L’Ennui (Edgeworth)/18

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L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome IIIp. 273-299).


CHAPITRE XVIII.


La philosophie que nous puisons dans les livres fait peu d’impression sur nous en comparaison de celle que nous inculque l’expérience ; et souvent, dans la pratique, nous sommes surpris de voir se vérifier les maximes de morale que la lecture nous avoit enseignées. Après avoir eu pendant plusieurs années la faculté d’apprécier au juste les richesses, quand je vins à réfléchir sur ma vie passée, je vis que leur influence sur le bonheur est vraiment aussi limitée que le soutiennent quelques poëtes philosophes. Je vis que les rafinemens du luxe le plus varié et le plus recherché se bornoient au bout du compte à quelques plaisirs élémentaires qui ne sont point inaccessibles aux pauvres ; s’il ne leur en échoit qu’une légère portion, ils la savourent avec une vivacité que ne connut jamais l’opulence blâsée. Ces vérités, toutes triviales qu’elles sont, me parurent nouvelles, quand ma propre expérience me les fit apercevoir.

Pendant tout le mois que j’avois donné à mon frère de lait pour faire ses réflexions, j’eus le loisir de philosopher, et mon intelligence fit de rapides progrès. Je prévoyois que Christy se décideroit à devenir comte de Glenthorn, quoique le bon sens lui eût démontré, qu’avec ses habitudes et son éducation, il seroit plus heureux en travaillant à sa forge qu’en faisant le seigneur dans un château. L’idée de perdre mon rang et ma fortune ne m’effrayoit point ; la générosité de ma conduite me procuroit une secrète satisfaction ; et les plaisirs que me faisoit goûter ma conscience étoient plus vifs que tous ceux que j’avois jamais dus à mes richesses.

Le jour fixé pour la détermination de Christy arriva. Je devinai, au premier mouvement de son épaule, quel étoit le parti qu’il avoit adopté.

« Eh bien Christy ; je vois que vous voulez devenir Comte de Glenthorn. Vous êtes bien aise maintenant que je ne vous aie pas pris au mot et que je vous aie donné un mois de répit. »

« Milord, vous avez toujours été très-prudent ; » mais ajouta-t-il en se balançant gauchement sur ses jambes : « si j’ai changé d’avis, ce n’est sûrement pas pour moi ; c’est en considération de mon fils Johnny. »

— « Mon cher ami, vous n’avez besoin d’aucune excuse ; je serois bien injuste si j’étois offensé de votre décision, et bien méprisable, si, après les déclarations que je vous ai faites, je pouvois un instant hésiter de vous restituer une propriété que vous avez le droit et la volonté de réclamer. »

Christy me fit une salutation profonde, et me parut fort embarrassé de ce qu’il alloit dire.

— J’espère, Christy, que vous serez aussi heureux comme Comte de Glenthorn, que vous l’avez été comme fils d’Ellinor O’Donoghoe.

« Il est possible que non, Milord, mais mon enfant sera plus heureux par la suite, et c’est à lui, ainsi qu’à ma femme, que j’ai pensé quand je me suis décidé. Il est cependant bien dur de vous voir privé de la fortune à laquelle vous étiez habitué, et cette considération seroit capable de m’arrêter. Si vous daigniez, Milord, continuer de vivre ici, et partager avec nous ! — Mais je vois que cette proposition ne vous agrée pas ; c’est ma femme qui a eu cette idée ; je n’aurois pas dû vous en parler. Faites-moi donc le plaisir de me spécifier la somme qui vous plaira ; car vous avez le droit de vivre en gentilhomme comme vous avez toujours fait, et personne ne le sait mieux que moi. Veuillez donc écrire sur un morceau de papier ce que vous désirez toucher, et personne ne le touchera que vous ; je ne regarderois plus comme mon fils celui qui seroit capable de vous priver de cette somme. Je vais descendre, et j’attendrai que vous écriviez votre volonté là-dessus. »

Je fus profondément touché de la générosité de cet homme. J’acceptai par an trois cents livres sterling ; je demandai que l’on continuât de payer à l’infortunée lady Glenthorn sa pension annuelle ; que la maison que j’avois bâtie pour Ellinor, et les terres environnantes lui fussent assurées pour sa vie, et que l’on acquittât toutes les dettes que je pouvois avoir contractées. Je recommandai, dans les termes les plus forts, M. M’Léod, comme un agent dont le talent et la probité seroient d’une très-grande utilité pour Christy.

