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L’Envers de la guerre/II/10

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Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 97-107).
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MAI 1917


— Le 2. Sur l’offensive du 16 avril, la foule a l’impression vague d’un échec, « parce que ça a été mal conduit », mais d’une reprise prochaine et triomphante. Elle va d’espoir en espoir. Quant aux hécatombes ? Des haricots, je vous dis !

— Au cinéma, on projette cette formule : « Il n’y a rien de plus fort que l’amour des mères. » Si. Il y a tout ce qui permet que soit la guerre.

— Les soirs sans viande dans les restaurants sont acceptés allègrement. On dit : « C’est plus sain. »

— Le 4. On annonce pour le 10 le pain bluté à 85 %, c’est-à-dire le pain bis. On sent, dans les mesures prises par le Ravitaillement, une sorte d’affolement. Il naît de l’antagonisme entre le manque de denrées, d’une part, et, de l’autre, la crainte d’inquiéter l’opinion et de mécontenter les syndicats.

Pour le blé, on vit à Paris sur le stock militaire du camp retranché. Parfois, on n’a plus de provision que pour cinq jours. Puis un arrivage de bateaux renfloue la réserve.

— Au Conseil de Compiègne du 6 avril, Mangin montra les ordres qu’il donnait. Il devait coucher le premier soir à Laon. C’était écrit, décidé, certain… L’aviation l’avertit cependant le 16 au matin que les défenses allemandes n’étaient pas détruites. Mais il aurait répliqué : « bah ! J’ai dit que je prendrais ce soir l’apéritif à Laon. Allons-y. »

— Le 4. Une Revue à Femina. Des dos nus, des seins nus, des jambes nues à l’infini. Une chanson déclare que, la paix et l’abondance revenues, nous regretterons le temps des crises. La salle pète d’enthousiasme à cette ineptie. On se sent héroïque, le cul au fauteuil. Pourtant il y a des mères qui ont leur petit au front. J’en vois. Alors ?

— Voici la vue la plus dépouillée que j’aie sur la prolongation de la guerre. (Naturellement, article premier, les pertes ne comptent pas, ni au point de vue sentimental, ni au point de vue national.) Nos dirigeants ont adopté la formule : réparations et garanties (Lisez annexions et indemnités). Or, si on fait la paix actuellement, on n’a ni les unes ni les autres, puisqu’il y a équilibre. Donc, impossibilité de faire la paix.

— Reconnaissons que les buts de guerre des Français se sont singulièrement modifiés avec le temps. Ce furent successivement :

1o Se défendre contre l’agresseur.

2o Reprendre l’Alsace Lorraine.

3o Exiger des réparations et garanties.

4o Abolition de l’impérialisme, avènement des Démocraties. Société des Nations.

— Dans le train, un soldat blessé nous parle. Il est renvoyé dans ses foyers comme auxiliaire classe 1898. Blessé dans la Somme, il habite Conches, à 18 kilomètres du cantonnement de son régiment. Et on l’envoie régulariser sa situation (il est en civil, il ne s’agit même pas de déposer ses effets militaires) à Nice où est son dépôt. Soit 3.000 kilomètres de chemin de fer ! Cet exemple est symptomatique, parce qu’il faut multiplier par centaines de mille ces voyages inutiles et juger par là de l’effroyable et niais gaspillage.

— Un colonel du 1er groupe aéronautique monte en dirigeable. Un adjudant s’élance, dans le vide, sur des haubans, pour vérifier les boîtes de roulement des hélices. Tête nue, ses cheveux flottent au vent. Et le colonel, au commandant du bord : « Il a les cheveux un peu longs. Il faudra lui en faire l’observation. »

— 2 heures du matin. Gare de Melun. Descendent des boys-scouts, de 12 à 15 ans. Leur moniteur, qui se sent regardé par les soldats aux portières, aboie : « En ligne face à moi ! Comptez-vous trois ! Au temps ! » Les pauvres gosses obéissent. C’est toute la guerre. Les générations préparées au massacre moutonnier, par goût d’ostentation, de caporalisme.

— Les échos du voyage Joffre-Viviani s’achèvent en éclats de rire. C’est d’un ridicule pénible. Ces accolades, ces baise-mains, cet avocat qui pérore inlassablement sans être compris de personne. Et ce discours de Joffre : « I do not speak english. Vive l’Amérique ! » Et son déraillement au cours duquel il continue à bouffer…

— À cause de l’offensive, on a suspendu 13 jours les lettres des soldats en Champagne. 13 jours où les parents vivaient dans une angoisse de chaque seconde !

