L’Héritage de Charlotte/Livre 06/Chapitre 01

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 271-287).


LIVRE SIXIÈME

DIANA EN NORMANDIE



CHAPITRE I

À COTENOIR

Diana Paget à Charlotte Halliday.
« Beaubocage, près Vire, 15 mars 186…
« Ma chère Charlotte,

« Comme vous avez exigé de moi l’engagement que je vous écrirais le récit détaillé de mes aventures, je m’installe dans la jolie petite chambre de la tourelle, habitée par Mlle Lenoble, dans l’espoir d’avoir terminé ma première missive avant que papa et Gustave ne m’appellent pour me rendre en voiture au couvent du Sacré-Cœur, où nous devons, je crois, faire une visite aujourd’hui.

« Qu’ai-je à vous dire, ma chère, et comment commencer mon histoire ?

« Laissez-moi me figurer que je suis assise à vos pieds, devant le feu de votre chambre à coucher, et que vous tenez abaissés sur moi vos yeux inquisiteurs dont j’aime tant la nuance.

« Savez-vous que M. Lenoble a les yeux presque de la même couleur que les vôtres, Charlotte ?

« Vous m’avez fait, l’autre jour, une douzaine de questions sur la couleur de ses yeux, et je n’ai pu vous les décrire d’une façon bien nette ; mais hier, pendant qu’il était debout près de la fenêtre, regardant dans le jardin, j’ai vu leur couleur réelle.

« Ils sont gris, d’un gris bleu, et ses cils sont noirs comme les vôtres.

« Par où commencer ? c’est la grande difficulté.

« Je suppose que vous désirez savoir quelque chose sur le voyage. Il a été en tout fort agréable, malgré le vent frais de mars, qui soufflait avec violence.

« Savez-vous ce que mon dernier voyage m’a rappelé, Charlotte ? Le long et fatigant voyage que j’ai fait de Spa à Londres, quand M. Haukehurst a conseillé et préparé mon retour en Angleterre.

« J’étais restée seule assise sur le balcon regardant la petite ville ; il était plus de minuit, mais les réverbères brûlaient toujours. Je vois encore les fenêtres éclairées briller au milieu de l’obscurité de la nuit, au moment où j’écris cette lettre, et le sentiment de profonde désolation que j’éprouvais alors me revient comme un souffle de vent glacé. Je ne trouve pas de mots pour exprimer combien j’étais malheureuse et désespérée cette nuit-là.

« Je n’osais penser à mon existence à venir, ni même au lendemain, qui était le commencement de cet avenir sans espoir. J’étais obligée d’arrêter mon esprit sur le présent et toutes ses rigueurs, et une sorte de sombre apathie, trop accablante pour trouver l’énergie du désespoir, s’empara de moi pendant cette soirée.

« Pendant que j’étais assise là, M. Haukehurst vint à moi et me dit que mon père avait été mêlé à une querelle d’une nature honteuse sur laquelle je n’ai pas besoin de m’expliquer, chère amie. Il me conseilla de quitter Spa, il fit plus, il insista même avec énergie pour que je suivisse son conseil. Il avait le plus vif désir de m’arracher à cette existence misérable.

« Votre futur avait de nobles et généreux instincts, même alors, vous le voyez, ma chère. Dans ses plus mauvais jours, il n’était pas méchant du tout, et il ne fallait que votre douce influence pour purifier et élever son caractère.

« Il me donna tout l’argent qu’il possédait pour subvenir aux frais de mon voyage.

« Ah ! quel triste voyage !

« Je quittai Spa dès le point du jour, et je voyageai en troisième classe jusqu’à Anvers avec des Belges qui empestaient l’ail ; je passai la nuit dans une modeste auberge sur le quai, et je m’embarquai pour l’Angleterre sur le Baron Ozy, à midi, le lendemain.

« Je ne saurais vous dire à quel point je me trouvai isolée à bord du steamer.

« J’avais précédemment voyagé dans des conditions peu confortables, mais jamais sans mon père et Valentin, et il avait toujours été très-bon pour moi. Si j’étais misérablement habillée et si nous étions mal jugés par nos compagnons de voyage, je ne m’en inquiétais pas. L’esprit de la bohème était fortement prononcé en moi dans ce temps-là Je me rappelle comment, assis à côté l’un de l’autre sur le même bateau à vapeur, nous regardions passer les côtes monotones de la Hollande en nous amusant aux dépens des autres passagers.

