L’Ennui (Edgeworth)/17

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L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome IIIp. 242-272).


CHAPITRE XVII.


Le vrai n’est pas toujours vraisemblable, a dit un profond observateur des choses de ce monde. Les événemens réels de la vie vont au-delà de ceux qu’on lit dans les romans ; il y a des faits vrais que peu d’auteurs oseroient rapporter comme tels, de même qu’il y a des ciels que peu de peintres oseroient transporter dans leurs tableaux.

La première réflexion que je fis quand je fus rendu à moi-même, c’est que je n’avois d’autre preuve de la vérité de la narration d’Ellinor, que son propre témoignage. Je l’envoyai chercher pour l’examiner avec plus d’attention. Craignant par un air de sévérité d’effrayer son imagination, et de n’en pouvoir plus rien obtenir de vrai, j’affectai un air plus calme encore que de coutume. Je la reçus, nonchalamment étendu sur un sofa, et je la questionnai comme pour satisfaire uniquement mon oisive curiosité.

Je vous ai avoué, me répondit-elle, la vérité tout entière pour procurer à votre esprit la tranquillité que n’a plus eue le mien depuis le moment où mon projet m’est entré dans la tête jusqu’à ce jour. Vous vous souvenez du coup que vous reçûtes à la tête, non pas vous, mais le petit Lord, Christy qui est là-bas. Le coup étoit terrible, l’enfant tomba sur un garde-feu, des mains d’une nourrice qui étoit ivre ; il n’avoit encore que trois jours.

— « Je me souviens d’avoir entendu mon père parler d’un accident de cette espèce, qui m’arriva quand j’étois enfant. »

— « Ce fut cet accident qui le décida à retirer son fils des mains de la nourrice de Dublin et de ceux qui entouroient Lady Glenthorn, car ils la soignèrent si mal, qu’ils furent la cause de sa mort. Il dit qu’il vouloit que son fils unique et son héritier fût nourri par une femme saine dans une chaumière, et d’une manière très-simple comme lui son père et toute sa famille l’avoient été. Il m’envoya chercher, et lui-même il me mit dans les mains le petit lord qui étoit dans ce moment d’une délicatesse extrême ; car il sortoit à peine des mains des chirurgiens ; sa tête commençoit à guérir et à se cicatriser, et Milord dit que les médecins n’en approcheroient plus. Ainsi je le pris, c’est-à-dire, Christy et vous dans une maison proche de la mer à cause des bains, et je lui donnai tous mes soins. Milord venoit le voir souvent quand il étoit à la campagne. Il retourna ensuite à Dublin, j’étois seule dans une maison où il ne venoit personne, et l’enfant étoit très-malade, et vous, vous étiez aussi fort et aussi bien portant qu’enfant qu’on ait jamais vu, et je crus, une nuit, qu’il alloit mourir dans mes bras. Il étoit bien mal, bien mal ; je le balançois pour apaiser ses souffrances ; et je pensois que ce seroit pitié si ce jeune seigneur, fils unique et héritier, venoit à mourir ; que la fortune de son père iroit on ne sait où, et quelle peine Milord ressentiroit en apprenant sa mort. Je me disois qu’il seroit bien heureux s’il avoit un enfant aussi fort et aussi beau que vous l’étiez ; et que vous seriez bien heureux aussi si vous étiez à la place du petit Lord. Une idée me vint tout-à-coup dans la tête ; quel mal y auroit-il de vous échanger ? Je croyois que le vrai Milord alloit mourir ; et quel avantage ne seroit-ce pas pour nous tous, si l’enfant mort étoit enterré comme le fils de la pauvre Ellinor O’Donoghoe, et que personne n’en sût rien. Si c’étoit une mauvaise action, ce fut certainement le démon qui me l’inspira ; sans lui je n’aurois jamais pensé à une chose pareille, car j’ai toujours été une pauvre femme qui n’entend rien aux affaires du monde. Mais dans une minute le démon me conseilla et me montra comment je devois faire. Vos yeux, vos cheveux étoient de la même couleur ; quant au reste il n’est pas nécessaire de vous dire combien cela change vîte à cet âge. Milord ne devoit pas venir sitôt de Dublin, et comme il n’étoit pas probable que le vrai Lord vécût, cela tranquillisa ma conscience, et d’ailleurs je croyois qu’il valoit mieux que le père eût un enfant quelconque, que de n’en point avoir du tout. Aussi quand milord vint, l’enfant que je lui présentai ce fut vous. Il me donna de grands éloges sur le soin que j’avois eu de son fils ; il vous trouva charmant ; je ne vis de mes jours un père plus content ; ç’auroit été un meurtre de lui dire la vérité, après que mon mensonge l’avoit rendu si heureux. J’avois une grande peur qu’il ne voulût vous ôter votre bonnet pour voir la cicatrice ; je ne voulus pas permettre qu’il vous touchât la tête d’aucune manière ; je lui dis que vous étiez trop sensible et trop tendre depuis votre chûte et qu’il vous feroit crier s’il vous touchoit ; ce qui arriva, car, Dieu me le pardonne, quand il voulut approcher sa main de votre tête, je serrai fortement le cordon qui étoit sous votre cou, et je vous fis pousser les hauts cris. Ainsi il n’en fut plus question, je vous eus avec moi à la maison ; et en peu de temps votre chevelure poussa et s’épaissit. Je n’eus plus aucune inquiétude, car tout arriva comme je l’avois prévu, si ce n’est que le jeune lord ne mourut point, et c’est bien étonnant, car on ne vit jamais un enfant si souvent malade, si languissant ; et tout le monde disoit : il est impossible que cet enfant parvienne jamais à l’age d’homme. Cela me tranquillisa beaucoup sur ce que j’avois fait : car ne valoit-il pas bien mieux qu’une grande famille eût un héritier que de n’en point avoir, et supposé que personne ne le sache, je faisois son bonheur et le vôtre. Ainsi donc, je me chargeai de Christy comme on l’appelle maintenant, je l’aimai comme mon propre enfant, non qu’il fût aussi aimable qu’Ody ou mes autres enfans, mais je n’ai jamais mis de différence entr’eux. Il ne pourra jamais dire que j’aie été pour lui une mauvaise mère, je ne lui ai jamais fait tort qu’une fois en le changeant en nourrice, mais il n’en sait et n’en saura jamais rien. Ainsi, mon cher, tout va bien, ayez l’esprit tranquille. Voilà toute la vérité de l’histoire que vous m’avez demandée. »

