L’Envers de la guerre/II/21

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Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 217-229).
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AVRIL 1918


— Le 1er . Je voyage avec un petit sous-lieutenant qui revient de Verdun. « Le bombardement de Paris me fait plus d’effet que celui du front, dit-il. Au front, il y a une telle dépense de projectiles qu’il est rare qu’un obus tue. À Paris, à chaque coup, je pense qu’il y a des victimes. » Il avait été atteint par les gaz. Et il disait, avec une singulière mélancolie : « Il y en a qui ont une odeur si agréable, qu’on s’attarde à les respirer. »

— Le canon tire « au compte-gouttes », me dit un colonel. On l’a repéré, m’assure-t-il, dans la forêt de Saint-Gobain. Mais sous une telle montagne de béton… Je m’étonne devant lui qu’on ne renseigne pas plus le public sur l’angle de chute, les précautions à prendre, le trottoir à suivre. Ou qu’on ne prévienne pas quand le coup part (Trois minutes avant l’arrivée). Geste vague. Il me dit aussi que des informateurs avaient signalé l’existence de ce canon il y a six mois. On ne les crut pas. Mais ainsi s’explique la promptitude avec laquelle le gouvernement admit, dès le premier jour du bombardement, l’hypothèse d’une pièce à longue portée. Le fait confirmait les indications dont on n’avait pas fait état.

— À Serbonnes. Un fermier a obtenu cinq prisonniers allemands pour les travaux. On guette leur venue. Pas de manifestation. Le soir, un Serbonnois s’étonne : « Mais il y en a de mariés ! Et qui ont des enfants ! Il y en a un qui a montré la photographie de ses trois gosses… » Voilà l’œuvre de la presse. Ils croyaient à des diables. Ce ne sont que de pauvres diables.

— Le 3. En cas d’investissement de Paris, le Gouvernement envisage le départ pour Clermont-Ferrand. Poincaré a déclaré : « En tout cas, pas Bordeaux. » Un million de Parisiens sont partis. Un fléchissement du commerce s’ensuit. Des faillites sont à craindre. Le ravitaillement est mauvais, car les grandes villes de province, congestionnées, happent au passage les apports de vivres. Pour la question des enfants, on balance. Prolonger les congés de Pâques ? Dans huit jours rien ne sera changé. Les entasser dans des classes ? Ils peuvent y être massacrés.

— Au Conseil récent de Doullens, Foch aurait abordé Douglas Haig : « Eh bien, Monsieur le Maréchal, vous allez donc reculer jusqu’à la mer ? Il faudrait s’arrêter. » Que sortira-t-il d’une collaboration ainsi préfacée ?

— Le 3. On s’émeut du brutal démenti de Clemenceau à Czernin. Celui-ci prétendait que Clemenceau lui avait proposé la paix avant l’offensive, mais que la question d’Alsace-Lorraine avait fait échouer les pourparlers.

— Visite à une cave modèle. Grand divan suspendu, table, conserves, fourneau, hyposulfite, lampes électriques de poche, sifflets d’appel, etc.

— Le canon de Saint-Gobain continue d’intriguer. Les scientifiques s’efforcent de l’identifier. Les techniciens d’artillerie déclarent que rien n’était plus aisé à réaliser. Dans la bourgeoisie, on comprend lentement les conditions du tir et les moyens de s’en protéger. Tristan Bernard dit qu’il n’a jamais si bien senti l’ignorance des « gens du monde ». On étudie sur le plan de Paris les régions exposées. Les femmes se promettent de ne s’y point risquer. Puis, sur l’appel impérieux d’un essayage, elles oublient les fermes propos.

— Le 4. On me raconte les essais du super-canon. Quatorze jours avant le premier bombardement, les Allemands essayèrent le canon en direction de Paris. Ils tirèrent à 72, à 80, 85 km., etc. Le plus souvent, les projectiles tombaient dans des champs. On les signalait comme bombes d’avions. Mais les appareils qui les eussent lancés restaient invisibles. La « défense contre avions » rédigea même des rapports suggérant que ces appareils étaient camouflés à la couleur du ciel… Et la fameuse escadrille des cigognes donna vainement la chasse à ces avions-fantômes. Cependant les Allemands allongeaient leur tir vers Paris. C’est ainsi qu’explosa la Courneuve. Allongeant encore son tir, le canon atteignit le sud de Paris, Châtillon. On avait ainsi les éléments du réglage.

