L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/9

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Callmann-Levy (p. 96-105).

IX

LE TRIOMPHE DE LA VÉRITÉ

Ce fut un grand jour pour le village de Troïza que celui où le vieux Gaskine, assis devant sa porte, par un dernier beau jour d’automne, vit enfin apparaître au loin, sur la route, la vision qu’on lui avait promise et que, d’après une lettre de son fils, il attendait depuis le matin.

Il aperçut, de ses petits yeux qui voyaient loin, une femme, belle comme une sainte, à cheval comme une reine du temps passé, se détachant comme une image d’église sur le fond d’or que le soleil mettait derrière elle. Elle était coiffée d’un petit bonnet cosaque, posé fièrement sur sa tête. Son amazone ample se soulevait au galop de son cheval.

— C’est elle ! mes amis, — dit le vieux Gaskine au chantre et à trois autres personnes qui se tenaient comme lui aux aguets. — Ne lui faites pas peur ! elle serait capable de s’en retourner, si elle se doutait que vous voulez lui faire accueil. Laissez-moi la recevoir seul. Vous la verrez quand elle partira ; d’ailleurs, voilà mon fils qui vient me prévenir.

Le vieux Gaskine avait de l’autorité. Le chantre et les trois lecteurs de la Vérité se retirèrent, jaloux de ce que le grand honneur de recevoir Nadège échût au seul des abonnés qui ne savait pas lire son journal.

Jaroslaw en effet, qui accompagnait madame Ossokhine, avait tout à coup pris les devants et arrivait, bride abattue.

Il sauta de cheval, embrassa son père, sans lui rien dire, et le voyant si correctement habillé de ses habits de fête, avec des bottes luisantes qui envoyaient des rayons devant elles, il comprit qu’il était inutile de donner aucun ordre. Tout était prévu et réglé pour la réception de la grande femme.

Pendant qu’il remettait son cheval à un valet de la ferme, Nadège, à qui Jaroslaw avait désobéi, et qui craignait d’être trop bien reçue, arrivait à son tour.

Le vieux Gaskine tomba à genoux, en courbant l’échine, pour offrir son dos comme marchepied. Mais Nadège fit faire deux pas de plus à son cheval et sauta à terre. Elle releva le vieux fermier, et l’embrassa cordialement sur les deux joues.

— Bonjour, père Gaskine. Voilà l’enfant prodigue, admirablement guéri, je vous l’assure.

— Ah ! madame, quel bonheur pour moi que je l’aie tant gâté !

Nadège sourit, lui prit le bras et entra par un spacieux vestibule dans une grande pièce qui était, à coup sûr, le salon de réception de la ferme.

Quatre petites fenêtres, ayant de véritables petits carreaux de verre, donnaient un jour doux et gai au plancher fraîchement lavé, aux murs blanchis à la chaux.

Un canapé antique qui craquait un peu, quand on s’appuyait trop au dossier, était couvert d’une percale à fleurs, et faisait vis-à-vis à trois chaises dont les dossiers représentaient des lyres rustiques.

Une table en bois, soigneusement cirée, tenait le milieu de la chambre.

Une armoire en chêne, frottée d’encaustique, avec des ferrures gigantesques, défiait de sa prestance une étagère en face chargée de jolie vaisselle et de curieux vases d’étain. Au-dessus de l’étagère, une horloge à balancier sonore parut hausser le ton à l’arrivée de Nadège Ossokhine.

Le portrait de l’empereur, dans un cadre doré, dominait le canapé et attestait la soumission du vieux Gaskine à l’autorité. D’autres images, violemment coloriées, étaient suspendues au mur. Le rouge de toutes les manières, pourpre, sang, feu, dominait dans ces enluminures. Devant l’incendie de Moscou, étincelait la destruction de la flotte turque à Navarin. Le massacre de la noblesse polonaise par les pays[sans] et les Cosaques petits-russiens, faisait pendant à la sainte Olga, en pelisse rouge. Mais, sur un panneau isolé, un christ effroyablement blessé, saignant par tous les membres, et la couronne d’épines sur la tête, paraissait là pour terrifier un chardonneret dont la cage était accrochée tout contre son cadre, près d’une fenêtre qu’on n’ouvrait pas, de peur sans doute d’enrhumer ce corps tout nu et tout meurtri.

Une caille apprivoisée courait dans la chambre.

