L’Ex-voto/11

La bibliothèque libre.
Aux Éditions de l’Estampe (p. 165-179).
◄  x
xii  ►

XI

Le père Bucaille avait passé sa culotte, on ne sait trop pourquoi. Peut-être cela lui donnait-il plus d’autorité. Cependant ni lui, ni sa femme, ni sa fille ne s’étaient décidés à quitter la chambre où se tenait le débat.

Ludivine, de lassitude, avait fini par s’asseoir sur le lit. Restés debout, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche, les parents, depuis plus de deux heures, la suppliaient, puis l’interrogeaient, puis, de nouveau, la suppliaient. Et les enfants, fatigués d’entendre tant de paroles, venaient de sortir de la maison pour aller jouer dans la rue.

— Mais enfin, pour qui qu’tu dis non ?…

Pour la vingtième fois, Ludivine :

— Parce qu’y m’plaît point !

Argument des parents : Que Ludivine se soit révoltée devant des propositions louches, rien de plus légitime. Eux-mêmes n’ont-ils pas été les premiers à lui donner raison ? Bucaille l’avoue à présent : il a presque battu, dans son beau café, celui qui venait d’être pour lui si serviable, risquant de s’en faire un ennemi redoutable risquant la ruine de la famille. Mais, aujourd’hui, les choses ont changé de face. Outre tout ce qu’elle en tirera pour elle-même, Ludivine, mariée avec un riche, va sauver les pauvres siens d’un désastre inévitable. Si elle refuse, dans un mois c’est la misère noire. Il est trop facile à Lauderin de se venger. Ils sont à sa merci. Que vont-ils devenir tous ? Que va devenir le petit Maurice, qui demande à présent tant de soins ?…

— T’auras la mort de ton frère sur la conscience !… a trouvé la mère Bucaille.

Et cette terrible petite parole-là fait pâlir la jeune fille.

Quelle responsabilité que la sienne !

— T’as qu’un coup de barre à donner !… s’exclame le pêcheur, et tu ne veux point l’donner ! T’aimes mieux l’naufrage !

Doux comme il l’est toujours quand il n’a pas encore bu, le pauvre s’est mis à sangloter. La pâleur de Ludivine s’accentue.

— Mais pour qui qu’tu n’veux point ?… recommence la mère en larmes… Est eune chose que j’peux pas comprendre !

Ce ne fut qu’au bout de ces deux heures torturées qu’enfin l’adolescente, exténuée par cette lutte déchirante, consentit à livrer son secret. Ce fut les dents serrées et presque bas qu’elle avoua :

— J’veux pas de Lauderin parce qu’y m’plaît point d’abord, et ensuite parce que, celui que j’veux épouser, c’est Delphin, si vous voulez l’savoir !

Le cri des parents fut mêlé d’un rire de stupéfaction et de colère :

— Delphin ?…

— Comment ?… gronda le pêcheur en croisant les bras, tu vas nous faire crère que t’épouserais Delphin, un novice de dix-huit ans, qu’a seul’ment pas d’moustache sous l’nez ?…

Ludivine, saccadée :

— Y vieuillira !

— Delphin ?… continua la mère, Delphin qu’a pas l’sou, Delphin qu’t’as ramassé à l’hospice ?…

— Justement !… riposta-t-elle.

Et les parents s’entre-regardaient, consternés, outrés, comprenant tout.

— Ah ! celui-là !… dit le pêcheur en hochant furieusement la tête, celui-là, c’est l’malheur qu’est entré avec li dans la maison !

— Est pas vrai !… bondit Ludivine.

Elle ne saura pas dire que Delphin a été la salvation de son âme perdue. Les secrets de sa conscience sont profondément enfouis en elle, avec bien d’autres obscurités.

Elle sait pourtant répliquer :

— Est c’pendant depuis qu’il est chez nous que j’sommes sortis d’bien des choses !…

Dangereux terrain ! Les parents le sentent confusément. Ils n’insistent pas. Ils pleurent tous les deux, suprême éloquence. Et voici les supplications qui recommencent, interminables, pour le martyre de cette enfant, écrasée sous le poids de toute sa famille en péril accrochée à elle.


