L’Envers de la guerre/II/09

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Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 85-96).
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AVRIL 1917


Le 1er. Trois fois en deux jours, au café et au restaurant, je vois des soldats avec croix de guerre et médaille militaire, qui vendent des cartes postales ou chantent des refrains patriotiques puis font la quête. La caissière leur échange ensuite leurs sous contre des billets.

— Le 1er. Le Sénat vote l’affichage de proclamations enflammées de Viviani et de Chéron, ce dernier retour de mission dans les régions libérées. On y « voue à la malédiction universelle les auteurs des forfaits accomplis par les Allemands dans ces régions ». Chéron déclare que « la haine des Allemands est désormais le plus saint des devoirs ».

— Le 2. Les dernières séances du Reichstag, jusqu’au 29 mars, se ressentent de la Révolution russe. Les Gauches s’unissent pour demander des réformes politiques. Une commission de 28 membres est nommée à cet effet.

Mais ceux qui veulent chez nous la guerre indéfinie, ceux-là veillent. Ils craignent que la France ne traite avec une Allemagne débarrassée de l’impérialisme, bien que ce résultat soit un des buts de la guerre. Et des articles, comme celui de Capus, frappent d’avance de suspicion la révolution allemande, déclarant qu’elle sera truquée, camouflée, destinée à sauver le Kaiser, d’accord avec lui, bref une immense duperie à laquelle il ne faudra pas croire !

— Le 4. Le nouveau message de Wilson au Congrès apparaît plein de noblesse en sa simplicité. C’est la Charte du Droit international. Les États-Unis entrent de fait en guerre. Pour quelles causes multiples ? Ne veulent-ils pas de la prépondérance allemande ? Ni de la prépondérance anglaise ? Enragent-ils de voir leurs fournitures arrêtées par la guerre sous-marine ? Subissent-ils cette frénésie belliqueuse qui gagne les nations comme la peste, la guerrite ? À moins encore que Wilson ne fasse la guerre pour finir la guerre. Tous ces mobiles peuvent jouer sous les sentiments exprimés dans son message.

Les particuliers n’ont pas pavoisé, malgré les exhortations des journaux.

— On n’a qu’une bien faible idée des énormes fortunes réalisées grâce à la guerre. De ci, de là, un chiffre perce. Un discours parlementaire cite 2 millions de bénéfices annuels perçus par une Société au capital de 125.000 francs. Et que dire de ces « groupes métallurgiques » qui monopolisent la fabrication d’un modèle de canon…

— Combien Nicolas II doit-il maudire Delcassé, qui fit luire à ses yeux, en 1913, la promesse de Constantinople !

— Le 7. Veille de Pâques. Départ à minuit pour Serbonnes dans un train surbondé. J’écoute de petites employées du P.-L.-M. L’une — vingt ans — dit qu’elle ne demande pas à vieillir, sauf toutefois pour voir vite la fin de la guerre. Et tout le compartiment : « Ah ! Oui, la fin ! »

— On tolère des critiques sur la province ou la ville qu’on habite, sur la maison qu’on occupe, sur les êtres chers, sur soi-même : on ne tolère pas de critiques sur la Patrie. Non. On ne peut pas dire que les Français ont tels défauts, équivalents à ceux des nations voisines. La Patrie est vraiment devenue la Divinité.

— Le 8. Wilson et Poincaré échangent des lettres. Wilson termine : « Au nom du peuple américain, je vous salue, vous et vos illustres compatriotes. » Et Poincaré, personnel, sec et royal : « Je vous prie de croire à mon amitié dévouée. » J’entends nombre de gens s’étonner du contraste.

— Ô la guerre au service du catholicisme… C’est le soldat qui, dans une attaque, fait le vœu : « Si j’en réchappe, je vais à la messe. » C’est cette veuve d’aviateur, libre-penseuse, qui, après la mort de son mari, a entendu son âme, et qui devient spiritualiste, puis croyante. C’est, à la gare de Lyon, au saut du train, une voyageuse qui se précipite, humble et pressante, sur un cardinal : « Monseigneur, une prière pour mes fils qui sont au front… » Monseigneur ne doit-il pas trouver que la guerre a du bon ?