« Mais enfin, Ellinor, elle est étrange cette histoire, pour la croire je n’ai que votre parole, et peut-être abusez-vous de la confiance que j’ai en vous pour me faire ajouter foi à vos discours. »

Plaît-il Milord, me dit-elle en s’avançant comme si elle ne m’eût pas entendu ou qu’elle ne m’eût pas compris.

— Ellinor, je vous dis qu’après tout, je n’ai que votre parole pour preuve de l’histoire que vous m’avez racontée.

— Et n’est-ce pas assez ; est-ce qu’il est nécessaire d’en donner une autre ? Au reste, si vous en voulez une, il n’est pas besoin d’aller bien loin ; il suffit de vérifier la cicatrice ; si Christy demain étoit rasé, vous la verriez aisément, elle est assez profonde ; mais portez vous-même la main à votre tête vous n’y trouverez pas la moindre marque, et l’on n’en verroit aucune si l’on vous coupoit les cheveux dans le moment. Mais voulez-vous une autre preuve ? le chirurgien qui a soigné la blessure de l’enfant avant qu’on me l’envoyât, ne l’a sûrement pas oublié, et il vous dira tout. Ainsi, pour éclaircir vos doutes voyez-le mon cher ; mais ne lui permettez pas de vous toucher la tête, car ne trouvant pas la cicatrice, la question que vous lui adresserez pourroit lui faire naître des soupçons.

— Où demeure-t-il ?

— À douze milles d’ici.

— Il est encore vivant ?

— Oui, à moins qu’il ne soit mort depuis la chandeleur.