Quand je présentai à ce dernier les demandes que j’avois rédigées par écrit, il prit une plume et alloit signer sans rien lire, mais je m’y opposai formellement.

Eh bien, dit-il, je vais prendre le papier, je le porterai chez moi, et je l’examinerai selon votre désir. J’espère que vous ne me croyez pas capable de changer de sentiment sur ce point.

Le jour suivant, il vint me dire que c’étoit lui témoigner peu d’estime que de n’avoir demande que trois cents livres sterling, il m’en proposa trois mille, ce que je refusai.

« Je compte du moins, Milord, que vous n’aurez rien à objecter à une proposition que je vais vous faire. En Angleterre, il y a une maison de ville à Londres et une de campagne ; et ni moi, ni les miens, nous ne vivrons dans ce pays, ou du moins nous n’occuperons pas les deux maisons en même temps ; si vous vouliez me faire l’honneur d’en accepter une, vous me rendriez en même-temps un grand service ; car tout n’en iroit que mieux ; au lieu que je serai obligé d’employer un agent dont je serai très-éloigné ; et je n’ai point l’habitude de gouverner une grande fortune. J’espère, Milord, que vous ne me refuserez pas, quand ce ne seroit que pour me montrer que je n’ai pas perdu vos bonnes graces. »

Il me fit cette offre avec tant d’instance et de délicatesse que je ne pus, dans le moment même, le refuser ; quoiqu’une de ces magnifiques habitations me fût fort inutile avec le mince revenu qui m’étoit alloué.

Christy ajouta : « Quant à votre pension, elle vous sera payée aussi exactement que possible. Monsieur M’Léod en sera chargé ; il faut que l’acte en soit dressé par des hommes de loi, sur du papier timbré, en cas que je vienne à mourir. Pour Ellinor, elle est toujours ma mère, et je ne saurois l’envisager autrement ; elle a toujours été extrêmement tendre envers moi. La seule chose que je pourrois lui reprocher, seroit de m’avoir changé en nourrice ; et quoique cette action soit condamnable, elle étoit si naturelle ! Qui ne l’excuseroit d’avoir donné la préférence à son propre sang ! Mais on ne peut pas être plus affligée qu’elle. Elle est à la maison qui pousse des cris déchirans. La douleur lui brise le cœur. J’ai beau lui dire qu’il est inutile de se repentir d’une chose une fois qu’elle est faite, et que puisque je lui pardonne, personne n’a rien à lui reprocher ! Certainement elle gardera sa ferme et sa maison, et ne manquera jamais de rien. J’espère que vous serez tranquille sur cet article, et que vous serez persuadé de mon exactitude à remplir soigneusement toutes vos volontés. »

C’est avec plaisir que je recueille ici toutes les preuves de la bonté du cœur de Christy ; la singularité de son langage et la bizarrerie de ses raisonnemens n’empêchoient pas que je n’eusse un grand plaisir à l’entendre, et peut-être aurai-je fait partager quelque chose de ce plaisir à mes lecteurs.

Je me préparai ensuite à quitter pour jamais le château de Glenthorn. Afin de m’épargner une mortification inutile, Christy garda le secret avec une telle exactitude, qu’il ne fut soupçonné par qui que ce soit dans les environs, pas même par les gens de la maison. Comme je parlois depuis long-temps de retourner en Angleterre, les préparatifs de mon départ n’étonnèrent personne. Tout se passa autour de moi selon l’ordre accoutumé, si ce n’est que Christy, au lieu de se tenir à sa forge, étoit presque tous les jours au cabaret.

Je crus qu’il étoit à propos que je parlasse clairement de mes affaires à M. M’Léod ; il étoit le seul qui pût me fournir une liste exacte de mes dettes. De plus, je désirois le recommander en qualité d’agent au nouveau comte, qui ignoroit tout à fait le monde et les affaires, et qui, devenu très-opulent, alloit être entouré d’un troupeau des plus grossiers flatteurs.

Quoique peu disposé à l’étonnement, M. M’Léod ne put s’empêcher d’en témoigner, quand il apprit que Christy O’Donoghoe étoit le vrai comte de Glenthorn. Mais je n’acheverois pas cette histoire si je voulois décrire toutes les surprises qu’occasionna mon changement.