✽ ✽

Le silence avait succédé, plus douloureux que les paroles. La femme Bucaille avait envoyé l’un des petits prévenir à l’hôtel qu’elle ne travaillerait pas aujourd’hui. Le pêcheur était resté là, ne songeant même pas, dans son désespoir, à courir ses cafés quotidiens. Assis dans la cuisine, la tête dans les mains, sa présence insolite et muette remplissait la maison de drame. Tandis que Ludivine s’activait nerveusement autour du fourneau, la mère, dans un coin, essayait de coudre, empêchée par les larmes qui ne cessaient de lui brouiller la vue. Les enfants, de nouveau, s’étaient esquivés.

Pendant le temps que dura ce silence, le chagrin acheva de pénétrer jusqu’aux dernières fibres de ces trois êtres malheureux. Et chacun d’eux sentait, derrière la présente tristesse, d’autres couches de malheur prêtes à s’accumuler les unes sur les autres,

Midi.

Les petits frères rentrèrent d’abord, et leur verbiage argentin remplit le logis qui se taisait depuis si longtemps. Habitués aux fluctuations de la famille, ils savaient n’en pas tenir compte. Ils continuèrent, parmi la consternation des autres, leur petit rythme gai.

Ce fut d’abord la danse devant la bouteille et le bateau.

— Après-demain !… Après-demain !…

Puis vinrent les questions, adressées au hasard, sur des sujets bien inutiles. Voyant que personne ne leur répondait, ils commençaient à babiller entre eux, lorsque Delphin entra.

— Delphin !… Delphin !… crièrent les petits en courant à lui.

La figure dorée du mousse était joyeuse. Il avait quelque histoire à raconter, concernant son travail sur le paquebot. Mais il vit devant lui le pêcheur qui s’était dressé. Surpris, car Bucaille mangeait rarement chez lui, l’adolescent fit un petit geste, aussitôt coupé : la grêlée aussi s’avançait sur lui.

La première, elle parla :

— V’là c’qu’arrive !… dit-elle, solennelle et sévère. M’sieu Lauderin, l’armateur, l’patron du Grand Café Maritime, demande Ludivine en mariage. Est tout pour nous, car j’sommes sortis tout de suite de misère si elle dit oui. Mais si elle dit non, c’t’homme-là nous perdra. Et v’là l’affaire : Ludivine refuse parce que c’est toi qu’elle veut épouser.

Ludivine, une assiette à la main, écoutait de sa place. Et ses lèvres étaient toutes blanches.

Entièrement décomposé, le mousse la regarda. Les deux nouvelles qu’on lui apprenait à la fois le coupaient en deux, joie d’une part et désespoir de l’autre. Son audacieux rival allait donc jusque-là ! Mais Ludivine, ce bourreau qui n’avait cessé de le torturer, Ludivine refusait le miracle à cause de lui, pauvre petit Delphin !

Cependant le pêcheur, à son tour, parla. Le nez levé, les deux petits garçons essayaient de comprendre les complications de la vie des grandes personnes. Leur père, avec son air grave et contenu, leur père toujours saoul, d’ordinaire, leur faisait peur.

— J’aurais jamais l’idée, disait-il, de te reprocher ce qu’on a fait pour toi chez nous. Mais si j’avons recueilli pour que tu tournes la tête à la pétite, pour que tu l’empêches de faire un haut mariage qui nous sauverait tous, je trouve, véritablement, que tu ne nous récompenses pas comme tu devrais, pour nos sentiments !

Delphin s’appuyait au mur comme quelqu’un qui va s’évanouir. Pris à la gorge, il ne put d’abord rien dire. Sa pâleur était telle qu’on ne reconnaissait pas son visage, pareil à celui d’un jeune homme mort.

