L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/8

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Callmann-Levy (p. 75-95).

VIII

LES SOTTISES D’UN HOMME D’ESPRIT

Diogène apprit la visite de Petrowna à Nadège et en conçut du dépit.

Puisque cette petite prenait une pareille auxiliaire, elle méritait une guerre plus savante que celle dont l’inoffensif major Casimir était le symbole. Il laissa à tout hasard le don Juan de la cavalerie évoluer dans la maison Pirowski ; c’était un en-cas ; mais il voulut agir directement sur Constantin.

La médisance employée d’abord pour tâter le terrain n’avait pas réussi. Diogène affecta de s’avouer vaincu et déclara que, décidément, il n’avait rien découvert contre Petrowna. Il insinua que par son intelligence elle s’élevait au-dessus des méfiances ordinaires. Ce n’était pas une coquette ; c’était mieux, ou pis que cela, une future femme supérieure !

Lorsque Constantin lui eut raconté que Nadège devenait l’amie de la famille Pirowski et se rendait à Slobudka au moins une fois par semaine, au jour où les visiteurs introduits par le vieux Barlet n’étaient point attendus, Diogène affecta un émerveillement si naïf et parut croire à une collaboration si prochaine entre Petrowna et la directrice du journal la Vérité, que Constantin, ébloui d’abord de cet hommage indirect rendu par le grand railleur à celle qu’il aimait, en vint bientôt à des craintes de diverses sortes.

Il n’avait jamais songé que Petrowna eût la vocation d’une muse. Il s’alarma très vite d’une rivalité possible et, cette fois, plus redoutable que celle du major. Il surprenait souvent la jeune fille rêveuse devant le journal de Nadège. Il est vrai qu’elle devenait, en même temps, plus simple, plus douce, plus affectueuse, plus familière avec lui. Mais, au lieu d’accueillir, comme un symptôme heureux, cette sérénité croissante, Constantin craignait qu’elle ne fût la preuve d’un dédain qui s’augmentait et s’élevait de jour en jour.

On ne parlait plus que de Nadège dans la maison Pirowski. C’était un affolement général. Le vieux gentilhomme la trouvait superbe et digne de ses hommages. Madame Pirowska consentait à reconnaître qu’elle était l’honneur de son sexe. Léopoldine la copiait dans sa toilette et dans ses attitudes. Quant à Petrowna, elle se bornait à dire : « Je l’aime bien », avec un sourire qui désespérait Constantin.

Pourtant il trouvait dans son instinct, dans l’exhortation de son honnête et saine nature, un contre-poids aux chimères qui l’assiégeaient. S’il avait le cœur gros toutes les fois que l’éloge de Nadège s’échappait de la jolie bouche de Petrowna, il se disait aussi qu’il était impossible à une créature parfaite comme cette jeune fille, si vivante, si épanouie, de devenir sans combat une des vestales du journal la Vérité, quand le bonheur et l’amour la sollicitaient.

La jeunesse qui brûlait ses veines lutterait contre les subtilités de son imagination.

Il vécut pendant quelques semaines dans une agitation que Petrowna attribuait aux mauvais conseils de Diogène, et qu’elle augmentait elle-même, sans s’en douter, par sa douceur, en paraissant ne pas vouloir s’en offusquer.

Ce malentendu ravissait le philosophe. À travers l’amour de Constantin, il voulut atteindre son ennemie, cette Nadège Ossokhine. Elle le gênait, elle l’irritait, elle le provoquait, en semblant l’ignorer.

Il eut un jour l’idée, uniquement pour la combattre, de donner une organisation, en quelque sorte franc-maçonnique, à cette société d’ennemis des femmes dont il était l’inspirateur et le chef.

Il se souvint de la République secrète, fondée au XVIe, dans un but analogue, par Stanislas Pschouka, sous le règne du roi Sigismond Auguste, et que, du nom du village de Babine qui lui appartenait, le fondateur avait appelée la République Babinique. Il en remania les statuts, et les soumit en conseil à ses amis.

Mais cette folie polonaise ne trouva pas d’écho autour de lui, et l’indifférence de ses amis le préserva de cette nouvelle aggravation de paradoxes qui troublait sa cervelle.

