L’Exposition du théâtre et de la musique au palais de l’Industrie/2

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L’EXPOSITION DU THÉÂTRE ET DE LA MUSIQUE
AU PALAIS DE L’INDUSTRIE


Les salles et les galeries du premier étage du palais sont exclusivement consacrées à l’exposition qu’on a qualifiée improprement de « rétrospective ». C’est « historique » qu’il eût fallu dire, attendu qu’elle n’est pas uniquement rétrospective, et que l’actualité y occupe, et ne pouvait faire autrement que d’y occuper une place importante. On se rappelle le succès qu’obtint, à l’Exposition universelle de 1889, l’essai très intéressant d’exhibition théâtrale qui avait été organisée dans une partie du palais des Arts libéraux, et comme, tout incomplète qu’elle fût, le public s’y intéressait et chaque jour se pressait.

Ce succès se renouvelle ici, bien qu’on y retrouve le même défaut que, dans une série d’articles publiés à cette place même, j’avais signalé alors : je veux dire le manque absolu de méthode et de classement, ce que les Allemands, dans leur langage pédantesque, appelleraient le côté scientifique. Est-il donc impossible d’organiser dans une exposition de ce genre, si variée qu’elle soit et si pleine de détails, une méthode rationnelle de classement qui présente les objets dans un ordre à la fois systématique et historique, de façon à offrir une leçon au visiteur superficiel et à faciliter les recherches du travailleur sérieux ?

Je ne crois pas, je l’avoue, la difficulté insurmontable. C’est affaire de temps, d’une part, de l’autre, d’entente entre les organisateurs et les collectionneurs, race peut-être un peu exigeante mais dont il faut bien, après tout, satisfaire le petit amour-propre en récompense de leur obligeance. Je prend ici un exemple, imparfait encore, mais déjà intéressant sous ce rapport : la salle 31, qui est presque entièrement occupée par la collection très curieuse, très précieuse de M. Nicolas Manskopf, directeur du Musée musical et théâtral de Francfort-sur-le-Mein. Je trouve là un cadre spécial qui contient 15 portraits de Liszt, un autre avec 15 portraits de Weber, un autre avec 8 portraits de Méhul, un autre avec 22 portraits de Paganini, un autre encore avec trente-deux portraits de Rossini, puis une série de quarante et une pièces, portraits ou estampes, relatives à Grétry, accompagnées de livrets, d’affiches et de médailles toujours se rapportant à lui. Avec cela, dans d’autres cadres, toute une suite de portraits de musiciens : virtuoses, compositeurs et chanteurs du temps passé. Ailleurs encore, une autre suite, du même genre, mais exclusivement contemporaine. Enfin, à part, toute une série d’autographes, lettres ou musique, fort intéressante. Et toutes ces pièces, même celles qui sont réunies dans un même cadre, portent toutes, sans exception, la marque de leur possesseur. Voici donc une collection particulière qui, en ce qui la concerne, est entièrement et régulièrement classée. Eh bien, si l’Exposition, dans son ensemble, avait suivi un errement semblable, on aurait groupé dans une salle tous les portraits de compositeurs, dans une autre ceux des virtuoses, dans une autre ceux des poètes dramatiques, puis ceux des chanteurs et cantatrices, puis ceux des comédiens et des comédiennes. On aurait groupé de même : ls plans et les vues de théâtre ; les caricatures ; les costumes ; les décors ; les autographes (lettres) ; les autographes (musique) ; les livrets d’opéras ; les partitions ; les pièces et documents historiques ; les livres sur le théâtre et la musique ; les tableaux et les sculptures ; les instruments de musique ; les affiches, programmes et billets de théâtre ; les médailles etc., chaque objet portant, par les soins de l’administration, la marque de son propriétaire, afin, comme je le disais, de satisfaire l’amour-propre des collectionneurs. Ainsi comprise et entendue, l’Exposition, déjà charmante et pleine d’intérêt, décuplerait sa valeur et serait appelée à rendre d’inappréciables services.