D’abord je voulus lui écrire, mais craignant par-là de me compromettre, j’allai le trouver. Il avoit renoncé à sa profession, et jouissoit tranquillement du fruit de ses travaux sur la fin de ses jours. C’étoit un caractère singulier ; il avoit conservé de son premier état du goût pour l’anatomie, et formoit un cabinet de curiosités. Je le trouvai qui venoit de pêcher dans un lac des cornes de renne, dont il avoit besoin pour compléter un squelette de cet animal. Je me présentai à lui en témoignant le désir de voir son muséum ; je lui parlai d’un os de géant qui avoit été trouvé dans mon voisinage, et par suite de cette conversation, je lui rappelai la merveilleuse cure qu’il avoit opérée sur ma tête lorsque j’étois enfant.

« Un coup à la tête, Milord, je m’en souviens parfaitement. C’étoit une terrible blessure, surtout pour un enfant ; je suis charmé d’apprendre qu’elle n’ait point eu pour vous de suites fâcheuses. Vous devez en avoir conservé la cicatrice. Onze pieds de haut, dites-vous, et le squelette de ce géant est dans votre voisinage. »

Je me prêtai à sa fantaisie, et il me donna successivement tous les renseignemens dont j’avois besoin, sans soupçonner mon secret motif. Il me décrivit la longueur, la largeur, la profondeur de la blessure ; il me montra la place précise où elle étoit, et me dit que la marque devoit en être très-sensible, mais qu’elle étoit cachée par ma belle chevelure. Quand il paroissoit disposé à me porter la main à la tête, je déclinois son attaque en lui parlant de l’os du géant ; pour obtenir des éclaircissemens plus décisifs encore, je feignis de croire qu’il n’avoit pas été payé de son honoraire ; mais il m’assura qu’il ne lui étoit rien dû, et me montra ses livres pour le prouver. J’en examinai la date, et je vis qu’elle s’accordoit parfaitement avec celle indiquée par Ellinor. De retour chez moi, mon premier soin fut de donner une belle perruque à Christy ; j’étois sûr que ce présent le décideroit à se faire raser les cheveux ; car les gens du bas peuple en Irlande ont cela de commun avec les élégantes, et les belles de Londres et de Paris, qu’ils préfèrent des cheveux d’emprunt à leur chevelure naturelle. Ellinor me dit que je risquois d’autant moins à le laisser tondre, qu’il portoit sur son crâne les cicatrices d’un grand nombre de coups reçus aux foires des environs ; et qu’une de plus ou de moins n’y seroit pas remarquée. Aussitôt que Christy fut rasé et qu’il eut arboré la perruque, je m’arrêtai en passant devant sa boutique pour y faire ferrer mon cheval, et tandis qu’il y travailloit, je lui parlai de ce nouvel ornement et de la manière dont il lui alloit. Lui, aussitôt prenant sa perruque et la plaçant sur son marteau l’apostropha en ces termes :

« Certainement, tu es une belle perruque ; Dieu bénisse celui qui m’a fait ce présent ; elle me va aussi bien que si l’on avoit pris la mesure de ma tête. »

Il paroît, lui dis-je, Christy, que vous avez reçu bien des coups sur la tête, si j’en juge par le nombre des cicatrices.

— Oh ! Milord, c’est une bagatelle ; cela m’est arrivé quand j’étois étourdi et que je me battois avec les garçons de Shrawd-na-Scoob…

Tandis qu’il me racontoit ses campagnes, j’examinai sa tête à loisir, et j’en étudiai toutes les sinuosités. La position, la forme de la cicatrice décrite par Ellinor et le chirurgien étoient si exactes, que je ne pus pas douter davantage que Christy ne fût le fils de lord et de lady Glenthorn. Cette conviction, quelques jours après, se renforça encore dans mon esprit. Je me souvins d’avoir vu plusieurs tableaux de famille entassés dans une des chambres du château ; je les examinai pour voir si je n’en rencontrerois pas quelqu’un qui eût de la ressemblance avec Christy. Je trouvai que le portrait de mon grand-père, ou plutôt du sien, ressembloit étonnamment à Christy, lorsqu’il étoit nettoyé, et qu’il avoit mis ses habits du dimanche.

