L’Enfer (Barbusse)/III

La bibliothèque libre.
L’Enfer (1908)
G. Crès (p. 21-38).

III


La nuit, la nuit complète. L’ombre épaisse comme du velours se penche de toutes parts sur moi.

Tout, autour de moi, s’est écroulé en ténèbres. Au milieu de ce noir, je me suis accoudé sur ma table ronde, que la lampe ensoleille. Je me suis installé là pour travailler, mais, en vérité, je n’ai rien à faire, qu’à écouter.

Tout à l’heure, j’ai regardé dans la chambre. Il n’y a personne, mais quelqu’un, sans doute, va venir.

Quelqu’un va venir, ce soir peut-être, demain, un autre jour ; quelqu’un va fatalement venir, puis d’autres êtres vont se succéder les uns aux autres. J’attends, et il me semble que je ne suis plus fait que pour cela.

Longtemps, j’ai attendu, n’osant pas me reposer. Puis, très tard, alors que le silence régnait depuis si longtemps qu’il me paralysait, j’ai fait un effort. Je me suis de nouveau cramponné au mur. J’ai apporté là mes yeux en prière. La chambre était noire, mêlée à tout, pleine de toute la nuit, de tout l’inconnu, de toutes les choses possibles. Je suis retombé dans ma chambre.

Le lendemain, j’ai vu la chambre dans la simplicité de la lumière du jour. J’ai vu l’aube s’étendre en elle. Peu à peu, elle s’est mise à éclore de ses ruines et à s’élever.

Elle est disposée et meublée sur le même modèle que la mienne : au fond, en face de moi, la cheminée surmontée de la glace ; à droite, le lit ; à gauche, du côté de la fenêtre, un canapé… Les chambres sont identiques, mais la mienne a fini et l’autre va commencer…

Après le déjeuner vague, je retourne au point précis qui m’attire, à la fissure de la cloison. Rien. Je redescends.

Il fait lourd. Un peu d’odeur de cuisine persiste, même ici. Je m’arrête dans cette grandeur sans limites de ma chambre vide.

J’entrouvre, j’ouvre ma porte. Dans les couloirs, les portes des chambres sont peintes en brun avec les numéros gravés sur des plaques de cuivre. Tout est clos. Je fais quelques pas que j’entends seuls, que j’entends trop, dans la maison grande comme l’immobilité.

Le palier est long et étroit, le mur est tendu d’une imitation de tapisserie à ramages vert sombre où brille le cuivre d’une applique à gaz. Je m’accoude sur la rampe. Un domestique (celui qui sert à table et qui, pour le moment, a un tablier bleu, et est peu reconnaissable avec ses cheveux en désordre), descend en sautillant, de l’étage supérieur, des journaux sous le bras. La fillette de Mme Lemercier monte, la main attentive sur la rampe, le cou en avant comme celui d’un oiseau, et je compare ses petits pas à des fragments de secondes qui s’en vont. Un monsieur et une dame passent devant moi, interrompant leur conversation pour que je ne les entende pas, comme s’ils me refusaient l’aumône de ce qu’ils pensent.

Ces légers événements s’évanouissent comme des scènes de comédie sur lesquelles le rideau tombe.

Je marche à travers l’après-midi écœurant. J’ai l’impression d’être seul contre tous, tandis que je rôde, à l’intérieur de cette maison et cependant en dehors d’elle.

Sur mon passage, dans le couloir, une porte s’est refermée vite, étranglant un rire de femme surprise. Les gens s’enfuient, se défendent. Un bruit qui n’a pas de sens suinte des murs confus, pire que du silence. Sous les portes rampe, écrasé, tué, un rai de lumière, pire que de l’ombre.

Je descends l’escalier. J’entre dans le salon où m’appelle un bruit de conversation.

Quelques hommes, en groupe, disent des phrases, que je ne me rappelle pas. Ils sortent ; resté seul, je les entends discuter dans le couloir. Enfin leurs voix s’anéantissent.

Puis voici qu’une dame élégante entre, avec un bruit de soie et un parfum de fleurs et d’encens. Elle tient beaucoup de place à cause de son parfum et de son élégance.

Cette dame tend légèrement en avant une belle figure longue ornée d’un regard d’une grande douceur. Mais je ne la vois pas bien, car elle ne me regarde pas.

