L’Ex-voto/10

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Aux Éditions de l’Estampe (p. 145-164).
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X

Depuis deux jours le petit Maurice s’était mis à tousser si désespérément que Ludivine prit en soupirant le parti de « le conduire au médecin », événement rare dans le monde pauvre.

Cet enfant ne s’était jamais bien remis de sa pleurésie. Sa pauvre petite figure fade de blond aux cils blonds portait déjà les marques d’une précoce phtisie : pommettes osseuses et souvent rouges, regard trop brillant, oreilles décollées. Il était, de plus, resté chétif, trop petit pour son âge et trop étroit de poitrine.

Le peuple, en général, arrange tout en déclarant que les « nerfs prennent le dessus sur le sang », et ne considère pas comme gravement atteint un malade qui n’est pas forcé de se coucher. Mais cette toux opiniâtre devenait vraiment inquiétante.

« Il aura pris froid en revenant de l’école, » disait la famille. Et comme la tisane chaude qu’on lui donnait le soir ne le guérissait pas, il avait bien fallu se résigner à dépenser six francs pour le mener à la consultation.

Le médecin ne cacha pas à Ludivine que le cas du petit n’était pas bon. Il fit une ordonnance longue, dit qu’il fallait revenir tous les cinq jours pour des pointes de feu, puis parla d’un sanatorium mot que la jeune fille ne sut jamais répéter, et qui lui parut hébreu, sinon chinois.

La mère, en apprenant tout cela, leva les bras au ciel, désespoir compliqué. D’une part, la potion, les cachets et les pilules qu’il fallait faire faire chez le pharmacien, sans compter l’obligation des pointes de feu, constituaient une dépense calamiteuse, vu l’état précaire du budget ; d’autre part, l’importance même de cette dépense signifiait clairement que le petit était en danger.

Le chagrin causé par les maladies de leurs enfants est toujours doublé, chez les prolétaires, d’une désolation pécuniaire, et les deux soucis sont situés exactement sur le même plan.

— J’avions bien besoin de ça, avec les dettes qui nous mangent déjà !… répétait la femme Bucaille. De dire que j’me tue à lavailler pour donner des acomptes aux mâdits fournisseurs, et que la médecine va tout m’emporter !

Et ce n’était qu’après s’être longtemps lamentée sur cette donnée qu’elle ajoutait :

— Pourvu qu’mon p’tit gas se guérisse vite, moi qu’ai déjà perdu mon aîné !

Ce fut en revenant de la seconde séance de pointes de feu que Ludivine, ayant laissé son petit frère rentrer seul tandis qu’elle continuait à faire quelques courses en ville, rencontra, comme elle s’en revenait dans son quartier, M. Lauderin lui-même, qui lui fit un grand salut.

Elle l’avait déjà complètement oublié, bien que Delphin continuât, jusqu’à ce jour, à bouder comme un enfant.

Divinatrice comme toujours, elle eut nettement l’impression que le riche cafetier ne se trouvait pas par hasard dans « ce parage matelot », mais qu’il avait dû se renseigner, et rôdait exprès par là.

Sans oser rien affirmer elle fut amusée par cette pensée, qui réveillait son humeur railleuse et taquine. Une nouvelle victime à tourmenter n’était pas pour lui déplaire.

Cependant, malgré toutes les paroles qu’elle avait dites pour exaspérer Delphin, ce Lauderin ne lui était certes pas sympathique. Elle détestait d’instinct les riches, et, sans même qu’elle le sût, son esprit de caste était formel, la cantonnant pour toujours dans le monde des gens de mer.

Le surlendemain, en sortant, vers le soir, du maudit bout, elle se trouva nez à nez avec son nouveau soupirant. Le boulevard marin était désert et assez sombre. Il osa, cette fois, aborder la jeune fille,

— Je ne sais pas si vous me reconnaissez… commença-t-il en tirant son chapeau. Nous nous sommes vus au baptême de ma barque, dernièrement.

Emportée par sa perversité, coquette, elle répondit :

— J’s’rais bien ingrate ! Vous m’avez fait une petite douceur, avec vos dragées, qu’étaient bien bonnes !

Encouragé, le coureur eut un sourire avantageux qui déplut instantanément à l’adolescente.

— Quand on a des yeux comme vous en avez, dit-il, on n’a qu’à tendre les mains pour obtenir tout ce qu’on veut !

Il ne comprit pas. Brusque, elle lui tournait le dos.

— Bonsoir !…

Il se mit à courir derrière elle.