— Je dis à Tristan Bernard qu’avec Cuba, cela fait 13 nations du côté des Alliés. Il s’écrie : « Il y en aura une qui mourra dans l’année ! »

— Du même : la conséquence comique de la guerre, c’est que les nations entretiennent des armées permanentes surtout par crainte des révolutions, que ces armées permanentes ont entraîné la guerre, qui a entraîné la révolution.

— L’offensive française vers Laon devait débuter le 12 à neuf heures du matin. Celle des Anglais devait la précéder de 24 heures. Mais des rapports d’espionnage leur signalent que les Allemands ne se doutaient de rien, les Anglais, afin d’obtenir un effet de surprise, avancèrent de deux jours leur offensive. On fut alors tenté de commencer le 11 sur le front français, afin de ne pas mettre trop d’écart entre les deux opérations. Mais la voie étroite qui sert au ravitaillement en munitions avait été posée l’hiver sur de la neige durcie qui fondit au dégel. Cette voie s’affaissa. Le génie demanda cinq jours pour la réparer.

— Le 12. Gheusi me dit que l’offensive vers Laon est fixée au samedi 14. On évita le vendredi 13 par superstition.

Resté fidèle à la mémoire de Galliéni, Gheusi évoque des souvenirs qu’il fixera sans doute. Pour lui, Galliéni, grand pessimiste, était prophète. Il déplora dès le 2 août 1914 la marche sur l’Alsace. Il annonça que les forts de Liège et de Namur ne tiendraient que quelques heures. Quant à la bataille de la Marne, Gheusi, s’appuyant sur les ordres dont il a gardé copie, donne naturellement le rôle capital à Galliéni.

Le 9 septembre 1914, à 9 heures du soir, Gheusi téléphona de Paris à Millerand à Bordeaux, pour lui annoncer que Paris était sauvé. Le premier cri de Millerand fut : « Nom de Dieu ! » Gheusi estime que Millerand regrettait le départ pour Bordeaux.

— Le 14. Bouttieaux affiche une grande confiance dans sa lettre arrivée ce jour. Il semble une fois de plus suggestionné par l’ambiance. Il oublie tous les jugements qu’il a portés depuis trente mois et qui concluaient à l’inviolabilité des fronts. « Tout est prêt, et vraiment je crois que nous avons fait tout ce qu’il était possible de faire. Je vous enverrai bientôt un petit mot pour vous annoncer, j’espère, de très bonnes nouvelles. C’est la décision. C’est la grande bataille. Ce sera le succès. Haut les cœurs et confiance ! »

— Le 14. L’offensive française est remise au lundi 16.

— Joffre se promène au Bois sous un haut képi à trois rangs de feuilles de chêne. Il distribue des montres aux petits enfants. Sa manche est si constellée d’étoiles qu’un gamin s’écrie : « Mais c’est la Grande Ourse ! »

— Le 14. On annonce un jour sans viande à partir du 25 avril, puis deux jours à partir du 15 mai. La bourgeoisie décide que cela n’a pas d’inconvénient. L’ingénieur K… déclare devant moi que tout Français peut perdre impunément la moitié de son poids.

— Le 16. On veut supprimer les pâtissiers. Ils s’agitent.

— Le 16. On a incorporé la classe 1918. Hervé s’écrie : « Ce qu’ils en feraient un nez, ces bleuets, si leurs anciens remportaient la victoire sans eux ! » C’est le record du bluff. Tels sont les témoignages qui resteront de la guerre, et qui inciteront à de nouvelles guerres, au lieu d’en inspirer l’horreur unanime, si des voix ne protestent pas… Honnêtement, loyalement, n’y a-t-il pas neuf sur dix de ces malheureux enfants qui, hors de la forfanterie et de l’ivresse collectives, souhaitent de n’être pas jetés à l’absurde boucherie ?

— Le 16. Joffre et Viviani s’embarquent pour l’Amérique. Joffre emporte son bâton de Maréchal. On le lui donna ces jours-ci à cet effet.