— Une nouvelle vague de jactance submerge tout. Le super-canon bombarde-t-il ? On imprime qu’il tua huit poules, que le coq est veuf, et cela en un fringant articulet. Que d’héroïsme ! Ou bien on écrit kanon, avec un K. C’est vengeur ! Ou encore, on déclare que la mortalité s’accroît à Paris par suite des pneumonies contractées dans les caves et que cette prudence est inopportune. (En fait, l’accroissement de mortalité est dû aux 150 morts violentes par bombardement, dans la dernière semaine écoulée.) Partout, la même fanfaronnade imbécile. Parce que Paris est bombardé à 120 km., on ne le considère pas comme une ville bombardée ! Nulle des précautions imposées d’ordinaire aux populations bombardées, comme à Dunkerque, par exemple : indiquer les trottoirs protégés, avertir du moment où part le coup, etc. On a fait rentrer les enfants à l’école après Pâques, comme de coutume ; cela satisfait l’orgueil patriotique et aussi l’incurable routine.

— On se soucie, à l’École d’Électricité, me dit-on, de protéger les « Ohms », en cas de bombardement. Ce sont des étalons de mesures électriques qui ont coûté quelques milliers de francs. J’avais compris qu’on se souciait de protéger « les hommes ». Cela m’étonnait.

— Nombre de domestiques quittent leur service pour fuir Paris. La plupart étaient « jusqu’auboutistes ». Du haut en bas, même phénomène. Ces carnassiers ne veulent le danger que pour les autres.

— Un radio allemand dit que le bombardement de Paris a été suspendu le jour des obsèques des victimes du « coup malheureux » de Saint-Gervais.

— Le 8. Depuis sa lettre courageuse en faveur de Rappoport, Anatole France est visé par les réactionnaires. Ils l’appellent Anatole Prusse. Et Clemenceau dit au sculpteur S… : « Je l’admire. Mais s’il dit un mot de trop, je l’arrête ».

— Le 9. Bolo, dont le recours en grâce a été rejeté hier par Poincaré et qui devait être fusillé ce matin, fait « des révélations » ; on ajourne son exécution.

— Clemenceau déclare qu’en mars 1917, dans une lettre autographe, l’empereur d’Autriche parla des « justes revendications de la France sur l’Alsace-Lorraine ».

— Au premier officier qui lui annonça l’existence du super-canon, Clemenceau dit : « Vous voulez que je vous fasse préparer une cellule à Charenton ? » Il aime préparer des cellules.

— Deux camps se forment pour juger l’attitude de Clemenceau dans l’affaire de la lettre de Charles Ier. Dans l’un, on croit au divorce des deux Empires. Dans l’autre, à une Autriche d’autant plus agenouillée devant l’Allemagne qu’elle fut plus coupable.

On déplore aussi qu’on n’ait pas fait la paix quand on fut en possession de cette lettre. Quelle magnifique carte à abattre sur le tapis vert de la Conférence !

Cette lettre aurait été communiquée au Gouvernement en mars 17. L’Empereur d’Autriche, après avoir reconnu « les justes revendications, etc. », envisageait que l’Allemagne donnerait la Lorraine à l’Autriche en reconnaissance de son concours et que celle-ci la rétrocéderait à la France.

Le Kaiser avait-il été consulté ? Il ne le semble pas. Assez disposé à consentir quelque chose pour l’Alsace, il entend garder la Lorraine dont il a besoin pour ses charbonnages. Il désirerait même annexer Briey. Cette lettre arriva-t-elle sous Ribot ou sous Briand ? Car les deux hommes se succédèrent en mars 17. Mais Briand en eût fait un instrument de paix. Tandis que Ribot s’est toujours fait le complice des prolongeurs de guerre.

— On prête à Clemenceau des propos violents. Il reculera à Bourges, à Marseille, mais il ne fera jamais la paix. Czernin, de son côté, aurait déclaré qu’il n’entrerait plus en pourparlers tant que Clemenceau sera au pouvoir.

— Le 11. On confirme que le super-canon fut signalé par des prisonniers allemands dès 1917. On ne les écouta pas. Mais, la pièce en action, on réentendit ces prisonniers, qui donnèrent l’emplacement de la batterie.

— Quel changement dans le décor du boulevard la nuit ! Un désert obscur, troué de quelques lueurs bleues. Quelques filles, quelques Américains, qui se cherchent et se trouvent. L’ombre donne à ces couples une sécurité de chambre close.

Dans les rues on voit briller de ces petites lampes électriques de poche, dont le nombre augmente de nuit en nuit. Car les réverbères, aux vitres bleues, deviennent de plus en plus rares.

