L’Envers de la guerre/II/26

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Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 273-276).


SEPTEMBRE 1918


— Le 5. La Chambre rentre. Discours exaltés de Deschanel et Clemenceau. Affichage à l’unanimité. Les députés debout. Personne ne dira donc l’absurde horreur de tout cela ? Mais non. Car les gens sont fous de vanité. La démence publique ne veut pas entendre raison. La violence explosive, meurtrière, d’un patriote dont on discute timidement la foi, est quelque chose d’indicible. J’ai vu des fous furieux dans des asiles. Ce sont des moutons, en comparaison d’un chauvin devant lequel on espère la paix.

— Je feuillette un album de douze dessins où l’on voit des enfants amputés des mains par les Allemands. Il y en a des groupes, des meetings. Ils tiennent sur ces atrocités des propos douloureux. On me fait remarquer que si, depuis quatre ans, on avait retrouvé une seule de ces victimes, des moniteurs orthodoxes, comme l’Illustration, auraient répandu par milliers des photographies de l’enfant, de son poignet coupé, pour authentifier l’horreur et répandre l’indignation.

— Poincaré va à Saint-Mihiel. Le compte rendu des journaux nous apprend « qu’il a serré avec une charmante simplicité les mains qu’on tendait vers lui avec une respectueuse ferveur » (sic).

— Le 16. L’Autriche demande officiellement la paix et propose une réunion de diplomates. Presque unanimement, la presse repousse cette « offensive de paix ». Compère-Morel dit : « La parole est à nos sublimes soldats. » Hervé : « Pas de compromis. » Capus : « L’heure des diplomates viendra après l’œuvre de nos soldats. » Les journaux anglais (ceux qu’on nous laisse connaître) : « Manœuvre allemande, duperie. La victoire seule peut arracher à l’Allemagne l’instrument de domination. »

— Le 17. La foule adopte le mot d’ordre de la presse, qui s’est montrée, une fois encore, la complice du pouvoir. On entend : « On leur en foutra, des pourparlers de paix… On ne peut pas causer avec ces salauds-là. »

Dans un déjeuner où règne l’orthodoxie, je dis : « Mais, depuis le 18 juillet, tous les matins, on nous annonce des victoires. Cette offre de paix n’en est-elle pas le résultat ? Pourquoi la repousse-t-on ? » On me répond de toutes parts : « Nous ne sommes pas encore assez victorieux. » Voilà la note générale. Beaucoup de gens veulent aller en Allemagne, l’humilier, pousser à Berlin.

— Le 18. Clemenceau a répondu à l’offre autrichienne par un frénétique discours qui a mis le Sénat debout et où il a récité la Marseillaise. L’Allemagne a voulu une décision militaire. Elle l’aura. On réduira les dernières fureurs de la force immonde (par la force). On vote l’affichage. Et Pichon adresse à la Suisse, intermédiaire de l’Autriche, le numéro de l’Officiel qui contient ce discours. Ce geste est diversement apprécié. La presse orthodoxe le loue : « Cinglante réponse ».

— On me disait le 17 que les Américains avaient pris, perdu, repris Pagny-sur-Moselle. On estime qu’ils ont jeté, dans l’affaire de Saint-Mihiel, 100.000 hommes et perdu la moitié de cet effectif.

— Le 20. Fin de la conférence socialiste interalliée de Londres. Elle marque une régression sur les précédentes, due sans doute aux opérations militaires et surtout à la présence d’éléments américains. C’est ainsi qu’elle décide de reprendre par les armes les territoires envahis. Par contre, elle souhaite que la réponse à l’offre autrichienne ne soit pas purement négative et elle évoque les quatorze conditions de Wilson, qui reviennent un peu à la mode. Enfin, il y a dans cette motion des buts sociaux de paix, tels que la journée de huit heures, l’interdiction d’employer des enfants de moins de 16 ans, etc., qui sont d’origine américaine. Ils donnent à la guerre une signification sociale.

— Le 22. « L’Union des grandes Associations françaises » a de nouveau sévi. Elle annonce qu’en deux mois elle a répandu 33 millions de tracts pour raffermir, réchauffer, retremper les courages. Richepin a envoyé une ode à la Marne. Un cinéma déroula un film intitulé « N’oublions jamais ». Et le ministre Lebrun récita des strophes de la Marseillaise.

— Les Américains bombardent Metz. Quarante obus. Les Français approuvent qu’on bombarde la cité lorraine, qui ne peut être habitée que par des Lorrains, deux fois français. Comprenne qui pourra…

— Je pense aux attentats anarchistes qui sévirent de 1890 à 1900. Comme ils sont mesquins, à côté des massacres actuels, où douze millions d’hommes sont déjà tombés. Ce rêve absurde de tout détruire pour tout reconstruire, on est en train de le réaliser.

— La troupe au village. Deux soldats causaient, dans la cour voisine : « Au moins, quand deux chiens se battent, c’est pour un os. Ils savent pourquoi. Mais nous, c’est parce que les Présidents ne s’entendent pas. »

— Le 28. Offre de paix bulgare. Franchet d’Esperey refuse la demande d’armistice mais accepte de recevoir les délégués bulgares. Dans la presse, il y a flottement. On a tellement pris le pli de repousser la paix, qu’on est tenté d’y répugner, même quand l’ennemi se rend à merci, devant la menace d’envahissement. Cependant une majorité tend à accueillir ces pourparlers. Dans l’autre camp, le Temps, organe de la féodalité industrielle et financière, propose de repousser ces offres. D’autres veulent dicter la paix à Sofia. D’autres réclament des gages. D’autres enfin veulent une paix rigoureuse. Sans doute comme à Bucarest ou Brest-Litovsk ?

— Il y a des grèves dans la couture. Avec un nouveau pharisaïsme, la presse n’est autorisée à en parler que sous ce titre : « Conflit dans la couture, mouvement de revendication… »

— Nous apprenons des morts, rien que des morts. Pas de blessés. Depuis le 18 juillet, c’est une frénésie, la folie débridée du massacre, la démence du joueur qui pousse toute sa fortune sur le tapis. Encore le joueur ne risque-t-il que son bien. Poincaré, Clemenceau et leurs généraux jettent les autres à la mort.

— Le 30. Les journaux n’ont plus de place pour du texte. Ils ne sont plus que des titres flamboyant « Nous avançons, nous progressons… » Et c’est le Nord, l’Est, Salonique, la Syrie. Les yeux luisent, les faces pètent de joie.