Comme il craignait d’être insuffisamment renseigné par Constantin, et comme la perpétuelle satisfaction du major ne lui apprenait rien de plus sur ce qui se passait à Slobudka, il exploita une admiration vague, surprise dans le cœur de Melbachowski, pour Léopoldine Pirowska, et s’arrangea de façon à ce que cet ami de Constantin l’accompagnât désormais dans toutes ses visites à la campagne.

Il s’inquiétait peu de savoir si Melbachowski, un de ses adeptes, était ou deviendrait sérieusement amoureux de Léopoldine ; il se croyait sûr de le reprendre. En tout cas, il courait le risque de le voir infidèle à sa haine. Il tenait avant tout à avoir dans cette citadelle, où Pallas Nadège trônait désormais, un témoin, un agent inconscient, oserai-je dire un espion ?

Tout cela est sans doute mesquin, puéril, et étonnera des lecteurs français ; mais, quand on songe que ces marivaudages s’exercent dans un pays où la violence est souvent aussi extravagante que la plaisanterie, et qu’il fallait peu de chose pour que ces complots méchants et vulgaires prissent tout à coup les proportions d’un vrai crime ou d’une véritable catastrophe, on pardonne à l’auteur, qui n’est qu’un historien véridique, d’insister sur ces petites fouilles d’insectes, faites dans un terrain qui peut s’effondrer tout à coup et découvrir un abîme.

La Hollande a peur des termites. Toute l’existence d’un peuple tient à des insectes blottis dans le bois des digues. Diogène, depuis le jour, qui nous sera révélé, où son cœur s’était déchiré sous un coup dont il ne voulait pas s’accuser, contraignait son esprit à ce travail de rongeur, et en arrivait peu à peu à n’avoir plus de scrupules, à se concentrer dans une haine maladive, nerveuse, féminine par le tempérament si elle était antiféminine par son objectif.

Un jour que Diogène fumait, et que dans l’espoir de s’endormir, il avait permis à Jaroslaw, le poète aux cheveux blonds, de lui réciter des vers, il fut surpris de l’accent byronien, de l’âpre éclat, du sentiment absolument pessimiste affecté dans cette poésie.

— Vous avez un grand talent, dit-il au poète charmé, pourquoi ne publiez-vous pas un volume ?

Jaroslaw avoua qu’aucun éditeur ne lui avait encore fait de proposition, et que, pour donner de lui-même son livre à un imprimeur, il n’était pas assez riche.

— Je ferai les frais d’une première édition, dit Diogène.

Jaroslaw, malgré son respect pour le philosophe, faillit s’élancer à son cou.

— Je pose cependant une condition, dit Diogène.

— Laquelle ?

— Je trouve dans tout ce que vous m’avez récité l’indignation des grandes âmes contre l’amour ; mais il manque une pièce qui résume ce que la fierté masculine peut revendiquer contre la tyrannie des femmes. Écrivez cette pièce-là, un réquisitoire contre nos mauvais génies, et je vous prédis un grand succès. Acceptez-vous la condition ?

Jaroslaw promit volontiers un chef-d’œuvre. Il passa la nuit à composer un poème violent, insensé, mais séduisant après tout pour le vulgaire, par une sorte de verve capiteuse. Sans recevoir d’indication précise, il avait deviné qu’il fallait faire allusion aux femmes écrivains, à celles qui, sous prétexte d’émancipation populaire, justifient leur propre trahison envers les lois de la pudeur, du ménage, de l’amour.

Le pamphlet était odieux. Diogène en l’écoutant eut la sueur de honte qu’un vrai lettré et qu’un homme d’esprit devait se sentir au front.

— C’est très bien ! dit-il néanmoins, quand Jaroslaw eut fini. Allez vite à l’imprimerie !

Un mois après, Jaroslaw pouvait lire son nom aux vitrines des libraires. Son recueil était discuté dans tous les cafés ; les journaux de Cracovie l’avaient reçu ; et dans la ville on parlait du nouveau poète proclamé par Diogène.

