L’Héritage de Charlotte/Livre 07/Chapitre 01

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 1-18).
Langueur  ►
Livre VII


LIVRE SEPTIÈME

UN NUAGE DE CRAINTE



CHAPITRE I

LE COMMENCEMENT DU CHAGRIN

Qui fait attention au nuage grand comme la main qui se montre dans une immense étendue de ciel bleu ?

La faible et presque imperceptible menace de ce petit nuage est perdue au milieu de la splendeur d’un ciel d’été.

Le voyageur continue sa route content et plein d’insouciance, jusqu’au moment où souffle un vent de tempête ou que de grosses gouttes d’eau viennent le surprendre et l’éveiller à la conscience d’un orage qui se prépare.

On était dans les premiers jours de mai, et les feuilles vertes commençaient à se montrer sur les arbres des jardins de Kensington.

Bayswater était brillant et égayé par une société élégante, et Mme Sheldon s’était trouvée assez forte pour aller faire une promenade en voiture au Parc, où la contemplation des chapeaux lui procurait un plaisir toujours nouveau.

« Je pense qu’ils sont encore plus petits qu’ils ne l’ont été de l’année, » faisait-elle observer à chaque saison.

Chaque saison, en effet, les coiffures semblent diminuer ; plus elles sont petites, plus elles sont belles ; les capotes de cabriolet de nos grand’mères ne sont pas encore réduites à une bande large comme un bracelet et à un bouton de rose, mais elles y marchent à grands pas.

Charlotte et Diana accompagnaient Mme Sheldon dans sa promenade en voiture : le plaisir que lui procurait la contemplation des chapeaux n’était pas complet si elle n’avait pas quelqu’un avec elle pour le partager.

Les deux jeunes filles étaient ravies de se mêler à cette foule brillante et de retourner chez elles quand l’heure sacramentelle était venue, et cette fantasmagorie de couleurs et de beautés mêlait son éclat à leur vie solitaire.

Néanmoins, depuis peu, Charlotte semblait fatiguée de cet éblouissant spectacle et du diorama toujours splendide du West End ; elle ne poussait plus d’exclamations à chaque toilette excentrique ; elle ne souriait plus avec admiration quand les chevaux rongeaient leurs mors dans le voisinage immédiat de son chapeau ; elle ne poussait plus de petits cris de joie quand les grands drags descendaient lentement au milieu de la foule des équipages éclairés par le soleil couchant, tandis que le cocher, dans toute sa splendeur, se tient grave et tranquille sur son siège avec un orgueil qui singe l’humilité.

« Voyez, Charlotte, dit Mlle Paget, comme un de ces brillants équipages passait près du landau de Mme Sheldon, encore un drag… Ne l’avez-vous pas vu ?

— Si, ma chère, je l’ai vu.

— Êtes-vous donc lasse des équipages à quatre chevaux ?… Vous qui les admiriez tant d’habitude

— Je les admire toujours autant, chère.

— Et pourtant c’est à peine si vous avez donné un coup d’œil à ces splendides chevaux rouans.

— C’est vrai, dit Charlotte avec un soupir.

— Êtes-vous fatiguée, Charlotte ? » demanda Mlle Paget avec inquiétude.

Il y avait depuis peu, dans les manières de Charlotte, quelque chose qui lui avait inspiré un vague sentiment de crainte, un changement qu’elle pouvait à peine définir, un changement si graduellement opéré, qu’il n’y avait qu’en comparant son état actuel avec ce qu’il était quelques mois auparavant, qu’il était possible de s’apercevoir combien ce changement était réel.

La pétulance et la vivacité juvénile de Mlle Halliday faisaient rapidement place à un état habituel d’insouciance.

« Êtes-vous fatiguée, ma chérie ? répéta Diana avec anxiété pendant que Mme Sheldon se retournait pour continuer sa contemplation des chapeaux.

— Non, Diana, je ne suis pas fatiguée, mais je ne me sens pas bien cette après-midi. »

Ce fut le premier aveu fait par Charlotte de la sensation de faiblesse et de langueur qui s’était emparée d’elle depuis deux mois, si lentement, si graduellement que ce changement semblait trop insignifiant pour s’en occuper.

« Vous vous sentez malade ? demanda Diana.

— Oh ! non, pas précisément malade. Je ne saurais appeler cela maladie, seulement je me sens un peu faible, voilà tout. »

En cet instant, Mme Sheldon plaça son mot dans la conversation, sans cesser d’avoir les yeux sur les chapeaux qui passaient.

