L’Expiation (Grenier)

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Librairie de L. Hachette et Cie (p. 49-67).

L’EXPIATION


Avant de commencer sa triste et longue histoire,
Comme pour tout revoir d’un trait dans sa mémoire,
Ahasver un instant mit son front dans sa main.
Alors j’emplis la lampe et jusqu’au lendemain

Je fis brûler dans l’âtre un vieux tronc de mélèze ;
Je m’assis devant lui pour le voir plus à l’aise ;
Et, tandis qu’au dehors l’eau ruisselait à flots,
Ahasver commença son récit en ces mots :

« Le monde entier connaît mon crime et ma démence ;
Mais ce qu’il ne sait pas, c’est la misère immense
Qui fut mon châtiment, hélas ! trop mérité :
Le plus grand des forfaits, c’est l’inhumanité !
Longtemps, comme un feu lent qui sous la cendre brûle,
Comme un poison caché qui dans nos flancs circule,
La malédiction qui pesait sur mon front
Me laissa respirer dans un calme profond.
Dieu seul est patient : lui seul aussi peut l’être ;
Car du temps fait pour nous l’Éternel est le maître.

Cependant, par instants, dans ma sécurité,
Un doute affreux perçait mon esprit agité ;
Une vague terreur épouvantait mon âme :
Si Dieu s’était caché sous cette croix infâme ?
Me disais-je ; et la nuit j’entendais une voix
Terrible : « Marche ! marche ! et porte aussi ta croix ! »
Mais le jour radieux, dissipant les ténèbres,
Chassait avec la nuit ces visions funèbres ;
Et libre désormais, honteux et triomphant,
Je riais de moi-même et me traitais d’enfant.
Alors pour m’étourdir je m’agitais sans trêve ;
La vie en tourbillon m’emportait comme un rêve.
Ce n’était que des jeux, des danses, des festins,
Qu’éclairaient jusqu’au jour des flambeaux clandestins ;
Ou, soudain me plongeant dans d’austères pratiques,
De la maison de Dieu j’assiégeais les portiques.

Je cherchais à me fuir ; il fallait, à tout prix,
En dehors de moi-même occuper mes esprits.

« Un soir j’étais assis sur le mont dont le faîte
Porte au ciel le palais où dort le Roi-prophète.
Je voyais à mes pieds se creuser le vallon
Que de son eau fangeuse arrose le Cédron :
C’était de Josaphat la funèbre vallée,
De morts et d’ossements solitude peuplée.
La poussière n’est là que la cendre des morts.
Là, fatigué de fuir sans cesse mes remords,
D’éviter le combat et de demander grâce,
J’attendis ce fantôme et lui fis enfin face :
« Eh ! quand cette menace et ces cris seraient vrais,

Quand jusqu’au dernier jour du monde je vivrais,
Me dis-je, où serait donc ce malheur si terrible ?
Est-ce bien là l’objet de ma frayeur risible ?
Qu’ai-je à perdre ? La mort. Si c’est un châtiment,
Acceptons-le sans crainte et portons-le gaiement.
Si Dieu veut m’oublier pour toujours sur la terre,
C’est le sort que j’aurais demandé sans mystère.
Vivre éternellement, comme Dieu dans le ciel,
N’est-ce pas le désir, le vœu de tout mortel ?
Être maître du temps, c’est l’être aussi du monde.
Je jouirai de tout dans une paix profonde.
J’aurai la gloire, l’or, l’empire, et je verrai
Tous les peuples fléchir sous mon sceptre adoré.
Qui sait même ?… Il se peut que je sois le Messie !
C’est dans ces jours, suivant l’antique prophétie,
Qu’il doit inaugurer son empire éclatant.

Dieu m’éprouve ; il m’appelle, et le monde m’attend. »

« Une joie indicible inonda ma poitrine.
J’y crus sentir monter une sève divine ;
Et plein de ces pensers, ivre d’un fol orgueil,
De mon humble maison je regagnai le seuil.

« Dieu m’y laissa longtemps savourer ce doux rêve ;
Mais enfin sa justice allait tirer le glaive,
Et me frapper dans tout ce que j’avais de cher :
Mon premier châtiment m’attendait dans ma chair.

« Les jours avaient marché, laissant sur leur passage
À tous les fronts mortels un trop visible outrage.

