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L’Enfer (trad. Rivarol)/Chant VIII

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CHANT VIII


ARGUMENT


Suite du cinquième cercle, où on trouve Phlégias, emblème des vindicatifs. — Passage du Styx. — Première entrevue des démons.


Nous ne touchions pas encore au pied de la tour [1] lorsque nous vîmes deux flammes se placer sur le faîte : bientôt après, une troisième répondait à ce double signal, mais si lointaine, que ses rayons tremblants expiraient dans l’ombre.

Je dis alors à celui dont l’œil m’éclairait dans ces abîmes :

— Quelle main élève ces flammes et que nous présagent-elles ?

— Tu verrais déjà, me dit-il, celui qui traverse l’eau marécageuse, si ton regard perçait les vapeurs qui dorment sur son sein.

Le trait que l’arc tendu repousse fuit d’une aile moins rapide que la barque légère qui venait à nous sous la rame d’un seul pilote. Il s’écriait de loin :

— Te voilà donc, âme maudite !

— Phlégias, Phlégias ! tu te trompes cette fois, lui dit mon guide ; nous serons avec toi, mais seulement pour le trajet du Styx.

À ces mots, le nocher frémit et poussa des soupirs confus tel qu’un homme qui, trompé dans son attente, ouvre une bouche plaintive et s’abandonne aux regrets [2].

Mon guide fut le premier dans la barque ; j’y descendis après lui : elle parut fuir sous nos pieds, et l’antique proue, étonnée de sa nouvelle charge, traçait dans l’onde un sillon plus profond.

Tandis qu’elle glissait sur l’immobile surface, une ombre souleva les flots épais devant nous et me dit :

— Ô toi qui viens avant ton heure, quel es-tu ?

— Je viens, mais je passe outre, répondis-je ; et toi, dis plutôt qui tu es, immonde et laid fantôme ?

— Tu le vois, je pleure avec ceux qui pleurent.

— Pleure à jamais, m’écriai-je, ombre maudite ; je te reconnais sous ton masque hideux.

Aussitôt l’ombre saisit à deux mains les bords de la nacelle ; mais mon guide la repoussant :

— Retire-toi, lui dit-il, et va hurler loin de nous.

Jetant ensuite ses bras autour de moi, il m’embrassait et s’écriait :

— Béni soit le sein qui t’a conçu ! Je loue ton courroux généreux contre cet esprit superbe : on n’a pu recueillir dans sa vie entière le souvenir d’une seule vertu ; mais ses fureurs insensées vivent encore ici-bas pour son tourment. Combien en est-il sur la terre qui fatiguent tes yeux de leur pourpre odieuse et qui tomberont dans les fanges du Styx, comme de vils sangliers, laissant à leur nom l’héritage de leur opprobre !

— Maître, repris-je, tandis que nous sommes ici, ne pourrais-je voir encore cette ombre infâme se débattre sur l’onde noire ?

— Tu la verras, me dit-il, avant que cette proue touche au rivage.

Et bientôt après la foule bourbeuse des enfants du Styx s’éleva et se jeta en fureur sur cette âme, et j’entendais ces cris redoublés : À PHILIPPE ARGENTI [3]. Le Florentin, désespéré, tournait sur lui-même sa dent meurtrière : je le vis, et j’en loue l’éternelle justice.

Ce spectacle m’arrêtait encore lorsque, frappé des sons plaintifs qui arrivèrent jusqu’à moi, je portai mes regards dans l’éloignement.

— Dans peu, dit mon guide, tu découvriras la cité du prince des Enfers et l’affluence des esprits resserrés dans ses murs.

— Déjà, répondis-je, mon œil aperçoit dans ces gorges lointaines des tours rougissantes comme si la flamme les eût pénétrées.

— Tu les vois, ajouta le poëte, se colorer des feux de l’incendie éternel allumé dans leur sein.

Parcourant ainsi les fossés profonds dont cette terre de douleur est entourée, nous parvînmes, après de longs détours, aux murailles de fer qui défendent la cité, et le nocher farouche nous dit :

— Descendez, voilà l’entrée.

Des milliers d’anges [4], enfants déshérités des Cieux, gardaient la porte de la cité. A ma vue, ils se disaient en frémissant :

— Quel est celui qui ose, encore vivant, fouler la région des morts ?

Mais le sage qui me guidait étendit la main comme pour demander un entretien secret : son geste suspendit leur courroux.