Ayant bien constaté la vérité de l’histoire que m’avoit contée Ellinor, je m’occupai de la manière dont je devois me conduire. Être ou n’être pas milord Glenthorn, en d’autres mots, être ou n’être pas un malhonnête homme, c’étoit-là toute la question. Ma conscience ne pouvoit pas se dissimuler que je ne pouvois justement garder la possession d’une fortune dont un autre étoit le légitime propriétaire. Cependant, élevé comme je l’avois été, accoutumé aux jouissances dont la richesse nous a fait un besoin ; habitué à la molesse, aux profusions, à une indolence qui m’avoit rendu célèbre parmi les plus voluptueux et les plus efféminés, pouvois-je tout-à-coup renoncer à ces habitudes, abdiquer mon rang et mon pouvoir, et m’exposer à tous les inconvéniens de la pauvreté ? Je n’étois point forcé à faire de tels sacrifices, quoiqu’Ellinor, dans un moment de désespoir, m’eût menacé de révêler le mystère de mon existence, je savois qu’elle souffriroit tout, plutôt que d’exécuter cette menace. Elle m’aimoit tant, elle étoit si fière de moi, que je pouvois compter sur sa discrétion. L’horrible idée de causer la mort d’un de ses propres fils, avoit pu balancer un instant sa tendresse pour moi ; mais il étoit peu probable qu’une pareille épreuve eût lieu une seconde fois ; jamais ses remords ne l’eussent portée à publier une semblable découverte, toute sa vertu consistoit à être fidèle envers les objets de son affection, et aucune notion de justice ou de délicatesse ne venoit troubler son esprit ou alarmer ses sentimens. Disposée à sacrifier pour ceux qu’elle aimoit tout ce qu’elle possédoit au monde, elle ne comprenoit pas qu’on pût être égoïste ; elle appliquoit confusément la maxime : Fais comme tu voudrois qu’on te fît, et disposoit avec autant de générosité de la propriété des autres que de la sienne propre. Au pis-aller, s’il s’entamoit un procès, je savois que la possession me donnoit de grands droits devant la loi. D’une autre part, la santé d’Ellinor déclinoit de jour en jour, et mon secret devoit bientôt périr avec elle. Mais la possession de ma fortune n’avoit plus de charme pour moi, dès qu’elle étoit illégitime ; et après un combat entre mon amour pour les jouissances et mon respect pour la justice, entre mes goûts et mes principes, je me décidai pour une conduite honorable et généreuse ; et je résolus de renoncer à la propriété d’un bien qui m’auroit coûté des remords. Je fus d’autant plus porté à cet acte de justice, que je sentois qu’on ne pouvoit m’y contraindre. Le moment où je pris cette résolution vertueuse fut le plus heureux que j’eusse passé jusqu’alors ; je me sentis délivré d’un accablant fardeau ; l’avenir s’offrit à moi brillant de gloire et de prospérité ; et le sentiment de ma courageuse intégrité m’éleva tellement dans ma propre opinion, que je regardai d’un œil de dédain le rang, les titres et la fortune. J’ordonnai qu’on fît venir sur-le-champ Christy O’Donoghoe auprès de moi. Mon domestique alla le chercher aussitôt ; mais l’impatience me faisoit trouver le temps d’une longueur extrême ; je parcourois ma chambre à grands pas. Je venois de me jeter sur mon sofa, quand mon domestique, de retour, me dit :

Milord, le forgeron vous attend là.

« Faites-le entrer. » On l’avoit introduit dans l’antichambre.

« Le forgeron est à la porte, Milord ! »

« Ne m’avez-vous pas entendu ? Faites-le entrer, qu’est-ce qui l’en empêche ? »

« Mes sabots, Milord ; je n’ose pas marcher avec sur votre tapis. » En disant cela Christy s’avançoit d’un air craintif et tout surpris de se trouver dans un si bel appartement.

— Est-ce que vous n’êtes jamais entré ici ? lui dis-je.

— Jamais, Milord, excepté le jour où j’ai raccommodé la serrure.

— Cette chambre est belle, n’est-ce pas, Christy ?

— Certainement : c’est bien la plus belle que j’aie jamais vue.

— Ne seriez-vous pas bien aise d’en avoir une semblable ?

