et le sang des autres troupes. Pourquoi mangeraient-ils avant les autres, ces histrions de l’armée ?… " les vieux soldats ne daignèrent répondre. Ils marchaient en rangs et au pas dans leur tenue de route, le pantalon de corvée rabattu sur la guêtre, le bonnet à poil dans son enveloppe de serge et la capote lâche. Leurs officiers commandèrent le silence. Aussitôt, les injures cessèrent ; un murmure continua quelque peu, puis la foule se tut. Elle admirait ces hommes que ni la défaite, ni le froid, ni la faim, ni l’or gonflant leurs havresacs n’avaient détournés de leur devoir militaire. Leurs capitaines et leurs lieutenants criaient, ainsi qu’à la parade, des ordres exécutés aussitôt avec précision. Ils portaient leurs chapeaux dans des étuis de toile cirée verte, et leurs plumets dans des feuilles de parchemin liées au fourreau du sabre, comme s’ils devaient, à l’instant, sortir ces insignes de leurs gaines et paraître à une revue du carrousel. Presque tous avaient enveloppé le cuivre de leurs boutons ; leurs épaulettes pendaient au ceinturon dans un mouchoir soigneusement fermé pour empêcher l’or de se ternir. Les tambours avaient leur caisse au dos et les sapeurs leurs tabliers roulés à l’envers sur le sac. Les blessés, dans les charrettes, ne se plaignaient point. Ils se succédèrent longtemps au milieu du silence des bouches. On entendait seulement sonner la cadence régulière des mille pas. Et voici, n’est-ce pas, ce qui montre leur discipline. Un de leurs sergents, sans doute à bout de fatigue, ou tué par le froid, tomba hors du rang à la porte même de Smolensk. Il ne se releva plus. Un chirurgien constata la mort, et s’en fut. Eh bien ! aucun d’eux ne s’arrêta pour dépouiller le cadavre géant. Quand la première division d’infanterie eut défilé, un intervalle s’établit entre elle et l’artillerie de la garde, qui entraînait difficilement ses canons à travers la pente de glace. À ce moment, plusieurs se précipitèrent, s’écrasèrent sur le corps du grenadier, et déchirèrent le sac, d’où coulèrent des centaines de rouleaux, aussitôt éventrés. Plus de mille pièces d’or roulèrent, que les pillards se disputaient à coups de poing et à coups de dents, jusqu’à la minute où deux guides les dispersèrent par le trot de leurs chevaux. Mais, au lieu d’un cadavre, il y en avait neuf à la même place, quand la foule se fut retirée.

« Derrière la garde, la multitude entra dans Smolensk enfin. Quel soir ! Une charrette pleine de moribonds s’embourba devant nos fenêtres, sans que nul s’inquiétât d’eux. Ils se tordaient de douleur dans la paille et les vêtements qui recouvraient leurs membres… Las de geindre, l’un d’eux se redressa, enjamba les barreaux et descendit par la roue ; mais il tomba rudement à terre, et y resta, dans une mare rouge, en insultant l’Être Suprême… Des gens fuyaient, tout blanchis de la farine qu’ils dévoraient crue. Je vis une escouade rouler un baril d’eau-de-vie sous notre porte, le défoncer à coups de crosses, remplir ses gamelles et boire avidement. Les soldats bientôt chancelèrent, s’étendirent l’un auprès de l’autre, au bas de la muraille, ivres-morts… Des cris de femmes étaient déchirants. Des hommes marchaient le sabre à la main, pour sauvegarder le morceau de lard qu’un Juif venait de leur vendre au prix d’un joyau. Des fous gesticulaient et chantaient autour de brasiers immenses allumés partout et qu’on alimentait avec les bois des fusils, les carcasses d’animaux. Très tard, des patrouilles d’artilleurs à cheval refoulèrent les mutins en armes qui déchargèrent leurs pistolets. Une balle brisa notre vitre. Nous nous réfugiâmes derrière le poêle, la terreur nous rendit stupides. Nous entourions nos têtes avec nos mouchoirs pour ne plus rien entendre.

