L’Entrée de Gautier Garguille en l’autre monde

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L’entrée de Gautier Garguille en l’autre monde. Poème satyrique.

1635



L’entrée de Gautier Garguille en l’autre monde.
Poème satyrique.
À Paris.
M.DC.XXXV1. In-8.

Le battelier d’enfer reparoit sa nacelle,
Rompuë sous le faix d’une ame criminelle,
Lorsque Gautier-Garguille, arrivantfuribond,
S’ecria : Passe-moy sans attendre un second,
Vieillard, et ne permets que deux fois je le die,
Car je suis de la farce en une comedie
Qu’on jouë chez Pluton. Si tu tardes beaucoup,
Le moindre des marmots t’y donnera son coup.
Ce discours depita l’homme à la vieille trongne :
Tu n’es plus, ce dit-il, à l’hostel de Bourgongne ;
Il ne faut pas tousjours rire et tousjours chanter.
Icy-bas les esprits ne se pourront flater
Dans le sot entretien de tes pures fadaises,
On n’y sert point de noix, de moures1 ny de fraises,
Et tu n’y peux tenir un plus insigne rang
Que de pescher sans fin un grenouiller etang.
Ne precipite point ta course malheureuse :
Tu ne sçaurois manquer cette charge honteuse.
Gaultier luy repondit : Profane, sçais-tu bien
Que les grands se sont plus à mon doux entretien ?
Un seul ne me voyoit qui ne se prist à rire.
Ay-je pas mille fois delecté nostre Sire ?
Bon Dieu ! si tu sçavois que je suis regreté
Et que l’on a souvent ce propos repeté :
Las ! le pauvre Gaultier, hé ! que c’est de dommage !
Bref, si je retournois, on me feroit hommage.
Puis Caron, en riant : Ouy, tu retourneras ;
Cela depend de toy, marche quand tu voudras.
Il ronfloit en tenant ce discours à Garguille,
Car il ne laissoit pas de pousser sa cheville
À l’endroit depecé de son basteau fatal.
Mais Gaultier, en colère : Espères-tu, brutal,
Que je puisse long-temps tarder en ce rivage ?
Passe-moy vitement, je payeray ton gage ;
Ne te deffie point d’un homme comme moy :
Je suis tout plein d’honneur, de justice et de foy.
Lors, entrant au batteau, l’homme à l’orrible face,
Saisi de ses outils, le conduit et le passe.
Il demande un denier ; mais, montrant ses talons,
Gaultier dist en riant : Je n’ay que des testons.
Si tu ne me veux croire, avant que je devale,
Va-t’en le demander à la trouppe royalle ;
Et cependant, s’il vient quelqu’un mort de nouveau,
Je le puis bien passer ou le mettre dans l’eau.
Sinon, viens avec moy chez Pluton et sa garce.
Tu ne bailleras rien pour entendre la farce.
Caron, voyant que tout alloit de la façon,
Jugea qu’il le vouloit payer d’une chanson3.
Il dist entre ses dents : Jamais homme du monde
Sans avancer l’argent ne passera cette onde.
Garguille, de ce trait tout aise et tout joyeux,
Le signe en s’en allant et du doigt et des yeux ;
Il l’estime nyais, et, secouant la teste,
Monstre qu’il duperoit une plus fine beste.
Cependant il arrive à la porte d’enfer,
Où, frappant comme un sourd, il resonne le fer.
Il tance le portier, qui rit de sa colère ;
Mais aussi tost qu’il vit l’effroyable Cerbère
Qui, faisant le custos, y sembloit sommeiller,
Il passa doucement de peur de l’eveiller :
Car, n’ayant jamais veu de si terribles suisses,
Il craignoit d’estre pris aux jambes ou aux cuisses.
Mais comme il fut devant le palais de Pluton,
Un huissier rechigné luy monstra le baston :
Quoy ! fol outrecuident ! quelle effrontée escorte
T’ose bien faire voir le cuivre de la porte ?
Le roy demeure icy ; les juges criminels
N’osent voir sans congé ses louvres eternels,
Et tu viens hardiment en cette digne place !
Juge donc le peril où t’a mis ton audace.
Cela dit, il le chasse, et neantmoins Gaultier
S’efforce de monstrer des traits de son mestier
En chantant et dansant, mais enfin se retire,
Voyant que de ses tours l’huissier ne vouloit rire.
Après avoir erré mille detroits nombreux,
Il se treuve au palais où tous les malheureux
Vont comparoir devant les majestez sublimes
De ces trois presidens qui condamnent les crimes.
Les sergens conduisoient un mechant garnement
Devant le sieur Minos pour avoir jugement.
Le fou, qui vit cela, sentit son ame atteinte
En ce mesme moment de froideur et de crainte,
Car le juge leur dist : Je croy que vous rêvez ;
Pourquoy n’amenez-vous ces autres reprouvez ?
Veux-je pas à chacun prononcer sa sentence
À la proportion de son enorme offence ?
Ce fut là qu’en fuyant nostre pauvre Gaultier
Monstra qu’il n’estoit pas le fils d’un savetier.
Avoit-il pas grand tort de passer les devises,
Puis que les champs heureux à ses fautes remises
N’estoient pas deniez ? La curiosité
Apporte bien souvent de l’incommodité :
Il le reconneut bien, car il jura dès l’heure
De ne retourner plus où le juge demeure.
Quand il fut arrivé dans ces prez où les fleurs
Conservent à jamais l’eclat de leurs couleurs,
Où cent flots argentez arrosent les herbages,
Où l’air purifié n’a jamais de nuages,
Et où l’on ne voit point changement de saison
Dans l’ordre qu’y fait voir l’eternelle raison,
Il se coucha tout plat sur l’herbe et les fleurettes,
Mais il tesmoigna bien, par mille chansonnettes,
Le plaisir qu’il avoit d’estre hors du danger.
Tabarin, le voyant, s’en vint le langager4,
Jugeant à sa façon que c’estoit un bon drole,
Et qu’ils avoient été nourris en mesme ecole.
Je ne m’estonne point s’ils se firent acueil,
Car toujours le pareil demande son pareil.
Si tost que Tabarin eut fait la connoissance5,
Garguille s’ecria : Que j’ayme ta presence !
Incomparable esprit, subtil, facetieux,
Personne ne te hait sous le bassin des cieux ;
Que j’ay pris de plaisir à lire ton beau livre !
Je n’avois autre soin, autre bien, que de suivre
Tes beaux enseignemens, qui sont poudrez d’un sel
Tel que nos devanciers n’en goustèrent de tel !
L’autre, à qui ce discours sentoit comme du baume,
Et qui n’eust tant prisé la lecture d’un pseaume,
Se voulut informer des bons garçons du tans
Et de ce qui s’est fait depuis vingt ou trente ans ;
Mais Orfée parut marqué de mille playes
Qui font encore voir si les fables sont vrayes.
Quand Garguille eut apris que c’estoit ce rimeur :
Nos poètes, dit-il, sont bien d’une autre humeur ;
Ils ne se feront point mettre le corps en pièces
Faute d’aimer la femme : ils ont tous leurs maîtresses,
Et plustost deux que trois. À ces mots Tabarin
Ayant trouvé du goust, fist un ris de badin ;
Mais Gautier, s’ennuyant de se voir inutile,
Dist qu’il vouloit monstrer comme il estoit habile,
Si tost qu’il auroit sceu les agreables lieux
Où les comediens font admirer leurs jeux.
Alors, sans differer, il courut sur les friches
Pour voir en toutes parts s’il verroit des affiches ;
Mais quand il n’en vit point, et qu’il fut asseuré
Que là son bel esprit seroit moins admiré
Que parmy les humains, il se change en tristesse,
Fasché de n’y voir pas rire de ses souplesses.
Il court de tous costez, hurlant à tout moment
Un discours qui ne dit que : Paris ! seulement.
Il se met sur un mont où vainement il tache,
Planté sur ses orteils, d’aviser sainct Eustache6.
Un esprit politique, ayant tout ecouté,
Le voulut faire boire au fleuve de Lethé,
Afin que des humains il perdît la memoire :
C’estoit vouloir sans soif forcer un asne à boire,
Car Gautier repondit que seulement aux bains
On se servoit de l’eau, et pour laver les mains.
Il s’enfuit sur ce point, dépassant d’une lieue
L’esprit, qui, moins subtil, est encore à sa queue.
Je jure mon cornet qu’il aura beau courir,
Le fou ne boira pas, et deust-il en mourir.
Il marque de ses piez la terre qui raisonne,
Et fait voir en sautant qu’un fossé ne l’etonne.
Chacun juge là-bas, à le voir si leger,
Que son mestier estoit d’apprendre à voltiger.
Il a jambes de cocq et tout le corps si graisle
Que le vent pourroit bien l’emporter sur son aisle ;
Mais c’est trop guarguillé : si quelqu’un le veut voir,
Qu’il aille à l’autre monde ; il s’y fait prevaloir,
Ayant enfin guaigné l’azile d’une roche
Où je ne pense pas que jamais on le croche.