Gaskine invita Nadège à s’asseoir sur le canapé, qui, bien frotté le matin, fut encore essuyé par lui, à l’aide de son mouchoir de poche bleu. Il s’installa en face de madame Ossokhine, sur une chaise, ayant son fils à sa droite, et, étendant naïvement les mains pour empêcher qu’on parlât, il resta une minute en adoration muette, contemplant son miracle, c’est-à-dire la belle, la grande Nadège, chez lui.

Une jolie servante, en chemise bouffante de grosse toile, en robe de percale bleue, avec un collier de corail au cou, et ses longues tresses brunes lui tombant sur les reins, entra, pieds nus, couvrit la table d’une nappe blanche et apporta ensuite un salmigondis de victuailles excellentes, telles que de la crème aigrie, du miel, du lard, des saucisses, des fruits, de l’eau-de-vie, du pain noir, des gâteaux aux prunelles et de la soupe aux betteraves.

Nadège mangea de bon appétit, et ravit son hôte, qui ne comprenait pas qu’une créature pareille se contentât de si peu.

L’inspection de la ferme, de toutes les écuries, du verger, suivit le repas, et, après l’inspection, on causa de la vie nouvelle de Jaroslaw.

— N’avez-vous pas dit, monsieur Gaskine, le jour où vous avez rencontré votre fils chez moi, — demanda Nadège en traversant un petit jardin devant la ferme — que ce grand enfant prodigue avait laissé ici quelqu’un… qui l’attendait.

— Oui, panna Nadège.

— Ne puis-je la voir ?

— Elle est là ; mais elle n’ose se montrer.

— Comment ! elle se cache ? de qui a-t-elle peur ? de moi ou de Jaroslaw ?

— Peut-être de tous les deux, répondit le fermier avec un gros rire de contentement.

— Pour ma part, je vous atteste qu’elle me ferait injure.

Le vieux Gaskine alla frapper à une petite porte, près de la cuisine, et une jeune fille sortit d’une chambre, la seule dont on eût épargné la visite à madame Ossokhine, et qui était une espèce de lingerie.

La muse dédaignée de Jaroslaw paraissait plus jeune que lui de deux ou trois ans. Elle avait la figure large, blanche, le front bombé, le menton proéminent. De beaux yeux noirs vivifiaient cette figure placide. Une intelligence droite et positive, une volonté ferme, une patience à toute épreuve se lisaient sur cette physionomie qui était non pas belle, mais charmante.

La jeune fille s’avança simplement, sans crainte exagérée. Elle démentait les raisons données par le vieux Gaskine, qui avait peut-être plutôt voulu la tenir à l’écart que satisfaire sa modestie en la laissant enfermée. Elle salua Nadège, et dès qu’elle put ne regarder que Jaroslaw, elle se satisfit naïvement.

Elle était vêtue d’une robe à longues raies larges, éclatantes, chaussée de bottes de maroquin vert, et par-dessus sa chemise bouffante elle portait une peau d’agneau richement brodée. De longues nattes épaisses de cheveux noirs descendaient jusqu’à ses jarrets.

— Comment vous nommez-vous ? lui demanda Nadège.

— Olga Karsova, pour vous servir.

— Le nom est respectable, reprit madame Ossokhine, puisqu’il vous vient de votre père ; mais ne l’échangeriez-vous pas contre un autre ?

— Oui, s’il plaît à sainte Olga et à Jaroslaw, répondit nettement la jeune fille.

— Je ne doute pas de la volonté de sainte Olga, reprit Nadège, et je compte sur celle de Jaroslaw.

Le poète rougit et sourit. Il était dans la phase héroïque de la soumission. La jeune fille s’agenouilla et baisa la main de Nadège ; quand elle se releva, Jaroslaw lui mit un baiser sur la bouche.

Quelques heures se passèrent encore dans une causerie qui intéressait autant la femme écrivain qu’elle charmait le vieux Gaskine.

Tout en arrangeant l’avenir de travail de son collaborateur, Nadège faisait une enquête sur toutes choses ; et quand elle demanda son cheval pour repartir, elle en savait plus sur l’histoire des paysans galiciens, sur leur misère, leur ignorance, leurs préjugés, que si elle avait lu dix volumes spéciaux… qui n’existent pas.

— Vous ne partirez pas seule ! lui dit Gaskine.