« Nous restâmes ainsi jusqu’au matin. C’est dans cette posture qu’Augustin nous découvrit. Je ne le reconnaissais pas, tant la fièvre me brouillait les esprits. D’ailleurs, sa barbe le défigurait. Ses lèvres craquées formaient deux tumeurs horribles à voir. Le capuchon de sa pelisse lui cachait les sourcils… Il me conjura de partir aussitôt. Il accourait de l’arrière-garde, au galop. Pour m’avertir, il avait obtenu de porter à l’Empereur les rapports de Davoust. Si je ne fuyais, les Cosaques me couperaient la route. Il ferma lui-même mon nécessaire de voyage et mon porte-manteau. Il me glissa dans le corset une liasse de bons du Trésor. Car il avait changé l’or et l’argent de ses prises heureusement vendues aux Juifs de Wiazma, dès qu’il avait prévu le mauvais état de nos affaires et que jamais son convoi de quatre voitures pleines n’arriverait en France. Je quittai donc Smolensk immédiatement. Notre kibitka, comme ils disent, traversa cette ville maudite, cette ville de décombres fumeux et d’odeurs cadavériques. Les gens restaient à l’abri des ruines, derrière les tas de briques, mais non dans les maisons qui exhalaient la puanteur des tombeaux. Au milieu de la place d’armes, nous retrouvâmes le saint doré debout dans la charrette parmi tant de vaisselle. Son cœur de rubis avait été arraché du creux de la poitrine. Il dominait les bivouacs établis là. Il semblait les bénir de son geste saint ; deux doigts levés jusque son auréole. Comme ça… oui… comme ça ! " sur cette place, des femmes russes en jupons rouges vendaient cher des gobelets qu’elles remplissaient avec le kwass de leurs cruches, une sorte de bière aigre dont se contentaient les moins pauvres des soldats errants. Quelques-uns gardaient encore, passée dans la ganse du bonnet de police, leur cuiller d’ordonnance, leur cuiller d’étain, et, moyennant un rouble, des moujiks la remplissaient de vodka, amenée de loin en barils dans leurs traîneaux. Hors de la ville, le camp continuait. C’était la même suite de calèches, de cabriolets, de chariots, remplis de militaires engourdis entre les ballots, de blessés qui hurlaient sous leurs haillons. Je vis un homme qui ôtait les boyaux au ventre d’un cheval mort. Près de lui, des misérables attendaient la distribution de viande. Une femme le suppliait ; même elle se dégrafa, elle lui montra sa poitrine pour tenter… malgré l’épouvantable froid. Au loin, des cadavres d’hommes, dépouillés, absolument nus, gisaient sur la neige boueuse, autour de tisons éteints. Les corps étiques étaient bleus, les faces comme des abcès noirs et sanguinolents hérissés de barbe… plus les trois chevaux de la kibitka s’éloignaient des faubourgs, plus on rencontrait de ces malheureux, morts dans la nuit, de désespoir, de faim et de froid ; car toutes les foules avaient cru trouver à Smolensk des vivres, un abri. Il leur avait fallu reprendre la marche, sans l’espoir de finir leurs tourments ; et cette effroyable certitude les avait tués en grand nombre. " à trois lieues de la ville, au dépôt de l’artillerie de la garde, Augustin eut beaucoup de peine à me faire rendre mes chevaux, qu’un courrier de l’empereur venait de choisir pour sa voiture et son sac de dépêches. Ce M. De Sonis était par bonheur un galant homme, qui nous proposa de faire route avec lui ; mon mari crut pouvoir me confier à son honneur. Nous n’avions pas le temps de respecter beaucoup les convenances. On avait vu les cosaques rôder déjà sur la route de Krasnoë. Je me jetai dans les bras d’Augustin. Il me porta jusqu’au traîneau, tout éperdue. Et l’attelage partit au galop dans la plaine de neige. Huit jours nous avons couru, nous arrêtant juste pour manger ou pour nous réchauffer en buvant le thé du samovar commun, dans les maisons de poste. Quelle affreuse odyssée, ma bonne !… rien qu’un pays de neige… de temps en temps, les maisons de bois d’un village et son église, dont le clocher a toujours la forme d’un gros oignon, la tige en l’air… nous filions très vite, parce que les rustres déguisés en cosaques, armés de piques et montés sur leurs bidets de carrioles, sortaient des fermes pour nous donner la chasse… quelles transes ! Il n’y avait de consolant que l’éclat incomparable des nuits étoilées et de la lune éclairant la neige des paysages… " M. De Sonis est un gentilhomme de grand cœur et de manières parfaites. Son âme poétique sut parler à la mienne de ces spectacles sublimes… en quelque sorte, il me consola de mes malheurs… il prit congé vers Koenigsberg, pour achever la route à cheval. Moi, j’avais hâte de vous revoir, d’apprendre des nouvelles. J’accourus de poste en poste… j’ai traversé beaucoup de villes sans retenir leurs noms même… " à l’écouter, dans sa mémoire, Omer eut froid à l’âme et au corps. Comment parlait-elle là, celle qui avait connu tant d’épouvante ! Il craignit que le fléau ne vînt jusqu’à lui. Déjà, comme un avant-coureur, le froid posait aux vitres son masque de givre. On se rapprochait des arbres incendiés dans l’âtre. Le bisaïeul déclamait contre l’empereur, qui n’avait rien prévu des hasards d’une pareille campagne. Maman Virginie nommait Jésus. La tante Malvina recommençait les phrases de son récit… Et, de nouveau, l’enfant imaginait cette foule de soldats piétinant au loin la neige russe, et mordant la chair crue qu’ils arrachaient du cheval avec les dents.