— On a connu le 17 les premiers résultats de l’offensive, de Vailly à Auberive, engagée le 16 et annoncée depuis si longtemps. Quelque embarras chez les critiques militaires, des allusions à l’effet de surprise manqué, l’absence d’avance sensible, font penser que ce mouvement n’a pas répondu aux espoirs qu’on tendait sur lui. Dès le lundi 16, à minuit, j’ai eu ce pressentiment, sur le coup de téléphone de Tristan m’envoyant les premiers résultats. Les communiqués modestes du 18 confirment cette opinion. Pour moi, qui maudis la guerre en soi, qui continue de ne pas croire aux solutions militaires, aux victoires ancien modèle, je ne vois que l’hécatombe, je tremble que le féroce Mangin ne s’entête, j’imagine tous les intérêts politiques, toutes les ambitions militaires conjurés pour obtenir un succès.

— Une impression qui se répand. L’entrée en guerre des États-Unis et la Révolution russe ont désormais donné pour but à la guerre l’avènement et le triomphe des démocraties. Ce ne sera pas trop cher, paraît-il, d’avoir enfanté dans le sang cet état nouveau. Le comique, c’est que les réactionnaires, qui sont les grands amants de la guerre, sont obligés d’adopter cette opinion.

— Au 33e mois de la guerre, on ne peut pas imprimer, même ironiquement, ce titre : « La guerre va finir. » Un journal voulait annoncer, sous cette forme, une cérémonie à la basilique de Saint-Denis, destinée à amener la fin des hostilités. On ne lui a laissé que ce titre amputé : « La guerre va… »

— Le 19. Les pertes, pour les deux premiers jours d’offensive, seraient de 72.000 hommes. Tristan dit 50.000. Et pour me faire comprendre ce chiffre au téléphone, il me dit : la population de Troyes.

— C… continue de voir, dans la résolution américaine, un de ces grands mouvements idéalistes qui s’emparent parfois des nations et des individus. C’est partiellement possible.

— Le 19. Du jour au lendemain, on institue la carte d’essence. Le Gouvernement entend agir ainsi, sans avertissement, pour éviter les accaparements et spéculations.

— Dans le train de Versailles, des bourgeois cossus constatent le manque de charbon. « Oh ! Le froid, c’est ce qu’il y a de pire », dit l’homme doucement. La femme se plaint de la difficulté de faire des menus maigres : « Vraiment, vous croyez qu’on peut manger des topinambours ? » Et pas un mot pour souhaiter que cette folie cesse, qu’on étudie au moins les moyens d’y mettre fin. On trouve cela beau. Moi, je n’y vois qu’orgueil, respect humain, moutonnerie.

— Le 20. Une nausée me prend à chaque manifestation verbale. Elles pullulent. On lance des phrases du haut d’une estrade. Mots mortels. Car ils envoient au charnier des milliers de jeunes hommes. Et ceux qui les prononcent ne courent aucun danger. Aujourd’hui, devant Poincaré et Millerand, c’est Richepin qui récite « le baiser des Drapeaux » après l’entrée en guerre de l’Amérique.

— Le 22. Un frappant exemple de la folie générale : une information a fait le tour de la presse, d’après laquelle les Allemands tiraient de la glycérine et de la graisse des cadavres de leurs soldats. Il s’agirait d’une erreur de traduction du mot « kadaver », qui s’applique aux animaux.

— Un soldat, arrivant de Craonne, me demande son chemin. Nous causons. Timidement, il dit : « Naturellement, on voudrait bien avoir ce qu’on veut. Mais enfin, du moment qu’il y a eu un bout, il y en aura bien un autre. » La gaieté de Paris — c’est un dimanche soir — le choque. Je lui dis que les hommes comme lui devront parler haut, après la guerre. Il me répond qu’ils ne savent rien, qu’ils sont occupés de leur affaire, que ceux qui parleront, ce seront « ceux qui auront lu la guerre dans les journaux ».

— Une lettre d’Albert J…, prototype du petit soldat : « Nous sommes descendus en réserve le 10 à 3 heures du matin, après 18 jours en 1re ligne. Le 10 au soir, il fallut remonter travailler en 1re ligne. Nous ne tenions plus debout. Nous avons refusé. On nous a promis le Conseil de guerre. Mais rien ne nous fait peur. On ne peut pas nous rendre plus malheureux. En ligne, nous avions chacun un petit morceau de viande, une boîte de sardines et 250 grammes de beurre pour 14 ! Avec cela, monter la garde et 8 jours sans dormir. Ceux qui disent que le moral est bon ne viennent pas le demander aux poilus de 1re ligne. On nous traite d’anarchistes. On le serait à moins. S’ils veulent qu’on y reste tous, ils feraient mieux de nous donner un bouillon de onze heures. »

Et on ne publie que des lettres héroïques ! Et on veut ignorer la vraie mentalité de ces malheureux !

