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L’Enfer (trad. Rivarol)/Chant XIX

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Traduction par Antoine de Rivarol.
(p. 13-20).

CHANT XIX


ARGUMENT


Troisième vallée, où sont punis les simoniaques, soit qu’ils aient vendu ou acheté des bénéfices. Imprécation du poëte contre les grands biens et l’avarice de l’Église.


Ô Simon, mage imposteur ! et vous, enfants de rapine, sacrilége race, dont les mains adultères osent marchander l’épouse de Christ ! c’est pour vous que ma voix s’élève encore dans la troisième vallée [1].

Déjà, nous étions montés sur la roche qui se courbe en arc de l’un à l’autre bord, et de son centre élevé mon œil mesurait la vallée profonde. Ô sublime sagesse, quelles formes variées tu daignes prendre aux cieux, sur la terre et dans les Enfers !

Ainsi que, dans son premier temple, Florence voit les sacrés marbres du baptême percés d’ouvertures égales dans leur forme et dans leur contour [2], de même je voyais l’infernale enceinte parsemée de fosses circulaires, creusées de toute part dans le pavé noirâtre. Chaque fosse avait reçu son coupable ; mais chaque coupable, en tombant tête baissée, ne se plongeait pas tout entier dans son étroit sépulcre : leurs jambes se montrent encore, tandis que les troncs ensevelis pendent à la voûte souterraine. Des langues de feu s’attachent à leurs pieds renversés ; elles en parcourent la surface comme la flamme qui vacille dans un vase en léchant ses bords onctueux [3].

Je regardais ces pieds allumés qui se levaient et se baissaient précipitamment, qu’il n’est pas de liens dont ils n’eussent brisé les noeuds.

— Maître, disais-je, quel est celui dont les flammes plus irritées s’agitent plus violemment ? Ne pourrai-je entendre le récit de ses crimes et de ses maux ?

— Si tel est ton désir, reprit le sage, je descendrai et je te porterai au fond de la vallée, et là tu interrogeras le coupable.

— Ô bon génie ! lui répondis-je, vous connaissez les vœux secrets de mon cœur ; toujours ses désirs ont fléchi sous vos volontés.

À ces mots, nous descendîmes légèrement dans l’enceinte profonde, à travers les feux qui l’éclairent, et mon guide me déposa près de celui qui donnait, par ses mouvements convulsifs, le signe de douleur immodérée.

— Qui que tu sois, lui dis-je alors, triste fantôme qui n’offres plus que des tronçons renversés, réponds, si tu peux, à ma voix.

En parlant ainsi, j’étais comme le prêtre consolateur qui se penche vers la fosse d’où l’homicide assassin le rappelle encore pour temporiser avec la mort [4] ; et tout à coup j’entendis la voix souterraine :

— Te voilà déjà, Boniface ? Es-tu là debout ? Certes, un menteur horoscope nous trompa tous deux ? Tes mains sordides sont-elles sitôt lasses de s’enrichir ? Ces mains, que tu ne craignis pas d’offrir à une divine épouse pour l’étouffer ensuite dans tes perfides embrassements [5] ?

Je restai, à ce discours, tel qu’un homme interdit ; et ma bouche confuse cherchait en vain une réponse à ces paroles mystérieuses.

— Réponds, me dit aussitôt mon guide, réponds-lui que tu n’es pas celui qu’il pense.