— Mademoiselle !… Mais quoi ?… Qu’est-ce que vous avez ?…

Le jeu ne lui plaisait déjà plus. Elle se sentait froissée dans sa dignité singulière. Il lui fallait des timides. Les audacieux déchaînaient son esprit combatif, réfractaire, contradictoire.

Au bout de quelques pas pendant lesquels il lui murmura l’on ne sait quelles choses, elle s’arrêta tout net, le toisa, dans le crépuscule de ses yeux volontaires, inflexibles et si clairs, et prononça sans chercher ses mots.

— En v’là assez, m’entendez-vous ?… Maintenant, vous allez me f… la paix, et plus vite que ça !

Il s’était immobilisé, tout saisi. Pendant qu’elle S’éloignait, hargneuse, il lui cria de loin, sur un ton de badinerie galante :

— Petite méchante, allez !… Petite méchante !…

Mais elle n’entendit pas le reste, car la distance qui les séparait était déjà trop grande.


✽ ✽

Quand Delphin rentra de la pêche, tard dans la soirée, la mère et les deux petits étaient déjà couchés. Il remarqua la mauvaise humeur avec laquelle Ludivine lui servait à manger. Il en fut bien étonné, N’était-ce pas lui qui boudait ?

Il ne pouvait pas savoir que la petite lui gardait rancune, obscurément. Elle s’était montrée si catégorique envers l’autre qu’il lui semblait que le mousse eût dû lui en savoir gré.

Pendant qu’il avalait sa soupe en silence :

— Vas-tu continuer longtemps, demanda-t-elle, agressive, à me faire c’te vieuille tête de coche ? Qui que j’t’ai fait, moi ?… Si tas queuque chose à dire, dis-le ! Moi j’aime les paroles toutes crûtes. J’peux pas souffrir qu’on recouvre l’mystère pendant si longtemps ; ça me nuit ! Un grand fourquet comme toi, ça d’v’rait avoir du raisonnement. Mais tu n’n’as brin, à t’n’âge, et te v’là qui boudes comme une vieuille fumelle, sans qu’on sache seul’ment pour qui !

Elle lui cherchait querelle. Delphin, tout embarrassé, ne savait que répondre. Il avait encore le cœur gros, depuis ce baptême. Mais il savait que, même en expliquant ses griefs, il n’aurait jamais le dernier mot. Redoutant les cris de Ludivine, il dut se borner à dire :

— Tu m’as fait peine, tu l’sais bien ! Mais moi je veux bien n’pus y penser, puisque ça t’chagrine !

Elle le regardait, les sourcils froncés. Elle l’aimait bien, son grand gosse jaloux. Comme elle se sentait sombre et compliquée, en face de cette candeur.

— Tiens !… va t’coucher, conclut-elle en haussant les épaules. Demain tu travailleras à ton bateau. Tu le quittes depuis si longtemps sû l’chantier !

— Bien, fit-il doucement.

Une fois de plus elle acceptait l’ex-voto. Tout heureux, il l’embrassa sur les deux joues avant d’aller dormir, la laissant, seule éveillée dans la maison, laver et ranger la vaisselle du maigre repas qu’elle venait de lui servir.


✽ ✽

La troisième rencontre avec Lauderin eut lieu, comme il fallait s’y attendre. Il la guettait effrontément à sa porte, en pleine animation matinale,

Un avertissement secret ou bien l’émotion réelle qui le poignait le faisait non plus conquérant mais humble, presque, malgré qu’il fût si bien habillé, tandis que la pâleur de son visage, l’intensité de son regard montraient le travail rapide qu’avait accompli dans son être sa passion naissante.

— Écoutez-moi !… dit-il, parlant vite et sans attendre les rebuffades. C’est très sérieux. Je sens que je suis pincé, et bien pincé, Si vous saviez ! Alors, voilà. Mamzelle Bucaille aime bien les dragées. Elle aimerait peut-être aussi tout le reste. Moi, j’ai de l’argent tant qu’elle en voudra.

Il haleta un instant, se dépêchant à son côté. Sa voix s’étrangla pour achever la phrase. Il était en plein amour, en plein drame.

— Vous ne croyez pas que… qu’on pourrait s’arranger ?…

La fillette sentit que celui-là aussi elle le possédait, que celui-là aussi c’était une proie. Elle ne s’en étonna pas. Sa puissance était ramassée en elle, formidable, pleine de sortilèges qui n’attendaient que des occasions de se manifester. Aventureuse de naissance, elle eut un tout petit battement de cœur en constatant sa conquête, satisfaction du pirate qui vient de faire une prise.