Telle qu’elle est, elle a un caractère de pittoresque et d’imprévu qui ne lui enlève certes pas sa valeur, mais qui ne la fait pas ressortir comme elle le mériterait, et qui sent un peu trop le décousu. Tous les objets se trouvent disséminés et dispersés au hasard des collections de chacun, un peu à la bonne franquette, toutes choses se trouvant confondues plus que ne le comporteraient la logique et la raison. Si, comme l’a dit le « législateur du Parnasse ».

Souvent un beau désordre est un effet de l’art,

l’art a lieu d’être ici amplement satisfait.

Mais ces réflexions, au sujet de ce qui eût pu se faire, ne doivent pas nous rendre injustes pour ce qui s’est fait, et je vois seulement, au très grand plaisir que prennent les visiteurs nombreux de l’Exposition, combien ce plaisir serait plus complet, et surtout plus profitable encore, si un peu d’ordre avait prévalu sur ce désordre. Il est incontestable, en tout état de cause, que l’effort a été intelligent et considérable, et ceci est surtout un enseignement pour l’avenir.

J’en reviens à l’Exposition de M. Manskopf, qui est remarquable, très nombreuse et digne de la plus grande attention. J’ai relevé plusieurs séries de portraits d’un seul et même artiste, et cela déjà est fort intéressant ; mais il y en a plusieurs centaines d’autres : compositeurs, virtuoses, chanteurs, cantatrices, éditeurs de musique, facteurs d’instruments de divers pays de l’Europe musicale, publiées tant en Allemagne qu’en France, en Angleterre, en Italie, voire en Russie, qui prend maintenant sa place, et une place importante au soleil de l’art. C’est là comme une sorte de vaste iconographie musicale, d’un intérêt très vif, d’autant que tels de ces portraits, pour ainsi dire inconnus, sont d’une excessive rareté. Je le dis en connaissance de cause, et en collectionneur expérimenté.

M. Manskopf a exposé aussi une assez nombreuse série d’autographes. Il y a là des lettres de Grétry, Paër, Plantade, Stephen Heller, Liszt, Wagner, Louis Lacombe, Ponchard, Duprez, Giulia Grisi, Chevillard, etc. ; aussi quelques autographes de musique, entre autres un fragment de Lvoff, l’auteur de l’Hymne russe.

Un reçu de Giulia Grisi pour ses appointements au Théâtre-Italien de Paris nous apprend qu’elle gagnait 2.000 francs par mois. Un autre reçu, de Liszt, est ainsi conçu :

« Moi, soussigné, j’ai reçu de M. Paër, directeur de la Musique particulière du Roi, la somme de deux cents francs pour le concert qui a eu

lieu le 3 février 1824 chez son A. Rle Madame la duchesse de Berry.

Liszt.
Paris, 4 mars 1824. »


Ceci se rapporte au premier séjour et aux premiers triomphes de Liszt à Paris, où il était venu sous la conduite de son père. Il devait avoir alors environ quatorze ou quinze ans.

Je trouve ensuite une lettre de Grétry, dont j’ignore le destinataire, et dont le style peint bien l’époque :

« M. Darancour, mon cher ami, voudrait vous consulter sur un rôle de grand-prêtre qu’il va jouer dans Elisca.

Vous, qui vous plaisez à ajouter quelques rayons à la faible auréole de ma musique, vous ne refuserez pas celui qui vous a tant d’obligations et qui vous embrasse de tout son cœur.

Grétry.
Paris, 26 mars 1812. »


On préparait en effet à ce moment, à l’Opéra-Comique, une reprise d’Elisca, qui eut lieu le 5 mai suivant.

Voici maintenant une pièce dont la forme est assez curieuse. C’est un certificat délivré en 1816 à Persuis par les trois anciens inspecteurs survivants de l’ancien Conservatoire :

« Nous soussignés, inspecteurs de l’enseignement dans l’ancien Conservatoire

de musique, certifions que Monsr Persuis (Louis) a été admis par la voir du concours professeur dans cet établissement le 7 novembre 1795 (16 brumaire an 4), avec les appointemens de 2.500 f, et qu’il a cessé d’exercer ses fonctions le 23 septembre 1802 (1er  vendémiaire an XI), lors de la réforme opérée par le ministre de l’intérieur.