Elle s’assied, prend un livre, le feuillette, et les pages donnent à sa figure un reflet de blancheur et de pensée.

J’examine à la dérobée son sein qui se soulève et qui s’abaisse, et sa figure immobile, et le livre vivant qui est uni à elle. Son teint est si lumineux que sa bouche paraît presque noire. Sa beauté m’attriste. Je contemple cette inconnue, des pieds à la tête, avec un sublime regret. Elle me caresse de sa présence. Une femme caresse toujours un homme quand elle s’approche de lui et qu’elle est seule ; malgré tant d’espèces de séparations, il y a toujours entre eux un affreux commencement de bonheur.

Mais elle s’en va. C’est fini d’elle. Il n’y a rien eu, et pourtant, c’est fini. Tout cela est trop simple, trop fort, trop vrai.

Ce doux désespoir, que je n’aurais pas eu avant, m’inquiète. Depuis hier, je suis changé ; la vie humaine, la vérité vivante, je la connaissais, comme nous la connaissons tous ; je la pratiquais depuis ma naissance. J’y crois avec une sorte de crainte maintenant qu’elle m’est apparue d’une façon divine.

Dans ma chambre, où je suis remonté, l’après-midi s’éternise, et pourtant le soir vient.

De ma fenêtre, je regarde le soir qui monte au ciel, ascension si douce qu’on la voit et qu’on ne la voit pas ; et la foule qui s’émiette sur le pavé des rues.

Les passants rentrent dans les maisons auxquelles ils pensent. J’entends, à travers les murs, celle où je suis s’emplir, au loin, d’hôtes légers, de faibles rumeurs.

Un bruit s’est fait entendre de l’autre côté de la cloison… Je me dresse contre le mur et regarde dans la chambre voisine, déjà toute grise. Une femme est là, obscurément.

Elle s’est approchée de la fenêtre, comme moi tout à l’heure, je m’étais approché de la mienne. C’est sans doute le geste éternel de ceux qui sont seuls dans une chambre.

Je la vois de plus en plus ; à mesure que mes yeux s’habituent, elle se précise ; il me semble que, charitable, elle vient.

Elle porte, en ce commencement d’automne, une de ces toilettes claires par lesquelles les femmes s’illuminent tant qu’il y a encore du soleil. Le rayonnement fané de la fenêtre la couvre d’un reflet presque éteint. Sa robe est de la couleur de l’immense crépuscule, de la couleur du temps comme dans les contes de fées.

Un souffle de parfum qu’elle porte, une odeur d’encens et de fleurs, vient à moi, et à ce parfum qui la désigne comme un vrai nom, je la reconnais : c’est la jeune femme qui, tout à l’heure, s’est posée près de moi, puis s’est envolée. Maintenant, elle est là, derrière sa porte fermée, en proie à mes regards.

Ses lèvres ont remué ; je ne sais pas si elle se parle tout bas, ou si elle chantonne… Elle est là, près de la blancheur triste de la fenêtre, près de l’image de la fenêtre dans la glace, parmi cette chambre indécise qui est en train de se décolorer ; elle est là, avec ses yeux sombres et sa chair sombre, avec la clarté de sa figure, que tant de regards ont caressée depuis qu’elle existe.

Son cou blanc, effrayamment précieux, se plie en avant ; le profil, tout près de la fenêtre, y appuyant du front, se noie de pénombre bleuâtre comme si la pensée était bleue ; et flottant sur la masse ténébreuse des cheveux, une faible auréole montre qu’ils sont blonds.

Sa bouche est obscure comme si elle était entr’ouverte. Sa main est posée sur le carreau céleste, comme un oiseau. Son corsage est d’une teinte pâle et cependant intense, verte ou bleue.

J’ignore tout d’elle, et elle est aussi loin de moi que si des mondes ou des siècles nous séparaient, que si elle était morte.

Pourtant, il n’y a rien entre nous : je suis près d’elle, je suis avec elle ; je m’épanouis sur elle en tremblant.

… Mes mains se tendent pour l’embrasser. Je suis un homme comme les autres, toujours tristement prêt à s’éblouir de la première femme venue. Elle est l’image la plus pure de la femme qu’on aime : celle qu’on ne connaît pas encore toute, celle qui se révélera, celle qui contient le seul miracle vivant qui soit sur terre.

