L’Héritage de Charlotte/Livre 03/Chapitre 01

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 91-98).
Livre III


LIVRE TROISIÈME

LA HORATIADE



CHAPITRE I

COUP D’ŒIL RÉTROSPECTIF

Paget poursuivit son chemin jusqu’à Rouen, tranquillement, sans enthousiasme, après avoir quitté son jeune ami Valentin à la station du Pont de Londres qui conduit à Brighton.

Il partait pour une entreprise aussi difficile que la conquête de la Toison d’Or, par Jason et ses argonautes.

Le brave capitaine était un chevalier du tapis vert, suffisamment audacieux dans les croisades diplomatiques de l’intrigue, mais nullement désireux de hasarder sa vie dans la mêlée d’un champ de bataille.

Si le Destin avait permis au blasé Horatio de choisir son propre sort, il eût de beaucoup préféré vivre dans le voisinage immédiat de Saint James depuis le premier jusqu’au dernier jour de la saison à Londres, dîner savamment à l’un des vieux clubs, fumer de bons cigares, et rester chez lui.

Il était par nature flâneur, phraseur, chercheur de plaisirs aristocratiques ; il n’était pas seulement incapable de penser d’une façon un peu haute, mais il ne croyait pas même aux pensées élevées et se souciait des principes comme de Colin-Tampon.

Il mesurait l’univers à l’aune étroite de sa propre petitesse.

Pour lui, César n’était qu’un brigand impérial, Cicéron un agitateur hypocrite.

Pour lui, tous les grands guerriers n’étaient que des ambitieux avides, tous les hommes en place d’heureux parvenus, tous les réformateurs des gens qui ne songeaient qu’à eux-mêmes.

Non que Paget eût désiré qu’il en fût autrement : dans sa république idéale, la générosité, le désintéressement lui eussent paru plus nuisibles qu’utiles.

Devant les vices de ses concitoyens, le diplomatique Horatio était très-fort, mais un adversaire inattendu, à la vertu intraitable, n’eût pas tardé à le faire échec et mat sur l’échiquier de la vie.

La nécessité de pourvoir aux besoins de son existence avait été la considération dominante de sa vie depuis le temps où il avait joui d’une popularité subalterne dans un régiment d’élite, où il était admiré pour l’aisance de ses manières, sa bonne tournure ; respecté par ses inférieurs à cause de sa naissance ; pourvu de tout, excepté de cette vile poussière sans laquelle la vie des quartiers de l’Ouest de Londres est une illusion.

Le flibustier de la civilisation, l’homme réduit à vivre des ressources de son imagination, est sujet à d’étranges fluctuations de prospérité et d’adversité. C’est le mineur, le chercheur d’or, et de même qu’il est des instants où sa pioche frappe tout à coup sur un riche filon, il est de pénibles intervalles pendant lesquels sa pelle ne retourne que de la terre, où la fin de chaque journée de travail ne lui laisse d’autre résultat que la fatigue, l’accablement, lorsqu’il se traîne vers sa misérable hutte à la nuit tombante.

Pendant quelques mois, Paget avait trouvé en Sheldon un très-utile auxiliaire.

L’agent de change avait été le secret fondateur de deux ou trois sociétés en commandite, bien qu’aux yeux du public il n’en fût que l’un des directeurs ; et pour la formation de ces compagnies, Horatio avait été un docile instrument qu’il avait libéralement rémunéré.

Malheureusement, une occupation aussi productive que celle de promoteur ne peut pas toujours durer, ou plutôt ne peut pas toujours rester entre les mains des mêmes individus : l’esprit humain est naturellement imitatif, et les plagiats du commerce sont infiniment plus audacieux que les petits larcins de la littérature.

Le marché des sociétés en commandite devint chaque jour plus encombré.

Sheldon n’eut pas plutôt mis à flot sa Compagnie du Blanchissage non destructif, dont l’admirable organisation devait offrir toute garantie contre l’emploi du chlorure de chaux et autres agents de dévastation, qu’une puissance rivale lança une autre affaire, sous le titre de : l’union fait la force, Compagnie, du Blanchissage domestique, avec un professeur de chimie, spécialement chargé comme inspecteur de la surveillance des cuviers.