« Alors j’étais complètement seule. Il me semblait qu’on me regardait d’un œil soupçonneux et peu favorable. Je ne pouvais prendre mes repas avec les autres voyageurs et j’étais assez sotte pour me sentir blessée à l’idée qu’on devinait les motifs réels qui me faisaient fuir les repas, qui m’envoyaient leurs odeurs nauséabondes, pendant que je restais assise sur le pont occupée à lire un roman.

« Et quel serait le résultat de mon voyage ? Ah ! Charlotte, vous ne pouvez vous imaginer ce que c’est que de voyager ainsi, sans savoir si on trouvera un asile à la fin du voyage !

« Je savais qu’à une certaine heure nous devions arriver au Dock Sainte-Catherine, mais hors cela, je ne savais rien. J’avais juste de quoi payer le cab qui me conduirait chez ma cousine Priscilla. Je descendrais là sans un sou. Et qu’arriverait-il si ma cousine refusait de me recevoir ? Un moment je me figurai que cela même était possible, et je me vis errant dans Londres, affamée et sans asile.

« Ce fut mon dernier voyage ; je m’y suis appesantie plus longtemps que je n’aurais dû le faire, mais j’ai voulu vous faire bien comprendre ce qui me rend cher M. Lenoble.

« Si vous pouviez vous rendre compte du contraste existant entre le passé et le présent, comme j’en étais frappée sur le pont du bateau de Douvres pendant qu’il était près de moi, vous sauriez pourquoi je l’aime et pourquoi je lui suis reconnaissante.

« Nous étions assis à côté l’un de l’autre, regardant le mouvement des vagues et causant de notre avenir, pendant que mon père faisait la sieste dans une des cabines de l’entrepont.

« Pour Gustave cet avenir paraissait brillant et sans nuage, pour moi, il semblait étrange que l’avenir pût être autre chose qu’une triste terra incognita, à la contemplation de laquelle il n’est pas sage de s’abandonner.

« Papa est établi avec Gustave à Cotenoir, mais il a été arrangé que j’irais rendre visite à Mlle Lenoble, la tante de Gustave, à Beaubocage, et que je resterais auprès d’elle, pendant mon séjour en Normandie.

« Je compris à l’instant le sentiment délicat qui avait dicté cet arrangement.

« Nous dînâmes à Rouen et nous nous rendîmes à Vire par la diligence.

« À Vire, une voiture de campagne nous attendait, avec un vieux garçon de ferme, remplissant les fonctions de cocher.

« Gustave prit les rênes des mains du vieillard et nous conduisit à Beaubocage, où Mlle Lenoble nous reçut avec la plus grande cordialité.

« C’est une bonne vieille dame, avec des bandeaux de cheveux blancs arrangés avec soin sous un joli bonnet. Sa robe est de soie noire, et son col et ses manchettes sont d’une blancheur de neige ; tout respire une propreté exquise dans sa toilette, dont la mode date de vingt-cinq à trente ans.

« Maintenant je suppose que vous serez bien aise d’avoir une idée de ce qu’est Beaubocage.

« Eh bien ! ma chère Charlotte, malgré mon admiration pour Mlle Lenoble, je dois avouer que la demeure de ses ancêtres n’est ni grande, ni jolie. Cela ferait une ferme très-convenable, mais l’intention marquée de l’architecte d’en faire un château a tout gâté. C’est un bâtiment blanc et carré flanqué de deux tourelles ayant la forme de l’habitation du castor, dans l’une desquelles j’écris cette lettre. Entre le jardin et la grande route il y a un mur surmonté de vases de pierre. Le jardin, pour la plus grande partie, est consacré à l’utile, mais devant les fenêtres du salon, il y a une pelouse bordée d’allées sablées et deux plates-bandes dans lesquelles sont des fleurs. Une rangée de peupliers protège seule la maison contre la poussière de la grande route ; derrière ce rideau de peupliers il y a un verger, sur le côté une cour de ferme ; derrière le verger sont les champs qui composent la ferme de Beaubocage et le domaine paternel de la famille Lenoble. Tout le pays à l’entour est un pays très-plat. Les paysans sont de bonnes gens et très-dévoués à Mademoiselle. Il y a une tranquillité rustique répandue partout, qui pour moi fait toute la beauté de ce séjour.

« Je suis assez hypocrite pour me dire enchantée de tout, car je m’aperçois avec quelle anxiété M. Lenoble m’examine pour découvrir si son pays natal me plaît.