1. Hugues Gueru, dont les noms de théâtre étoient Flechelles et Gauthier Garguille, étoit mort depuis plus d’une année, après avoir joué pendant quarante ans des farces. Il en avoit soixante. « Dans les Registres de Saint-Sauveur, dit Piganiol (t. 3, p. 386), le convoi de Flechel, comédien, est marqué au 10 de décembre de 1633. »

2. De mûres.

3. On connoît sur cette expression : payer quelqu’un d’une chanson, le joli conte que Bonaventure des Périers a imité du Pogge.

4. Cette rencontre de Gauthier Garguille et de Tabarin dans les enfers donneroit à croire que celui-ci n’avoit pas longtemps joui de la fortune qu’il s’étoit faite avec Mondor, son maître, et que sa mort funeste, dont nous avons parlé dans une note de notre édition des Caquets de l’Accouchée, p. 252, avoit suivi de près l’année 1630, où nous commençons à voir Padel le remplacer sur les tréteaux de la place Dauphine. Ce dernier farceur, nommé dans une pièce de notre tome 3, p. 151, est donné comme successeur de Tabarin dans l’avertissement de l’Amphitrite, poème de nouvelle invention, 5 actes en vers, par M. de Monléon, Paris, veuve Guillemot, 1630, in-8.

5. Tabarin n’avoit guère besoin d’entrer en connoissance avec Gauthier Garguille, s’il est vrai que celui-ci eût épousé sa fille. (Piganiol, t. 3, p. 386.)

6. C’est à la pointe formée par le chevet de cette église, auprès du petit pont jeté sur l’égout, et qui s’appeloit Pont-Alais, que les comédiens venoient en bande faire leur montre. Nous avons déjà parlé, d’après des Périers, du farceur qui, à cause de cela, avoit pris le surnom de Pont-Alais.