Ma femme vieillissait ; soucieux et chagrins,
Mes enfants avaient l’air de mes contemporains.
Le temps pesait sur tous. Pour moi, son vol rapide
M’effleurait sans laisser à ma joue une ride,
Comme il fit pour ces dieux et ces jeunes héros
Que la Grèce autrefois tailla dans le Paros,
Dont l’œil contemple encor l’éternelle jeunesse.
Oublié par la mort, même par la vieillesse,
J’étais tel que je fus, tel que je suis encor,
Et tel que je serai jusqu’au jour où la mort,
Brisant aux pieds de Dieu cette terre mortelle,
Me jettera vivant à ses pieds avec elle !
Mon rêve devenait une réalité.
J’allais donc vivre encor toute une éternité !
Cette idée exaltait et dilatait mon âme ;
Elle m’enveloppait d’une atmosphère en flamme

Qui m’isolait du monde et me brûlait les yeux.
Mais, tandis que mon front frappait ainsi les cieux,
Le froid m’envahissait ; déjà sa main livide
M’étreignait ; et bientôt j’étouffai dans le vide.

« Ma femme s’éteignit dans mes bras. Je l’aimais ;
Et quoique cet amour ne s’effaça jamais,
Dieu qui faisait deux lois pour nos deux existences,
Avait disjoint nos cœurs, nos plaisirs, nos souffrances.
Au moins, quand on vieillit ensemble, au coin du feu,
Des injures du temps l’amour s’aperçoit peu ;
On se revoit toujours sous cette même image,
Sous ces traits adorés dans la fleur du jeune âge.
Le passé sur les deux jette son prisme d’or ;
Par leur âme immortelle ils s’adorent encor,

Et la main dans la main, sans trouble, sans secousse,
Ils glissent à la mort par une pente douce.
Mais, ô cruel supplice ! ô spectacle d’horreur !
Sentir ce qu’on aimait se faner sur son cœur !
Voir au contact impur des rapides années
Ses charmes se flétrir, ses lèvres profanées !
Au lieu de ces beautés qu’on adorait avant,
Ne tenir dans ses bras qu’un cadavre vivant,
Et jeune, dans son cœur sentir la même flamme !
C’est mourir dans autrui par les sens et par l’âme.
Cette atroce douleur brisa mon corps de fer.
Si tu n’as pas aimé, va, tu n’as pas souffert !

« Mais Dieu, dont seulement commençait la justice,
Allait me retourner sur un autre supplice.

« Je t’ai dit que mes fils étaient devenus vieux ;
Ma jeunesse étonnait leurs regards envieux.
Plus tard, à la surprise il se mêla l’effroi.
Leurs cœurs de plus en plus se fermèrent pour moi ;
Je n’étais plus pour eux qu’un obstacle, une gêne.
Leur révolte à la fin grandit jusqu’à la haine.
Je croyais toucher là le comble de l’horreur.
Rien n’arrêta bientôt leur rage et leur fureur,
Et la cupidité, mordant ces cœurs avides,
Les gonfla du venin des complots parricides.
Tu frémis… mais attends ; tu seras père un jour ;
Ton cœur s’élargira pour cet immense amour.
Alors, si mon récit te revient d’aventure,
Alors tu comprendras quelle fut ma torture !

« Las de voir s’émousser le fer et le poison,
Ces fils dénaturés quittèrent la maison.
Soit honte, soit terreur que le remords suggère,
Ils allèrent mourir sur la terre étrangère.
Un seul ne quitta pas le foyer paternel.
C’était le dernier-né, le doux Emmanuel,
Fruit pâle et délicat d’une branche flétrie,
Né le jour où le Christ donna pour nous sa vie.
Il était aussi beau que son ange gardien ;
Son âme ouverte au ciel ne voyait que le bien.
De ses frères jamais il ne comprit le crime :
Dieu l’avait animé d’un souffle trop sublime.
Comme un glaive à l’étroit son âme usait son corps ;
Son ardente pensée en brisait les ressorts.
Je l’aimais d’un amour immense et solitaire ;

Mais lui semblait un être étranger à la terre.
Jamais une caresse, un sourire, un regard,
Ne montait jusqu’à moi, pas même par hasard.
Son cœur ardent au bien n’était pour moi que glace ;
Bientôt de la froideur le dégoût prit la place,
Puis l’horreur ! Et je vis, père désespéré,
Que Dieu, de cet enfant chétif, décoloré,
Avait fait contre moi l’archer le plus terrible
Qui pût venger son Fils et sa grandeur visible.

« Il languit quelque temps. Debout, près de son lit,
Je vis bientôt la mort glacer son front pâli.
Mais avant de mourir, dans sa longue agonie,
Un prodige effroyable étonna mon génie,
Et me doubla l’horreur de son horrible mort.

Soit délire ou hasard, châtiment ou remord,
À l’heure où sur les fronts d’une argile moins pure,
Sous les doigts de la mort l’âme se transfigure,
Je vis (ou je crus voir) son visage amaigri
Prendre de plus en plus les traits de Jésus-Christ.
C’était lui ! seulement plus enfant et plus blême ;
Mais cette majesté, cette douceur suprême,
L’âme partout visible, et son geste, et sa voix,
Et surtout cet œil doux et terrible à la fois ;
C’était lui, toujours lui ! Qui pourra jamais dire
Tout ce que j’ai souffert dans cet affreux délire ?