« Vous voyez, vous êtes effroyablement négligente à suivre les conseils de votre papa, Charlotte, dit-elle d’un ton plaintif. Aimez-vous les roses panachées sur un chapeau mauve, Diana ? Moi, je n’aime pas cela… Voyez ce chapeau de tulle avec des feuilles de chêne et des groseilles… là, dans la calèche… Je parierais que vous n’avez pas pris votre verre de vieux porto ce matin, Charlotte, et que vous n’avez qu’à vous en prendre à vous, si vous êtes faible.

— J’ai pris un verre de porto ce matin, maman. Je ne l’aime pas, mais j’en prends tous les matins.

— Vous n’aimez pas le vieux porto que votre père a acheté à la vente de l’évêque de je ne sais quel endroit ? C’est parfaitement absurde à vous, Charlotte, de dire que vous n’aimez pas un vin qui coûte quinze shillings la bouteille et que les amis de votre papa déclarent en valoir vingt-cinq.

— Je suis fâchée qu’il coûte si cher, maman, mais je ne puis me faire à le trouver bon, répondit Charlotte avec un sourire dont la tristesse contrastait avec la gaieté qui la distinguait quelques semaines auparavant. Je pense qu’il faut aller dans la Cité et devenir marchand ou spéculateur pour arriver à aimer ce genre de vin. C’est ce que disait Valentin dans le Cheapside, en parlant d’une femme que quelques gentilshommes aimaient : pour l’aimer il fallait une éducation libérale ; pour aimer le vieux porto, il faut une éducation commerciale.

— Je suis sûre qu’un pareil vin doit vous être bon, » dit Georgy d’un ton presque aigre.

Elle pensait que cette fraîche créature n’avait pas le droit d’être malade. Les maux de tête, les faiblesses, les langueurs, et toutes les petites indispositions des femmes à la mode, étaient choses pour lesquelles elle, Georgy, avait un brevet, et cette indisposition de sa fille était une flagrante contrefaçon.

« Je pense, maman, que le porto me fera du bien avec le temps. Sans doute, je deviendrai aussi forte que cette personne qui étranglait des lions, des serpents, des chiens à je ne sais combien de têtes, et qui accomplissait quantité d’autres faits de ce genre.

— En vérité, je désirerais ne pas vous entendre parler de cette manière absurde, ma chère, dit Mme Sheldon avec un accent de dignité offensée. Je pense que vous devriez être sérieusement reconnaissante de l’intérêt que vous porte votre papa, et de l’inquiétude qu’il éprouve à votre sujet. Il est positif que je ne suis pas aussi inquiète que lui, mais naturellement ses connaissances médicales le rendent doublement attentif. Il y a six semaines il a remarqué que vous manquiez de force et de ton, comme il appelle cela. « Georgina, m’a-t-il dit, Charlotte manque de ton. Elle commence à tendre le dos d’une façon lamentable. Il faut lui faire prendre du porto, du vin de quinquina, ou quelque chose de fortifiant. » Puis, un jour ou deux après, il s’est décidé pour le porto et m’a donné la clé de la cave, qui sort rarement d’entre ses mains, et m’a dit le numéro de la case où il fallait prendre le vin, un vieux vin qu’il avait acheté pour quelque occasion spéciale, que personne ne devait peut-être goûter que vous, et dont vous deviez prendre un verre, tous les jours, à onze heures. M. Sheldon insista tout particulièrement sur la question de l’heure. « La régularité est la moitié de la cure en pareil cas, » dit-il, et si vous ne vous conformez pas à ses désirs et aux miens dans cette circonstance, Charlotte, il y aura véritablement de l’ingratitude à vous.

— Mais, chère maman, je me conforme au désir de papa. Je bois mon verre de porto tous les matins à onze heures. Je vais prendre dans le buffet de la salle à manger le carafon qui m’est spécialement destiné, le verre qui m’est affecté, et cela avec la ponctualité la plus minutieuse. Je n’aime pas le vin, et je n’aime pas toute la peine qui résulte de toutes les cérémonies qu’il faut faire pour le prendre, mais je m’acquitte de ce devoir religieusement pour vous plaire à vous et à papa.

— Et prétendez-vous dire que vous ne vous sentez pas plus forte, après avoir pris ce vin coûteux régulièrement depuis près de six semaines ?