— Pourquoi donc ? La route est sûre, le trajet est court, et qui oserait m’attaquer ?

— Vous ne partirez pas seule, répéta le vieux fermier ; ce serait une honte pour le pays.

— Oh ! le pays !…

— Croyez-vous qu’on ne sache pas que vous êtes ici ?

— Ah ! vous m’avez trahie !

— Oui, comme on trahit les saintes le jour de leur fête, panna Nadège, en leur faisant la surprise d’un amour qu’elles n’attendaient pas.

En disant cela, Gaskine allait ouvrir les deux battants de la porte. On vit alors, sur une sorte de place, le chantre, les trois autres abonnés de la Vérité et une foule bigarrée d’hommes, de femmes, d’enfants, dans tous les accoutrements et dans tous les degrés de nudité, qui attendaient, rangés sur une ligne épaisse, tandis que le domestique de Gaskine tenait le cheval de Nadège tout brillant du lustre qu’il avait reçu par des caresses multipliées.

Une acclamation unanime, un hourrah formidable retentit.

— Jaroslaw, dit madame Ossokhine avec un sourire à demi sérieux, vos amis se compromettent. Si l’on savait que vous recevez ainsi un écrivain de l’opposition !…

Qui le saura ?

— Je veux qu’on le sache, interrompit Gaskine. N’est-ce pas, vous autres, que vous êtes prêts à tout endurer pour l’honneur de Nadège Ossokhine, et pour la Vérité ?

— Oui, oui, s’écria la foule, qui était en général toujours de l’avis de Gaskine, et à qui le chantre avait fait la leçon.

— Mes amis, dit Nadège avec douceur, mais avec cette solennité que le triomphateur le plus simple ne peut réprimer en lui quand il s’enivre de l’émotion qu’il cause, j’espère ne vous exposer jamais à aucun péril. Je défends votre bonheur. Je prêche l’union des hommes de cœur avec les femmes dévouées ; l’émulation aux ignorants pour qu’ils apprennent, la soumission aux savants pour qu’ils enseignent ; je n’excite aucune haine ; je ne veux aucun désordre ; je vous exhorte à travailler avec moi à la paix et à la concorde, en servant la justice et la vérité. Il n’y a rien là de séditieux.

— Peut-être ! dit Gaskine, en hochant la tête. Mais si jamais on osait vous menacer, je vous l’ai dit et je le répète, nous serions là tous pour protester… On aurait peur. Seulement, je souhaite pour vous, panna Nadège, que les puissants vous laissent agir pour les sauver, et que les petits vous comprennent pour se sauver eux-mêmes.

Madame Ossokhine souriait à tous pour ne pas paraître trop émue. Des vieilles femmes, qui ne savaient pas trop au juste quel personnage c’était que cette belle dame si honorée par le père Gaskine et les fortes têtes du pays, poussaient vers elle les petits enfants pour qu’elle les bénît. Les paysans avaient pris des branches de sapin vert, et quand Nadège se mit en marche, seule, à cheval, au milieu de la population à pied, ils lui firent comme une escorte triomphale.

On l’accompagna ainsi jusqu’à l’entrée de la ville. Lorsque, par respect pour sa volonté, car elle redoutait l’effet de cette ovation sur des spectateurs plus sceptiques, on la quitta, elle dut laisser embrasser ses deux mains par tout le monde et promettre de revenir.

— Jaroslaw, dit-elle au jeune poète, qui se tenait près d’elle, vous voyez les sillons que je vous livre. Ensemencez-les, jeune laboureur de l’idée. Ah ! mon ami, quelle riche moisson vous pouvez faire !

— J’essayerai, madame.

— Vous me préviendrez pour les fiançailles, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle à voix plus basse.

Jaroslaw la regarda avec soumission.

— Fixez-les vous-même, dit-il.

— Non. Vous ne vous mariez pas seulement pour m’obéir, répliqua-t-elle vivement ; je vous ai mis en présence du devoir, simple et facile. C’est à vous à consulter votre cœur, puisque vous n’avez plus à consulter votre conscience. Aimez d’abord, pour aimer après, pour aimer toujours. Ne perdez pas de temps ; mais ne vous pressez pas.

Nadège dit un dernier adieu à ses admirateurs et fouetta son cheval un peu fatigué d’avoir été au pas.