— Est moi… proféra-t-il enfin. Est moi qui l’aime, m’sieu Bucaille… J’y ai jamais tourné la tête… Est pas l’amour qui parle, chez elle. Elle est d’amitié pour moi comme eune sœur ; c’est tout… Et moi, j’veux pas être entré chez vous, qu’avez tous été si bons avec moi, pour que vous puissiez m’dire que j’ai été votre malheur. Non ! ça n’se peut pas !… ca n’se peut pas !… Je ne suis qu’un orphelin ramassé par vous. J’ai regardé trop haut, et pis v’là tout. Mais j’vais m’en aller, m’sieu Bucaille, est pas difficile. Justement on m’parlait aujourd’hui, sû l’vapeur anglais, d’une place de matelot qu’est à prendre au Havre…

Il avala sa salive avec peine, et, d’un mot, acheva son sacrifice.

— J’aurai qu’des remerciements à vous dire à tous, fit sa voix entrecoupée. Et vous pouvez croire que jamais j’n’oublierai c’que vous avez fait pour moi…

Il détourna les yeux pour ne pas voir Ludivine.

— Vot’fille aura vite fait d’pus penser à moi, m’sieu Bucaille ; et moi…

Une seconde, il s’arrêta. Puis, humblement sublime :

— Moi… eh ! ben !… Faudra bien que j’l’oublie aussi, moi, voilà tout !

Le mensonge qu’il venait de faire était trop fort. Il ferma les yeux, à bout de courage.

Un petit rire de Ludivine le poignarda.

— T’as vite fait d’en prendre la résignation !… jeta-t-elle, Et moi je s’rais bien bête de rester derrière ! Tiens !… Est toi qui m’auras décidée ! Maman, tu pourras dire ce soir au Lauderin qu’c’est oui !

Et la clameur qui suivit ces mots fut d’intonations si diverses qu’on ne sut jamais si c’était la joie des parents ou la douleur du mousse qui criait le plus fort.


✽ ✽

Ils avaient déjeuné sans Delphin, sorti pour prévenir que son travail cessait immédiatement sur le paquebot anglais.

Ludivine, les mâchoires crispées, laissait parler sa famille ivre de joie. Le chagrin que lui causait le départ de Delphin était intolérable. Elle sentait que, d’un seul coup, trois années de tendresse s’en allaient au néant. Un tournant brusque de la vie la jetait dans l’inconnu. Mariée ! Et mariée avec ce riche, avec cet homme qui n’était pas de son monde à elle, antipathique étranger ! « Est pour les miens… Est pour Maurice !… » se répétait-elle.

Mais, plus grave que toutes ces angoisses était la plaie faite à son cœur par les paroles de Delphin. Quelque chose l’avertissait bien que le mousse avait dû parler ainsi par esprit de sacrifice, ne voulant pas remercier ses bienfaiteurs par du malheur. Mais, née pour la lutte, elle ne pouvait comprendre qu’il se fût rendu dès la première attaque. Il ne tenait donc pas à son bien, pour l’abandonner de la sorte sans même essayer de le défendre ? « Gambe de laine !… » pensait-elle avec mépris. Et blessé comme sa tendresse était son orgueil de conquérante. Elle avait si bien cru Delphin sa proie !

Amère et déçue, elle ne devait pas tarder à transformer tant de chagrins en infernale méchanceté. Chacun réagit comme il peut sous la douleur. Après trois bonnes années d’effort vers le mieux, c’était, pour finir, la faillite totale. L’invétérée petite Bucaille, coureuse de rues, renaissait du désastre, avec sa langue de mégère et son ricanement. Elle le fit voir à l’instant même. Les siens lui devaient tout, à présent. Plus que jamais elle devenait le tyran de la maison.