Il fut statué que M. M’Léod seroit maintenu dans sa fonction d’intendant, et, pour son honneur, je dois faire observer que dès qu’il eut connoissance de la perte que je venois de faire, il me traita avec plus d’égard et de respect que lorsqu’il ne devoit se considérer que comme mon subordonné. Nos comptes furent bientôt réglés. Quand ils eurent été arrêtés et signés définitivement, M. M’Léod s’approcha de moi, et me dit d’une voix basse, mais très-émue :

« Je fais peu de protestations, mais quand une fois j’ai professé de l’amitié pour un homme, il peut compter sur moi pour la vie. La noble conduite que vous avez tenue me remplit pour vous d’estime et d’admiration. »

Pendant qu’il prononçoit ces paroles, M. M’Léod me tenoit la main serrée dans la sienne, et des larmes couloient de ses yeux. Il falloit qu’il fût profondément touché pour me donner cette preuve honorable de sa considération ; mais ce ne fut que long-temps après, que je connus tout le prix de son amitié et la solidité de ses affections. Le jour suivant il partit pour l’Écosse où sa mère étoit mourante ; et malheureusement je le perdis de vue pendant un assez long intervalle.

Je fis un abandon légal de toutes mes prétentions sur le comté héréditaire de Glenthorn et je disposai tout pour mon voyage. Pendant ce temps la pauvre Ellinor ne se montra pas une seule fois au château. J’allai la voir pour la consoler de mon départ. Mais silencieuse et tranquille au dehors, elle ne voulut point être consolée.

« J’ai assez de quoi m’affliger, dit-elle ; je sais bien comment tout cela finira ; je le sais comme si vous me le disiez. On ne peut rien cacher à une mère, non, il est inutile de vouloir me tranquilliser. » Tout ce que j’essayai de lui dire ne faisoit que l’accabler davantage.

La veille du jour fixé pour mon départ j’allai pour tâcher de la voir. J’avois souvent témoigné ce désir, mais de jour en jour elle me répondoit qu’elle étoit mal, et que le lendemain elle se leveroit. Enfin elle vint ; et quoique je l’eusse vue depuis peu de jours, elle me parut si changée, que j’en fus douloureusement frappé.

— Vous ne semblez pas vous bien porter, Ellinor ? Asseyez-vous.

— « Qu’importe que je sois assise ou debout ; je n’ai pas long-temps à rester dans le monde ; je mourrai dès que vous serez parti. Voilà toute ma consolation. »

Ses yeux étoient fixes et elle ne pleuroit pas : une morne tranquillité régnoit sur toute sa personne.

« Ils sont là-bas à faire des paquets ; je les ai vus corder une malle en passant dans l’antichambre. Je leur ai demandé si je pouvois être bonne à quelque chose ; ils m’ont dit que non, et c’est vrai ; je n’ai pas plus de force qu’un enfant. Il y a eu vingt-sept ans à la Saint-Jean que je vous ai tenu dans mes bras pour la première fois. J’étois forte alors, et vous, vous étiez si petit ! Aurois-je prévu alors tout ce qui se passe aujourd’hui ? Mais c’est fini : j’ai commis une grande faute ; mais je tâcherai de voir le père Murphy, et d’obtenir l’absolution avant ma mort. »

Elle poussa un profond soupir, et poursuivit d’un ton plus animé :

« Mais je ne puis rien faire jusqu’à ce que vous soyez parti. À quelle heure du matin, mon cher, comptez-vous partir ? Il vaut mieux que ce soit de bonne heure. Sera-ce avec votre voiture ? Je la vois dans la cour ; mais je croyois que vous la laisseriez, avec le reste, au légitime héritier. Je n’ai pas des idées bien claires là-dessus, et puis qu’est-ce que cela fait ? »

Ses idées confuses erroient d’un objet sur un autre. En vain je cherchai à rappeler sa raison, en lui parlant de ses intérêts personnels ; de la maison dont la jouissance lui étoit assurée pour sa vie, et de la promesse qui m’avoit été faite que toujours elle seroit traitée avec tendresse, et que jamais elle ne manqueroit de rien. Elle paroissoit m’écouter, mais elle montroit par ses réponses qu’elle ne m’avoit pas compris, et chaque fois que je cessois de parler, elle faisoit la même question :

« Mon cher, à quelle heure de la matinée comptez-vous partir ? »

Enfin je réveillai en elle l’intelligence et le sentiment, en lui demandant si elle vouloit m’accompagner le lendemain.