— Première lettre de Bouttieaux depuis l’offensive du 16. Elle est datée du mardi 17. « Je suis complètement déçu… Et pourtant la préparation avait été aussi complète qu’on pouvait le rêver… J’avais pris les dispositions les plus minutieuses pour refaire les ponts et les routes des régions reconquises… »

— Derrière moi, à la représentation officielle de Shylock, j’ai Mme D…, la femme de l’auteur dramatique. Nous causons à l’entr’acte. Son fils est aviateur. Elle me dit qu’elle ne vit pas, qu’elle perd la mémoire, l’esprit, qu’elle aura besoin de piqûres pour se remonter. Je veux lui répondre : « Je sais bien la piqûre qu’il vous faudrait : la paix. » Mais au moment de prononcer ce mot, je sens que c’est impossible. Je devine la réprobation unanime des voisins. Oui, opposer la vie à la mort, la santé à la maladie, la raison à la folie, la paix à la guerre, c’est impossible, après trois ans, dans un milieu bourgeois. Qui croira cela ?

— Cette même représentation finit — à 7 heures au lieu de 5 heures — assez inopinément sur la Marseillaise. Une dame proteste parce que quelques personnes, avant que n’éclatassent ces accents imprévus, s’étaient dirigées vers la porte. Elle déclare « qu’on ne doit pas bouger pendant la Marseillaise ». Dans quelle église, au cours de quelle cérémonie rituelle, interdirait-on à quelques fidèles de s’éclipser ? En vérité, un néo-fanatisme règne, plus farouche que ceux dont l’histoire a gardé le souvenir.

— Un journal paraît, qui s’intitule le Rhin français, organe de la Ligue panceltique. Journal et Ligue ont leur siège social rue Édouard-VII, à un pas du Boulevard, où leurs titres s’étalent en lettres énormes. Il suffirait qu’un neutre envoyât la photographie de cette devanture en Allemagne pour qu’on en fît état là-bas, et qu’on dénonçât ainsi les ambitions françaises. Ah ! Maudits soient pangermanistes et panceltiques, et tous les panchosistes qui prolongent la démence et la tuerie !

— Le 24. L’historien Aulard publie dans l’Information un article d’un ton nouveau. C’est la première fois que la presse à grand tirage donne une telle note, et que la Censure la tolère. Il faut en citer des passages :

« L’essentiel, surtout pour la France, qui a déjà fait beaucoup plus de sacrifices que les autres Alliés, c’est que la guerre ne dure pas trop longtemps.

« La paix — non allemande, mais humaine — que nous voulons, ne sera féconde, n’aura les caractères réparateurs de la paix, que si elle ne tarde pas, que si elle intervient avant un trop grand affaiblissement de cette France dont il importe au monde, pour l’équilibre futur, que la force reste entière. Il ne faut pas, dans la grande paix qui se prépare, que la France des Droits de l’Homme ait figure de convalescente anémiée, mais de vigoureuse ouvrière du droit nouveau ».

— Le 25. Un décret du matin interdit la viande tous les soirs, dès aujourd’hui, sous quelque forme que ce soit, à tous les repas servis. Les boucheries fermeront à une heure. Ainsi, seuls les restaurants sont frappés, tandis que les ménagères achèteront le matin la viande du soir. Tout est injuste dans l’injuste.

— La vérité se dégage sur l’offensive du 16. Il paraît qu’une forte pression, au Conseil de défense qui précéda l’attaque, fut exercée par Poincaré. Toujours lui ! il voulait une victoire bien française, avant l’entrée en guerre de l’Amérique.

— Le 26. Le Congrès des Industries métallurgiques et minières, à la Foire de Lyon, émet ce vœu : « Considérant que la France doit importer 23 millions de tonnes de houille par an,

« Que le retour de l’Alsace-Lorraine portera cette importation à 31 millions (car on récupère des usines et des minerais sans bassin houiller),

« Demande que le Gouvernement exige l’annexion du bassin de la Sarre, qui ramènerait le déficit houiller à son chiffre actuel. »

Ainsi, en dehors de l’injustice de l’annexion, injustice au nom de laquelle combat la France, on tue indéfiniment 1.500 Français par jour pour que la France n’ait pas à acheter 8 millions de tonnes de houille de plus à l’étranger qu’elle n’en achète actuellement !