Le journal la Vérité ne fit pas attendre son jugement. Il fut sévère, non pas seulement dédaigneux, mais implacable en détail. Comme si elle eût deviné la main perfide qui essayait de l’atteindre à travers ce volume, Nadège s’appliqua à tourner en raillerie, à flétrir, par instants avec une éloquence hautaine, ces prétendus ennemis des femmes, qui n’étaient, pour la plupart, que des infidèles éconduits ou des présomptueux évités.

Elle fit justice de ce byronisme passé de mode, et, après avoir désenflé l’orgueil de ces moralistes démoralisateurs, elle aborda, par une critique littéraire, vive, serrée, incisive, l’œuvre poétique de Jaroslaw.

Elle montra combien il était facile, à cette heure du dix-neuvième siècle, de faire illusion au public, avec quelques vers imagés, quelques expressions pittoresques ; mais elle restitua à Byron, à Goethe, à Heine, à Shelley, toutes les plumes que le paon Jaroslaw avait empruntées. Elle prouva, par des énumérations de poètes, que le dilettantisme littéraire de l’époque donnait de grandes facilités pour s’exprimer avec goût sur toutes choses, mais qu’il resterait toujours un secret interdit aux écrivains uniquement doués de mémoire ; que le génie était un don, et non une prime à conquérir par une gymnastique savante ou élégante. Elle fit dégringoler le malheureux poète de son mât de cocagne et pulvérisa le piédestal qu’il se faisait offrir.

Tous les rieurs furent du côté de Nadège. Diogène lui-même ne put s’empêcher, pour dégager son amour-propre, de trouver qu’elle avait raison. Mais quand Jaroslaw vint le trouver, tout déconfit, tout palpitant, il feignit d’être très indigné.

— Si l’auteur de l’article était un homme, vous devriez le souffleter, dit-il imprudemment.

— Mais, c’est une femme ! s’écria Jaroslaw sans trop de regrets apparents.

— Eh bien, toute femme qu’elle est, prouvez-lui qu’elle ne vous fait pas peur. Allez la trouver. C’est une coquette qui voulait un hommage. Rendez-le lui. Vous nous donnerez le spectacle d’une palinodie féminine.

Jaroslaw n’était pas très disposé à croire qu’une visite suffirait pour changer l’opinion de madame Ossokhine. D’un autre côté, il lui était impossible de ne pas faire la démarche demandée par Diogène. Comment refuser quelque chose à son Mécène ?

Quant au philosophe, il était absolument persuadé de l’inutilité de la démarche qu’il conseillait ; mais elle pouvait être l’occasion d’un scandale. Elle exaspérerait Nadège, et c’était autant de satisfaction accordée à ses sentiments haineux.

En conséquence, Jaroslaw se fit très beau, se parfuma, car, après tout, son adversaire était une femme, médita le discours à la fois digne, spirituel, galant et ironique dont il accablerait Nadège et se présenta ainsi armé de pied en cap au bureau de la Vérité.

Il s’attendait à des formalités pour être introduit. Mais dès qu’il eut prononcé son nom, la porte s’ouvrit à deux battants, et Nadège plus belle, plus calme, plus souriante que jamais, lui dit de sa voix mélodieuse :

— C’est très bien à vous de venir me voir ; cela me prouve que je vous ai bien jugé, et que vous valez mieux que votre poésie !

Le poète s’inclina sans oser faire la grimace.

Madame Ossokhine l’invita à s’asseoir, tout près d’elle. Décidément, elle n’en avait pas peur.

— Vous m’en voulez beaucoup ? lui dit-elle, vous êtes furieux !

— Je suis étonné surtout, madame, répliqua Jaroslaw avec un peu de fierté. Je connaissais votre impartialité.

— N’ai-je pas été impartiale ? J’ai rendu justice à votre savoir, à votre mémoire. Vous n’avez rien oublié de ce que vous avez appris ; mais…

— Mais vous trouvez que je n’ai pas de talent, murmura le malheureux avec un soupir qui ressemblait à un dégonflement.