Elle se retourne et glisse dans la chambre déjà nocturne, comme un nuage, avec ses formes rondes et bercées. J’entends le murmure profond de sa robe. Je cherche sa figure comme une étoile ; mais je ne vois pas plus sa figure que sa pensée.

Je cherche le sens de ses gestes ; mais ils m’échappent. Je suis si près d’elle, et je ne sais pas ce qu’elle fait ! Les êtres qu’on voit sans qu’ils s’en doutent ont l’air de ne pas savoir ce qu’ils font.

Elle ferme sa porte à clef, ce qui la divinise un peu plus. Elle veut être seule. Sans doute, elle est entrée dans cette chambre pour se dévêtir.

Je ne tente pas de m’expliquer les circonstances de sa présence, pas plus que je ne pense à me demander compte du crime que je commets à posséder cette femme des yeux. Je sais que nous sommes réunis, et de tout mon cœur, de toute mon âme, de toute ma vie, je la supplie de se montrer à moi.

Elle semble se recueillir, hésiter. Je me figure, à je ne sais quelle grâce candide de sa personne entière, qu’elle attend d’être seule depuis plus longtemps pour se dévoiler. Oui, elle se sent encore toute battue par l’air du dehors, toute effleurée par les passants, toute touchée par les faces tendues des hommes ; et réfugiée entre ces murs, elle attend que ce contact soit plus éloigné, pour ôter sa robe.

Je me complais à lire en elle la virginale et charnelle pensée ; j’ai la sensation que, malgré le mur, mon corps se penche vers le sien.

Elle alla vers la fenêtre, leva les bras, et, lumineusement, elle ferma les rideaux. L’obscurité complète tomba entre nous.

Je la perdais !… Ce fut une douleur aiguë dans mon être, comme si la lumière s’était arrachée à moi… Et je restai là, béant, retenant un gémissement, guettant l’ombre qui se confondait avec son souffle…

Elle tâtonna, prit des objets. Je devinai, j’aperçus une allumette qui s’enflammait au bout de ses doigts. Avec lenteur son image éclata. On vit poindre les faibles blancheurs de ses mains, de son front et de son cou, et sa figure fut devant moi comme une fée.

Je ne distinguai pas le dessin des traits dans ce visage de femme pendant les quelques secondes où la lueur mince qu’elle tenait me prêta son apparition. Elle s’agenouilla devant la cheminée, la flamme aux doigts. J’entendis et je vis un crépitement clair de bois sec dans l’humidité noire et froide. Elle jeta l’allumette sans allumer la lampe, et il n’y eut d’éclairement dans la pièce que par cette lueur qui venait d’en bas.

Le foyer rougeoya, tandis qu’elle passait et repassait devant, avec un bruit de brise, comme devant un soleil couchant. On voyait remuer en silhouette sa grande personne élancée, ses bras obscurs et ses mains d’or et de rose. Son ombre rampait à ses pieds, s’élançait au mur, et volait au-dessus d’elle sur le plafond incendié.

Elle était assaillie par l’éclat de la flamme, qui, comme de la flamme, se roulait vers elle. Mais elle se gardait dans son ombre ; elle était cachée encore, encore recouverte et grise ; sa robe tombait tristement autour d’elle.

Elle s’assit sur le divan en face de moi. Son regard voleta doucement parmi la chambre.

A un moment, il se posa sur le mien ; sans le savoir, nous nous regardâmes.

Puis, sorte de regard plus aigu, d’offrande plus chaude, sa bouche qui pensait à quelque chose ou à quelqu’un se détendit ; elle sourit.

La bouche est sur le visage nu quelque chose de nu. La bouche qui est rouge de sang, qui saigne éternellement, est comparable au cœur : c’est une blessure, et c’est presque une blessure de voir la bouche d’une femme.

Et je commençai à frissonner devant cette femme qui s’entr’ouvrait et saignait d’un sourire. Le divan s’enfonçait tièdement sous l’étreinte de ses larges hanches ; ses genoux fins étaient rapprochés, et tout le milieu de son corps avait la forme d’un cœur.

… À demi étendue sur le divan, elle présenta ses pieds au feu en soulevant légèrement sa jupe des deux mains, et dans ce mouvement elle découvrit ses jambes qui gonflaient ses bas noirs.