« Il n’est pas né à Beaubocage, mais à Paris ; Mlle Lenoble m’a conté l’histoire de son enfance, et comment elle l’a amené à Beaubocage, quand il était encore un tout petit enfant, et qu’elle avait été le chercher à Rouen, où son père est mort.

« À l’égard de sa mère il semble exister quelque mystère. Mademoiselle ne m’en a rien dit si ce n’est que son frère aîné avait fait un mariage d’amour, ce qui avait irrité son père.

« Elle a le petit berceau dans lequel son neveu Gustave dormit la première nuit après son arrivée. Ce petit lit avait été celui de son père trente ans auparavant. Elle pleurait en me contant l’histoire et en me disant comment elle avait veillé ce pauvre petit, qui pleurait pour s’endormir, son bras replié sous sa tête et son visage éclairé par la lune.

« Je fus touchée de la manière dont elle me dit toutes ces choses, et je crois, que si je n’avais pas encore appris à aimer M. Lenoble, je l’aurais aimé par amitié pour sa tante : elle est charmante.

« C’est une créature si innocente et si pure qu’en lui parlant, on fait attention à ses paroles, comme on le ferait vis-à-vis d’un enfant. Elle a environ quarante ans de plus que moi et pour rien au monde je ne voudrais lui parler des gens et des choses que j’ai vus dans les villes d’eaux et dans les salons de jeu. Elle a passé les soixante années de sa vie si complètement en dehors du monde, qu’elle a gardé, au plus haut degré, toute la fraîcheur de son innocente jeunesse. Peut-il exister un philtre magique plus puissant qu’une vie pure, exempte d’égoïsme et qui s’écoule loin du bruit des villes.

« La vieille domestique, qui me sert, a soixante-dix ans et se rappelle les faits et gestes de Mlle Cydalise depuis son enfance. Elle est toujours à chanter les louanges de sa maîtresse et elle voit que j’ai du plaisir à les entendre. « Ah ! Mademoiselle, me dit-elle, épouser un Lenoble, c’est épouser un des anges du bon Dieu. Je ne dirai pas que le vieux Lenoble n’a pas été dur pour son fils. Ah ! oui, mais c’était un noble cœur. Et le jeune monsieur celui qui est mort à Rouen, le pauvre jeune homme ! Ah ! qu’il était bon, qu’il était gracieux ! Comme il y a eu des pleurs, des regrets quand son père l’a chassé ! »

« Ma position est tout à fait reconnue. Je crois qu’il n’est pas jusqu’au gardeur de vaches de la ferme, avec ses larges épaules brûlées par le soleil, sa bonne grosse figure, et ses immenses sabots, qui ne sache que je suis destinée à devenir Mme Lenoble de Cotenoir.

« Cotenoir est le château de Windsor du canton, Beaubocage n’est que Frogmore.

« Oui, ma chère, l’engagement est signé et scellé. Quand même je n’aimerais pas M. Lenoble, j’ai pris l’engagement de l’épouser, mais je l’aime et je le remercie de tout mon cœur d’avoir donné un but défini à ma vie.

« Ne pensez pas que je n’apprécie pas votre bonté à toute sa valeur, ma chérie, je sais que je n’avais pas à craindre de manquer d’un intérieur tant que vous pouviez me l’offrir. Mais il est toujours dur d’être le commensal obligé d’une maison quelle qu’elle soit, et Valentin voudra tout l’amour et tous les soins de sa jeune moitié.

« Je vous ai écrit une lettre qui j’en suis sûre exigera un port double ; aussi je n’ajouterai plus qu’un mot d’adieu.

« Prenez grand soin de vous, chère amie ; repassez votre partie dans nos duos favoris, rappelez-vous nos promenades du matin dans le jardin, et n’usez pas votre vue sur les gros livres que M. Haukehurst est obligé de lire.

« Votre toujours affectionnée,
« Diana. »

Charlotte Halliday à Diana Paget.
« De la plus ennuyeuse maison de la Chrétienté
« Lundi.
« Ma toujours chère Diana,

« Votre lettre est venue apporter un peu de relâche à l’ennui de mon existence.

« Comme je voudrais être avec vous ! Mais c’est un rêve trop brillant. Je suis sûre que j’adorerais Beaubocage. Je ne m’inquiéterais pas de ce disgracieux rideau de peupliers, du pays plat, ou de la poussière de la route, du moment que cela ne ressemblerait pas à Bayswater. J’aspire à changer de lieu, ma chère Diana. J’ai si peu vu le monde, excepté cette chère ferme au milieu des terres marécageuses à Newhall !