— Je regrette de dire que je ne me sens pas plus forte. S’il y a un changement, c’est une plus grande faiblesse.

— Mon Dieu ! s’écria Mme Sheldon d’un ton affecté, vous êtes réellement une fille bien extraordinaire ! »

Mme Sheldon avait presque au fond du cœur la pensée de la qualifier de fille ingrate. Elle trouvait une sorte d’ingratitude dans cette inutile consommation d’un vieux porto de quinze shillings la bouteille.

« S’il faut que je vous le dise, Charlotte, ajouta-t-elle, je suis convaincue que votre maladie, ou votre faiblesse, est une affaire d’imagination.

— Pourquoi, maman ?

— Parce que si votre faiblesse était réelle, le vieux porto vous aurait fortifiée. Le fait seul que le vieux porto ne vous fait pas de bien est une preuve que votre faiblesse n’est qu’imaginaire. Les jeunes filles de votre âge sont fantasques. Regardez-moi, voyez le martyre que me font subir ces maux de tête nerveux qui me plongent dans une prostration complète, après la moindre fatigue ou la moindre émotion. Les nerfs de ma tête, quand j’ai vérifié le livre du boucher, me mettent à l’agonie. Quand vous aurez une maison à surveiller et que vous verrez le même carré de mouton compté deux fois avec la plus rare impudence, des câpres et du carri en poudre, que vous savez n’avoir jamais eu, figurer à chaque page sur le livre de l’épicier, et que vous n’aurez que votre mémoire pour vous préserver d’une ruine complète, c’est alors que vous apprendrez ce que c’est que d’être réellement malade. »

C’est avec cette facilité que Mme Sheldon écarta le sujet de la maladie de sa fille, mais il ne fut pas si aisément abandonné par Diana, qui aimait son amie d’une affection qui n’aurait pu être ni plus vive, ni plus forte si elle eût été sa sœur.

La préférence même de Valentin pour son heureuse rivale n’avait pu diminuer l’affection de Diana pour son amie et sa bienfaitrice. Elle avait été jalouse du sort heureux de Charlotte, mais à l’heure où sa jalousie avait été la plus cruelle, son attachement pour son amie n’avait pas été ébranlé.

Mlle Paget resta fort silencieuse pendant le retour à la maison : elle comprenait maintenant la nature de ce changement survenu chez son amie et qui l’avait si fort intriguée jusqu’alors.

C’était un décroissement des forces physiques qui avait enlevé à Charlotte l’éclat de ses sourires et de son rire si joyeux, au timbre si musical.

C’était une langueur physique qui la rendait indifférente aux choses qui autrefois excitaient son enthousiasme juvénile.

La découverte était vraiment pénible. Diana se rappelait ce qu’elle avait observé chez sa cousine Priscilla : les jeunes filles qu’elle avait vues devenir chaque jour plus insouciantes, se mettre pendant quelques jours entre les mains des médecins, puis reprendre leur travail habituel, puis tomber décidément malades, jusqu’au moment cruel où les parents étaient appelés, où le médecin ordonnait un repos absolu, où les mères s’empressaient d’emmener leurs, enfants, espérant que les soins dont elles les entoureraient dans la maison paternelle leur rendraient promptement la santé ; leurs camarades entouraient la voiture pour leur faire leurs adieux, leur exprimer l’espoir de les revoir bientôt rétablies, mais quand les vacances étaient finies, que le triste jour de la rentrée était venu, elles ne reparaissaient pas au milieu de leurs compagnes d’étude. Étaient-elles parties pour une école supérieure, avaient-elles répondu adsum à l’appel du Grand Maître ?

Diana se rappelait ces tristes souvenirs avec une peine cruelle.

« Des jeunes filles aussi brillantes et aussi aimables qu’elle, ont décliné et ont été enlevées au moment où elles semblaient le plus florissantes et heureuses, » pensait-elle.

Et en observant Charlotte, elle s’aperçut pour la première fois, ce jour-là, que les joues de la jeune fille avaient perdu la fraîche rondeur de leurs contours.

Mais, en pareil cas, l’affection ne peut faire qu’une chose, veiller et attendre.

Dans la soirée, au milieu des douces causeries de la chambre à coucher, dont les deux jeunes filles avaient fait une habitude, Diana arracha à Charlotte la description complète des symptômes qui s’étaient produits en elle depuis les dernières semaines.