« Ah ! si je le veux, s’écria-t-elle ; je vous suivrai jusqu’au bout du monde. »

Elle se mit à pleurer, et sanglotta long-temps.

« Ah ! dit-elle, maintenant je vois les choses clairement ; j’avois besoin de pleurer ; mais je ne l’ai pas pu depuis plusieurs jours, depuis que l’on m’a dit que vous deviez partir et que tout étoit perdu. »

Je lui assurois que j’espérois maintenant être plus heureux que jamais je ne l’avois été.

« Vous n’avez donc jamais été heureux pendant tout ce temps ? Quel délire m’a portée à commettre une mauvaise action ? Toute ma consolation étoit de croire que vous étiez heureux ; et maintenant qu’allez-vous devenir ? Est-ce à pieds que vous partirez ? »

Ses idées s’égarèrent de nouveau.

« Quelque part que j’aille, lui dis-je, vous viendrez avec moi. Vous êtes ma mère, et maintenant que votre fils a fait ce qu’il jugeoit honnête et équitable, il prospérera dans le monde, et sera vraiment heureux. Vous serez heureuse aussi, puisque vous n’avez plus rien à cacher. »

« Il est trop tard, me répondit-elle, il est trop tard ; j’ai souvent dit à Christy que je mourrois avant votre départ, et vous verrez que cela arrivera. Que Dieu vous bénisse ! priez-le de me pardonner. Aucune des mères qui connoîtront ma conduite ne sera tentée de m’imiter, quand même elle auroit un fils qui vous ressemblât, ce qui seroit difficile à trouver. Dieu vous bénisse ! mon enfant ; je ne vous reverrai plus ; la main de la mort est étendue sur moi. »

Elle expira la nuit suivante, et je perdis en elle le seul être qui m’eût constamment aimé d’un amour vif et désintéressé. Sa mort retarda de quelques jours mon départ. Je restai pour assister à ses funérailles, elles furent suivies par une grande multitude de peuple. En cela, les uns ne faisoient que satisfaire une habitude familière à ce pays, les autres prétendoient me faire leur cour, en honorant la mémoire de ma nourrice.

Quand on eut cessé de réciter des prières autour du corps de la défunte ; que la fosse fut fermée, et que la multitude fut sur le point de se retirer, je me plaçai sur un monument appartenant à la famille de Glenthorn. Il se fit un silence profond dès que l’on s’aperçut que je m’apprêtois à parler. Chacun tourna vers moi des regards où se peignoit la plus vive attente. C’étoit la première fois de ma vie que j’allois porter la parole en public ; mais comme je sentois que j’avois quelque chose à dire, et que j’étois indifférent sur la manière dont je le dirois, je trouvai mes expressions sans peine. L’étonnement fut universel au moment où je déclarai que j’étois le fils de cette pauvre femme que nous venions d’enterrer. Et lorsque, me tournant vers le vrai comte de Glenthorn, j’annonçai que je lui abandonnois et mon titre héréditaire et ma légitime propriété, mes auditeurs portèrent leurs yeux alternativement sur mon frère de lait et sur moi ; ils sembloient regarder comme une chose impossible qu’un homme, dont le visage et les mains étoient habituellement aussi noirs que ceux de Christy, pût devenir un homme de qualité.

Ma narration finie, le silence se prolongeoit encore. Chacun paroissoit plongé dans la rêverie et dans l’étonnement.

« Maintenant, ajoutai-je, mes bons amis recevez mes adieux ; probablement vous ne me reverrez plus ni n’entendrez plus parler de moi ; mais riche ou pauvre, illustre ou obscur ; tout honnête homme désire laisser après lui une bonne renommée ; en conséquence, quand je serai parti, c’est-à-dire quand je serai mort pour vous, parlez de moi, non comme d’un imposteur qui s’est arrogé un nom et qui a joui d’une opulence auxquels il n’avoit point de droit. Mais rappelez-vous, qu’élevé en qualité d’héritier d’une grande fortune, après avoir vécu vingt-huit ans dans toutes les jouissances du luxe, j’ai abandonné volontairement les biens qui étoient en ma possession, du moment que j’ai su que cette possession n’étoit pas légitime. »

