L’Ennui (Edgeworth)/19

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L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome IIIp. 300-319).


CHAPITRE XIX.


Le matin, je me réveillai avec l’idée confuse d’un événement extraordinaire qui m’étoit arrivé, mais je fus quelque temps à me recueillir assez pour sentir parfaitement à quel point mon existence venoit d’être bouleversée. Une auberge ne semble pas le lieu le plus propre à la méditation, surtout lorsqu’on y a une chambre située près de la cour où roulent perpétuellement les voitures, et où jurent à chaque minute les valets d’écurie. Quoique placé de la sorte, je me mis à réfléchir si profondément dans mon lit, que je n’entendis ni le bruit des roues, ni les cris des valets. J’examinai ma vie passée, je regrettai amèrement le temps que ma dissipation et mes extravagances m’avoient fait perdre ; j’observai combien peu ma richesse avoit servi à mon bonheur ainsi qu’à celui de mes semblables ; combien peu d’avantages j’avois retirés de mon éducation et de la facilité que j’avois eue d’acquérir des connoissances. J’aurois pu fréquenter en Angleterre la société des hommes les plus instruits et les plus remarquables par leurs talens, et j’avois sacrifié ma jeunesse à des oisifs, des joueurs, des épicuriens, et je savois qu’il ne restoit pas la moindre trace de mon existence dans l’esprit de ces égoïstes qui se disoient autrefois mes amis. Je désirois de pouvoir recommencer ma vie, et je sentois que si cette faculté m’eût été accordée, je n’aurois pas dissipé mes jours aussi follement que je l’avois fait la première fois. Au milieu des reproches que je m’adressois à moi-même, une consolation cependant se présentoit à mon esprit, c’est que je ne m’étois jamais souillé d’aucune action déshonorante ; je me rappelois avec satisfaction la conduite que j’avois tenue à l’égard de lady Glenthorn au moment où j’avois découvert ses égaremens ; la reconnoissance que j’avois constamment témoignée à la pauvre Ellinor pour ses soins, et la modération avec laquelle j’avois toujours usé du pouvoir. Je ne pensois pas sans quelque orgueil à l’activité que j’avois mise dans la défense de Christy ; j’avois quelque droit de me croire du courage, quand je me souvenois de celui que j’avois montré à ceux qui avoient conspiré contre moi ; et après avoir sacrifié d’immenses possessions à un sentiment délicat de justice, mon intégrité ne pouvoit pas être mise en doute. Après cet examen général, il me restoit, malgré mes folies passées, une assez bonne opinion de moi-même ou du moins de grandes espérances pour l’avenir. Je sentois en moi plus de qualités que le monde n’y en avoit pu voir, et j’avois l’ambition de prouver que j’avois quelque mérite indépendant des avantages fortuits de la fortune et du rang. Mais comment allois-je me distinguer ?

Au moment où je me faisois cette question difficile, la fille de l’auberge interrompit ma rêverie en me criant d’une voix aigre qu’il étoit très-tard, et qu’il y avoit deux heures qu’elle m’avoit appelé pour la première fois.

« Où est mon valet de chambre ? Faites-le monter : non, rien ; je vous demande pardon. Je vous serois obligé si vous vouliez me monter un peu d’eau chaude pour que je me rase. »

C’étoit une chose toute nouvelle pour moi d’être sans domestiques ; mais quand j’y fus forcé, je vis que je faisois admirablement bien seul ce que j’avois cru jusqu’alors ne pouvoir faire qu’à l’aide de quelqu’un. Dès que j’eus voyagé deux jours sans valets, je fus étonné ensuite d’avoir pu voyager avec eux. Une fois je me surpris me gourmandant moi-même en disant : « Cet étourdi a oublié mon bonnet de nuit. » Pendant quelque temps je fus sujet à me tromper sur ma propre identité ; mes anciennes habitudes se reproduisoient au milieu de celles que j’allois contracter ; et quand je prenois le ton impérieux de l’ancien comte de Glenthorn, on me regardoit comme un fou ; et moi, de mon côté, j’étois étonné de leur surprise et choqué de l’air de familiarité qu’ils avoient en ma présence.