« Je vous en prie, n’ayez pas l’air si inquiète, chère Diana, dit-elle gaiement, ce n’est réellement pas la peine d’en parler et je savais bien que si j’avouais me sentir malade, à l’instant, vous et maman, vous vous tourmenteriez l’esprit à mon sujet. Mon malaise n’a rien de sérieux et il sera vite passé. Parfois je me sens de la torpeur, un sentiment de langueur, qui est à peine désagréable, mais seulement étrange, vous comprenez bien ce que je veux dire. Mais, en somme, à quoi cela se réduit-il ?… à un simple état nerveux.

— Vous avez besoin de changer d’air, Charlotte, dit Diana avec résolution, et de changer de lieux. Oui, sans doute, vous êtes nerveuse. Vous avez été presque retenue prisonnière à la maison par suites des absurdes prescriptions de M. Sheldon. Il vous a compté vos promenades du matin. Si vous alliez dans le comte d’York, voir vos bons parents a Newhall, ce changement vous plairait, n’est-ce pas ?

— Oui, j’aimerais bien à aller voir ma tante Dorothée et mon oncle Joé, mais…

— Mais quoi, ma chérie ?

— Je ne voudrais guère aller à Newhall, à moins que… vous allez me trouver bien folle, Diana… à moins que Valentin n’y vînt avec moi. Nous avons été si heureux là-bas, voyez-vous, et c’est là que pour la première fois il m’a dit qu’il m’aimait. Non, Diana, je ne pourrais pas supporter le séjour de Newhall sans lui.

— Pauvre tante Dorothée, pauvre oncle Joé ! Une plume fait pencher la balance en faveur d’un jeune homme que leur nièce ne connaît que depuis une année à peine ! »

Rien de plus ne fut dit au sujet de la maladie de Charlotte, Diana était trop prudente pour alarmer son amie en lui laissant voir son inquiétude.

Elle prit un ton gai, et la conversation eut un autre tour.

Pendant que l’intérêt éveillé par l’altération de la santé de Charlotte était à l’état de sentiment tout nouveau chez Diana, elle fut encore appelée à aller remplir la mission d’ange gardien auprès de son père.

Cette fois, la maladie du capitaine avait plus de gravité qu’un accès de goutte.

Au dire de ses médecins, il y avait, cette fois, une désorganisation de tout le système ; le pauvre vieux vagabond, fatigué par son odyssée, le héros de tant de mauvais tours, d’aventures si variées, s’était couché pour se reposer, en vue de la terre promise, après laquelle son âme soupirait. Il était très-malade.

Gustave, qui revint à Londres, ne cacha pas à Diana que la maladie menaçait d’avoir un dénouement fatal.

À son instigation, le capitaine avait quitté Omega Street pour un joli logement derrière la caserne de Knightsbridge, ayant vue sur le Parc, qui était plus près de Bayswater et très-agréable pour le vieil homme du monde.

De son fauteuil, soutenu par des oreillers et le soleil en plein visage, il pouvait voir s’écouler le flot des grands maîtres de la mode. Il désignait du doigt les livrées et les armoiries, il contait des histoires, scandaleuses ou amusantes, sur leurs possesseurs passés et présents, à Lenoble qui consacrait une grande partie de son temps à prodiguer ses attentions au malade.

Tout ce que l’affection peut inspirer était fait pour adoucir ce cruel moment au pauvre Ulysse fatigué : des livres amusants lui étaient lus, de sérieuses pensées lui étaient suggérées par de sérieuses paroles, des fleurs rares ornaient son salon, de beaux fruits venus en serre chaude réjouissaient ses yeux et invitaient ses lèvres desséchées à se rafraîchir.

Gustave avait fait apporter un piano pour que Diana pût chanter à son père les morceaux qu’il avait le désir d’entendre.

La pitié veillait avec une attention si tendre et si dévouée, sur les moindres pas de ce vieillard égoïste et pervers, qu’on pouvait la prendre pour de l’amour.

Était-il bien que ses derniers jours fussent si paisibles et entourés de tant de luxe, quand tant d’hommes de bien tombent dans la rue pour y mourir, épuisés par le long effort d’une vie employée à porter le lourd fardeau qui pesait sur leurs épaules ?

D’après les traditions des rabbins, il est écrit que ceux-là sont les élus de Dieu qui subissent le châtiment pendant la vie. Pour les autres, pour ceux qui épuisent sur la terre la coupe du plaisir et savourent toutes les joies du péché, pour ceux-là la terrible rétribution vient après la mort.