Les yeux transparents qu’elle tourna vers cet homme furent magnifiques de cruauté tranquille. Un léger déhanchement dans sa démarche, qui était naturellement provocante, accentua tout ce qu’elle mit dans ce regard. Sans rien calculer, poussée par le simple instinct, ainsi voulait-elle à la fois achever de l’affoler et le désespérer définitivement.

— J’crois bien qu’vous voulez rire ?… scanda-t-elle. Mamzelle Bucaille n’est qu’une ouvrière, mais elle ne mange point d’ces dragées-là !

Déjà pâle, il devint livide. Ses moustaches rousses tremblèrent :

— Écoutez !… Écoutez !… balbutia-t-il.

Mais, arrêtée net comme la première fois, elle l’enveloppa des pieds à la tête d’un tel coup d’œil qu’il entendit d’avance la superbe bordée d’injures, scandale public, qu’elle allait, en pleine rue, lui jeter en pleine figure.

Prudent et rapide, il s’esquiva sans tourner la tête.


✽ ✽

Les enfants battaient des mains. Delphin venait d’achever la pose des deux mâts sur son crevettier minuscule. La petite chose, parachevée et peinte, avec son étrave blanche sur fond noir, n’attendait plus, pour être complète, que de recevoir ses quatre voiles.

Avec ce goût inné des marins, qui n’est dû qu’au simple esprit d’observation, le mousse avait choisi, pour cette voilure, des petits bouts de papier jaunis, afin que la couleur de son bateau restât vraisemblable, au creux de cette bouteille dont les reflets allaient imiter le ciel et la mer. Il fallait encore peindre les deux lettres H.O. sur la grand’voile ; et le pavillon tricolore n’était pas non plus fixé tout au haut du grand mât. Enfin il s’agissait d’accommoder la bouteille elle-même, d’y couler avec mille précautions la colle forte qui fixerait dedans l’embarcation naine, et qui serait colorée en bleu pour figurer les vagues.

— Je sculpterai le pied une fois la barque entrée… avait dit Delphin.

Il mit dans le fond de sa main la charmante babiole, l’éleva doucement au-dessus de la table, et tous les yeux regardèrent, admiratifs.

Le gros temps d’aujourd’hui, orage d’été, n’avait pas permis la sortie de la lamentable Espérance. On entendait la pluie rageuse se ruer sur les vitres, au gré des coups de vent. Bucaille était en ville, roulant les cafés du samedi. La mère était libre pour l’après-midi, comme chaque semaine.

Quand tout le monde eut bien contemplé, Delphin reposa sa barque, avec grand soin, sur le buffet.

— On va faire le pavillon !… dit-il.

Et, mystérieux, il ajouta :

— Y aura aussi eune flamme à l’arrière, avec deux noms dessus !

— Queu noms ? demandèrent les petits garçons, intrigués.

— Vous voirez… répondit-il, évasif.

Et Ludivine, par-dessus son ouvrage, cligna des yeux vers lui, car elle avait compris.

Sans s’arrêter de coudre, la femme Bucaille remarqua :

— Y a bien des ségrets, dans ton batiau !… Mais enfin pisqu’on va tout savoir demain ou après-demain, faut pas trop s’plaindre. Mais j’vois pas encore comment qu’tu vas l’entrer dans ta bouteille, à moins qu’tu n’sois un bonhomme sorcier !

Le rire de Delphin mit deux fossettes dans ses joues dorées et lisses. Depuis le printemps il s’amusait de cette énigme qui énervait les autres. Il reprit son pinceau pour peindre, aux trois couleurs, le pavillon taillé dans une autre feuille de papier. Les deux gamins penchés, haletants, tiraient la langue comme lui, quoique ne faisant que regarder.

Ce fut à cette minute que la porte, en s’ouvrant sur la bourrasque, fit sursauter, surpris, tout le petit cercle familial. Alors le Père Bucaille, entrée inattendue, fit son apparition dans la cuisine.

Son ivresse quotidienne, à cette heure du jour, ne devait en être encore qu’à la période gaie, car un bon rire ouvrait son visage tanné, tandis qu’il s’avançait, tout trempé de pluie, d’un pas vacillant.