Arrivé à Dublin, je pris un petit logement qui m’avoit été recommandé par M. M’Léod ; il étoit parfaitement assorti à l’état modeste de mes finances, mais au premier coup-d’œil il me déplut. Cependant je mangeai de bon apétit mon souper frugal sur une petite table, couverte d’une si petite nappe que je ne pouvois m’y essuyer la bouche sans faire une profonde inclination. La maîtresse du logis, paysanne du nord, eut la complaisance de m’allumer mon feu, en me remarquant toutefois que le charbon de terre étoit un article très-cher. Elle me demanda si je voulois du feu dans ma chambre à coucher et quelle quantité de charbon il falloit y mettre ; elle me fit tant de questions sur le prix de la nourriture, sur la bière, le thé, le sucre, le beurre, les couvertures, les draps et le blanchissage, que j’en étois harassé.

« Est ce qu’il faut que je me mêle de toutes ces choses en personne, m’écriai-je d’un ton lamentable et d’un air sans doute plus déplorable encore, (car la femme ne put s’empêcher de rire), et je l’entendis qui disoit en quittant la chambre : Dieu le bénisse ! Il a l’air aussi étranger aux choses de ce monde, que s’il venoit de l’île de Sky. »

Les soucis de la vie tomboient sur moi tout à coup, et j’étois épouvanté de l’approche d’une foule de petits malheurs. Il étoit plus de minuit ; j’étois encore à rêver, les pieds appuyés sur mon garde-feu, quand mon hôtesse, qui sans doute se croyoit obligée à suppléer à mon bon sens, vint m’avertir que j’avois dans ma chambre à coucher un grand feu qui sans doute vaudroit mieux que les cendres sur lesquelles je me tenois penché. Je me laissai donc conduire dans ma chambre à coucher, et je repris auprès de ma cheminée l’attitude que je venois déjà de garder si long-temps.

« Monsieur, vous allez brûler vos bottes, me dit prudemment l’hôtesse qui, après m’avoir souhaité une bonne nuit, rentra dans la chambre, pour me recommander de bien couvrir mon feu avant de me mettre au lit. Abandonné à mes propres réflexions, j’avoue que la tristesse s’empara de moi. Je réfléchis sur mon ignorance totale des affaires les plus simples de la vie ; et mon découragement ne faisoit que s’accroître, quand je considérois combien peu j’étois propre à toute espèce de travail ou de profession. Je passai la nuit sans dormir, et regrettant vainement un temps qui ne pouvoit pas revenir.

Le matin, mon hôtesse m’apporta quelques lettres qui m’étoient renvoyées du château de Glenthorn. Mon ancienne adresse étoit effacée, et l’on avoit écrit à la place : (O’Donoghoe no. 6 Duke-street, Dublin). Je me souviens que je tins quelques temps ces lettres, ayant les yeux fixés sur l’adresse, qu’enfin je lus plusieurs fois tout haut au grand amusement de la maîtresse du logis. Ne sachant rien de mon histoire, elle paroissoit craindre que je ne fusse ou fou ou imhécile. Une de ces lettres m’étoit adressée par le lord Y***, noble irlandais avec lequel je n’étois pas lié particulièrement, mais que dans le temps même de ma dissipation, j’avois toujours honoré, à cause de son savoir et de l’amabilité de son caractère. Il m’écrivoit pour me demander des renseignemens sur un M. Lyddell qui s’étoit présenté pour être le gouverneur du fils d’un de ses amis. Ce M. Lyddell avoit été mon gouverneur favori ; c’étoit lui qui avoit si bien encouragé mon goût pour l’ignorance et la paresse. Dans la disposition actuelle de mon esprit, je n’étois pas disposé à parler favorablement de lui ; et je résolus de ne pas contribuer à placer un autre jeune homme sous sa direction. J’écrivis à ce sujet une lettre claire, remplie d’indignation, j’ose même dire d’éloquence ; mais quand il fallut signer j’eus de la répugnance pour mon nom de C. O’Donoghoe. Je pensai que comme mon histoire n’étoit pas encore publique, lord Y*** seroit dérouté par cet étrange nom, et ne comprendroit rien à ma réponse. Je résolus en conséquence d’aller voir le lord, et de lui donner mes explications en personne ; j’avois un autre motif pour faire cette visite ; c’étoit le désir de faire la connoissance d’un homme dont j’avois entendu dire tant de bien. Le portier de lord Y*** n’étoit pas aussi insolent que la plupart de ses confrères ; quoique dans un équipage fort mince, et dépourvu de laquais à livrée pour soutenir mes droits, je fus admis sur le champ. Je traversai une galerie ornée de belles statues qui me conduisit à une magnifique bibliothéque que je considérois avec ravissement, quand le maître de l’hôtel arriva ; dès ce moment, il commanda ou plutôt captiva mon attention tout entière.