Il en résulta qu’après avoir, à son grand profit, monté trois entreprises de ce genre, Sheldon jugea qu’il était temps d’abandonner le combat et d’attendre un moment plus propice pour exercer de nouveau ses facultés commerciales.

Les rapports du capitaine avec l’agent de change ne se terminèrent cependant pas avec la cessation de ses fonctions de secrétaire, d’homme de paille, et de promoteur.

L’agent trouvé, jusqu’alors habile et, en apparence, digne de confiance, ce qui était un point important, car nul n’a autant besoin de gens discrets qu’un fripon, Philippe se résolut à confier à Horatio la conduite d’une affaire plus délicate qu’aucune transaction commerciale.

Après cette découverte du télégramme envoyé par son frère à Valentin et la découverte ultérieure de l’avis relatif à la fortune non réclamée de John Haygarth, récemment décédé, Sheldon n’avait pas perdu de temps pour organiser ses plans à l’effet de travailler aux dépens de son frère à sa propre fortune.

« George a refusé de m’admettre pour une part dans ses chances lorsque j’étais disposé à l’aider, pensa Philippe ; il ne tardera pas à s’apercevoir que j’ai su pénétrer ses secrets et qu’il eût joué un meilleur jeu s’il eût consenti à m’associer à son affaire. »

Une vie exclusivement consacrée à ses intérêts avait donné à Sheldon une intelligence très-éveillée de tout ce qui dans le présent ou dans l’avenir pouvait être un moyen de gagner de l’argent.

Les syllabes brisées du télégramme, trahies par la feuille du papier buvard, lui avaient appris beaucoup de choses.

Elles lui avaient dit qu’il y avait un certain Goodge, dans la ville d’Ullerton, qui possédait des lettres d’une assez grande valeur aux yeux de George, pour qu’il les fît acheter par son agent Valentin.

Les lettres, pour lesquelles George était disposé à donner de l’argent, ne pouvaient manquer d’être d’une importance considérable, vu que l’argent était une denrée très-rare chez ce chasseur d’héritages inconscients.

De plus, une transaction qui occasionnait l’emploi d’un intermédiaire aussi coûteux que le télégraphe électrique, au lieu de faire simplement usage de la poste aux lettres, pouvait très-bien être regardée comme extrêmement intéressante.

Les lettres en question, il est vrai, avaient peut-être rapport à quelque autre affaire que celle de John Haygarth ; car il était très-admissible que l’homme à projets de Gray’s Inn eût d’autres fers au feu ; mais cette considération parut sans importance à Sheldon.

Si les lettres ou les renseignements qu’elles contenaient devaient, suivant toute probabilité, être utiles à George, elles ne pouvaient manquer de lui être utiles à lui-même.

Si George trouvait que la chose valait la peine d’employer un agent à Ullerton, pourquoi lui, Philippe, n’aurait-il pas également un agent dans la même ville ?

Le risque pécuniaire qui, pour George, pouvait être une affaire sérieuse, n’était qu’une bagatelle pour Philippe, qui avait des fonds à sa disposition, ou dans tous les cas, la facilité de disposer de beaucoup d’argent.

En général, la chasse aux héritages paraissait à l’agent de change un genre d’affaires très-vague et très-chanceux, comparé à ses spéculations ordinaires ; mais il savait que d’autres avaient gagné de l’argent de cette façon, et toute affaire qui rapportait quelque chose lui paraissait digne de son attention.

Indépendamment de cela, l’idée de couper l’herbe sous les pieds de son frère avait pour lui un certain attrait.

George l’avait offensé en plus d’une occasion depuis… eh bien ! depuis la mort de Halliday.

Sheldon lui avait gardé rancune et était résolu à se venger la première fois qu’il en trouverait l’occasion.