— J’ai pas pu attendre pour vous l’dire !… claironna-t-il, Le patron d’Bon-Bec, y a déjà queuque temps qu’y me mène le soir chez son armateur, au Grand Café Maritime. Est un endroit bien trop beau pour nous autres. Mais m’sieu Lauderin, vous parlez d’un homme bien ! Y m’a payé tous ces soirs des tournées d’capitaine, on peut l’dire ! Et, aujourd’hui, s’est assis à côté d’nous à la table, avec rien que des gentilles raisons : « Vot’femme… Vos éfants… Vot’bateau… » Le père La Limande, qu’est donc l’patron d’Bon-Bec, il avait la langue un brin longue. « Son batiau ?… qu’y disait, vous voyez bien qu’il est en démence, puisqu’y n’sort pas annuit, rapport à la foudre d’vent. Il a bésoin d’radouber, qu’y disait, mais l’méchant Bucaille, il est comme moi. Il y manque toujours neuf francs pour en faire dix ! » Et v’là m’sieu Lauderin qui dit : « Y a donc personne en ville pour y en prêter ! » « Faut crère !… » que répond mon père La Limande. « Eh ! ben !… qu’dit m’sieu Lauderin, ramenez-moi c’t’homme-là ce soir, à diner. Moi j’aime bien les marins, j’pourrais p’t’être faire queuque chose pour li ! » Est comme cha qu’il a dit m’sieu Lauderin. Alors, moi, me v’à rarrivé poû m’changer, qu’ma malheureuse vareuse s’rait pas tout à fait à sa place chez des grandes gens. Vous allez m’donner ma belle bleue qu’a pas sorti d’puis l’règne dernier. Et v’s allez voir qu’y va s’faire du nouveau, après tout cha ! Les femmes, qui m’font toujours eune vie désordonnée rapport à l’argent, vont pus avoir à dire mot, mon bateau radoubé. Et j’sortirons par tous les temps, mon Delphin, qu’t’auras tous les soirs ta part de criée à leur rapporter. Voilà !

À mesure qu’il parlait, les visages jouaient en silence leurs rôles de mimes. Celui de la grêlée s’illuminait de joie et de stupeur, celui de Delphin devenait peu à peu tout pâle ; celui de Ludivine s’imprégnait d’une indéchiffrable gaîté. Quant aux deux galopins, dérangés dans leur amusement, ils attendaient la fin pour reprendre la confection du petit pavillon tricolore, si fâcheusement interrompue.

— L’bon Dieu nous fait des grâces !… murmura la grêlée. J’me d’mandais comment qu’on s’en sortirait, avec la maladie de Maurice qui nous mange tout ! T’as bien travaillé, Bucaille !

Dans son enthousiasme elle s’était levée, surprise que les autres n’en fissent pas autant.

— Alors, dit froidement Ludivine, tu vas t’faire prêter de l’argent par c’gas-là qu’tu n’connais seul’ment point ?

Bucaille se tourna furieux :

— Est bien des paroles de femme !… fit-il avec mépris. Est-y parce que j’sommes pas cousins qu’son argent s’ra plus mauvaise qu’une autre ?

— Et comment qu’tu y rendras, toi qui n’sais seul’ment pas te gouverner ?

La mère s’indigna :

— Vas-tu y chercher des mots, à c’t’heure ?…

La dispute était amorcée. Elle fut longue et bruyante. L’opposition de Ludivine restait incompréhensible pour le père et la mère, ligués ensemble contre elle. Delphin, tout tremblant de colère et de jalousie, n’osait pas jeter son mot dans le débat. Ludivine l’étonnait comme elle étonnait ses parents. Mais il était, lui, tout plein de joie, voyant avec quelle ardeur elle exprimait sa défiance et son antipathie vis-à-vis du néfaste cafetier. Jamais il ne l’avait sentie, plus qu’en cette minute, sa camarade, son alliée, sa fiancée. Il avait envie de la prendre par la main pour se dresser avec elle devant les parents criards.

« Bon !… voilà que ça recommence !… » durent penser les voisins, déshabitués peu à peu du hurlement éternel de cette maison. Tristes, Maurice et Armand attendaient toujours. Maurice, fatigué, souffreteux, cherchait à dormir sur la table.

Quand le bruit fut à son comble :

— L’écoute donc point ! finit par dire la femme Bucaille, outrée. Vi-t-en plutôt avec moi. J’vas te donner ta belle vareuse et te rapproprier un peu !

Un quart d’heure plus tard, tout flambant, la figure rouge d’avoir été frottée au savon, Bucaille, accompagné jusqu’à la porte par sa femme, sortit enfin, se rendant à ce dîner qui déchaînait tant d’orages, et laissant derrière lui se continuer, interminables, les vociférations de la mère et de la fille.

Il se passa deux jours. Puis, triomphant, un soir, le pêcheur vint annoncer :

— Mon bateau va pouvoir aller au bassin de radoub. Les fournisseurs seront payés demain.

Et Delphin, qui vivait comme un corps sans âme depuis ces deux jours, sortit brusquement pour ne rien entendre de plus, tandis que Ludivine, les mains aux côtes, éclatait d’un rire absolument démoniaque.