Elle commença, par-dessus les assiettes du déjeuner, par une paire de claques au petit Armand, qui l’agaçait avec ses interrogatoires. Ensuite ce fut, une fois de plus, l’aigre procès du père Bucaille, mêlé de remarques dures à l’adresse de la mère. Ce premier repas sans Delphin, semblait, en vérité, refermer une parenthèse. Quand la joie débordante de tous fut transformée en pleurnicheries, Ludivine se sentit satisfaite. Et, de retrouver au fond d’elle-même cette ténébreuse délectation de son enfance démoralisée lui tordit si affreusement le cœur qu’elle eut envie de sangloter.

Ce fut au milieu du grand nettoyage de la maison qu’on se dépéchait de faire pour la venue du prétendu, tandis que même les deux petits frères s’activaient dans la cuisine, que Delphin revint enfin, juste une demi-heure avant le départ du bateau qui devait l’emmener au Havre.

Il avait calculé son temps pour que les adieux fussent précipités, afin d’escamoter le pire. Et son expression était telle, quand il entra, malgré tous les efforts qu’il faisait pour se bien tenir, que la femme Bucaille ne put s’empêcher d’éclater en larmes :

— Vite ! que j’prenne mes hardes… dit-il en hachant ses mots… Est qu’le bateau m’attendra point !

Et la mère se précipita pour l’aider à faire son paquet.

Ludivine affectait, elle, de continuer à récurer ses cuivres. C’était tout juste si elle ne chantonnait pas. Mais le père Bucaille, qui frottait aussi quelque ustensile dans un coin, s’arrêta pour essuyer furtivement ses yeux.

Quand Delphin sortit de la chambre, portant son petit ballot :

— Tu vas pas t’en aller ?… crièrent les deux petits en s’accrochant à lui.

— Mais si !… dit-il en essayant un misérable sourire.

Puis, pour leur épargner l’horreur de cet instant déchiré :

— Je r’viendrai bientôt !… fit-il câlinement.

— Mais il fut obligé de se mordre la lèvre jusqu’au sang en disant cela.

Il se pencha sur eux pour les embrasser.

— Au revoir, Maurice… au revoir, Armand !

— Et ton ex-voto ?… demandèrent-ils, naïfs, en se mettant à pleurer.

— Oh ! c’est vrai !… s’écria-t-il. J’allais l’oublier !

Pour aller reprendre sur le buffet sa bouteille, sa petite barque exiguë et tout le mignon fourniment, il passa près de Ludivine qui ne le regardait pas, s’arrêta devant elle une seconde et murmura :

— Y avait queuque chose qui m’disait que j’le finirais point !

Et cette simple phrase-là fut, pour la petite Bucaille, plus horrible que tout le reste.

Delphin vit bien qu’elle refusait de lui donner ses yeux. Alors il alla vers le pêcheur.

— Adieu, m’sieu Bucaille.

L’autre voulut dire quelque chose, et ne put. Il ouvrit ses grands bras, serra contre lui le mousse, et le court sanglot qu’il fit entendre valait toutes les paroles.

— Adieu, mâme Bucaille !

Elle se mit à l’embrasser, elle, avec une frénésie sans contrôle. On eût dit qu’elle ne s’arracherait jamais de lui. Les pleurs qu’elle versait abondamment mouillaient les joues, le cou, la vareuse du petit marin. Gêné par son bagage, son bateau, sa bouteille, il ne savait comment faire pour échapper à ces étreintes qui lui faisaient mal.

Pressé de parler d’autre chose, il répétait, refoulant ses larmes, tandis qu’elle le bousculait :

— J’ai gardé ma gagne du vapeur anglais… Vous m’excuserez, mâme Bucaille… Mais j’peux pas partir sans argent.

Enfin, quand la mère l’eût lâché :

— Adieu, Ludivine…

Elle consentit à laisser sa bassine de cuivre. Mais sans même essuyer ses doigts à son tablier, tenant ses mains écartées et hautes, elle tendit sa joue comme négligemment.

— Eh ben !… Adieu, Delphin !…

Ses lèvres se retroussèrent, ses yeux fulgurèrent d’ironie :

— Tu r’viendras pour la noce, pas ?…

Le cou dans les épaules, retenant un rugissement, il fonça sur la porte.