— Approche donc seul, dirent-ils, et laisse là ce téméraire qui n’a pas craint de visiter notre empire : demeure avec nous et que, dans sa folie,

il aille retrouver sans toi ses vestiges perdus dans la nuit.

Quelle fut ma consternation à ces paroles cruelles, qui m’ôtaient pour jamais l’espoir du retour !

— Ô bon génie ! qui tant de fois avez ranimé ce cœur défaillant, vous dont le regard tutélaire me guidait sur le bord des abîmes, ne m’abandonnez pas, m’écriai-je dans ma détresse ; et si l’abord de ces lieux nous est fermé, retournons plutôt ensemble sur nos premiers pas.

— Rassure-toi, me dit le sage, et crois que le bras qui nous soutient brisera ces obstacles : je ne t’abandonnerai pas dans ces demeures sombres ; tu peux attendre ici mon retour. Il me quitte à ces mots, et je reste ainsi loin de sa présence paternelle, suspendu entre le doute et la frayeur.

Je ne pus entendre son entretien avec les rebelles ; mais il le rompit bientôt. Ces antiques ennemis de l’homme s’éloignèrent précipitamment ; et, rentrant en tumulte dans la cité, ils en fermèrent à grand bruit les portes sur mon guide. Je le vis alors revenir à pas lents : l’abattement avait terni son visage, et ses regards éteints tombaient à ses pieds. Il soupirait et disait :

— Comment ont-ils osé me fermer l’accès de leur demeure ?

Il ajoutait ensuite :

— Mon trouble ne doit point t’alarmer ; j’humilierai cette folle résistance, et c’est dans ces mêmes remparts que leur orgueil frémissant sera vaincu. Leur insolence n’est pas nouvelle : il est, plus près du jour, une porte qui atteste encore leurs fureurs, et qui n’a plus roulé depuis sur ses gonds fracassés ; debout sur son seuil, tu as lu l’inscription de mort [5].

Mais déjà loin d’elle, franchissant les premiers cercles de l’abîme, s’avance à grands pas celui qui doit ouvrir devant nous ces portes redoutées.


NOTES SUR LE HUITIÈME CHANT


[1] Cette tour est comme un poste avancé sur les bords du Styx. Dès qu’il se présente des âmes à passer, il s’élève au sommet de la tour autant de flammes, pour donner le signal aux démons qui habitent au delà du fleuve, et qui répondent en élevant une autre flamme.

[2] Phlégias, roi des Lapithes, mit le feu au temple d’Apollon, pour se venger de l’affront que ce dieu avait fait à sa fille. Quoique ce héros de la fable se fût vengé légitimement, les poëtes, comme enfants d’Apollon, se sont plu à le damner. Il s’occupe ici à passer les âmes au delà du Styx, mais il ne quitte pas le séjour des vindicatifs.

[3] Argenti était de l’illustre famille des Adhémars ; homme puissamment riche et d’une force de corps prodigieuse, mais d’une brutalité plus grande encore. Boccace en fait mention.

L’exemple de ce Philippe Argenti, homme violent et colérique, aurait dû détromper les commentateurs de l’opinion où ils sont tous que le Styx est le séjour des paresseux. Il est évident d’ailleurs que les paresseux et les colériques ne peuvent être soumis au même supplice ; et que les moins coupables, c’est-à-dire les paresseux, ne peuvent être les plus sévèrement punis : ce qui arriverait s’ils étaient au fond du bourbier. Une raison qui n’est pas moins décisive, c’est que Dante a placé tous les paresseux en purgatoire.

[4] C’est ici comme la forteresse des Enfers avec sa nombreuse garnison. Il faut observer que le grand espace que nous avons parcouru n’est que le vestibule des Enfers, rempli au delà de l’Achéron par les âmes tièdes ; et en deçà, par les Limbes, les amants, les gourmands, les avares avec les prodigues, et les vindicatifs. Nous passons maintenant à des crimes plus graves et à un Enfer plus rigoureux.

[5] Il fait allusion à la porte des enfers, dont on a lu l’inscription au troisième chant, et suppose que Lucifer et ses anges avaient autrefois brisé cette porte pour s’échapper et venir sur la terre. Dans le premier vers de l’inscription, la città dolente désigne clairement les anges rebelles renfermés effectivement dans la cité : ce que j’observe pour justifier la traduction de ce premier vers, et de peur qu’on n’accuse le poëte de pléonasme, pour avoir dit città dolente et eterno dolore.