Nadège allongea la main vers un vase turc, prit du tabac et du papier, roula dans ses jolis doigts une cigarette, qu’elle tendit à l’infortuné ; en fit une autre pour elle-même, qu’elle alluma après avoir donné du feu à Jaroslaw ; puis se renversant dans son fauteuil :

— J’ignore si vous avez du talent en prose, lui dit-elle ; mais vous n’avez que de l’habileté en vers. Au lieu de ces lieux communs contre les femmes, que vous ressassez après tant de mauvais maris et de piteux amants, que ne vous appliquez-vous à chercher ce qu’il y a de bon, de grand, d’utile dans les cœurs des deux sexes ? La vraie poésie est le vrai amour ; ce n’est pas la haine. Avez-vous une mère ? une sœur ? Vous êtes trop jeune pour avoir beaucoup de trahisons à venger. Au lieu de vous faire le champion des maladroits torturés par des coquettes, pourquoi ne cherchez-vous pas à découvrir une âme féminine digne de compléter et d’agrandir la vôtre ? On dirait que vous répétez une leçon apprise, tant vous avez peur des moindres retours de conscience dans vos satires. Vous débitez tous ces anathèmes sans vous arrêter, comme si vous redoutiez de ne pouvoir continuer, à la moindre réfléxion. Avouez-le-moi, vous ne pensez pas tout que ce vous avez dit ?

Jaroslaw était cramoisi. Il lui semblait qu’un soleil s’épanouissait devant lui pour l’aveugler. Il n’avait pas prévu les beaux yeux de Nadège. Il se sentit soudainement converti, prêt à trahir Diogène, à tomber aux pieds de cette belle femme qui se moquait doucement de lui.

Il balbutia des paroles confuses, parla des exagérations permises en poésie, s’entortilla dans des explications qui n’expliquaient rien et finit par proposer à la directrice de la Vérité d’écrire spécialement pour elle un grand roman.

Madame Ossokhine l’écoutait sans le décourager. Elle pensait que si le terrible Diogène n’avait pas d’autres soldats à armer contre elle, la victoire serait facile.

Mais, au moment où elle allait lui répondre, la porte s’ouvrit, et le petit vieillard Gaskine entra vivement.

Le bonhomme Gaskine alla droit à Nadège pour s’incliner, s’agenouiller devant elle, ou, selon la mode respectueuse du pays, pour lui embrasser l’épaule, quand il aperçut Jaroslaw.

Le poète pâle, effaré, s’était levé et reculé. Les deux hommes s’adressèrent presque involontairement la même interrogation :

— Que fais-tu ici ?

— Vous connaissez monsieur ? demanda Nadège étonnée.

Le paysan de Troïza commençait un signe pour dire oui. Il s’interrompit, ne parut pas avoir entendu, alla vers une table, ouvrit son paquet, en tira un gros morceau de beurre et des œufs, étala complaisamment son offrande, sourit et dit :

— J’ai pensé que cela vous ferait plaisir, panna Nadège.

— Merci, monsieur Gaskine, répondit Nadège, dont les yeux allaient du vieillard au poète ; mais je vous ai adressé une question. Connaissez-vous monsieur ?

Le vieillard regarda Jaroslaw d’un œil froid, dur, et ne répondit pas.

— Alors c’est de vous, monsieur Jaroslaw, reprit Nadège, que je veux savoir le mot de ce mystère.

Jaroslaw avait les yeux bas et errants d’un loup pris au piège. Il devint très pâle, ouvrit la bouche et la referma sans parler.

— Eh bien ?

— C’est mon père, balbutia le poète d’une voix basse et sourde.

— Votre père !

Le vieux Gaskine sembla pétrifié ; il restait immobile, morne, sans un geste.

— Pourquoi vous appelez-vous Jaroslaw ? demanda Nadège d’un ton sérieux.

— C’est mon nom… aussi.

— Oui, mais vous supprimiez l’autre.

— Je ne voulais pas…

— Vous avez eu tort, il fallait porter fièrement votre nom paternel ; c’est celui d’un honnête, loyal et bon citoyen, qui ne méritait pas d’être désavoué. Il faut lui demander pardon, monsieur Jaroslaw.

— Ne le grondez pas, panna Nadège, reprit avec émotion le brave fermier. S’il n’avait pas redouté les moqueries des beaux messieurs qu’il fréquente, c’est moi qui lui aurais ordonné de supprimer mon nom. Je n’aimais pas le métier qu’il voulait faire ; je sais maintenant que j’avais bien raison de ne pas l’aimer.