✽ ✽

Sans travail pour une bonne pièce de temps, puisque sa barque était aux mains des ouvriers, Bucaille ne quitta guère le Grand Café Maritime, où, sans rien payer, il buvait tant qu’il voulait.

Au logis, la même querelle, sans cesse ranimée, dressait Ludivine contre sa mère dès que celle-ci rentrait de son travail. Les enfants étaient maintenant en vacances, l’année scolaire s’étant terminée depuis peu. Ils avaient compté sur Delphin et son bateau pour les enchanter. Mais Delphin, sombre, ne voulait plus rien entendre, Une fois de plus, l’ex-voto non terminé s’empoussiérait sur le buffet.

Le mousse disparaissait pendant de longues heures. Peut-être errait-il du côté de la jetée, comme tous les marins désœuvrés ; peut-être se dirigeait-il vers le cimetière où dormait, si calme, son premier passé ; peut-être, enfin, essayait-il, en tournant autour du Grand Café Maritime, de deviner ce qui se passait entre Bucaille et Lauderin, ces étranges inséparables.

Quand cette phase eut assez duré, au moment où il se levait, un jour, prêt à sortir comme tous les après-midi depuis plus d’une huitaine :

— Dis donc ?… l’interpella Ludivine, vas-tu tous les jours courir comme ça, toi ?… Moi et puis mes frères, j’sommes-t-y des hommes des bois, pour que t’aies mal au cœur de nous ? Ces pétits-là s’ennuient d’toi quand t’es pas là. Toute la journée y m’cassent la tête avec ton bateau qu’t’as pas fini. Y veulent en voir le bout, t’entends ?…

Elle fit un pas sur lui, l’anéantit d’un regard plein de complicités, et termina :

— Y veulent en voir le bout… et moi aussi !

C’était un ordre, ordre bien doux à entendre. Obéissant, empourpré, Delphin, au milieu des cris de joie des deux enfants, se dirigea vers le buffet pour y reprendre son bateau. La table, en un instant, fut couverte par les cent débris enivrants autour desquels tant de belles heures avaient été passées déjà. Ludivine venait de prendre son ouvrage.

Et le labeur minutieux recommença, dans un silence palpitant, à peine coupé, de temps à autre, par quelques mots échangés.

— Quand y s’ra temps de te faire chauffer ta colle, tu m’le diras !… disait Ludivine.

— Veux-tu qu’on te prépare du bleu pour la mer ?… demandaient les enfants.

Vers l’heure de diner :

— Passez-moi la bouteille !…

Ô moment tant attendu !

Les manipulations de Delphin retenaient toutes les respirations. La colle forte coloriée était prête. Et les deux petits frères debout, Ludivine avançant le cou par-dessus sa couture, surveillaient la délicate opération.

La grêlée entra, revenant de l’hôtel où elle lavait le linge.

— T’arrives à temps !… s’exclama Ludivine, oubliant pour un instant ses disputes. Y va justement faire le lancement d’sa barque dans la bouteille, que j’allons enfin découvrir la racine !

Et, penchée avec les autres, la mère, le souffle coupé comme eux, s’immobilisa derrière Delphin.

— Si on rate son coup, murmura celui-ci, tout est à recomm…

Un craquement dans la porte, qui s’ouvrit toute grande.

— Bonsoir, tout l’monde ! J’vous amène de la visite.

Un seul sursaut mit debout Ludivine et Delphin. La bouteille roula sur la table, à côté du petit bateau. S’effaçant pour le laisser passer, le père Bucaille annonça :

— M’sieu Lauderin !


✽ ✽

Quand ils furent tous assis autour des verres de cidre, on s’aperçut que Delphin avait disparu.

Armand et Maurice, des larmes dans les yeux, avaient doucement reporté la bouteille et le bateau, l’un près de l’autre, sur le buffet de bois blanc.

La mère Bucaille, effarée, humble, relevait son tablier bleu. Ludivine, les yeux fixes, dévisageait durement Lauderin, assis en face d’elle. Le pêcheur riait.

Il y eut un moment de grande gêne pendant lequel, fuyant le regard de la jeune fille, le beau visiteur inspecta les lieux, étonné sans doute de la propreté, de l’intimité, de la dignité de cet intérieur qu’il avait pu croire tout autre, imaginant quelque borgne repaire comme il en est tant en ville.

Avait-il essayé sur le père ivrogne, d’une manière détournée, les propositions si fièrement repoussées par la fille ? Venait-il voir par lui-même, n’ayant rien tiré du pêcheur pâteux, à quoi ressemblait cette famille dont il ne savait pas grand’chose ?