— Mais, Milord, me répondit-il en souriant, qu’est-ce que j’en ferois ?

— Seriez-vous fâché d’être le maître de ce grand château !

— « Oh ! milord, j’y ferois une pauvre figure » ; puis tournant sa tête du côté de la porte et y tenant ses yeux fixés : « j’aime bien mieux continuer de travailler à ma forge. »

— Êtes-vous bien sûr de cela, Christy ? Ne seriez-vous pas content d’avoir de quoi vivre sans rien faire, de posséder des chevaux et d’être servi par de nombreux domestiques ?

— « Que ferois-je de tout cela, Milord ? je n’y ai point été accoutumé ; tout le monde riroit de moi ; ce qui m’en reviendroit de mieux seroit de n’avoir rien à faire ; et comment passerois-je ma journée, moi qui ai été accoutumé au travail ? » Puis prenant un ton de voix plus sérieux : « Le cheval que j’ai ferré hier boîte-t-il encore ? Sûrement qu’il ne boîte plus ?

— Je pense qu’il a été très-bien ferré ; je ne l’ai pas monté depuis ce moment là.

— C’est que j’ai cru que c’étoit pour cela que Milord m’avoit envoyé chercher si vîte. Je craignois que vous ne fussiez fâché contre moi, et je serois au désespoir de vous avoir déplu. Je suis content de voir que vous vous portez si bien, après toutes les peines que vous ont données ces scélérats qui complottoient contre vous dans les ténèbres. Mais grâces à Dieu ils sont tous en prison. J’ai cru que ma mère mourroit de frayeur quand on lui a rapporté qu’Ody étoit du nombre. Je lui ai dit qu’il n’y avoit pas un mot de vrai dans ce rapport, mais elle ne vouloit pas me croire. Ce seroit une chose bien étrange et bien peu naturelle que quelqu’un de son sang conjurât contre vous. J’ai toujours dit à ma mère qu’Ody ne pouvoit pas avoir participé à ce projet, puisqu’il étoit mon frère, mais elle n’a jamais voulu m’écouter. Vous savez que lorsque les femmes sont allarmées, il est difficile de leur faire entendre raison.

— Cela est vrai ; mais pour en revenir à ce que je vous disois, ne changeriez-vous pas volontiers de place avec moi, si vous le pouviez ?

— Milord, vous êtes certainement un seigneur très-heureux ; vous êtes très-respecté, et il n’y a personne qui ne fût très-fier de vous ressembler en quelque point.

« — Je vous remercie de votre obligeance ; mais franchement, voudriez-vous être à ma place ? Voudriez-vous en changer avec moi ?

— À votre place, Milord ! Non, décidément, je ne le voudrois pas, et c’est la vérité pure ; et, je puis le dire sans vous offenser. De quoi manqué-je dans le monde ? J’ai une bonne mère, une bonne femme, des enfans que j’aime, une agréable chaumière, quelques prés pour y faire paître ma vache, du travail pour chaque jour, sans que personne me commande, par-dessus tout, la santé ; qu’aurois-je de plus si demain je devenois un lord ? Certainement ma femme ne deviendra jamais une dame, car alors que ferois-je d’elle ? J’aurois le malheur de voir qu’elle, mon garçon et moi, serions devenus la risée des gens du haut et du bas étage : cela ne me conviendroit d’aucune manière, car je n’ai jamais été de ceux qui pour s’élever voudroient bouleverser tout. Je n’ai jamais trempé dans aucun projet de cette espèce ; j’ai toujours cru que la meilleure place pour moi étoit celle où j’avois été mis. Si cependant j’avois à changer avec quelqu’un je serois fier, Milord, de changer avec vous, parce que vous êtes issu d’une famille vraiment illustre.

— Eh bien ! vous êtes effectivement ce que vous désirez d’être.

— Oh ! dit-il en riant et en remuant la tête ; vous voulez me plaisanter sur les rois d’Irlande, dont on prétend que descendent les O’Donoghoes ; mais je ne me suis jamais occupé de cela, il y a si long-temps. Il vaudroit autant remonter au père commun, Adam : à quoi cela nous avance-t-il ?