— Delphin !… Delphin !…

Il ne se retourna pas vers les petits, qui trépignaient de chagrin derrière lui. Le premier coup de sirène du bateau s’entendait au loin. Ce fut en courant qu’il prit la rue, s’engouffra dans l’impasse, disparut, sous le regard ruisselant de toute la famille réunie sur le seuil, moins Ludivine, pourtant.


✽ ✽

La grêlée s’était bassiné les yeux à l’eau bouillante et s’efforçait de ne plus pleurer. M. Lauderin allait arriver d’une minute à l’autre.

La maison était prête, les gens aussi. Le père Bucaille avait sa belle vareuse, les petits étaient endimanchés, et Ludivine, après s’être, dans la chambre, savonnée, recoiffée, réapparaissait en chemisette blanche (la seule qu’elle possédât), et si visiblement coquette que les parents en eurent un soupir de soulagement. Ils avaient craint quelque inconvenance de la part de la dangereuse et fantasque fille se demandant jusqu’à la dernière minute si le fiancé de contes de fées serait reçu par une petite souillon nettoyeuse de cuivres.

« S’il allait ne pas venir, maintenant !… » pensaient-ils sans oser le dire.

Il vint.

Ludivine l’avait humilié, le père de Ludivine avait failli le frapper. Il était de ces noceurs que les empêchements attirent. Le coup de passion qu’il avait pour la petite Bucaïlle, première affaire sérieuse de sa vie, s’exaspérait de toutes les défenses qui se hérissaient autour de la tentante et dangereuse fillette. Et, plus que tout autre obstacle, il craignait Delphin, dont ses informateurs lui avaient beaucoup parlé.

En demandant Ludivine en mariage, il n’était pas du tout sûr d’être agréé par elle, petite bête sauvage dont il avait déjà senti les griffes. Mais, puisqu’il n’y pouvait plus tenir, c’était le dernier moyen de l’approcher ; et jusqu’ici, le tour était joué de main de maître.

Si les fiançailles étaient acceptées par l’effrontée jeune fille, il comptait reculer le mariage sous prétexte de trop de jeunesse. Il est facile, quand on se trouve dans la place, de transformer une fiancée en maîtresse. M. Lauderin, avec sa fortune et sa suffisance, ne se voyait vraiment pas alliant son nom à celui d’une pauvre fille de pêcheurs. Il avait fait ses confidences à son frère et à sa belle-sœur, qui se moquaient de sa toquade, et qui, bien inquiets, avaient tout fait pour le détourner de ses audacieuses entreprises. Ces Parisiens, en villégiature chez lui, très orgueilleux de leur magasin de nouveautés aux Ternes, espéraient le marier dans leur monde, à moins qu’il ne restât garçon, ce qui valait mieux encore, vu l’héritage possible, un jour.

En pénétrant, plein d’anxiété, dans le pauvre logis de ses amours, il vit dès le premier coup d’œil que sa fallacieuse demande était acceptée. L’accueil des visages, l’endimanchement général le lui disaient assez.

— Et alors ?… fit-il sans dire bonjour, et sur le ton, déjà, de la vanité satisfaite et condescendante.

Les parents, s’étaient, avec terreur, demandé quelle serait la manière d’être adoptée par Ludivine. Celle-ci, levée la première, courut au-devant de son fiancé. L’enveloppant d’un regard qui le fit tout de suite pâlir :

— C’est oui !… dit-elle, bien entendu !

« Elle est à moi !… » pensa-t-il.

Sa main gauche se tendait, molle et dédaigneuse, vers les poignées de mains empressées. Il s’assit avant tous, plein d’un sans-gêne de maître. Et Ludivine, avisée Normande, ne perdait pas une nuance de cette attitude. « À nous deux, maintenant ! » disait sa révolte intérieure. Et nul, en la voyant si provocante et si gaie, ne se fût douté de l’espèce de désespoir âpre qui regardait derrière ses yeux phosphorescents.