— Le 12. Les journaux publient une lettre de Charles Ier, du 31 mars 1917, à son beau-frère, Sixte de Bourbon, qui servait dans l’armée belge. Il y est bien question de « justes revendications ». Mais rien n’est délicat comme une traduction. Les mêmes journaux publient un télégramme dudit Charles Ier au Kaiser, du 10 avril 18, où il l’assure de sa fidélité à l’Allemagne…

Les journaux avancés donnent tous la même note : « Pourquoi Ribot n’a-t-il pas parlé de cette lettre au Conseil, au Parlement ? Quelle suite y fut donnée ? Pourquoi n’a-t-on pas saisi l’occasion ? »

Les journaux orthodoxes prennent une position contraire : il n’y avait pas de suite à donner à ces avances. Hervé se félicite du « coup de cravache » de Clemenceau à l’Empereur d’Autriche. « La guerre continue », déclare-t-il allègrement. Malgré la Censure, on laisse entendre que l’opposition à la paix séparée, au printemps 1917, vint de l’Italie, dont la lettre impériale ne parlait pas.

— Tout en nous apprenant qu’un raid sur Cologne a fait 248 morts, les journaux entendent laisser aux projectiles allemands le monopole de l’atrocité, les accusent de choisir les crèches et les églises. Ne serait-il pas plus digne et plus juste d’accuser l’ignoble absurdité de la guerre en soi ?

— D’une lettre du général Bouttieaux, datée du 3 avril, arrivée en retard : « Nous sommes toujours d’accord sur le résultat final. Mais le coup de bélier du 21 mars m’avait laissé perplexe. Nos voisins de gauche s’étaient laissé surprendre, enfoncer, crever, avec une rapidité et une philosophie inquiétantes. Grâce à de formidables sacrifices, les boches ont crevé sur 80 km. les lignes increvables. Voilà qui justifie les prévisions de Mangin en avril 17. Mais nous sommes accourus à la rescousse avec une décision et une précision remarquables. Instantanément, la ligne de l’Oise est barrée. Des poilus vigilants passent sur la rive droite et prennent la place des locataires qui avaient déménagé à la cloche de bois devant l’huissier menaçant. La charnière est désormais à l’est d’Amiens. Le corridor sur Paris paraît fermé. Vos concitoyens n’ont pas à déménager. Restent les avions et les gros canons. Mais ceux-ci tirent rarement et s’usent vite. Amiens reste préoccupant. La voie ferrée est coupée. Alors ? Nouvelle cristallisation ? Jusqu’à quand ? En attendant les Américains ?

— Et Paris fout le camp. On ne dit pas tout droit qu’on met sa famille à l’abri : « Oh ! Nous allions tous les ans en villégiature à cette époque-ci. » Le mot de Lucien Guitry fait fortune : « Nous, nous ne partons pas pour les mêmes raisons que les autres : c’est parce que nous avons peur. » Les jusqu’auboutistes sont en majorité dans les partants. C’est logique : les riches sont conservateurs, donc belliqueux. Mais ils ne voulaient pas réaliser la guerre. C’est maintenant qu’ils prennent conscience du péril. Et pouvant le fuir, ils le fuient. Un journal avancé a publié cette caricature : deux hommes, dans le désert de la rue : « Nous ne sommes plus qu’entre espions. »

— Le 14. L’empereur d’Autriche déclare qu’on a faussé le texte de sa lettre : « Il examinerait ce qu’il pouvait y avoir de juste dans les revendications… » Clemenceau réplique en le traitant de « conscience pourrie ». Il se porte garant de l’authenticité de la lettre impériale, dont il n’a pas toutefois l’original. L’empereur riposte qu’il ne répondra plus que par ses canons.

— Dans la nuit du 14 au 15, le super-canon tire la nuit pour la première fois. Les Allemands, le sachant repéré, ne craignent plus qu’il se décèle par sa flamme.

— Le 15. Appliquant strictement la loi sur le rajeunissement des cadres, Clemenceau (77 ans) a mis à la retraite Sarrail (62 ans). On lui avait offert le gouvernement de Paris. Il posa comme condition la mise en liberté de Caillaux. Le même jour, Foch est nommé officiellement généralissime inter-alliés.

— Le 15. Démission de Czernin. La réputation de Clemenceau de tombeur de ministère impose la facile plaisanterie : « Clemenceau a encore renversé un ministère. » Un humoriste ajoute : « Oui, il l’a démoli à longue portée, car le Tigre est rayé. »

— Le 16. Ribot aurait montré la lettre de Charles Ier à Lloyd George, qui s’avéra partisan chaleureux de la paix offerte. Puis Ribot la montra au premier ministre italien et, là, ce fut la menace de rupture, car la lettre impériale n’offrait rien à l’Italie. Ribot aurait alors omis de dire que Lloyd George « marchait ». Le délit d’omission lui est familier.