— Que savez-vous donc, monsieur Gaskine ?

— Je sais, reprit Gaskine en hochant la tête, qu’il a écrit des choses indignes. On m’a lu votre article, panna Nadège. Je n’ai pas très bien saisi tout ce que vous dites de ses vers, mais j’ai compris qu’il insultait les femmes belles, savantes, utiles à la patrie, comme vous. Et ce que vous ne lui avez pas dit, je veux le lui dire, en mon nom, et au nom des braves gens qui me lisent votre journal : c’est lâche, entends-tu, Jaroslaw ? Au nom de ta mère qui est là-haut, et qui eût béni cette femme-ci comme une sainte, au nom de l’honnête fille qui est là-bas, que tu méprises et qui t’aime toujours, je te le dis, tu as commis une mauvaise action. Tu t’es révolté contre l’honneur, contre la beauté, contre la justice, contre la patrie. Tu as raison de ne pas t’avouer pour mon fils, car j’ai honte d’être ton père.

Jaroslaw passa la main sur ses cheveux blonds qui dégouttaient de sueur. Le vieux Gaskine huma l’air. Sa poitrine se soulageait. Il continua avec moins de sévérité :

— Vous savez maintenant, madame, ce que je n’ai pas voulu vous dire à ma première visite. J’avais, d’ailleurs, encore un peu pitié de lui. On ne peut pas s’arracher les enfants du cœur comme on arrache un arbre ; il y a toujours un peu des racines qui repoussent. On me disait que le fils d’un paysan pouvait être méprisé à la ville. Alors, je passais à côté de lui, quand il y avait du monde dans la rue, sans le reconnaître. Mais j’ai été si surpris de le voir ici, quand j’y venais précisément pour vous demander pardon de son sacrilège, que je n’ai pu retenir ma langue. Gardez-nous le secret, madame.

— Je ne veux plus qu’il y ait de secret, reprit Nadège. Il faut que vous puissiez vous regarder en face, l’un et l’autre, et vous embrasser devant toute la ville. Gaskine, vous êtes une nature forte et juste ; Jaroslaw est une nature faible et indécise. Tendez-lui la main et tendez-lui le cœur. Il s’appuiera sur vous et deviendra fort.

— Je ne peux plus en faire un paysan, murmura le vieillard.

— Vous pouvez en faire un citoyen, et s’il a la vocation d’un poète, il le prouvera, en demandant des inspirations directement à la nature, à la maison natale, en racontant les misères dont il sera le témoin, l’interprète et le vengeur.

Madame Ossokhine avait parlé avec animation. Jaroslaw tressaillit, releva la tête. Une étincelle l’avait touché au front. Son père contemplait Nadège, comme il écoutait la lecture de son journal, la figure extasiée.

— Oh ! panna Nadège, comme vous parlez bien ! Vous croyez que je n’ai pas commis un grand malheur, sans remède, en lui faisant apprendre… tout ce qu’il sait ?

— Non, au contraire.

— Vous avez raison, il est faible ; tout petit il m’épouvantait, avec ses cheveux de fille. Il n’était pas bâti pour la charrue, pour tenir le fouet, pour chausser les grosses bottes. Il avait la tête ouverte à toutes sortes d’idées. Sa mère me conseillait de le faire étudier. J’y consentis. Je croyais qu’il exprimerait un jour ce que je pensais, ce que je ne pouvais pas dire, ce que vous dites, et que je pourrais me donner la joie de m’entendre en l’écoutant. Mais, dès qu’il s’est cru savant, il a méprisé le village ; il est venu s’installer à la ville, et nous sommes convenus de nous renier… Ah ! j’ai fait souvent bien du mauvais sang ! j’ai eu souvent de bien grandes colères contre lui ! Jamais autant que quand j’ai appris qu’il avait osé…

— C’est bien, monsieur Gaskine, interrompit Nadège, vous m’avez dit cela, n’en parlons plus. Tout peut se réparer. Nous avions déjà fait la paix ensemble. Faites-la à votre tour. Jaroslaw, il faut quitter la ville et retourner avec votre père.