— Voilà !… dit Lauderin sur le ton du commandement. Nous attendons un an encore. Quel âge a ma petite promise ? Dix-sept ans, m’a-t-on dit. Il faut bien qu’elle en ait au moins dix-huit pour devenir Mme Lauderin !

Des petits rires intimidés, du côté des parents, l’approuvèrent.

— J’ai commandé une nouvelle barque, continua-t-il. Nous la baptiserons quand elle sera construite. Ce sera la Belle-Ludivine. Mais nous ne la sortirons que le jour du mariage, avec un bouquet blanc à son mât. C’est une idée de moi. Jolie idée, n’est-ce pas, Ludivine.

Elle tressaillit à cette familiarité trop rapide. Les gens de chez nous ne sont guère tutoyeurs de leur nature. Mais, jouant serré son ironique jeu :

— Comment qu’il est, vot’p’tit nom, à vous ?… demanda-t-elle effrontément.

Les choses allaient vite. Il n’aurait pas, pour la dresser, toutes les peines qu’il avait prévues.

— Je m’appelle Pierre, répondit-il. Mais il faudra m’appeler Pierrot.

— Croyez-vous qu’j’attendrai dix ans ?… riposta-t-elle, Allons, Pierrot ! Un p’tit coup d’bère pour fêter nos fiançailles !

Elle avait fait signe à sa mère. Le cidre bouché, rapporté dans l’après-midi, fut sur la table avec les verres. Et bientôt une gaîté crispée, pleine encore d’embarras et d’étonnements, remplaça, dans la cuisine de tous les jours, tant de larmes versées, quelques heures plus tôt, au moment du départ de Delphin.

— À propos ?… dit négligemment Lauderin en goûtant la mousse de son deuxième verre, qu’est-ce qu’est donc devenu ce petit jeune homme que vous avez adopté, m’a-t-on dit ?

— Il est parti travailler à son compte au Havre ! se dépêcha de déclarer la mère Bucaille. Il est grand, à présent, il n’a plus besoin d’nous…

— Ah ! oui !… faisait l’autre, observé par Ludivine.

Et l’animation générale, un peu forcée, qui suivit, empêcha de remarquer que le petit Maurice, dans un coin, s’était mis à pleurer tout bas.

Le jour commençait à baisser un peu. La conversation, petit à petit, languissait.

— Je vais vous laisser dîner… dit enfin Lauderin, en allumant une cigarette.

Il frappa sur l’épaule du père Bucaille, comme on ferait à un bon gros chien.

— Eh ! ben !… mon vieux !… On va pouvoir revenir au Grand Café Maritime, hein ?…

— Oui, m’sieu Lauderin… répondit le pêcheur avec un pauvre regard subalterne.

Le petit rire de Ludivine, prélude ordinaire de ses insolences, se fit entendre.

— Tu l’appelleras toujours pas m’sieu Lauderin quand y s’ra ton gendre, je pense ?…

Surpris d’être ainsi remis à sa place, le fiancé regarda sournoisement la petite.

— Allons, Pierrot !… dit-elle. Ouste ! Faut reprendre la rade de vot’débit ! Y a déjà plus d’un quart d’heure que nous devrions être à table !

Et le cafetier, se levant aussitôt, sentit que c’était maintenant à son tour d’être le chien.

Une petite rougeur était montée à ses joues trop blanches. Ludivine, en l’humiliant, l’affolait du même coup. Il y a des êtres qui aiment à être battus.

— Je pourrai revenir demain ?… demanda-t-il, toute arrogance tombée.

Elle parut hésiter une seconde. Puis :

— V’nez toujours, accorda-t-elle. Si j’suis là, vous l’voirez bien !

Et ce fut sur ces aimables paroles qu’il se retira, peut-être un peu moins sûr de lui qu’au début de cette première visite de fiançailles, mais plus grisé que jamais.