— Les officiers russes aux Inventions disent qu’ils apprennent les événements de leur pays par les journaux français. Les voilà bien informés ! L’un d’eux, blagueur, me dit : « Nous avons quatre gouvernements : le provisoire, la Douma, les tsaristes, le Comité ouvrier. Et encore, ce dernier est scindé par un schisme. »

— La restriction possible du pain émeut plus le paysan que la menace suspendue sur son fils aux armées. Et puis, la disette menace tous les estomacs. Tandis que les pères d’enfants encore vivants sont peu nombreux dans la masse. Et enfin, la mentalité patriotique permet de dire : « Je veux du pain ». Elle interdit de dire : « Je veux mon fils. Je veux la paix. »

— Le 9. L’effort d’empêcher la réunion socialiste internationale de Stockholm a quelque chose d’effarant dans le grandiose. Ah ! La guerre à la paix est bien menée, elle ! Tous les moyens sont bons. On parle de refuser des passeports aux socialistes français. On les injurie crasseusement.

— Rendons-nous compte que l’Allemagne, comme l’Entente, est partagée en deux courants. Les dirigeants disent « paix avec annexions et indemnités ». Les socialistes : « paix sans annexions ni indemnités ». Cet antagonisme est le vrai drame de l’heure. Les dirigeants ont pour eux toutes les forces, ils sont dans la tradition, dans l’orthodoxie. Les socialistes représentent les souffrances populaires, les idées avancées, l’horreur de la guerre. Mais ils sont bâillonnés du fait même qu’on est en guerre.

— La déclaration d’une Ligue pangermaniste est identique, dans son texte, à celle d’une Ligue panceltique.

— Voici un chansonnier montmartrois qui raille l’Impératrice d’Autriche parce qu’elle veut la paix. Il dit que son prénom de Zita rappelle plus la rue de la Paix que la paix. Est-ce assez vulgaire, assez bas !

— Le 13. Rentrant à pied de Saint-Cyr à Versailles, je croise d’innombrables groupes de soldats. C’est le dimanche soir, la pénombre. Et je surprends malgré moi leurs propos. « Mon galon… — Ma situation… — Ma place… — Ma maladie… » Petits griefs, petits espoirs, petits soucis, chacun ne s’occupe que de son cas personnel, étroitement, à courte portée. Et ainsi s’explique qu’on puisse maintenir cet énorme troupeau au seuil du massacre.

— Je lis dans une revue financière le rapport annuel d’une société métallurgique. On s’y félicite du développement des succursales de Gennevilliers, Milan, Moscou. Et je revois la figure de l’un des deux directeurs, mafflu, brutal, vulgaire, un gastéropode, un appétit en marche. Comment de tels individus ne béniraient-ils pas la bonne guerre, indéfinie ? Allons, allons, c’est surtout pour eux qu’il tombe 1.500 jeunes Français par jour. Le reste n’est que de l’orgueil qu’on fouette.

— Le 14. Jean Longuet, député de la Seine, est admis à exposer dans l’Humanité la thèse des socialistes qui veulent aller à Stockholm. Il peut dénoncer dans cet article « la bourgeoisie excitant l’exécrable haine des races, dans la crainte du prolétariat ». On n’a pas, en effet, projeté assez de lumière sur cette vue, sur l’intérêt des dirigeants de noyer le socialisme dans le sang, dans son sang.

— Après l’offensive du 16 avril, on apporte un grand blessé allemand dans un de nos hôpitaux. Il est dans le coma. Un général visite l’hôpital. Il exige qu’il y ait une étiquette à la tête de chaque lit. L’infirmier est fort ennuyé de cet Allemand qui ne peut pas parler, ni fournir de renseignements. Il va falloir expliquer l’absence d’étiquette. Ma foi ! Notre homme en improvise une… il griffonne Fritz, Boche, invente un matricule, jette sur le lit une capote du 317e d’infanterie. Le général passe. L’infirmier dit la gravité de la blessure. Le général ordonne : « Médaille militaire. » Les officiers prennent des notes. La nomination de Fritz Boche figurerait à l’Officiel.

— Autour du Grand-Palais, où l’on traite les blessés par la mécanothérapie, c’est, dans ce décor adorable du printemps, le plus affreux défilé d’infirmes à jambes tordues, l’un qui marche dans un perpétuel « jeté » de danseuse, l’autre les genoux pliés comme un cavalier ankylosé. Et les enfants jouent sous les marronniers en fleurs, parmi ces déchets d’humanité.