« Oui, c’est ce que vous avez fait, reprit Christy, et je suis prêt à en rendre témoignage devant Dieu et devant les hommes. Que le ciel vous bénisse partout où vous irez ; et sûrement il vous bénira ; personne ne l’a mieux mérité. » (Puis s’adressant à ceux qui l’entouroient) « Sans sa générosité, je n’aurois jamais su un mot du mystère qui me concernoit ; et quand par un miracle je l’eusse découvert, quel parti en pouvois-je tirer ? Ne dépendoit-il pas de lui, s’il l’avoit ainsi voulu, de profiter de l’avantage que lui donnoit la loi, de me faire soutenir un procès qui m’eût ruiné et qui eût duré autant que ma vie ? Mais c’est un homme honnête, il s’est conduit comme bien des seigneurs ne se seroient pas conduits à sa place. Au reste, une bonne conscience vaut mieux qu’un royaume entier, et ce trésor l’accompagnera partout où il portera ses pas ; tout ce qui m’afflige, c’est qu’il nous quitte. S’il avoit voulu céder à mes prières, il seroit resté parmi nous, et nous eussions partagé également ; mais il est trop fier pour cela, et il a le droit d’avoir de la fierté, car, n’importe qui fût sa mère, il a vécu et il vivra toujours noblement. Vous voyez que chacun peut devenir lord ; mais les grandes qualités, il faut les acquérir par soi-même. Vous vous souvenez tous de la bonté qu’il nous montra quand il étoit notre seigneur ; il avoit pitié du pauvre et rendoit justice à chacun, comme il me l’a rendue à moi-même. Ne m’a-t-il pas soutenu quand j’étois persécuté, et que je n’avois personne que lui dans le monde pour me défendre, pour me protéger contre les tyrans qui alors avoient le dessus ? Quelles peines ne s’est-il pas données en courant nuit et jour, en parlant, en écrivant pour moi ? On lui reproche son goût pour la molesse, et c’est le plus grand reproche qu’on puisse lui faire ; et cependant quelles peines n’a-t-il pas prises pour un homme pauvre ? jusqu’à s’exposer à perdre la vie pour lui ; aussi, quelque part qu’il aille, il sera l’objet de mes regrets et celui des ardentes prières que j’adresserai au ciel. Priez-le aussi avec moi. » Puis, tournant vers moi ses yeux baignés de larmes : « Emportez avec vous, me dit-il, les bénédictions du pauvre ; ces bénédictions qui peuvent vous ouvrir les portes du ciel, si quelque chose en est capable. »

La foule environnante applaudit à son discours d’une voix unanime. Il a dit ce que nous pensions tous, s’écrioient-ils, en me suivant jusqu’au château au milieu des acclamations. Quand ils virent à la porte la voiture qui alloit m’entraîner, leurs acclamations cessèrent tout-à-coup. « Comment il s’en va ? mais ne pouvoit-il pas rester ? Comment ! il part tout de suite, quel malheur ! quel malheur ! »

Ils voulurent tous encore à diverses reprises prendre congé de moi, et j’eus de la peine à me frayer un passage pour partir. Ils suivirent ma voiture, ayant Christy à leur tête ; et dans une espèce de triomphe triste, à la vérité, mais bien doux pour mon cœur, je quittai le château de Glenthorn, en traversant ces domaines qui ne m’appartenoient plus. Aux confins du comté je dis un dernier adieu à mon intéressant cortége, j’ordonnai à mon cocher d’aller le plus vite possible, et je ne jetai pas un seul regard sur tout ce que je laissois derrière moi. J’étois fier d’avoir exécuté mon plan, et de sentir que mon caractère n’étoit pas aussi foible, aussi irrésolu qu’il l’avoit paru pendant long-temps. Quant à l’avenir je n’avais point d’idées arrêtées, et durant le reste de la journée mon esprit ne fut pas assez tranquille pour se livrer à la réflexion. J’étois comme plongé dans un rêve, et je pouvois à peine croire à la réalité des événemens qui s’étoient si rapidement suivis. Le soir, je m’arrêtai à une auberge où je n’étois pas connu, et n’ayant ni suivans ni un équipage assez brillant pour en imposer aux aubergistes, je sentis sur-le-champ la révolution qui s’étoit opérée dans ma fortune ; mais je n’en fus point humilié. Je me figurai que je voyageois incognito. Je me décidai à me mettre au lit sans valet de chambre, et je dormis profondément, car une grande fatigue de corps et d’esprit m’avoient rendu le sommeil fort nécessaire.