Lord Y***, à cette époque, étoit déjà sur le retour de l’âge. Un air d’aisance et de dignité régnoit sur toute sa personne ; il n’avoit rien de ce que les Français appellent maniéré. Sa politesse qui ne portoit le caractère d’aucune école, avoit pour base ce goût, cette raison et cette bonté qui sont sûrs de réussir dans tous les temps et dans tous les lieux. S’il cherchoit à plaire, c’étoit par bienveillance et non par prétention. On ne trouvoit dans sa conversation ni la pesanteur de l’homme de cabinet, ni la frivolité de l’homme du monde. Son érudition étoit choisie, son esprit facile étoit animé par une imagination brillante. Ses expressions, quoique heureuses, ne sentoient point la recherche. Lui échappoit-il quelque allusion, elle étoit à la fois si juste et si délicate qu’elle enchantoit l’esprit le plus riche comme l’intelligence la moins cultivée. Aussi les charmes de sa conversation, bien que goûtée par l’homme le plus vulgaire, acquéroient-ils une valeur inappréciable pour celui qui en savoit pénétrer toute la profondeur et sentir toute la finesse. Lord Y*** dans ses entretiens n’accabloit jamais personne de sa supériorité ; au contraire la magie de sa politesse élevoit chacun jusqu’à son niveau. Au lieu d’être contraint à payer un tribut à la prééminence de son génie et de sa vertu, on sembloit invité à en partager les avantages.

On me pardonnera d’avoir suspendu la monotonie de mon insipide histoire, pour m’étendre un peu sur le caractère d’un ami que la mort m’a enlevé. Je regarde comme le plus grand honneur que j’aie reçu de ma vie, la permission qu’il m’a accordée de l’appeler mon ami. Mais mettons de l’ordre dans ma narration.

Lord Y***, pendant la première demi-heure de notre conversation, crut parler effectivement au comte de Glenthorn. Il me remercia des avis que je lui avois donnés sur le caractère de M. Lyddell. Il eut la bonté de me remercier aussi de l’avoir mis à même d’apprécier mon propre caractère, et de se convaincre que j’avois été mal jugé par ceux qui prétendoient que mon seul mérite se bornoit à de la richesse et à des titres. Ce compliment me fit plus de plaisir qu’il ne pût s’imaginer.

« Mon caractère, lui dis-je, puisque vous m’encouragez à parler librement de moi-même, mon caractère a été fort changé et, je crois, amélioré par les circonstances. Et quoiqu’en apparence elles ne soient pas heureuses, elles me deviendront très-utiles en me forçant à sortir de mon inertie. Milord, vous ne saisissez pas l’allusion que je fais (poursuivis-je en prenant les papiers publics sur la table), ma singulière histoire n’a pas encore été insérée dans les gazettes ; peut-être ne serez-vous pas fâché de l’apprendre de ma bouche. »

Lord Y*** écouta avec une attention polie et bienveillante, le récit que je lui fis du changement soudain de ma fortune. Quand je lui racontai la manière dont je m’étois conduit, après que j’eus découvert le secret de ma naissance, des larmes généreuses remplirent ses yeux, il me prit la main et me dit :