Je me penchai donc vers le coupable, et lui répondis ainsi. Alors ses pieds se tordirent avec plus d’horreur ; il soupira profondément et s’écria :

— Que désires-tu de moi ? Est-ce pour connaître ma condition déplorable que tu n’as pas craint l’abord des Enfers ? Apprends donc que ces pieds ont chaussé la mule pontificale, et que l’Ourse orgueilleuse me donna le jour [6]. Ma folle tendresse pour ses fils ambitieux n’a que trop fait voir quel sang coulait dans mes veines ; mon avare main enfouissait pour eux des trésors dans le monde, et creusait pour moi cette fosse dans l’abîme. Là-bas, sous ma tête, gisent mes devanciers en crimes et en puissance ; ils ont tous passé par ce triste détroit ; et moi-même, quand celui que tu m’as semblé d’être arrivera, je tomberai comme eux dans ces vastes catacombes. Boniface me remplacera ; mais ses pieds brûleront moins longtemps que les miens ; sa tête renversée flottera moins longtemps sous la voûte sépulcrale ; car l’occident va bientôt vomir un autre pontife, d’œuvres plus iniques [7]. Pasteur sans amour et sans foi, nouveau Jason des Machabées [8], il sera l’ouvrage et l’instrument d’un prince étranger, et c’est lui qui fermera la fosse sur Boniface et sur moi.

Il achevait à peine ; et moi qui ne pus retenir un zèle trop amer peut-être, je m’écriai :

— Ombre malheureuse, dis-nous si jadis le maître céleste vendit les deux clefs à Barjône ? Certes, il ne lui fit que ce court précepte : Pierre, suivez-moi. Et ce ne fut pas non plus à prix d’or que dans l’assemblée des frères le successeur de Judas [9] obtint la place qu’avait perdue ce traître. Vieillard avare, te voilà maintenant ! Garde bien tes coupables trésors, qui t’ont donné l’audace de tirer le glaive contre les rois [10]. Oh ! si l’antique respect pour vos ombres pontificales n’enchaînait ma langue, elle vous poursuivrait bien plus âprement encore, pasteurs mercenaires ! car votre avarice foule le monde ; elle est amère aux bons et douce aux méchants. C’est de vous qu’il était prédit à l’évangéliste, quand il voyait celle qui était assise sur les eaux se prostituer avec les rois ; celle qui naquit avec sept têtes, et dix rayons qui s’éclipsèrent avec les vertus de son époux [11]. C’est vous aussi qui vous êtes fait des dieux d’or et d’argent ; et si l’idolâtre encense une idole, vous en adorez mille. Ah ! Constantin, que de maux ont germé, non de ta conversion, mais de la dot immense que tu payas au père de ta nouvelle épouse [12] !

Ainsi parlait ma bouche avec amertume ; et, soit repentir ou désespoir, les pieds du fantôme et ses genoux frémissants se heurtaient sans relâche.

Cependant mon guide avait écouté d’une oreille satisfaite ces dures vérités ; et bientôt, me soulevant et me portant dans ses bras, il suivit le premier sentier qui remontait sur les roches d’un nouveau pont. Du haut de sa voûte hardie, où la biche légère n’eût pas gravi sans effroi, nous embrassâmes d’un coup d’œil l’ample sein de la quatrième vallée.


NOTES SUR LE DIX-NEUVIÈME CHANT


[1] Simon le magicien voulut acheter des apôtres le don des miracles, bien qu’il eut lui-même de fort beaux secrets. On a appelé depuis simoniaques tous ceux qui ont trafiqué des choses spirituelles.

[2] Les anciens fonts baptismaux de Florence étaient, comme le dit l’auteur, percés de trous ronds, dans lesquels, sans doute, les prêtres plongeaient les enfants qu’ils baptisaient. Je me figure que ce marbre percé de trous, et qui recouvrait les fonts, était comme une table fort mince, puisque le poëte raconte, en parenthèse, qu’il fut un jour obligé de briser une de ces ouvertures pour dégager un enfant qui s’y noyait ; sur quoi ses ennemis l’accusèrent d’irréligion. On n’a point traduit les trois vers qui contiennent ce fait, parce qu’ils coupaient désagréablement et ralentissaient la rapidité de cette description. J’ai lu quelque part que les fonts baptismaux de Saint-Marc à Venise avaient eu la même forme. Les fourneaux de nos cuisines peuvent, je crois, en donner quelque idée. Il est fâcheux de rencontrer dans un poëte des comparaisons tirées d’objets qui n’existent plus, parce qu’alors on est obligé d’en chercher d’autres pour expliquer les siennes.