Jaroslaw s’inclina.

— Mais qu’est-ce qu’il fera chez nous ? demanda le fermier d’un air grognon, qui n’était pas très sincère, car il luttait contre une joie envahissante.

— Il écrira sous vos yeux, sous votre dictée, bon père, des articles pour mon journal. Le premier ne sera peut-être pas excellent, le second vaudra mieux. En étudiant les graves et douloureuses questions qui menacent l’avenir, il lui viendra peut-être l’inspiration de la grande poésie, et alors, nous pourrons nous féliciter quelque jour d’avoir contribué à doter la patrie d’un véritable écrivain, d’un vrai poète, d’un vrai patriote.

Le vieux Gaskine tremblait d’orgueil.

— Vous croyez cela possible, panna Nadège ?

— Oui, s’il le veut.

— Le veux-tu ? demanda le paysan en se tournant vers son fils.

— Oui, répondit simplement celui-ci.

— Voilà la première parole de joie que tu me donnes depuis longtemps. Ainsi, je t’emmène ?

— Non, je veux le garder encore, dit madame Ossokhine, j’ai toutes sortes de conseils à lui donner. Il faut bien qu’il sache ce que j’attendrai de lui, quand il sera mon correspondant. Dans quelques jours, je vous le conduirai, n’est-ce pas monsieur Jaroslaw ?

— Vous feriez cela ? reprit le fermier, en se mettant presque à ses genoux. Vous viendriez chez moi ?

— J’irai manger de votre beurre et de vos œufs sur place, oui.

— Ah ! puisque tu me vaux cette gloire-là et ce grand bonheur, j’oublie tout et je te bénis ! dit Gaskine à son fils.

Il lui tendit les bras. Jaroslaw s’y précipita. Ils restèrent enlacés pendant deux minutes ; c’était assez pour les baisers, ce n’était pas de trop pour les larmes qu’ils voulaient cacher.

Nadège jouissait de son triomphe et avait aussi les yeux humides. Elle n’avait pas seulement pris une revanche contre Diogène. Elle croyait avoir conquis une intelligence précieuse pour la cause qu’elle défendait. Jaroslaw avait assez de talent en germe pour en avoir beaucoup après des études sincères. Elle regardait avec une sorte de ravissement maternel et héroïque cette réconciliation, et je ne crois pas faire tort à l’idée que je veux faire concevoir de cette femme supérieure, en disant qu’elle voyait un symbole, dont son âme palpitait, dans cette réconciliation de l’homme de la terre et de l’homme de l’esprit, dans cette accolade paternelle donnée par le paysan au poète ; car elle était bien sûre de faire un poète de ce versificateur, puisqu’elle allait faire un homme de cet enfant en retard.

Nadège, en retenant Jaroslaw quelques jours auprès d’elle, voulait fortifier la conversion du poète, le détacher, sans retour, de Diogène et savoir en même temps par lui toutes les précautions qu’elle aurait à prendre contre la haine de l’ennemi des femmes.

La soumission du jeune Gaskine avait été trop enthousiaste et trop subite, pour ne pas exposer ce caractère faible à une rechute. Il était urgent de cicatriser vite la blessure faite à sa vanité.

Madame Ossokhine mit de la coquetterie dans son œuvre.

Elle commença par faire acheter toute l’édition du volume de vers, sans paraître l’acheter elle-même.

Cette façon de le supprimer ménageait, extérieurement au moins, l’amour-propre de Jaroslaw, lui permettait de se libérer envers Diogène, et ajoutait une riposte habile à la parade spirituelle qu’elle avait déjà faite.

Jaroslaw ne fut pas la dupe de son succès apparent, mais il le subit avec bonne grâce. La mièvrerie factice que son séjour à la ville avait ajoutée à la faiblesse de sa nature disparut en un jour, et la peur d’être faible, sans recourir aux façons mondaines de paraître fort, le contraignit à un héroïsme, à une franchise dont Diogène fut très surpris.

Il s’agissait, en effet, de reporter au philosophe l’argent qu’il avait avancé. Au premier abord, Diogène essaya de flatter le poète et de s’émerveiller de son succès. Mais la modestie froide de Jaroslaw le démonta.