Pendant qu’il examinait, la pauvre grêlée, le cœur battant, essayait que fût avenant l’accueil fait à ce riche inattendu qui les avait si généreusement tirés d’embarras.

Le tout est de ne pas laisser tomber la conversation.

— Y fait chaud, m’sieu Lauderin, écoutez, qu’on en est resté !… Heureusement que j’sommes encore du bon côté d’l’année, quoique les jours en perdent tant ou plus ! Mais on y verra clair très tard encore pendant tout le mois d’août !…

Lauderin eut enfin le courage de laisser ses yeux retourner à Ludivine. Dans le langage immédiat et muet du regard, malgré lui, tragiquement, il exprima : « Je suis fichu. C’est fini ; car toi, garce, je sens que je vais t’avoir dans le sang. »

— Not’cidre n’est jamais qu’d’la boisson, m’sieu Lauderin ! Vous qu’avez tout ce qui s’boit d’meilleur dans vot’café, faut qu’vous ayez chaud pour accepter ça !

Aimable et supérieur, il se tourna vers la modeste créature :

— Ce qui est offert de bon cœur, madame Bucaille, vaut le meilleur champagne.

Elle rit, toute confuse et charmée, d’un pauvre rire édenté, si touchant.

— Mon homme nous a dit vos bontés, m’sieu Lauderin…

Le tablier bleu se tortillait dans ses mains bouillies de laveuse.

— Ces éfants-là vous devront bien d’la reconnaissance, m’sieu Lauderin !…

Les deux petits, mornes, ne bougèrent pas. Ludivine ne sourcilla point.

— C’est jeune… Ça ne comprend pas encore.

— La mauvaiseté passe devant !… articula péniblement le pêcheur, dont les yeux troubles chaviraient.

Désolée de l’insolence glacée de sa fille, la grêlée tâcha de la faire entrer dans l’entretien.

— Y a pas trop à dire de l’aînée. Elle fait c’qu’elle peut !… Pas Ludivine ?

— Quel joli nom !… se récria Lauderin.

Il n’osait pas s’adresser directement à la petite. Après avoir enregistré son éloquent regard de tout à l’heure, elle avait cessé de le fixer. Détachée et lointaine, elle examinait le sol. Et ses longs cils noirs, sous son étonnante frange pâle, ne laissaient voir qu’à peine la lumière perlée de ses prunelles.

Malgré tous les efforts de l’infortunée Bucaille, le silence enfin tomba.

Lauderin, d’une main blanche et potelée, tournait sa courte moustache couleur de carotte. Il avait les yeux petits et noirs, le teint lunaire des roux, un commencement d’embonpoint, qui rapetissait sa taille moyenne et tendait à craquer son complet commun sur ses formes molles de citadin.

Quand le silence fut devenu intolérable :

— Ludivine… reprit-il, parlant presque bas. Ce serait un beau nom pour une barque !

Il s’avança d’un coup de reins sur sa chaise, comme pour se rapprocher de la jeune fille, séparée de lui par la table. L’audace lui revenait enfin.

— Vous accepteriez, mademoiselle, d’être la marraine de ma prochaine barque ?…

Comme elle ne répondait rien, il se dépêcha, tourné vers les parents ébahis :

— Mademoiselle votre fille était au baptême de Bon-Bec, et…

— Oh ! les dragées étaient bonnes !… s’exclamèrent les deux petits, subitement réveillés.

Lauderin se mit à rire un peu trop fort.

— Vous en aurez de meilleures au baptême de la Ludivine… si votre sœur veut !

— Ça !… m’sieu Lauderin… commencèrent ensemble le père et la mère, qui n’en revenaient pas.

La grêlée murmura :

— Est trop d’honneur pour nous, m’sieu Lauderin !

— Mais pourquoi donc, madame Bucaille ?… L’honneur sera pour moi !… si votre fille veut bien accepter !

Il s’écoutait parler. Mais son cœur devait battre fort, car sa voix tremblait. Officiellement, il s’abaissait, chez ces gens de rien, à supplier cette fille de glace qui ne daignait même pas lui répondre, malgré les signes affolés que lui faisait sa mère.

Un silence encore. Il fut long et douloureux.

— Mademoiselle réfléchira !… dit tout à coup Lauderin en se levant.

La visite était terminée. Tout le monde, en même temps que lui, fut debout.

Sur le seuil, la femme Bucaille se confondit en remercîments. L’attitude de sa fille lui mettait une petite sueur aux tempes. Les deux garçons, sans trop savoir pourquoi, battaient des mains. Mais Bucaille, titubant, ne pouvait plus articuler que des syllabes informes.

