L’Héritage de Charlotte/Livre 02/Chapitre 03

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 85-90).

CHAPITRE III

GUSTAVE II

Le petit Gustave ne fit que croître et embellir.

Peu d’enfants ont la chance d’être entourés d’autant d’affection, bien que, pour un grand nombre, le printemps de la vie soit fertile en boutons de tendresse.

Son existence semblait vouée au bonheur.

Il avait apporté l’espérance, une sorte d’expiation, et les plus douces distractions dans la paisible famille de Beaubocage, et à mesure qu’il grandissait, passait de l’enfance à la jeunesse, de la jeunesse à l’âge viril, il sembla au ménage que le premier Gustave ne leur eût jamais été enlevé.

La fable orphéique de Zagrée se reproduit souvent dans les familles : un objet d’affection perdu est remplacé par un autre, et il vient un moment où il est presque difficile d’établir une distinction entre l’image de la personne absente et celle du cher remplaçant.

Lenoble et sa femme jouirent d’une verte vieillesse, l’affection de leur petit-fils rendit douce pour eux la coupe de la vie jusqu’à complet épuisement.

Il est heureusement des natures que les excès de la bonté ne sauraient gâter, des fleurs luxuriantes qui acquièrent la force et la splendeur, sous l’influence de cette chaleur tropicale d’affection.

Gustave Deux possédait toutes les nobles qualités de Gustave Premier : franc, généreux, brave, constant, tendre, gai, il paraissait, aux yeux affaiblis de ses bienveillants parents, aussi parfait qu’un jeune Apollon, aussi courageux qu’Hercule.

Les choses que notre cœur aveugle a si passionnément désirées arrivent quelquefois alors que le désir a cessé d’exister.

Il en fut ainsi à l’égard de l’ambition de Lenoble ; il vécut assez longtemps pour voir les terres de Cotenoir et de Beaubocage réunies dans la personne de son petit-fils, qui épousa Clarisse, le seul enfant encore existant de M. et de Mme de Nérague.

Deux fils et une fille étaient nés à Cotenoir ; mais les fils moururent tout jeunes, et la fille elle-même, bien que regardée comme une plante florissante, dans ce pauvre et chétif, jardin, n’était qu’une très-fragile enfant.

Les deux vieillards de Beaubocage survécurent de quelques années au seigneur et à la châtelaine de Cotenoir ; ils survécurent également au fier lieutenant, qui fut tué en Algérie avant d’avoir obtenu les épaulettes de capitaine.

François vit, avant de mourir, son petit-fils établi à Cotenoir. Il expira la main dans celle de Gustave et, dans le trouble d’esprit de la dernière heure, il crut voir en lui le fils qu’il avait renié.

« Quelle est cette porte qui vient de se fermer ? demanda-t-il vivement à voix basse. Qui prétend que j’ai chassé mon fils… mon seul fils ?… cela est faux !… Je ne puis pas l’avoir fait !… Écoutez !… La porte se ferme encore… elle résonne comme une porte de tombeau. »

Après cela, il s’assoupit un peu, et se réveilla ensuite le sourire sur la figure.

« J’ai rêvé de ton père, Gustave, dit-il avec calme, Je le voyais entouré d’une auréole de lumière, il m’embrassait et me pardonnait. »

Telle fut sa fin ; la fidèle épouse ne tarda pas à suivre son mari dans la tombe, et il n’y eut plus alors à Beaubocage qu’une placide vieille fille, Mlle Cydalise, adorée de tous, à dix lieues à la ronde ; une abbesse laïque, une sœur de charité, moins le costume, une exquise créature qui ne vivait que pour faire le bien.

Dix années s’écoulèrent, après lesquelles M. Lenoble de Cotenoir resta veuf, avec deux belles jeunes filles qui étaient en pension dans un couvent situé dans l’un des faubourgs de Vire, et un turbulent garçon au collège, à Rouen.

Gustave n’avait jamais entrepris aucune profession : la terre de Beaubocage lui avait assuré le nécessaire, grâce à la sagesse avec laquelle ce petit domaine avait été administré par ceux qui l’aimaient.

Son mariage lui avait procuré la fortune : il n’avait donc éprouvé aucun besoin d’avoir un état. Pour lui l’existence avait été préparée comme un parterre de fleurs hollandais.

Il n’avait qu’à jouir de la vie à Cotenoir, surveiller ses propriétés, fumer sa pipe, comme l’avait fait le baron Frehlter, être bon pour sa femme, affectueux pour ses enfants.

Cette dernière partie de ses devoirs était dans la nature de Lenoble ; il ne lui aurait pas été possible d’être autre chose que bienveillant pour les femmes et pour les enfants.

Sa femme, presque toujours malade, le citait comme le modèle des époux : c’était Gustave qui roulait son sofa d’une chambre à une autre, Gustave qui préparait ses médicaments, Gustave dont les mains soigneuses disposaient les oreillers, les rideaux.