« Il mourut : ou plutôt il renaquit au ciel,
Seul séjour de ce corps trop immatériel.
Dix-huit siècles de peine ont passé sur cette heure,
Et, comme au premier jour, je le vois et je pleure,

Et jusqu’à ce que Dieu ferme enfin l’avenir,
Mon cœur en gardera le poignant souvenir !
Il mourut au moment, au jour anniversaire
Où le Christ était mort pour tous sur le Calvaire.
Je reconnus le Dieu dans ses terribles coups ;
Mais je ne pliai pas devant lui les genoux.
L’horreur seule cloua mon front dans la poussière.
Un autre de mon fils dut fermer la paupière ;
Et quand on l’emporta roulé dans son linceul,
Je restai seul, sans fils, sans amis, seul, tout seul !

« Sans amis ! L’homme est fait pour vivre avec les hommes.
Ils ont beau nous blesser, débiles que nous sommes,
Il faut nous réunir, comme l’on voit les blés
Serrer sous l’aquilon leurs épis rassemblés.

Je voulus me mêler à mon peuple, à la foule.
Mais comme un roc debout dans un fleuve qui coule,
Immobile au milieu des générations,
J’avais vu les mortels glisser par millions.
Le fleuve humain roulant son onde fugitive
Avait passé. J’étais resté seul sur la rive.
D’un voyage lointain je semblais revenu ;
Parmi des inconnus j’errais en inconnu.
Les choses seulement me restaient familières,
Et pour contemporains je n’avais que des pierres.
À peine les vieillards, même les plus lointains,
Me reconnaissaient-ils de leurs regards éteints.
À mon nom, à ma vue, ils secouaient la tête.
Heureux si leur mémoire était pour moi muette !
J’étais de trop au monde, et je voyais partout
Les signes de l’horreur, du mépris, du dégoût,

Tous les regards surpris me disaient au passage :
« Pourquoi n’es-tu pas mort avec ceux de ton âge ? »
Ou : « Pourquoi les tombeaux sont-ils si mal fermés ? »
Et mille étranges bruits de vérité semés
Circulant sourdement préparaient la tempête
Que le peuple crédule amassait sur ma tête.

« Les chrétiens, dont l’essaim s’était multiplié
Et grandissait toujours, n’avaient pas oublié
La malédiction qu’à son heure suprême
Le Maître avait laissé tomber sur mon front blême.
J’étais entre leurs mains un miracle de plus,
Une preuve vivante en faveur de Jésus.
Le Sanhédrin s’émut ; le Temple prit l’alarme.
Ces vieillards cauteleux avaient compris quelle arme

Ma vie allait fournir aux ardents novateurs.
Ils lancèrent sur moi leurs plus vils délateurs.
Je ne pus déjouer leur astuce et leurs trames ;
Jeté dans un cachot, chargé de fers infâmes,
Il me fallut répondre à l’accusation
De semer le blasphème et la sédition.
À peine daigna-t-on écouter ma défense ;
Je vis que pour punir ma prétendue offense
L’exil était déjà décrété. Les Romains
M’avaient sur ces griefs remis entre leurs mains ;
Car déjà dans ce temps la Judée asservie
Avait perdu le droit et de mort et de vie.
Par ces Pharisiens je fus donc condamné.
Debout, au pilori je parus enchaîné ;
Et là, sous le soleil, aux yeux d’un peuple immense,
Le bourreau proclama mon inique sentence :

« L’exil perpétuel ! » Et quand il l’entendit,
Le peuple avec fureur sous mes pieds applaudit.
De ma colonne infâme, à ces clameurs vulgaires,
Je me souvins du Christ qu’il insultait naguères.
« Peuple vil ! m’écriai-je, et dont la cruauté
Traite un persécuteur comme un persécuté,
Quand cesseras-tu donc d’être lâche et stupide ?
Tu n’es comme la mer qu’un élément perfide.
Comme elle tu te meus au hasard, sans raison ;
Mais tu n’as pas comme elle un immense horizon,
Et tes flots agités sur une vase immonde
Laissent dormir en toi les éléments d’un monde ! »

« On vint me délier ; un groupe de soldats
Jusqu’aux murs de la ville accompagna mes pas.

<poem>

Et suivi de la foule et de son long murmure, Chaque enfant me jetant au passage une injure, Je franchis furieux la porte de Sion. Alors je lui lançai ma malédiction ; Et je partis la rage au cœur, la mort dans l’âme, Frappé dans mon pays, dans mes fils, dans ma femme. »