— Au revoir, père Bucaille !… Au revoir, madame !… Au revoir, mes enfants !… Au revoir, mademoiselle !…

Ludivine retira vite sa main, d’un geste dégoûté. La porte s’était refermée. La scène formidable qui couvait depuis trois quarts d’heure allait éclater. Delphin disparu ne revenait pas.


✽ ✽

— Faut qu’tu sois bête comme trente-six cochons pour pas comprend’!… répétait Ludivine, ricanante, déchaînée,

Elles venaient toutes deux de coucher le pêcheur, qui ne pouvait plus tenir debout.

— Et Delphin qui n’est pas là !… disait la grêlée entre deux furieux reproches accompagnés de larmes.

— Delphin a compris, lui, pardi !… s’emportait la jeune fille. Que l’père se laisse rouler par ce vilain rouge, est naturel, puisqu’il est perdu saoul la moitié du temps ! Mais toi !

— Mais enfin, qui qu’tu veux dire, à la fin ?…

Et Ludivine, clignant vers ses petits frères :

— J’te l’dirai !

Vers la fin du dîner seulement, Delphin rentra. Refusant de rien prendre, il alla se coucher, le visage défait, les yeux angoissés.

Quand les enfants furent également au lit :

— Si tu veux l’savoir, commença tout bas Ludivine avec effort, car il lui coûtait de livrer l’un de ses mystères, c’t’homme-là, qui n’est qu’un coureur de fumelles, cherche tout simplement les amours avec moi…

D’un côté de la table tandis que sa mère était de l’autre, la lampe entre elles deux, elle avançait le menton vers la grêlée, qui avançait le sien. Toujours à voix basse, elle raconta.

— Hélâ !… faisait la mère, à mesure qu’elle découvrait la vérité.

Et le chagrin du faux miracle entrait en elle, en même temps que la terreur.

— Qui qu’on va d’venir avec un gas comme Ça, qui s’est ambitionné sur toi, et à qui qu’on doit toute cette argent-là ?… Toi qu’as été sec comme vent d’nord avec lui, tu vas y faire détester ses bienfaits, et j’allons être en perdition, ma por’fille, que j’aurons plus qu’à tendre la main dans les rues !

C’était maintenant Ludivine qui faisait les reproches. Peu à peu sa voix de tête des mauvais jours reprenait son diapason naturel. La mère sanglotait.

De son lit où il ne dormait pas, Delphin entendait des bribes de la scène. Il se rendit compte de l’animosité de Ludivine contre Lauderin. Une joie immense l’envahit. Écrasé de fatigue et d’émotion, il finit par s’endormir, bercé par la chère voix de tête qui continuait toujours, de l’autre côté du mur.


✽ ✽

Quand Bucaille fut complètement dégrisé, sa femme, avant de le laisser sortir pour recommencer, lui dit qu’elle avait à lui parler, et le pria de l’accompagner jusqu’à l’hôtel où elle travaillait.

Ce fut dans le beau bleu du matin, marchant à son côté par les rues, qu’elle lui révéla ce qu’elle venait d’apprendre de sa fille.

Même bornée comme l’était celle-ci, une femme est toujours doublée d’un fin diplomate. La grêlée se garda de tout dire. Elle savait son mari honnête comme elle-même, malgré son ivrognerie, et jaloux de l’honneur de leur petite. Elle sut en raconter assez, cependant, pour que la colère du pêcheur éclatât.

« J’vas y dire son fait !… » ressassait le grand marin en donnant des coups de poing dans le vide. Et la pauvre Bucaille dut passer plus d’une demi-heure à le calmer. Elle se sentait en retard, craignait les réprimandes de ceux qui l’employaient, et ne pouvait pourtant laisser son homme sans l’avoir convaincu.

— J’sommes dans ses mains, avec cette argent qu’y t’a prêtée ! Si j’en faisons un ennemi, j’sommes chavirés sous voiles, mon por’bonhomme !

— Croyait-y donc qu’j’allais y vendre ma fille ?… recommençait l’autre, tout pâle de honte. Y faisait l’mignard cheux nous. Y voulait la fillette pour marraine de sa barque. Vingt Dieux !… On n’est qu’des pêqueux, mais on a l’front aussi haut qu’eux autres !

Quand il eut enfin promis qu’il ne dirait rien, mais éviterait simplement de retourner au Grand Café Maritime, sa femme le quitta, rassurée un peu.

