L’Enfer du bibliophile/5

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L’Enfer du bibliophile, vue et décrit
Jules Tardieu, éditeur (p. 25-27).

V

LE VENGEUR CÉLESTE


C’était un homme grand et sec, au visage anguleux et froid, ― œil sournois, lèvres minces, ― vêtu d’une redingote à collet d’un vert grisâtre, et coiffé d’un chapeau de forme élevée dont le bord, entièrement incliné vers le nez, attestait ou une politesse extrême, ou une habituelle dissimulation. De son long doigt, courbé en crochet, il attirait à lui chaque volume qu’il voulait voir ; il l’ouvrait, le retournait, et avec un sourire et de petites exclamations de dédain, le remettait en place.

D’un bond je fus auprès de lui ; je l’avais pris pour un voleur. Sous son regard, ma surprise et ma colère s’apaisèrent par enchantement ; j’aurais presque juré qu’il m’était connu. Où l’avais-je déjà vu ? quand ? était-ce la veille ? était-ce il y a vingt ans ? je ne savais.

— Je vous ai vu quelque part ? lui dis-je.

— Parbleu ! partout, me répondit-il en haussant les épaules.

Il continuait son examen, toujours avec le même sourire, avec les mêmes hum ! hum ! poussés d’un ton blasé qui me déconcertait. J’avais machinalement commencé à m’habiller. Le jour gris et bas pouvait indiquer sept heures du matin, ou cinq heures du soir (nous étions dans l’équinoxe). D’où m’était venu le désir de m’aller promener avec cet étrange hôte ? je ne saurais, je n’aurais pu le dire. Cette résolution m’était-elle soufflée, inspirée par lui ? Je serais tenté de le croire ; car à peine eus-je pris mon chapeau, qu’il tourna sur ses talons en sifflotant et prit de lui-même le chemin de la porte. Je le suivis.

Sans dire un mot, mais nous entendant parfaitement, nous descendîmes vers le quai.