La pauvre femme vécut et mourut en se croyant la plus heureuse des épouses… elle prenait la bonté pour de l’amour.

Lenoble supporta la perte de sa femme avec une résignation chrétienne ; il fut affligé qu’elle fût enlevée de si bonne heure à cette demeure, qui lui appartenait de droit ; mais se laisser emporter par le chagrin ou par le sentiment d’une irréparable perte, n’était pas dans la nature de ce cœur courageux.

Quelquefois il se reprochait son manque de sensibilité, mais en réalité Mme Lenoble, la jeune, n’avait jamais été qu’une complète nullité.

Sa mort ne laissa aucune place vide, ses enfants s’aperçurent à peine qu’elle leur manquait : le père était tout pour eux.

Gustave s’était marié à l’âge de vingt ans ; il était âgé de vingt-neuf ans lorsque sa femme mourut. Sa fille aînée, Clarisse, avait huit ans ; la seconde, Madelon, sept ; le garçon, un jeune enfant gâté de cinq ans, n’allait pas encore au grand collège de Rouen.

Mais, en 1865, Mlle Clarisse avait atteint l’âge de quinze ans, et était d’une très-jolie force sur le piano, d’après ce que disaient à son père les religieuses du Sacré-Cœur, près Vire.

Mlle Madelon qui approchait de son quatorzième anniversaire, était également une très-agréable pianiste, en même temps qu’un petit prodige de savoir et de bonté, toujours suivant les rapports des religieuses au maître de Cotenoir.

Les demoiselles de Cotenoir étaient très-haut placées dans l’estime de leurs maîtresses et de leurs compagnes ; elles étaient une sorte de noblesse, et dans leur simplicité d’esprit, ces supérieures du couvent parlaient avec quelque orgueil de ces jeunes personnes aux étrangers qui venaient visiter leur établissement.

Il y avait des brebis galeuses, même dans le couvent du Sacré-Cœur, des demoiselles marquées d’un signe qui voulait dire « dangereuses. »

Heureusement pour Gustave, ses filles étaient parmi les plus sages, les plus studieuses ; elles ne lui causèrent aucun tourment, si ce n’est toutefois à propos de son château.

« C’est bien ennuyeux et bien triste de demeurer à Cotenoir, papa, disaient-elles, bien que tu sois toujours bien bon pour nous. Ce n’est pas un endroit où l’on puisse rester. Beaubocage est une habitation plus agréable. À Cotenoir, quand tu es sorti, il n’y a personne à qui l’on puisse parler. Nous n’avons jamais eu l’occasion de faire de petites parties, des excursions au dehors, aucun de ces plaisirs dont nos compagnes nous parlent souvent et qui nous font joliment envie. »

C’était là le thème habituel des lamentations de Clarisse et de Madelon, et le père ne savait comment s’y prendre pour que Cotenoir fût une résidence agréable.

Ses filles ne pouvaient se plaindre, car il était toujours aux ordres de leurs moindres caprices, mais il y avait cependant un élément qui manquait à leur bonheur, et Lenoble s’apercevait que c’était celui-là.

La vie à Cotenoir était décousue et désordonnée, faite de pièces et de morceaux, de demi-résolutions, de projets commencés, laissés, repris, n’aboutissant à rien.

Le bon génie, l’ange d’une maison, l’ordre, manquait dans ce domaine ; ce n’était que gaspillage, malpropreté, dégradation dans le vieux château : vieux domestiques trop faibles ou trop paresseux, se plaignant, ne faisant qu’à leur tête ; vieux fournisseurs se prévalant d’abus existant depuis des années et admis pendant si longtemps qu’ils étaient devenus des droits.

Les serviteurs à Cotenoir faisaient exactement ce qu’ils voulaient depuis la mort de Mme de Nérague, arrivée deux ans avant celle de sa fille Clarisse.

La pauvre Clarisse, toujours souffrante, avait été tout à fait hors d’état de surveiller sa maison et depuis qu’elle n’était plus là, la santé trop faible de Cydalise ne lui avait pas permis d’agir avec autorité.

Il est probable d’ailleurs que le personnel de Cotenoir eût absolument refusé de se soumettre à l’intervention de Beaubocage.

Il arriva ainsi que les choses s’arrangèrent comme elles voulurent dans le château et y restèrent en quelque sorte à l’abandon.

Il n’y a rien de plus coûteux que le désordre.

Gustave finit par s’apercevoir qu’avec un maximum de dépenses il n’avait qu’un minimum de bien-être.

En attendant, la bonne vieille tante de Beaubocage donnait à ses nièces beaucoup de précieux avis pour le temps où elles seraient assez âgées pour prendre la direction de la maison de leur père.

La bonne dame, désintéressée pour elle-même, avait acquis à ses dépens une rude expérience dans l’art domestique. Dieu et sa mémoire seuls se rappelaient les petites rapines, les petites privations, les étroits calculs qui lui avaient permis de grappiller quelques sous pour les envoyer à son frère exilé.