— Le 15. Les nominations de Foch et Pétain paraissent. Que penser de Foch ? R… disait de lui, au moment de l’offensive d’Artois en septembre 1915, qu’il faisait l’effet d’un fou, lorsque, par ses discours préalables, il avait jeté les hommes contre des défenses allemandes intactes. De plus, malade, un médecin attaché à sa personne, qui le sondait toutes les deux heures.

— Le 16. Une note officielle française raille et frappe de suspicion les listes de pertes allemandes. N’est-ce pas un comble, de notre part, à nous, qui n’avons jamais osé publier de listes !

— Déjeuner avec Jean Longuet. Sur Stockholm, il attend la décision du Congrès socialiste du 27 mai. Il ignore si vraiment le Gouvernement allemand interdit aux socialistes allemands d’aller à Stockholm comme l’annoncent nos journaux. Il me montre les lettres qu’il reçoit : « Allez à Stockholm — si vous réussissez, votre nom sera immortel — on te fera ton affaire comme à Jaurès… » Les encouragements viennent du front. Les injures, de l’intérieur.

À la Société des Études Historiques, dont Longuet est membre, on tenta de mettre en lumière l’attitude de Poincaré vers les 28 et 29 juillet 1914, ses décisions cassantes, hâtives. Poincaré le sut. Il écrivit quatre pages justificatives pour Longuet et chargea Sembat de les lui remettre et de l’inviter à passer à l’Élysée. Longuet déclina.

— Le 17. Je passe le soir au bureau de Gheusi, à l’Opéra-Comique. C’est la Bourse des Rumeurs, dans ce temple de la Musique. La veille, Deschanel était venu bavarder longuement dans ce bureau. Il déplore qu’on ne fît pas la paix avec les Autrichiens, qui y sont prêts, sous l’influence de leur Impératrice, et avec les Turcs.

— Rencontré l’auteur dramatique D…, dont le fils unique — sa fierté, sa raison de vivre — est aviateur devant Saint-Quentin. Il appréhende la paix séparée russe, déclare que la paix actuelle serait mauvaise, qu’il faut attendre. « Quoi ? » lui demandai-je. Réponse : « Que l’Allemagne en ait assez. »

— Le sentiment que la guerre est fatale comme l’amour et la mort est resté très vivace. Et cela explique qu’on accepte la guerre comme une catastrophe naturelle, la peste, la foudre (encore lutte-t-on contre ces fléaux, tandis qu’il est défendu de honnir la guerre, d’y toucher !). Cela explique qu’on ne s’insurge pas contre tous ceux qui l’ont appelée, favorisée, laissée naître. Cela explique l’universelle résignation aux deuils, aux misères, aux privations, aux futures charges financières qui écraseront les générations…

— Je me demande si la pitié ne s’éveille pas uniquement par le témoignage des sens. Ainsi, lorsqu’on entend un cri de douleur, lorsqu’on voit un accident, on s’émeut, on souffre, on veut que cela cesse, ne serait-ce que pour cesser soi-même de souffrir. Mais il me semble que cette compassion ne s’éveille pas pour ce qu’elle n’enregistre pas. Et cela expliquerait la guerre, car on en a écarté de nos yeux et de nos oreilles toute l’horreur. Cela se passe à 100 kilomètres de Paris. Et la Censure monte la garde.

— Au 1er groupe d’aérostiers, il y a neuf mois, il était interdit aux jeunes soldats de porter le ceinturon de cuir fauve. C’était une fantaisie qu’on satisfaisait avec des ruses et qui entraînait une punition. Cette année, les arrivants sont punis quand ils ne portent pas le ceinturon. Toute la mentalité de caserne est là-dedans. Et on voit qu’elle est bien vivante, après trois ans de guerre !

— La Censure interdit la publication de l’ordre du jour de la fédération socialiste de la Seine — qui, le 20 mai, s’est prononcée pour Stockholm par 5.400 voix contre 4.300.

— Le 21. Lundi. Premier jour sans viande. Le dimanche 20, on se rua sur les boucheries, afin de s’approvisionner pour deux jours. Troubles, assauts. Les bouchers mettent la viande aux enchères. On se volait les morceaux. Dès 10 heures du matin, tout est raflé.

— Les sentiments cornéliens, tels que « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », sont soulignés de tonnerres de bravos au Théâtre-Français. Le bourgeois a l’âme romaine, au théâtre.

— Le 22. Les grèves de « midinettes » s’étendent. L’aspect des cortèges est neuf. Ce sont de jeunes femmes, la plupart « en tailleur » bleu marine. Elles rient. Elles chantent. Un nombre énorme d’agents les surveillent.