— Mais vous ne me comprenez pas. Je ne prétends pas remonter jusqu’aux rois d’Irlande ; je prétends vous dire que vous êtes né gentilhomme : écoutez ce que je vous dis, je parle très-sérieusement.

— Je vous écoute aussi, Milord, quoique vous vous railliez de moi ; je serois bien fâché de ne pas savoir prendre la plaisanterie aussi bien qu’un autre.

— Je parle très-sérieusement, je vous le répète. Vous êtes non-seulement un gentilhomme, mais un pair du royaume ; c’est à vous qu’appartiennent ce château et ces terres immenses, et la possession en sera remise entre vos mains.

Il resta stupéfait et ses grands yeux ouverts dessinèrent deux cercles blancs sur sa figure enfumée.

Ah ! dit-il, en poussant un long soupir, qu’avoit long-temps suspendu la surprise, comment cela peut-il être ?

— Votre mère vous l’expliquera mieux que moi ; votre mère vous dira tout. Vous n’êtes pas son fils ; vous êtes né de lady Glenthorn.

— Je ne comprends rien de tout cela, je vous laisse le soin de l’expliquer me dit-il, en faisant un geste, par lequel il sembloit vouloir repousser de lui l’embarras de pénétrer le sens d’une telle énigme.

— Avez-vous jamais entendu parler d’enfans changés en nourrice ?

— Oui Milord ; mais ma mère étoit incapable d’une action semblable ; je réponds bien pour elle. Ceux qui ont pu dire une pareille chose sur son compte ne méritent pas qu’on les croie.

— Mais c’est d’Ellinor elle-même que je tiens le secret.

— Comment ? oh elle rêvoit dans ce moment-là, elle a toujours été une trop bonne mère pour m’avoir joué ce tour-. Puis se frottant le front comme pour éclaircir ses idées, « vous dites qu’elle n’est pas ma mère, et qui est donc son fils ? Ce n’est pas vous ; il est impossible qu’avec l’air que vous avez, un grand seigneur comme vous soit fils de mon père Johnny Donoghoe. »

Il se frappa de nouveau le front, et je ne pus m’empêcher de rire de ses incertitudes, quoique le sujet en fût très-sérieux. Quand il eut complètement connu notre position réciproque et qu’il y eut ajouté foi ; il ne parut pas énorgueilli par ce changement de fortune ; il continua à me regarder comme un homme plus considérable que lui.

Après avoir profondément réfléchi pendant un moment : « voici ce qu’il nous faut faire, me dit-il ; continuons de vivre comme par le passé, et ne disons rien à personne. Qu’il ne soit question d’aucune restitution entre nous ; j’en parlerai à ma mère, c’est-à-dire, à Ellinor O’Donoghoe, et cela sera réglé une fois pour toutes. Milord, je vous souhaite le bon jour et je m’en vais ferrer la jument. »

— Réfléchissez donc à ce que vous faites, vous pourriez vous repentir d’une détermination trop précipitée. Prenez vingt-quatre heures pour y penser ; non, c’est trop peu, prenez un mois entier, après lequel vous me ferez connoître votre décision.

— Oh ! dans un mois, Milord, je vous répondrai tout comme aujourd’hui. Il faudroit que je fusse bien ingrat pour vous causer encore de la peine après tout ce que vous avez déjà fait pour moi et les miens. Pourrois-je oublier jamais que vous avez exposé votre vie dans le temps de l’insurection. Non, jamais je ne me résoudrai à vous dépouiller de votre fortune.

— Ne pensez point à la reconnoissance que vous me devez. Je suis loin de vouloir abuser des nobles dispositions de votre cœur. Je ne dois point vous considérer comme mon obligé, et quand je vous ai rendu justice je n’ai fait que remplir un devoir.

— Certainement, Milord, vous méritiez bien de naître homme de qualité.

— Au moins, j’en ai reçu l’éducation. Mais ne nous revoyons pas avant un mois. Adieu.

Vous ne me reverrez pas, Milord, à cette époque… ou plutôt…… oui vous me reverrez. Mais de peur qu’on ne soupçonne quelque chose, je m’en vais, de toute manière, vite ferrer la jument.