— Fidèles à leur méthode de franchise, les Anglais annoncent officiellement un lourd tonnage détruit par les sous-marins.

— Tristan me dit qu’en allusion aux hécatombes de troupes de couleur on appelle Mangin : le broyeur de noirs.

— Le 28. Millième jour de guerre. Les journalistes poursuivent à ce propos leur affreuse besogne, qui consiste, du fond des salles de rédaction, à envoyer les autres à la mort. Ils ont donc consulté le peuple, à l’occasion de ce millième jour (1.500.000 morts). Mais, naturellement, ils ne peuvent rapporter que les propos orthodoxes, dans le sens de la guerre à outrance. De tous ceux qui réclament la fin, c’est-à-dire de l’énorme majorité populaire, ils ne peuvent rien répéter. Et c’est, une fois de plus, la sophistication, la drogue empoisonnée.

— Le 28. Il y a un certain nombre de mariages entre infirmières mûres et riches, et des soldats aveugles. Cela choque d’abord. Et puis ? Elles auront ce qu’elles n’auraient pas eu. Et eux ne verront pas les signes de l’âge.

— On devrait dire : il y a 1.500.000 jeunes morts.

— L’insouciance de la foule demeure prodigieuse. L’échec de l’offensive du 16 semble rester ignoré. On n’en parle pas. On entend parler affaires par les hommes, et toilette par les femmes.

— L’aviateur Gilbert conte son évasion à Gheusi, qui se propose de l’écrire. J’en note deux traits. Une fois parti par le tuyau d’aération des cabinets (après deux mois et demi d’essais, une fausse sortie et un amaigrissement voulu), un ami le cacha deux jours, à Zurich, dans sa garçonnière, et dans un placard. Gilbert le détourna de mettre dans le secret la vieille bonne, suisse allemande, si dévouée qu’elle fût. Et, l’ami absent, Gilbert vit, par le trou de la serrure de son placard, la vieille bonne fouiller le bureau, prendre des notes, reconstituer les papiers déchirée de la corbeille. Une espionne. Deuxième épisode : la visite de la petite amie de l’hôte. Ce dernier, qui savait Gilbert dans le placard, se montra très réservé. Elle s’en irrita. Il proposa de sortir. Elle déclara qu’elle n’était pas venue pour cela. Et il dut prétexter la migraine.

— Le 29. Détails sur l’offensive du 16 : un effroyable Service de Santé ; des blessés restés 32 heures sans secours ; et aussi les exceptionnels ravages de notre artillerie dans nos rangs.

— Un journal régional, quand fut repoussée l’offre de paix du 12 décembre 1916, imprima : « Nous sommes enfin débarrassés du cauchemar effroyable de la paix. »

— Plus j’y réfléchis, plus j’estime que la mentalité actuelle est l’œuvre de la presse. Les gens sont nourris de phrases de journaux. On les retrouve entières dans les flots de haine qu’ils vomissent.

— Au Conseil de Défense, où fut décidée l’offensive du 16, Pétain dit qu’il ne croyait pas à une victoire stratégique. À quoi Poincaré, de sa voix de ratier : « Sans doute, général, parce que vous n’avez pas remporté de victoire stratégique. »

— Après l’offre de paix du 12 décembre 1916, Aulard écrivit une lettre de deux pages à Poincaré. Il disait en substance : « C’est un historien qui vous écrit, qui connaît son pays, et qui l’aime, et qui se permet de vous donner un avis. À l’offre allemande, il ne faut pas répondre : non. Si c’est une manœuvre, il faut y répondre par une manœuvre. Il faut répondre « oui », et désigner tout de suite un médiateur, le président Wilson. J’ignore les intentions de ce dernier, mais il est certain que la grande république américaine assurera l’intégrité de la Belgique, de la Serbie. Et quant à l’Alsace-Lorraine, souvenez-vous qu’il y a des solutions qu’on peut accepter d’un arbitre et qu’on ne peut pas accepter d’un ennemi. »

Poincaré n’a même pas répondu.

Aulard a gardé copie de sa lettre.