— Le 17. L’exécution de Bolo soulage les gens. Ils respirent mieux. On a d’abord excité l’opinion, puis on l’a satisfaite. Tout est vilain dans cette histoire. Les dénonciations suprêmes de l’homme, l’empressement à les accueillir sinon à les suggérer, puis, ce jus tiré, l’exécution.

— Le 17. Note officielle sur la visite de M. Poincaré dans les communes de la Somme et du Pas-de-Calais. « Partout il a trouvé chez les habitants une confiance absolue dans le résultat des batailles engagées. » Or, d’innombrables réfugiés traversent Paris, expédiés si vite dans le Centre et le Midi que parfois les municipalités ne sont pas prêtes à les recevoir. « Chez les ouvriers mineurs, un zèle patriotique au-dessus de tout éloge. » Or, l’effervescence est telle dans le milieu minier qu’on a dû libérer le délégué Broutchoux, arrêté pour propos défaitistes. « Chez les troupes, un entrain merveilleux et une fraternelle coopération avec les armées britanniques. » Or, toutes les lettres de soldats maudissent les Anglais, leur mettent les revers sur le dos, etc. N’est-ce pas que le public est exactement informé ?

— Le 18. Clemenceau s’explique devant des Commissions sur l’affaire autrichienne. Il dénonce la « manœuvre » des Empires Centraux qui voulaient dissocier les Alliés. Naturellement.

— Le départ de la clientèle riche, l’application d’une taxe de 10% sur les achats de luxe (et tout est de luxe, à en juger par les listes officielles) ont jeté le commerce parisien au marasme. Des maisons ferment, d’autres jettent à la rue une partie de leur personnel.

— Le 18. Une note officielle décide que, pendant les bombardements à longue portée, la vie des usines de guerre continuera normalement. Pas pour les morts.

— Il y a une scission dans notre presse. La Croix, La Libre Parole regrettent âprement qu’on ait brisé avec l’Autriche et manqué une occasion de paix. Cette fois, le catholicisme paraît l’emporter sur le chauvinisme.

— Le 18. Lloyd George serait furieux de l’attitude de Clemenceau dans l’affaire autrichienne. Car la paix séparée avec l’Autriche lui souriait.

— Sur les séances des Commissions qui examinent l’affaire autrichienne, le Gouvernement n’autorise qu’un sec communiqué. Les journalistes disent que leur métier devient facile : ils n’ont qu’à imprimer la copie gouvernementale. Le comique énorme, c’est que ces procédés de tyran soient de Clemenceau, lui qui, pendant trois ans, houspilla, dans son journal, les hommes en place, réclamant le droit de libre critique, la discussion sur le Forum, etc. C’est à rire aux larmes.

— Le 18, paraît une vive protestation de Violette, déclarant que, ministre sous Ribot, il n’a pas connu la lettre impériale et qu’il n’entend pas être solidaire des résolutions prises alors.

— Se rendra-t-on compte de la situation misérable, étouffante, de ceux qui avaient gardé une âme sensible, la foi dans le progrès ? Ils étaient obligés de se taire. S’ils parlaient, c’était dans la réprobation, dans le soupçon, la dénonciation. Cent procès en sont la preuve. S’ils écrivaient, la Censure supprimait leur texte. Et tous ceux de ces réfractaires qui n’étaient pas déliés de leurs obligations militaires étaient ligotés plus étroitement encore, puisque leurs liens pouvaient être brusquement resserrés au moindre écart d’attitude.

— L’espionnage téléphonique officiel continue de fonctionner. On reçoit dans les ministères des avertissements de ce genre : « Tel jour, à telle heure, on a téléphoné de chez vous au préfet d’Amiens, qui a répondu que ça allait mal et que les Anglais foutaient le camp selon leur habitude. Conversation fâcheuse. » Ou encore : « Le numéro tant, de votre ministère, a téléphoné à une dame, numéro tant, en lui demandant comment allaient les affaires. Termes équivoques, à éviter. »

— Des pourparlers se poursuivent, à Berne, entre Français et Allemands au sujet de l’échange des prisonniers. Dans la même pièce, chacun des deux pays a sa petite table. Un interprète suisse va de l’une à l’autre. Ce dispositif est récent. Auparavant, il y avait deux pièces. Vingt fois des sénateurs voulurent faire rompre ces pourparlers. Un jour, surgit la question des Alsaciens-Lorrains, à propos des internés civils. Les Français n’admettaient pas qu’ils fussent considérés comme des Allemands. Les parlementaires germaniques, à cette prétention, bondissent, se lèvent, frappent leur table, quittent la pièce. Tout semblait rompu. À tout hasard, les Français reviennent le lendemain matin. Les Allemands sont à leur place. Ils ont reçu des ordres dans la nuit. Ils acceptent de ne pas considérer les Alsaciens-Lorrains comme des Allemands.