« Je ne crois pas que j’étais née pour être enfermée et confinée dans cette existence étroite, dans un cercle ennuyeux d’occupations et de devoirs sans variété et sans intérêt. Quelquefois, quand la lune éclaire les hauteurs des jardins de Kensington, je pense à la Suisse, aux montagnes toujours couronnées de neige, aux belles vallées des Alpes dont nous avons lu les descriptions et parlé si souvent, jusqu’à ce que mon cœur souffre à la pensée que je ne les verrai jamais.

« Et penser qu’il y a des gens dans l’esprit desquels le mot Savoie n’éveille pas de plus gracieuse image que celle d’un plant de choux ! Ah ! ma pauvre chère, n’est-il pas presque coupable à moi de me plaindre, quand vous avez fait une si amère expérience de ce monde dur et cruel ?

« J’ai un véritable amour pour votre chère Mlle Lenoble ; j’aime presque autant que vous votre magnanime, votre chevaleresque, votre généreux M. Lenoble.

« À propos, comment osez-vous l’appeler M. Lenoble ? j’ai compté les fois où vous parlez de lui, dans votre bonne et longue lettre, et pour un Gustave, il y a une demi-douzaine de M. Lenoble. Il doit être Gustave pour moi, à l’avenir, rappelez-vous-le.

« Que vous dirai-je, ma chérie ? je n’ai rien à vous raconter, absolument rien. Dire que je voudrais que vous fussiez auprès de moi, c’est tout simplement avouer que je suis très-égoïste, mais j’aspire après vous, ma chérie, mon amie, ma sœur adoptive, mon ancienne compagne de pension, à laquelle je ne crois pas avoir jamais caché, volontairement, une seule de mes pensées.

« Valentin est venu mardi dans l’après-midi ; mais je n’ai rien à vous dire même sur lui. Maman sommeillait dans un coin après avoir pris une tasse de thé et Valentin et moi nous étions auprès du feu, causant de notre avenir, juste comme vous et M. Lenoble sur le bateau à vapeur.

« Comme les personnes fiancées l’une à l’autre aiment à parler de l’avenir ! Est-ce notre amour qui nous fait paraître tout si brillant, si différent de ce que tout a été antérieurement ?

« Je ne puis me figurer l’existence avec Valentin autrement qu’heureuse. J’essaie d’imaginer des épreuves. Je me figure être en prison avec lui, le vent soufflant à travers des vitres brisées, la pluie passant à travers un toit effondré et venant tomber sur le plancher sans tapis ; mais le plus affreux tableau que je puisse me représenter ne me paraît pas triste quand il en fait partie.

« Nous remédierions aux carreaux brisés avec du papier, nous essuierions les gouttes de pluie avec nos mouchoirs, et, assis à côté l’un de l’autre, nous causerions de l’avenir, comme nous le faisons maintenant. L’espoir ne pourrait jamais nous abandonner, tant que nous serions ensemble.

« Et alors, quelquefois, quand je regarde Valentin, la pensée qu’il faut mourir me vient tout à coup et je sens au cœur comme l’étreinte d’une main glacée.

« Je m’éveille parfois la nuit avec cette pensée et en me rappelant la mort prématurée de mon père.

« Il revint un soir à la maison, avec un gros rhume, et depuis ce moment il déclina jusqu’au moment où il mourut.

« Ah ! penser qu’une femme puisse avoir à souffrir d’un tel malheur ! Heureusement pour maman qu’elle n’est pas capable de sentir trop profondément la souffrance. Elle a été triste, et maintenant encore, quand elle parle de papa, elle pleure un peu, mais ces larmes-là ne lui font pas de mal. Je pense en vérité qu’elle y trouve une sorte de plaisir.

« Voyez, chère, quelle longue lettre égoïste je vous ai écrite ; après tout, je ne vois rien de plus à vous dire, si ce n’est que tout en étant ravie de penser à votre plaisir au milieu de vos nouveaux amis, dans un pays nouveau pour vous, mon cœur égoïste soupire après l’heure qui vous ramènera auprès de moi.

« Je vous en prie, dites-moi, toutes vos impressions au sujet de celles qui doivent devenir vos filles.

« Votre toujours et toujours aimante.