Et ma chair cria, marquée comme au fer chaud par la ligne voluptueuse qui disparaissait, grossissante, dans l’ombre, se perdait dans les profondeurs extraordinaires.

Je crispai mes doigts, le regard déchiré, tellement elle était là presque toute offerte, béante, évasée — le front plongé dans la nuit, tandis que l’éclairement sanglant qui traînait à terre montait désespérément sur elle, en elle, comme un effort humain !

Le voile de la jupe est retombé. La femme est redevenue ce qu’elle était. Non, elle est autre. Parce que j’ai entrevu un peu de sa chair défendue, je suis à l’affût de cette chair, dans les ombres mêlées de nos deux chambres. Elle avait relevé sa robe, elle avait accompli le grand geste simple que les hommes adorent comme toute une religion, qu’ils implorent, même contre tout espoir, même contre toute raison, le geste éblouissant et parfois ébloui !

De nouveau, elle marche, et maintenant, le bruit de ses jupes est un bruit d’ailes dans mes entrailles.

Mon regard, repoussant sa figure puérile, où stagne, distrait, son sourire ; repoussant et oubliant de force son âme et sa pensée, arrache sa forme et veut son sang, comme le feu qui l’assiège et ne le lâche pas : mais mes regards ne peuvent que tomber à ses pieds et qu’effleurer faiblement sa robe, comme les flammes du foyer, les flammes magnifiques et suppliantes, les flammes écorchées, les flammes en lambeaux, qui ruissellent vers le ciel !

Elle s’est enfin montrée profondément.

Pour se déchausser, elle a croisé ses jambes très haut, me tendant le gouffre de son corps.

Elle me faisait voir son pied délicat, emprisonné par la bottine luisante, et dans le bas de soie plus mat, son genou mince, son mollet largement épanoui, comme une fine amphore, sur la gracilité des chevilles. Au-dessus du jarret, à l’endroit où finissait le bas dans un calice blanc et nuageux, peut-être un peu de chair pure : je ne distinguai pas le linge de la peau dans les ténèbres éperdues et l’éclat pantelant du bûcher qui l’assaillait. Est-ce le délicat tissu des dessous, est-ce la chair ? Est-ce rien, est-ce tout ? Mes regards disputaient cette nudité à l’ombre et à la flamme. Le front au mur, la poitrine au mur, les paumes appuyées au mur, impétueusement, pour l’abattre et le traverser, je me torturais les yeux à cette incertitude, essayant, par ruse ou par force, de voir mieux, de voir plus.

Et je me plongeais dans la grande nuit de son être, sous l’aile douce, chaude et terrible de sa robe soulevée. Le pantalon de broderie s’entr’ouvrait en une large fente sombre, pleine d’ombre, et mes regards se jetaient là, et devenaient fous. Et ils avaient presque ce qu’ils voulaient, dans cette ombre ouverte, dans cette ombre nue, au centre d’elle, au centre du mince vêtement qui, vaporeusement léger et tout odorant d’elle, n’est presque qu’un nuage d’encens autour du milieu de son corps, — dans cette ombre qui, au fond, est un fruit.

Pendant un instant, cela fut ainsi. Je fus étendu sur le mur devant cette femme qui tout à l’heure — je me rappelais un geste — avait eu peur de son reflet, et qui maintenant avait pris, dans la chasteté parfaite de sa solitude, une pose de fille qui se frotte aux regards de l’homme attiré devant elle… Pure, elle s’offrait et se creusait…

La flambée de la cheminée s’éteignait, et je ne la voyais presque plus, lorsqu’elle commença à se déshabiller : c’était dans la nuit qu’allait se passer cette fête immense d’elle et de moi.

Je vis la forme haute, diffuse, impitoyable, dans sa beauté presque éteinte, s’agiter avec douceur, environnée de bruits fins, caressants et tièdes. J’aperçus ses bras évoluer gravement, et à la lueur exquise d’un geste qui les arrondit, flexibles, je sus qu’ils étaient nus.

Ce qui venait de tomber sur le lit, en un mince lambeau soyeux, léger et lent, c’était le corsage qui la serrait doucement au cou, et fort à la taille… La jupe nuageuse s’entr’ouvrit, et, coulant à ses pieds, l’éclaira toute, très blême, au milieu des profondeurs. Il me sembla que je la vis se dégager de cette robe flétrie et qui hors d’elle n’était rien, et je distinguai la forme de ses deux jambes.