— Deux sénateurs de la Commission qui examine l’affaire autrichienne disent qu’il y a au dossier une lettre où Charles Ier envisage après la guerre une alliance avec la France. Mais ils voient dans ces avances autant de pièges. N’est-ce pas tout de même effrayant de penser que Parlement et Ministres aient tout ignoré de ces offres ?

Dans la foule, on murmure timidement : « Tout de même, si on avait pu faire la paix il y a un an ?… »

— On s’efforce, en Allemagne, de dénoncer la résolution du Reichstag du 19 juillet 1917 sur la paix sans annexion ni indemnité.

En France, on n’a jamais tant parlé de cette résolution que depuis le moment où les pangermanistes veulent l’abolir. À l’époque où elle fut prise, on ne voulut pas la connaître. Elle passa inaperçue, grâce à la presse. Il en fut de même de l’offre de paix du Kaiser du 12 décembre 1916. On veut l’ignorer. Quand on fait récapituler à quelqu’un les tentatives de paix — Lettre de Charles Ier, offre du Pape, affaire Briand-de Lanaken — ce quelqu’un omet régulièrement la première et la principale, celle de l’Empereur d’Allemagne en décembre 1916.

— Clemenceau reste très populaire, surtout dans les classes que notre mode d’instruction a laissées encore incultes. Dans les caves, le 11 mars, quand on apprit le bombardement du ministère de la Guerre, on soupirait : « Pourvu que M. Clemenceau soit à l’abri ! » L’amour de la foule va à ceux qui la perdent. Elle est femelle. Elle adore ceux qui lui font du mal avec violence. Elle méprise ceux qui lui veulent doucement du bien.

— Il faudrait pouvoir se faire des yeux neufs, des yeux frais et, avec cette vision affranchie, regarder les événements. Je crois que leur monstrueuse folie apparaîtrait. Même la sensibilité et l’humanité laissées à part, ne découvrirait-on pas le caractère nouveau de cette guerre ? Ne s’apercevrait-on pas qu’elle ruine et qu’elle ne paie pas ? Ne reconnaîtrait-on pas que tous les mots où l’on veut l’inscrire sont trop petits, trop étroits ? Et on veut y faire entrer ces énormes événements… Enfin, ne verrait-on pas que ces mines, ces gisements pour lesquels on se bat au fond, valent cent fois moins qu’ils ne coûtent à conquérir !

— Au café, quatre bourgeois jouent à la manille. Ils commentent le bombardement quotidien. Et j’entends : « Je joue trèfle — Il y a quatorze morts — Je coupe atout — Quarante blessés — Cœur ! Des femmes — Atout, atout, et pique ! »

— Des journalistes aux armées sont guidés par un lieutenant du G. Q. G. Ils s’engagent dans un boyau et l’officier leur dit à voix basse : « À droite… à gauche… suivez les bas côtés… » Ému par cette voix amortie, un journaliste interroge : « À combien sommes-nous des premières lignes ? » Toujours de la même voix sourde : « Quatorze kilomètres. » Le journaliste ; « Alors, pourquoi parler bas ? » Le lieutenant : « C’est que j’ai une extinction de voix. »

— Le 26. L’aviateur allemand Rechshoffen est tué. On annonce qu’il abattit 80 avions. C’est à ces occasions-là seulement qu’on prend conscience qu’il y a des avions français détruits. Car nos communiqués, taisant nos pertes, donnent l’impression qu’on tue sans être tué.

— Le « sentiment national » est récent. En France, il ne peut pas être plus vieux que la France, il ne peut pas avoir plus de 500 ans. Le stupéfiant, c’est qu’il soit plus fort que certains instincts nés avec la créature, depuis des millions d’années, comme le sens maternel, l’amour ! À quoi on répondra que ce sentiment national est lui-même à base de haine et d’orgueil, instincts aussi vieux que l’homme.

— Un roman qui s’intitulerait « 100 millions par jour » : le bon tyran dépenserait par jour, pour le bonheur de son peuple, la même somme qu’on dépensait pour la guerre. Chaque jour verrait éclore une œuvre utile ou aimable : on encouragerait les inventions, les entreprises gigantesques, les grands progrès sociaux ; les beaux rêves humains deviendraient des réalités… Hélas ! Au bout de trois mois, ce serait la révolution ! Le peuple, qui a consenti à payer pour son malheur, refuserait de payer pour son bonheur.