« Aie pas peur !… avait-il déclaré. Dès que mon bateau s’ra prêt, j’me mettrai à la tâche pour regagner l’argent et lui rendre c’qu’il a prêté ! Car y a que comme cha qu’on pourra parer au grain ! »

Beaux projets de sept heures du matin !

À minuit seulement il rentra, plus méchant que d’ordinaire, et l’injure à la bouche. Qu’avait-il fait de sa journée ? « J’y ai dit son fait !… » répétait-il toujours.

Ludivine et sa mère purent faire les plus néfastes suppositions. Il avait dû se passer quelque chose au Grand Café Maritime. Les épaules courbées, la mère attendait les malheurs.

Ce même jour, Delphin était arrivé rayonnant au repas de midi. Il avait trouvé du travail pour quelques jours : un paquebot anglais que l’on chargeait de fruits.

— Comme ça, j’vous rapporterai toujours queuque chose pendant qu’le bateau raccommode…


✽ ✽

Les malheurs attendus ne venaient point. « On n’entend pas parler de rien. » constatait la grêlée en rentrant chaque soir.

Delphin, tout fier de l’argent qu’il gagnait sur son paquebot anglais, avait retrouvé sa bonne humeur. Et les deux petits frères attendaient avec impatience qu’arrivât le dimanche, car il leur avait promis formellement qu’aussitôt en rentrant de la messe il se mettrait à l’ouvrage et qu’enfin, ce bienheureux jour-là, l’on verrait entrer le petit bateau dans la bouteille.

Le vendredi matin, vers sept heures et demie, le pêcheur dormant encore puisqu’il avait toujours le vin de la veille à cuver, les deux petits garçons jouant dans la cuisine, Ludivine étant sortie, la femme Bucaille revint en trombe de son hôtel, ayant abandonné son travail, et si bouleversée qu’elle pouvait à peine parler.

— Vot’sœur ?… Où qu’est vot’sœur ?…

Maurice et Armand ayant répondu qu’elle était en courses, la mère se précipita dans la chambre.

— Ah !… t’es là, Bucaille ?… Dieu du ciel, si tu savais c’qui nous arrive !

Il se frottait les yeux. Puis sa figure tachée de rousseur se décolora lentement. Une catastrophe, naturellement.

La grêlée ne lui laissa pas le temps de poser la question.

— M’sieu Lauderin… bégaya-t-elle. J’viens d’le voir ! Il est venu me trouver dans l’hôtel… J’peux pas encore y croire ! J’peux pas encore y croire ! Y veut… y veut épouser Ludivine !

Assis sur son lit, stupide, le pêcheur ouvrait la bouche. Un bruit de portes fit bondir la mère.

— C’est toi, Ludivine ? Arrive là !… Tu vas en rester jugée !… Tiens ! J’te l’annonce devant ton père, ma fille ! M’sieu Lauderin… eh ben ! est vrai comme Barrabas la Passion !… m’sieu Lauderin te d’mande en mariage !…

Les sourcils rapprochés, la tête en avant, Ludivine, arrêtée sur le seuil, regardait sa mère. Celle-ci, debout au chevet de son homme, se mit à battre des mains.

— Il est v’nu m’trouver à l’hôtel : « Madame Bucaille, qu’y dit, ça va vous sembler drôle. J’sais bien qu’j’ai trente ans et qu’la fillette en a dix-sept ; mais j’ai de quoi la rendre heureuse. Qui qu’vous voulez, qu’y dit, j’l’aime ! Vot’mari, qu’y dit, il a cru qu’j’avais d’vilaines intentions, qu’il est v’nu m’chercher des mots étant sâ. Et j’ai bien vu l’aut’jour soir que la pétite m’en voulait itou. Alors, pour couper court (est l’expression dont il s’est servi), j’viens vous d’mander d’y d’mander si elle veut d’moi pour mari ! » J’en ai guère entendu pus long ! Y avait pus d’baquet, y avait pus d’linge, y avait pus d’hôtel. J’sis accourue à triple voile ici pour le dire !

Des larmes parurent dans ses yeux, tandis qu’elle joignait les mains, en extase.

— Not’Ludivine !… Elle va être riche ! Elle va être heureuse !…

Enfin, avec un petit rire de joie :

— M’sieu Lauderin doit repasser à la soirante ce tantôt, un coup que j’s’rai rentrée du travail, pour prendre ta réponse…

Une malice passa dans ses pauvres yeux qui pleuraient :

— Qui que j’vas y dire ?…

Et tandis que, pétrifiés, le père et la mère la regardaient, bouche bée, Ludivine, redressée et sèche, répondit :

— C’que tu vas y dire ? Tu y diras : Non !