Je le crus peut-être, car mes yeux ne me servaient presque plus, non seulement à cause du manque de lumière, mais parce que j’étais aveuglé par l’effort sombre de mon cœur, par les battements de ma vie, par toutes les ténèbres de mon sang… Ce n’étaient pas mes yeux qui pourchassaient la forme sublime, c’était plutôt mon ombre qui s’accouplait à la sienne.

Un cri m’occupait tout entier : son ventre !

Son ventre ! Que m’importaient son sein, ses jambes ! — Je m’en souciais aussi peu que de sa pensée et de sa figure, déjà abandonnées. C’est son ventre que je voulais et que j’essayais d’atteindre comme le salut.

Mes regards, que mes mains convulsives chargeaient de leur force, mes regards lourds comme de la chair, avaient besoin de son ventre. Toujours, malgré les lois et les robes, le regard mâle se pousse et rampe vers le sexe des femmes comme un reptile vers son trou.

Elle n’était plus, pour moi, que son sexe. Elle n’était plus que la blessure mystérieuse qui s’ouvre comme une bouche, saigne comme un cœur, et vibre comme une lyre. Et d’elle s’exhalait un parfum qui m’emplissait, non plus le parfum artificiel dont sa toilette est imprégnée, le parfum dont elle s’habille, mais l’odeur profonde d’elle, sauvage, vaste, comparable à celle de la mer — l’odeur de sa solitude, de sa chaleur, de son amour, et le secret de ses entrailles.

Les yeux injectés et rouges comme deux bouches pâles, je me pressais vers cette apparition terrible d’attirance. Je devenais farouche dans mon triomphe. Et sa bouche était un long baiser qui passe, et je crispai ma bouche en un long baiser stérile.

Alors elle demeura immobile, — inexplicable, effacée…

Dans un sursaut violent, je voulus en réalité la toucher… Détruire ce mur, ou sortir de ma chambre, crever la porte, me jeter sur elle…

Non, non, non ! Une intuition me replaça net et droit dans mon bon sens… J’aurais à peine le temps de l’effleurer. Je serais maîtrisé — la réputation salie, la prison, l’infamie, la misère noire, tout. J’eus une peur épouvantable, tellement tout cela était proche ; un frisson me cloua où j’étais.

Mais vite, une autre idée surgit, un rêve me laboura la chair : le premier effroi passé, elle se laisserait faire, peut-être ; elle serait prise à la contagion, elle s’enflammerait comme une chose à mon contact, dans un égarement de reconnaissance…

Non, encore non ! Car alors, ce serait une fille, et des filles, on en trouve tant qu’on désire. Il est facile d’avoir une femme entre les mains et d’en faire ce qu’on veut : c’est un sacrilège dont le prix est tarifé. Il existe même des maisons où, en payant, on peut, à travers des portes, en voir faire l’amour. Si c’était une fille, ce ne serait plus elle, — qui est angéliquement seule.

Il faut bien que je me mette ceci dans la tête et dans le corps : si je la recueille d’une façon si parfaite, c’est qu’elle est séparée de moi et qu’il y a entre nous un déchirement. La solitude la fait rayonner, mais la défend triomphalement. Sa révélation est faite de sa vérité vierge, de l’isolement universel dont elle est reine, et de la certitude où elle vit de cet isolement. Elle se montre, de loin, à travers sa vertu, et ne se donne pas : elle est semblable à un chef-d’œuvre ; elle reste aussi distante, aussi immuable, dans l’écart de l’abîme et du silence, que la statue et la musique.

Et tout ce qui m’attire m’empêche de m’approcher. Il faut que je sois malheureux, il faut que je sois à la fois un voleur et une victime… Je n’ai pas d’autre recours que de désirer, de me dépasser moi-même à force de désir, de rêve et d’espoir, de désirer et de posséder mon désir.

Pendant un instant, j’ai détourné la tête, tant est puissante et cruelle l’alternative où je me débats, et dans le trou qui se creuse sans limites sous mes yeux, j’ai laissé perdre les doux bruits qu’elle faisait… Est-ce que je deviens fou ? Non, c’est la vérité qui est folle.