Notre foi chrétienne ne connaît pas ces horreurs. Même pour celui qui se repent à la onzième heure il y a promesse de pardon.

Le plus ardent désir de Diana était que son père pût s’enrôler parmi ces tardifs pénitents, ceux qui arrivent les derniers des derniers aux fêtes du mariage, à demi effrayés de montrer leurs sombres visages en si brillante compagnie.

Si nous pardonnons tout à la vieillesse, nous devons d’autant mieux pardonner les offenses d’un ennemi qui s’éteint.

Qu’elle eût beaucoup souffert des duretés et de la négligence de son père, c’était un fait que Diana ne pouvait pas plus oublier qu’elle ne pouvait oublier le nom qu’il lui avait donné ; c’était une part de sa vie qu’elle ne pouvait ni retrancher, ni réduire à néant. Mais dans ces derniers jours, c’est de tout son cœur qu’elle lui pardonnait et qu’elle lui accordait sa pitié. Elle avait pitié de lui pour la mauvaise voie dans laquelle ses pas s’étaient égarés dès le début de sa vie et dont son âme faible n’avait pu trouver l’issue ; elle avait pitié de lui pour cet aveuglement moral qui ne lui avait pas permis d’avoir conscience de la profondeur de sa dégradation, comme un Lapon qui n’ayant jamais vu un été des pays orientaux, n’a pas conscience que son pays est sombre et plongé dans l’obscurité.

Heureusement pour Diana et son généreux adorateur que le capitaine n’était pas un pénitent rebelle : c’était un homme qui, ayant perdu le pouvoir et le besoin de pécher, acceptait très-doucement la pénitence, comme une espèce de luxe sentimental.

« Oui, ma chère, dit-il avec complaisance, car même à l’heure de la pénitence, il continuait à se regarder comme un martyr de la société, ma vie a été une vie très-dure. La fortune ne m’a pas été favorable. J’aurais été heureux si la Providence m’avait permis d’être un meilleur père pour vous, un meilleur mari pour votre pauvre mère, un meilleur chrétien, en somme, et si elle m’avait épargné l’humiliation plusieurs fois répétée de passer par la Cour des Insolvables. Il n’est pas toujours facile de comprendre la justice de ces choses, et il m’a souvent semblé que la faveur, qui est la honte de nos gouvernements sur la terre, peut s’obtenir d’un plus haut tribunal. Un homme entre dans la vie avec un domaine substitué lui assurant un revenu de soixante-dix mille livres, tandis qu’un autre se trouve dans les mains des juifs avant d’avoir vingt ans. Il y a dans ce monde quelque chose de vicieux qui a besoin d’être expliqué, disent les poètes. J’ai toujours regardé les circonstances de ma vie comme obscures et énigmatiques, et véritablement, les événements de cette vie sont tout à fait inexplicables, ma chère enfant. Voilà ce Sheldon, qui a commencé la vie comme dentiste de province, un homme sans famille, sans relations, et qui… Mais je ne veux pas récriminer. Si je vis assez pour voir ma fille maîtresse d’un beau domaine, quoique situé en pays étranger je pourrai partir en paix. Mais il vous faut une maison à la ville, ma chère. Oui, Londres doit être votre quartier général. Il ne faut pas aller vous enterrer toute vive en Normandie. Il n’y a pas de séjour comme celui de Londres. Croyez-en un homme qui a vu les villes du Continent et qui y a vécu… c’est là le point important, qui y a vécu. Par une belle après-midi du commencement de mai, un appartement aux Champs-Élysées ou sur les boulevards est un paradis terrestre ; mais les Champs-Élysées sont humides en décembre, le boulevard est étouffant en août ! Londres est le seul endroit de la terre qui ne soit jamais intolérable. Et votre mari sera riche, ma chère enfant, très-riche, et il faudra voir à ce qu’il fasse un bon usage de sa fortune, à ce qu’il remplisse son devoir envers la société. La parabole des talents que vous me lisiez l’autre jour est une leçon morale que votre mari ne doit pas oublier. »

D’après les discours du malade, Gustave et Diana s’apercevaient qu’il espérait encore partager leur existence future, qu’il songeait encore à passer quelques jours agréables dans ce monde qu’il avait eu la folie de trop aimer : ils ne trouvaient pas dans leurs cœurs la force de lui dire que son voyage terrestre touchait à son terme et qu’arrivé sur le seuil de cette demeure paisible qu’il avait mis tant d’art et de diplomatie à s’assurer, il fallait abandonner la course fatigante de la vie.