« Charlotte. »

Diana Paget à Charlotte Halliday.
« Beaubocage, près Vire, 30 mars 186.
« Ma chère Charlotte,

« Dans trois jours j’espère être près de vous, mais néanmoins je me crois obligée à remplir ma promesse et à vous tenir au courant de ma vie ici.

« Tout le monde est meilleur pour moi que je ne puis le dire, et il ne me reste rien à désirer, si ce n’est de vous voir ici vous émerveillant, comme je suis certaine que, vous le feriez, de la nouveauté et de l’étrangeté de toutes choses.

« Si jamais je deviens Mme Lenoble, ce que maintenant encore je ne puis pas me figurer comme devant arriver, vous viendrez à Cotenoir, vous et Valentin.

« On m’a promenée hier dans toutes les pièces du vieux Château, et j’ai arrêté dans mon esprit, la chambre que je vous donnerais, si les choses se passent comme nous les arrangeons. Ce sont de très-vieilles pièces, et je m’imagine les gens étranges qui ont vécu là et y sont morts peut-être dans le temps passé. Mais si vous venez les visiter, elles auront été rendues brillantes et jolies et nous en aurons chassé les sombres ombres du moyen âge. Il y a de vieilles peintures, de vieux instruments de musique, des vieilles chaises et des vieilles tables boiteuses, des tapisseries qui tombent en poussière quand on les touche, cendres et reliques de nombreuses générations.

« Gustave dit que nous balaierons ces vieux vestiges et que nous commencerons une vie nouvelle quand nous viendrons nous établir à Cotenoir ; mais je ne trouve pas dans mon cœur le courage de faire disparaître toutes les traces laissées par les pas de ceux qui sont morts dans la poussière des longs corridors de ma future demeure.

« Il faut maintenant que je vous parle de celles qui doivent être mes filles.

« Celle que je puis appeler dès à présent mon aînée, car je l’aime tant déjà qu’une rupture avec Gustave ne pourrait lui enlever mon affection, est la plus aimable et la plus aimante des créatures, elle vous rappelle à ma pensée. Vous allez rire de cette idée, mais songez que je ne dis pas que Mlle Clarisse Lenoble vous ressemble actuellement par le teint, par les traits, et par ces rapports communs qui peuvent frapper tous les yeux ; la ressemblance est d’une nature beaucoup plus subtile : il y a un air dans le visage de cette chère enfant, un sourire, un je ne sais quoi qui me rappelle votre brillant visage.

« Vous direz que c’est une pure imagination, et c’est ce que je me suis dit d’abord à moi-même, mais j’ai reconnu après que ce n’était pas une idée, mais bien réellement une de ces vagues et indéfinissables ressemblances accidentelles qui se rencontrent si souvent. Pour moi c’est un heureux hasard car, au premier coup d’œil, le visage de ma fille m’a dit que je pourrais l’aimer rien que par l’affection que j’ai pour vous.

« Nous avons été au couvent hier : c’est une vieille habitation fort curieuse, un ancien et imposant château, qui fut autrefois la demeure d’une ancienne famille.

« Une petite sœur tourière portant la robe noire des sœurs laies, nous a reçus et conduits au parloir, grande et belle salle, décorée de peintures religieuses exécutées par les membres de la congrégation.

« Gustave et moi fûmes reçus par la supérieure, une vieille dame dont le visage doux et les manières empreintes d’une grâce tranquille conviendraient à une duchesse. Elle envoya chercher les demoiselles Lenoble et, après une attente d’un quart d’heure (vous vous rappelez la toilette que les élèves de la pension étaient obligées de faire avant de se rendre au salon), Mlle Lenoble arriva. C’est une grande, mince, belle et aimable personne qui me rappela aussitôt la meilleure amie que je possède au monde.

« Elle courut d’abord à son papa, qu’elle embrassa avec une joie incroyable, puis elle resta un moment à me regarder d’un air timide, confus et embarrassé.

« Son embarras ne dura qu’un instant, Gustave se baissa pour lui murmurer quelque chose à l’oreille, une chose à laquelle ses lettres avaient déjà dû quelque peu la préparer.

« Le visage de la belle jeune fille s’éclaira, ses yeux d’un gris-bleu tournèrent vers moi leur doux et affectueux regard, et elle vint à moi et m’embrassa.

« — Je vous aimerai beaucoup, murmura-t-elle.

« — Et moi je vous aime beaucoup déjà, lui répondis-je du même ton confidentiel.