De mon corps tout entier, de ma pensée tout entière, je surmonte ma défaillance charnelle, ma chair se tait et ne rêve plus, et par-dessus mes lourdes ruines, je commence à regarder.

Comme si elle avait pitié de moi, elle se rhabille, se recouvre toute.

Maintenant, elle a allumé la lampe. Elle a remis une robe ; elle me cache tous les beaux secrets qu’elle cache à tous ; elle est rentrée dans le deuil de sa pudeur.

Elle me donne encore quelques mouvements éparpillés. La voici qui se mesure la taille ; elle se met un peu de rouge au bord de l’oreille, puis l’enlève ; elle se sourit à la glace, de deux façons différentes, et même elle prend une pose désappointée, un instant. Elle invente mille petits mouvements inutiles et utiles… Elle découvre des gestes de coquetterie qui, comme les gestes de pudeur, revêtent une sorte de beauté austère d’être accomplis dans la solitude.

… Puis, à l’instant où, prête et merveilleusement enclose, elle vient de se considérer d’un sublime coup d’œil suprême — de nouveau, nos regards se croisent.

Elle est appuyée d’une main sur la table où brille la lampe sans abat-jour… Sa figure et ses mains resplendissent et le rayonnement libre de la lampe baigne d’un éclat plus vif son menton, le tour de son visage, le dessous de ses yeux.

Je ne la reconnais plus, tandis qu’elle surgit de l’ombre avec ce masque de soleil ; mais je n’ai jamais vu un mystère de si près… Je reste là, tout enveloppé de sa lumière, tout palpitant d’elle, tout bouleversé par sa présence nue, comme si j’avais ignoré jusque-là ce que c’est qu’une femme.

Ainsi que tout à l’heure, elle sourit avant que ses yeux se soient détachés de moi, et je sens la valeur extraordinaire de ce sourire et la richesse de cette figure…

Elle s’en va… Je l’admire, je la respecte, je l’adore ; j’ai pour elle une sorte d’amour que rien de réel n’abîmera, et qui n’a aucune raison ni d’espérer, ni de finir. Non, en vérité, je ne savais pas ce que c’était qu’une femme.

Elle n’assista pas au dîner. Elle partit de la maison le lendemain.

Je la revis au moment où elle partit. Je me trouvais tout en bas de l’escalier, dans le demi-jour du vestibule, tandis qu’on s’empressait au-devant d’elle. Elle descendait ; sa main si fine, gantée de blanc, sautelait sur la luisante rampe noire, comme un papillon. Son pied pointait en avant, petit et brillant. Elle me parut moins grande que la veille, mais elle était en tout semblable à ce qu’elle était la première fois que je l’aperçus. Sa bouche était si petite qu’il semblait qu’elle la rapetissait. Elle était vêtue en gris-perle, la robe gazouillante… Elle passait, elle s’en allait, elle s’évaporait, parfumée…

Elle m’avait effleuré ; elle aurait pu me voir, à cet instant, mais naturellement, elle ne me vit pas — et pourtant, dans l’ombre de nos chambres, nous avions fait tous deux un seul sourire ! Elle était redevenue la lumière close, sans pitié, que sont les personnes qu’on rencontre au milieu des autres. Il n’y avait pas de mur entre nous ; il y avait l’espace infini et le temps éternel : il y avait toutes les forces du monde.

C’est ainsi que je l’aperçus dans mon dernier coup d’œil — sans bien comprendre, car on ne comprend jamais tout un départ. Je ne la reverrais plus. Tant de grâces allaient se flétrir et se dissiper ; tant de beauté, de douce faiblesse, tant de bonheur, étaient perdus. Elle s’enfuyait lentement, vers l’incertaine vie, puis vers la mort certaine. Quels que fussent ses jours, elle allait vers son dernier jour.

C’est tout ce que je pouvais dire d’elle.

… Ce matin, tandis que le jour est venu autour de moi, donnant à chaque détail une précision déserte, mon cœur se débat et se plaint. Partout, l’étendue est vide. Lorsque quelque chose est vraiment fini, ne semble-t-il pas que tout soit fini ?

Je ne sais pas son nom… Elle ira dans son destin comme moi dans le mien. Si nos deux existences s’étaient liées, elles ne se connaîtraient guère ; maintenant, quelle nuit ! Mais je n’oublierai jamais l’incomparable soir où nous fûmes ensemble.