Paris, ce 5 juillet 1816.
Le Sueur, L. Cherubini, Méhul,
Certifié véritable :
Vinit,
Secrétaire de l’ancien Conservatoire.
 »


Pour se rendre compte de la valeur de ces mots : « ancien Conservatoire ». il faut se rappeler qu’à la rentrée des Bourbons en France, ledit Conservatoire, fruit de la Révolution et par conséquent œuvre détestable aux yeux des arrivants, avait été simplement supprimé, et que l’on songeait alors à le remplacer ( ?) par une « École royale de musique » réduite à sa plus simple expression. En ce qui touche Persuis, qui était titulaire d’une classe de violon dès la fondation, nous voyons, par le certificat ci-dessus, que son traitement annuel était de 2.500 francs. M’est avis que les professeurs actuels de violon ne seraient pas fâchés de voir élever le leur à ce chiffre. Cette même salle 31 est complétée par la collection de M. Vieille, qui comprend un certain nombre d’estampes diverses : costumes, décors, vues de théâtres, etc., et surtout une pièce précieuse, le Chant du combat, de Rouget de Lisle, écrit de la main même de l’auteur.

Dans la salle 24, une énorme et double vitrine à hauteur de l’œil, qui tient tout le milieu de la salle, renferme la collection absolument superbe de M. Louis Bihu. D’une part, une série nombreuse et choisie de portraits de cornéliens du dix-huitième siècle, en grand format et en épreuves de toute beauté : Préville, Lekain, Volange, Mlle Desmares, Sophie Arnould, Mlle Favart, Mlle Clairon et bien d’autres. En second lieu, toute une suite de caricatures anglaises coloriées, du dix-huitième siècle aussi, ayant le théâtre pour objet, et qui sont évidemment d’une excessive rareté. Les amateurs feront bien d’accorder à cette curieuse collection toute l’attention qu’elle mérite.

Tout auprès, M. Eugène Bertrand, directeur de l’Opéra, a exposé plusieurs cadres intéressants renfermant de fort jolies vues d’anciens théâtres, entre autres de celui des Variétés à l’époque de sa construction, et toute une série très amusante, sur une seule feuille, des costumes du Panorama de Momus, le prologue joué le 24 juin 1807 pour l’inauguration de la salle du boulevard Montmartre. On voit que M. Bertrand s’est intéressé à ce théâtre, dont il a été longtemps le directeur. Un peu plus loin, c’est M. Montagne qui nous montre un jeu de cartes très curieux, dont les figures présentent les portraits de comédiens du temps dans les costumes de leurs meilleurs rôles. En voici le détail : Pique. Roi : Talma, dans Néron de Britannicus ; dame : Mlle Leverd, dans Célimène du Misanthrope ; valet : Valère, dans Richard de Robin des Bois (Odéon). Cœur. Roi : Nourrit, dans Tarare de Tarare ; dame : Mlle Grassari, dans Amazili de Fernand Cortez ; valet : Potier, dans Jacques du Conscrit. Trèfle. Roi : Laïs, dans Aristippe d’Aristippe ; dame : Mme Valère, dans Anna de Robin des Bois ; valet Lecomte, dans Almaviva du Barbier (Odéon). Carreau. Roi : Huet, dans le Calife du Calife de Bagdad ; dame : Mlle Brocard, dans Alicea de Jane Shore ; valet : Lepeintre, dans Birbeth de Trilby. La date de la publication de ce jeu de cartes nous est fournie indirectement par ce fait qu’il constate l’existence de l’Odéon comme théâtre lyrique, soit entre 1825 et 1829.

Dans cette même salle 24 nous rencontrons encore une assez nombreuse collection d’estampes : portraits et vues d’anciens théâtres, celles-ci surtout intéressantes appartenant à M. Paul Blondel, et une collection du même genre, mais inégale par la valeur des pièces, et qui gagnerait à être émondée, dont le propriétaire est M. Saffray.

(A suivre.)
Arthur Pougin.