Il lui sembla que cette occasion était venue, et Philippe n’était pas de ces hommes qui restent frissonnants sur la grève lorsque le flot de la fortune arrive à eux.

Sheldon lança sa barque sur les eaux montantes, et, deux heures après sa découverte dans le bureau du télégraphe, il était enfermé avec Paget dans le petit boudoir de celui-ci, prenant les arrangements nécessaires pour le voyage du capitaine à Ullerton.

Que le capitaine fût l’homme qu’il lui fallait, Sheldon n’avait pas été long à s’en apercevoir.

« Il connaît Haukehurst et saura percer à jour ses machinations mieux qu’un étranger, » s’était dit l’agent de change pendant que son cab roulait rapidement vers Chelsea.

L’empressement avec lequel Paget consentit à se charger de la mission, fut très-agréable à son patron.

« C’est une affaire dont le succès dépend du plus ou moins de rapidité dans l’exécution, dit Sheldon ; par conséquent, puisque vous consentez à vous en charger, il faut que vous partiez pour Ullerton à deux heures, par le train de grande vitesse. Vous avez juste le temps de jeter dans votre sac de voyage vos rasoirs et une chemise blanche. J’ai une voiture à la porte, avec un bon cheval, qui vous conduira à la station en une demi-heure. »

Le capitaine ne fut pas long.

Sa chambre à coucher était une petite pièce derrière le parloir ; il y entra pour faire son paquet, tout en continuant de causer avec celui qui l’employait.

« Si vous arrivez sur le terrain assez à temps, vous pourrez obtenir de jeter un coup d’œil sur les lettres avant qu’elles soient livrées à Haukehurst, ou bien vous pourrez mettre une enchère sur lui, dit Sheldon ; mais n’oubliez pas que, quoi que vous fassiez, il faut agir de manière à ce que ni Haukehurst ni George ne s’aperçoivent de nos démarches. S’ils se doutaient une fois que nous sommes sur leurs traces, nous perdrions toutes nos chances, car ils ont des renseignements et nous n’en avons pas ; ce n’est qu’en les suivant de près que nous pouvons espérer en obtenir.

— Cela est entendu, répliqua le capitaine, son sac de nuit à la main. Je m’en tiendrai aussi près que possible, vous pouvez y compter. Ce ne sera pas ma faute si Valentin me voit ou entend parler de moi. À propos, j’aurai besoin d’argent. Dans ces sortes d’affaires, on ne peut pas faire un pas sans avoir la main à la poche.

— Je sais parfaitement cela. Je me suis arrêté en venant à la Banque Unitas, où j’ai pris quarante livres. Vous pourrez suborner bien des gens avec quarante livres dans une ville comme Ullerton. Ce que vous avez principalement à faire est d’avoir l’œil sur Haukehurst et de suivre toutes les voies de renseignements qu’il ouvrira pour vous. Il a le fil du labyrinthe, ne l’oubliez pas, la pelote de coton que la jeune femme donna au Romain. Tout ce que vous pouvez faire de mieux est de vous attacher à lui et de le prendre pour conducteur, continua Sheldon en consultant sa montre. Cette question des lettres sera difficile, car nous avons là les chances contre nous ; il est plus que probable que les papiers auront changé de mains avant que vous puissiez arriver à Ullerton. Mais, si vous ne pouvez pas acheter les lettres, vous pourrez acheter les renseignements qu’elles contiennent, et ce sera alors ce qu’il y aura de mieux à faire. Votre premier soin sera de découvrir ce Goodge. Dans une petite ville comme Ullerton tout le monde se connaît ; vous devez donc y parvenir sans difficulté. Quand vous verrez Goodge, vous jugerez comment il convient d’agir avec lui. Je vous laisse le soin de vous y prendre, à cet égard, comme vous l’entendrez. Vous êtes un homme d’expérience, et vous saurez comment entortiller le gentleman, quel qu’il puisse être. Et maintenant fermez votre sac pour filer au plus vite. Vous n’avez plus que le temps. Voici votre argent… Trois banknotes de dix livres et deux de cinq… Bon voyage… Adieu. »