« Quelque perte que vous ayez faite, vous avez gagné un ami. Ne soyez pas surpris de la promptitude de cette déclaration ; avant que je vous visse, je connoissois mieux votre caractère que vous ne le croyez. Il m’avoit été révélé par un ami intime, M. Cecil Devereux, homme dont j’estime infiniment les talens et les hautes qualités. Je le vis, immédiatement après son mariage avec lady Géraldine, la veille de leur départ de l’Irlande ; entre les amis qu’ils regrettoient de ne plus voir, peut-être pendant plusieurs années, ils vous citoient avec une affection et une estime toute particulière. Ils vous nommoient leur bienfaiteur, et me firent connoître les droits que vous aviez à ce titre… — titre qui ne peut jamais se perdre. Mais M. Devereux m’assura bien que la reconnoissance qu’il vous devoit ne l’aveugloit nullement sur l’opinion qu’il avoit des talens de son bienfaiteur. Il me répéta souvent, et lady Géraldine comme lui et avec sa grâce et son énergie ordinaires, que lord Glenthorn étoit fait pour réussir dans tout ce qu’il entreprendroit. Tout ce qu’ils dirent de la supériorité de votre esprit et de la beauté de votre caractère m’inspira un vif désir de cultiver votre connoissance, et ce désir s’est fort augmenté depuis quelques instans. Puis-je me flatter que cette rapidité irlandaise avec laquelle je suis passé tout-à-coup à l’amitié à l’égard d’une simple connoissance, ne choquera pas un peu la réserve d’un Anglais ? Et puis-je me flatter que vous ne douterez pas de la sincérité d’un homme qui, sans aucune formalité et sans cérémonie préalable a osé se déclarer tout-à-coup votre ami ? »

Je fus tellement touché de cette bonté à laquelle je n’avois pas le droit de m’attendre, que malgré le plus vif désir de témoigner ma reconnoissance, je ne sus répondre que par une profonde salutation, et je me retirai le plutôt possible. Le lendemain lord Y*** au grand étonnement de mon hôtesse, vint me voir, et mon estime ainsi que mon respect pour lui ne firent qu’augmenter. Il me montra combien il s’intéressoit à tout ce qui pouvoit me regarder, me demanda la permission de me parler avec toute la franchise de l’amitié, et m’encouragea à lui exposer les plans que j’avois formés pour l’avenir. Je n’en avois encore effectivement arrêté aucun ; mais par ses judicieuses insinuations, il dirigea mes idées sans me faire sentir l’autorité de ses conseils. Je me fis un point d’honneur de me rendre digne de son amitié, et de justifier ses prédictions. Il m’engagea de diriger mes études vers les lois, et m’annonça que si pendant cinq ans je voulois me livrer aux travaux préparatoires, je me distinguerois plus au barreau que je ne l’avois fait en ma qualité de comte de Glenthorn. Cinq années d’une application soutenue ! Il y avoit de quoi alarmer, mais non de quoi abattre mon imagination. Cependant pour ne pas s’appesantir trop sur ce chapitre lord Y*** changea tout-à-coup de conversation, et me dit d’un ton rempli de gaieté : avant que vous vous plongiez dans la méditation, je réclame pour moi une portion de votre temps. Permettez-moi de vous emmener à l’instant même pour vous présenter à deux dames de ma connoissance, l’une prudente et vieille, si toutefois une femme peut jamais se résoudre à l’être ; l’autre, jeune, belle, gracieuse, spirituelle, sage et raisonnable. Une de ces dames est fortement prévenue en votre faveur, l’autre n’est pas à beaucoup près aussi bien disposée ; la raison en est simple, c’est qu’elle ne vous connoît pas.

J’acceptai l’invitation de lord Y***. Je n’étois pas médiocrement curieux de savoir si c’étoit la dame vieille et prudente, ou l’autre qui étoit prévenue en ma faveur ; malgré mon indifférence habituelle pour les dames réputées très-aimables, j’essayai de me faire d’avance une idée de cette femme parfaite que j’allois voir.