Il y eut quelques échauffourées. Les journaux n’en disent rien. La Censure cède à la tentation, à la facilité d’interdire tout ce qui peut nuire au gouvernement, toute ombre au tableau des mœurs.

— L’ingénieur G…, retour d’Amérique, débarque enthousiaste. Les Américains sont un peuple jeune, généreux, plus intelligent qu’intellectuel, qui ignorait la France. C’est Verdun qui la lui a révélée. Et alors, il suffit d’être Français pour être reçu à bras ouverts, portes ouvertes, caisse ouverte. L’argent s’offre en torrent.

— Gheusi est sombre. Les grèves vont s’étendre, attisées par la C. G. T. (Confédération générale du Travail). Déjà à Ménilmontant, Belleville, l’émeute gronde ; on y force les autos de luxe à rebrousser chemin. Les garçons bouchers vont faire grève. Et puis, un parti veut mettre Joffre à la présidence de la République. Les Russes se morcellent en fédérations. La paix prématurée est à craindre.

Arrive Arthur Meyer, qui a vu Poincaré le jour même afin de l’inviter à une fête de bienfaisance. Un des soucis de Poincaré, c’est le choix d’un ambassadeur en Russie. Qui nommer ? Thomas ? Sembat ? Paul-Boncour ? Pichon a refusé, après avoir pris connaissance des traités France-Russie. Grosse question, ces traités. La presse y fit timidement allusion. Les révolutionnaires russes voulaient les publier. Le formidable effort contre Stockholm n’avait-il pas en particulier pour but d’empêcher cette divulgation ? Arthur Meyer pense que les Allemands les publieront.

Pour compléter la physionomie de cette visite à Gheusi, notons l’irruption d’une jeune pensionnaire de l’Opéra-Comique, retour du front de Nancy, où elle chanta Manon aux soldats. Et c’est la guerre en ritournelles, l’empressement sénile des généraux, la valse aux bras du commandant infatigable, les galantes attentions d’un noble état-major, les fossettes et les beaux cheveux blancs de Paul-Boncour, les larmes versées sur les petites tombes des soldats, le bruit du canon, l’automobile repérée, la visite au village détruit, à 800 mètres des lignes, ma chère… bref, un ravissement.

— Une ville du Nord, derrière le front. Le général commandant la place reçoit une délégation de bourgeois qui lui demandent d’ouvrir une maison de tolérance, car les soldats pressent toutes les femmes. On l’ouvre. Alors, nouvelle délégation des bourgeoises, qui demandent au général de fermer la maison, car leurs maris y passent tout leur temps.

— Le 26. Les grèves. Deux heures après-midi, sur le Boulevard. Au café, dehors, il faut payer sa consommation sitôt versée, car les grévistes pourraient venir.

De vieux cabots, soutenus par trois violoneux, entourés d’un cercle religieux d’auditeurs, chantent et vendent une chanson qui finit : « Vive la Grève ! »

À la Bourse du Travail, effervescence. Cortèges nombreux et joyeux de femmes. Quelques hommes : de très jeunes gens, des réformés, des médaillés. Des pancartes, des bouquets, en signe de ralliement. Une troupe se forme et, place de la République, contraint les cafés et restaurants à fermer. L’opération est rapide. La masse crie : « Tabliers ! Tabliers ! » La terrasse se vide de consommateurs. Une délégation entre. Le personnel se met en gréve. Un meneur, monté sur une table, annonce la nouvelle. On l’acclame. Les devantures se ferment à grand bruit. Le tout a demandé cinq minutes par établissement.

Cependant, des femmes grévistes se carrent aux terrasses abandonnées, l’air fier et riant. On pense aux souvenirs révolutionnaires, le peuple parcourant les Palais Royaux. Les agents laissent faire.

— Le 28. Les journaux sont unanimes à prétendre qu’il faut voir la main étrangère dans les grèves et à réclamer de la fermeté.

— Le 29. Le Congrès socialiste a voté à la quasi-unanimité la présence de délégués français à Stockholm, où l’on doit d’abord comparaître séparément et envoyer une réponse à un questionnaire dressé par les Suédo-Hollandais. L’union des majoritaires et minoritaires s’est faite au cri de « Vive Jaurès ! » Il y avait dans cette réconciliation de la grandeur.

— Le 29 soir. Les milieux orthodoxes sont consternés de la décision socialiste. À la Chambre, agitation. J’entends dire que c’est le plus grand fait depuis la déclaration de guerre.

— Le 31. Un formidable effort s’exerce sur Ribot pour lui faire interdire Stockholm aux Français. L’Institut, le Sénat, toutes les grandes phalanges conservatrices lui donnent l’assaut.