[3] Ce supplice des âmes fichées dans leur trou, la tête en bas (pour désigner leur oubli des choses célestes et leur attachement à la terre), rappelle ce vers de Perse :

Ô curvae in terris animae, et coelestium inanes !

Cette forêt de jambes et de pieds allumés est une imagination fort extraordinaire : mais ce qui doit surtout nous étonner, c’est que les papes aient accepté la dédicace d’un poëme où ils sont si maltraités. Le discours de Nicolas III, et la vive sortie que Dante fait contre lui et ses pareils, est un morceau très-éloquent, et dut produire un grand effet en Italie. Ce pontife, croyant parler à Boniface VIII, dit au poëte : Te voilà debout ; expression remarquable, parce que, pour un pauvre malheureux pendu par les pieds depuis si longtemps, le suprême bonheur était d’être debout.

[4] Autrefois on enterrait vifs les assassins, en le jetant la tête en bas dans une fosse. Le confesseur était forcé à l’attitude que Dante lui donne ici, pour entendre les dernières paroles du patient.

[5] Le tour que prend le poëte pour maltraiter Boniface VIII est fort ingénieux. Il faut toujours se rappeler que Dante suppose qu’il fit son poëme en 1300, époque où Boniface VIII siégeait encore, puisqu’il ne mourut qu’en 1303. Mais le poëte ne l’ayant réellement achevé que sous le pontificat de Clément V, successeur de Boniface, il peut prédire ici ce qui lui plaît sur des événements déjà arrivés.

[6] Le pape qui parle est Nicolas III, de la famille des Ursins ou des Oursins. Il aima ses neveux jusqu’au scandale, et leur prodigua les trésors de l’Église. C’est un de ceux qui ont le plus travaillé à l’élévation de la tiare et à l’avilissement des couronnes. En disant : Un menteur horoscope nous trompa tous deux ; il fait entendre au Dante que les astrologues du temps lui avaient promis à lui et à Boniface un plus long règne.

[7] C’est de Clément V dont nous avons déjà parlé qu’il s’agit ici. Il était le sujet et la créature de Philippe le Bel, et c’est de concert avec ce prince qu’il détruisit l’ordre des Templiers. On sait que ce pontife transporta le siége à Avignon pour se dérober aux troubles dont la ville de Rome était déchirée. Il a été fort maltraité par tous les historiens d’Italie.

[8] Ce Jason était frère d’Onias. Il obtint le grand pontificat de Jérusalem à prix d’or, par la protection d’Antiochus, roi de Syrie.

[9] Saint Mathias fut choisi à la place de Judas, pour compléter le nombre de douze. Il n’est peut-être pas inutile de dire que cet apôtre fut tiré au sort.

[10] Charles d’Anjou, frère de saint Louis, roi de France, et roi lui-même de la Pouille et de la Calabre, refusa hautement sa fille au neveu du pape Nicolas III. « Quoiqu’il ait la chaussure rouge, disait ce prince, son sang n’en est pas devenu plus digne de se mêler à celui de la maison de France. » Jamais l’orgueilleux pontife ne put lui pardonner cet affront : il se servit de tous les biens de l’Église pour faire la guerre à Charles, et le dépouiller de ses royaumes.

[11] Application de l’Apocalypse. L’Église a perdu son éclat, quand son chef a perdu ses vertus. On dit que les sept têtes représentent les sept sacrements ; et les dix cornes ou rayons, le décalogue.

[12] Le poëte suit ici l’opinion vulgaire, que Constantin, en se convertissant, donna à l’Église le patrimoine qu’on appelle de Saint-Pierre. Arioste assure qu’Astolphe trouva l’original de cette donation dans le royaume de la Lune.