« Je pense que ces simples mots auxquels répondit le regard confiant de ses yeux innocents, suffirent pour former entre nous un lien qui ne se brisera pas facilement.

« Ah ! Charlotte, quel gouffre entre la Diana Paget qui débarqua seule sur le quai du Dock de Sainte-Catherine, à la clarté incertaine d’une froide matinée, ne sachant pas si elle trouverait un abri dans cette cité affairée, et cette même créature rachetée par votre affection et exaltée par l’amour et par la confiance de Gustave !

« Quelques instants après ma seconde fille apparut : une jolie enfant, aux façons aimables et caressantes, et alors la supérieure nous demanda s’il nous serait agréable de visiter le jardin.

« Comme de raison je dis oui, et nous fûmes conduits par de longs corridors dans un beau vieux jardin, où les élèves qui me représentaient celles de la pension traduites en français jouaient et couraient selon les traditions habituelles.

« Après la visite du jardin, nous nous rendîmes à la chapelle où il y avait des tableaux de sainteté, des autels parés de fleurs, et de longs cierges brûlant çà et là à la froide clarté du jour.

« Nous y trouvâmes des demoiselles plongées dans de pieuses méditations depuis plus de cinq heures.

« — On envoie jusqu’aux petites pour méditer, me dit Clarisse.

« Nous vîmes, en effet, ces enfants agenouillées devant l’autel paré de fleurs, plongées dans une religieuse extase. Les jeunes filles nous regardèrent timidement quand nous passâmes auprès d’elles.

« Quand on nous eut montré tout ce qu’il y avait d’intéressant à voir dans ce vieil et plaisant établissement, Clarisse et Madelon coururent se mettre en toilette de promenade, pour nous accompagner à Cotenoir, où nous devions dîner.

« C’était une véritable fête de famille.

« Mlle Lenoble était là, ainsi que papa. Il était arrivé au château pendant que Gustave et moi nous faisions notre visite au couvent. Il est de la meilleure humeur et il me traite avec des témoignages d’affection et de politesse auxquels il ne m’a pas habituée.

« Comme de juste, je connais la cause de ce changement ; la future maîtresse de Cotenoir est une personne toute différente de la misérable fille qui n’était qu’une charge et un embarras ; mais, tout en lui refusant mon estime, je ne puis lui refuser ma pitié.

« On pardonne tout à la vieillesse, c’est une seconde enfance, et mon père est très-vieux, Charlotte.

« Je vois les traces de l’âge sur son visage beaucoup plus clairement à Cotenoir, où il prend ses manières agréables d’homme du monde, qu’à Londres quand il acceptait son état de malade. Il a bien changé depuis le temps où j’étais avec lui à Spa. Il semble avoir soutenu sa lutte avec le temps très-longtemps, mais maintenant son bras n’a plus assez de force pour repousser l’ennemi commun. Il conserve toujours sa tenue militaire, il se tient encore plus droit que beaucoup d’hommes qui n’ont que la moitié de son âge, mais en dépit de tout cela, je puis voir, qu’il est très-faible, qu’il est usé et fatigué par une longue vie de lutte.

« Je suis heureuse de penser qu’il trouvera enfin un port et si je ne puis remercier Gustave avec toute l’expansion de mon cœur de me donner un chez moi et un rang dans le monde, je pourrai toujours le remercier de donner un asile à mon père.

« Et maintenant, ma chérie, comme j’espère être bientôt auprès de vous, je n’ajouterai rien.

« Je dois passer un jour à Rouen avant de revenir, avec papa, bien entendu ; Gustave reste en Normandie, pour présider à quelques arrangements avant de revenir en Angleterre.

« Je ne puis comprendre les relations d’affaires qui peuvent exister entre lui et papa ; mais il y a une affaire en train, une affaire judiciaire importante, et qui paraît réjouir beaucoup mon père.

« Je dois voir la cathédrale et les églises de Rouen, et je tâcherai de courir un peu les boutiques pour vous rapporter quelque chose de joli. Papa m’a donné de l’argent, le premier argent qu’il m’ait jamais donné sans que je le lui aie demandé. J’ai quelque idée qu’il doit venir de Gustave, mais je ne sens aucune honte à l’accepter. M. Lenoble me semble avoir une nature royale, faite pour répandre partout ses bienfaits.

« Dites à Mme Sheldon que je lui rapporterai le plus joli chapeau que je pourrai trouver à Rouen, et avec l’expression de tout amour, croyez-moi votre toujours affectionnée,

« Diana. »