Ils peuplaient les cauchemars de ses nuits. Une fois, lui-même se croyait dans la viande d’une bête ainsi dévorée par l’oncle Edme, qui l’avait saisi dans sa charrette, et qui lui disait : « Mais oui, je te reconnais bien, tu es mon neveu, mon petit Omer Héricourt… Seulement, j’ai grand’faim. Ça m’attriste fort de te manger, mais il le faut… il le faut… prépare-toi à être mangé, mon petit Omer. Va, je ne te ferai pas de mal, pas de mal du tout… J’irai tout doucement… Ne pleure donc pas. Tu me fais de la peine… À quoi bon, puisqu’il faut que je te mange ?… » et le capitaine se pencha vers lui. Mais voilà les dents et la figure de l’ogre subitement… Omer se débattit. L’ogre disparut pour laisser place au triste visage de l’oncle, obstiné cependant à se repaître. Et cela prenait d’autant plus d’apparence véritable qu’il répétait sa promesse de ne pas faire mal, de s’y prendre très doucement, ainsi qu’il convient à un parent pitoyable. Cette répugnante aménité convainquit le dormeur d’une certitude. Et la tête de l’ogre encore remplaça celle du capitaine pour se pencher. Omer voulut crier. Il ne put. À l’issue de sa gorge contractée, aucun son ne vint. Toute sa chair se crispa sous la dent froide du monstre… Enfin, il put quasi beugler, se réveilla devant Céline en chemise, qui le touchait au front. L’ogre ou l’oncle n’étaient-ils pas dans la chambre ?…

Bien qu’il ne les aperçût point, il sanglota. Sa voix convulsive dénonça l’horreur du songe à la servante qui l’enleva des couvertures, mit sa joue contre la joue en larmes, qui consentit à la prière de le coucher avec elle. Au giron de sa nourrice, il se crut en sécurité dans la chaleur féminine. Il cessa de craindre. La veilleuse éclairait nettement les poignées en cuivre de la commode ventrue, les dossiers concaves des chaises, les rideaux de lit accrochés à la hampe d’une grosse pomme de pin dorée, le guéridon et le pot à tisane, la vaste image même de la sainte vierge plaçant la colombe sur le doigt du petit Jésus. Céline le dorlota contre sa molle poitrine. Gémissant toujours, il s’inquiéta de savoir si la nourrice l’avait allaité de même que la fermière allaitait le petit Georges. Sans rien dire de sa curieuse envie, Omer chercha l’entrée de la chemise rude. Il passa la main et ce lui fut exquis de toucher la robuste mamelle tendue… il écouta trembler en soi le désir de happer la chair qui fleurait la chaleur. Pourquoi tremblait-il ainsi d’une impatience douloureuse, pendant que les doigts dénouaient le cordon de coulisse, écartaient la toile et en faisaient surgir l’énorme sein branlant. " tu ne pleureras plus, mon chéri ?… ne mords pas… tu mords… rentre tes quenottes, au moins… attends, goulu !… puisqu’il n’y a rien dedans ! " honteux, il suçait la chair un peu salée. C’était exquis au goût. Mais, à son âge, un garçon ne devait plus faire cela. Cependant il se calmait ainsi, parce que sa bouche engloutissait de la bonne chair chaude ; et, par là, Céline entrait en lui, comme il se blottissait en elle, surpris de tant de bonheur voluptueux. La savourant, il s’endormit, frais, placide. Quelques