— Comment, lui dit-il, vous vous arrêtez à votre premier triomphe ? Vous renoncez à une seconde édition ?

Jaroslaw avoua, avec la candeur d’un néophyte qui s’offre au bourreau, que l’ingénieuse sollicitude de madame Ossokhine avait remplacé, dans cette circonstance, la faveur du public.

Tous les exemplaires de son volume avaient été achetés, en effet, mais par une seule personne.

Diogène changea d’attaque.

— Vous le voyez ! je vous l’avais prédit, vous lui avez fait peur !

— Non, je lui ai fait pitié.

— Pitié ! et vous acceptez la pitié ? Vous pouviez la faire trembler, et c’est vous qui tremblez devant elle ?

Il affecta de se moquer de celui qui l’étonnait. Il déclara que les poètes étaient d’un sexe intermédiaire, au-dessous de l’homme ; qu’on ne pouvait pas compter sur eux pour une résolution vigoureuse ; puis, s’échauffant, il demanda jusqu’où Nadège avait poussé la coquetterie pour charmer le satiriste.

Jaroslaw ne lui permit pas de continuer. Il releva la tête et interrompant rudement son Mécène :

— Prenez garde, Diogène. Je vous ai payé ma dette, nous sommes quittes. J’en ai contracté une maintenant envers madame Ossokhine ; je ne permettrai pas que vous l’insultiez.

— Vous êtes fou, mon poète.

— J’ai été fou et je me suis cru poète ; mais il m’a suffi de voir Nadège pour reconnaître ma folie, et de l’entendre parler pour me convaincre que je ne suis pas poète.

— Alors, vous êtes amoureux d’elle ?

Diogène avait dit cela avec un accent si furieux que Jaroslaw, sans être devenu tout à coup un grand observateur, fut frappé de cette violence. Il le regarda en face et osa sourire au terrible ennemi des femmes.

— J’en suis peut-être moins amoureux que vous ! lui dit-il nettement.

Diogène blêmit, se rejeta en arrière, et, riant d’un rire nerveux :

— Amoureux, moi ! C’est parce que je la déteste que vous supposez cela ?

— Vous la haïssez trop ! c’est invraisemblable !

— Je ne la haïrai jamais assez.

— Pourquoi ?

Diogène se mordit la lèvre, tordit sa moustache, regarda Jaroslaw pendant une minute d’un air indécis, se demandant s’il n’allait pas le souffleter, le chasser, ou le prendre pour confident.

Puis, haussant les épaules :

— Que m’importe, après tout, s’écria-t-il durement, votre opinion sur elle, sur moi ? et que vous importe mon secret ? Elle vous a mis un ruban au cou. C’est bien : soyez son épagneul, faites le beau devant elle. Rampez, vivez, mourez à ses pieds ! vous m’aidez, plus que vous ne le croyez, en la rendant ridicule ! Dans deux jours tout le cercle saura que le poète Jaroslaw, vilipendé par elle, s’est couché sous le fouet pour devenir son esclave.

— On ne dira pas cela, reprit Jaroslaw. Je quitte la ville.

— Ah ! c’est à merveille ; elle vous envoie en mission !

— Elle me rend au devoir, que j’avais déserté.

Et il ajouta avec un véritable accent de dignité :

— Vous ne savez peut-être pas, monsieur, que je suis le fils d’un paysan !

Diogène le toisa des pieds à la tête et répondit avec hauteur :

— Je m’en doutais !

— Eh bien, reprit Jaroslaw, je redeviens un paysan. Je ferai la chasse aux loups — et aux renards.

— Avec quelle poudre ?

— Avec celle que les paysans de la Galicie ont brûlée quelquefois contre les nobles, monsieur Diogène.

— Bonne chasse, monsieur Jaroslaw !

Diogène tourna le dos au poète et descendit en sifflant dans son jardin. Jaroslaw jeta un regard dédaigneux à cette maison élégante, qui lui parut tout à coup laide, prétentieuse et sotte comme sa propre poésie.

Puis il sortit d’un pas ferme, le front radieux, comme s’il eût fait une révolution dans la Petite Russie.