Ils encourageaient un peu son espoir, afin de le gagner plus aisément aux pensées sérieuses, mais quoique par moments il semblât prêt à s’abandonner aux idées de contrition avec une certaine apathie, il y en avait d’autres où le vieil homme reparaissait et où le capitaine se révoltait devant ces sujets sérieux, comme s’il y voyait une sorte d’impertinence.

« Il me semble que je touche à mon dernier soupir, Diana, dit-il avec dignité dans une de ces occasions, et que j’aie besoin que ma fille me parle comme si j’étais au lit de mort. Je puis vous montrer des hommes, mes aînés de plusieurs années, qui conduisent eux-mêmes leur phaéton dans le Parc. L’Évangile est fort bien à sa place, pendant l’office du dimanche matin, ou après les prières du matin, dans nos vieilles familles des comtés, où les gens de la maison sont si nombreux qu’on peut réunir une foule aussi compacte que dans une foire de campagne, à l’extrémité de la salle à manger, sans y admettre les lourds garçons d’écurie qui exhalent une forte odeur de fumier. Mais je considère que lorsque un homme est malade, il y a un manque de tact considérable, à mettre sur le tapis devant lui les questions de religion d’une manière aussi persistante. »

C’est ainsi que le capitaine eut des alternatives de pensées de pénitence et de retours aux idées mondaines, pendant plusieurs jours et plusieurs semaines.

L’affaire de l’héritage Haygarth marchait lentement, mais sûrement. Les documents s’amassaient, les copies certifiées des actes de mariages, de naissances, de baptêmes, et de décès avaient été réunies, et tout marchait vers le grand résultat.

Une et deux fois par semaine, Fleurus venait voir le capitaine et discutait l’affaire avec cet habile diplomate.

Le capitaine savait depuis longtemps qu’en faisant alliance avec l’homme d’affaires, il avait invoqué l’aide d’un individu qui probablement se montrerait trop fort pour lui.

L’événement avait justifié ses craintes. Fleurus avait quelque chose de la pieuvre si connue. Aussi puissants et aussi flexibles étaient les bras qu’il étendait pour saisir sa proie sous forme d’héritiers aptes à réclamer une succession, des actions de chemin de fer, ou des titres de rente oubliés.

Si le capitaine n’avait pas conduit son jeu très-habilement et s’il n’avait pas réussi à obtenir une influence personnelle sur Gustave, il aurait pu se voir mis hors de l’affaire par l’un des bras gélatineux du Français. Mais, heureusement pour lui et pour son succès, l’influence qu’il avait su conquérir sur Gustave était puissante. Elle lui permettait de défendre ses intérêts pendant les négociations et de tenir Fleurus en respect.

« Mon bon ami, dit-il avec ses grands airs, je suis tenu de protéger les intérêts de mon ami M. Lenoble dans tous les arrangements à prendre en cette affaire. Je ne puis permettre qu’on abuse de la générosité et de l’inexpérience de M. Lenoble. Mon intérêt personnel est d’une importance secondaire. Que j’espère tirer un profit de la découverte extraordinaire faite par moi et par moi seul, sans nulle assistance, je n’essaierai pas de le nier. Mais je ne veux pas bénéficier aux dépens d’un trop généreux ami.

— Et quelle récompense dois-je attendre de mon travail, d’un travail pénible et qui a grevé ma caisse ? demanda le petit Français d’un ton aigre et soupçonneux. Vous ne vous imaginez pas que j’ai fait tout cela pour mon amusement ? Courir les rues par-ci, par-là, à la recherche d’un acte de mariage ou d’un certificat de baptême, croyez-vous que cela soit bien agréable, monsieur le capitaine ? Non, j’entends être payé de mon labeur. Je dois avoir ma part de l’héritage que j’ai aidé à conquérir.

— La conquête n’est pas encore faite. Nous parlerons de la récompense en son temps.

— Nous en parlerons à l’instant même, sur-le-champ. Il faut que je sache ce que je suis dans cette affaire. Je ne veux ni mystifications, ni fraudes, ni tromperies…

— Monsieur Fleurus ! s’écria le capitaine, la main étendue vers le cordon de la sonnette.

— Vous voudriez sonner… me faire chasser ! Oh ! mais non ; vous n’avez pas encore intérêt à me chasser. J’ai encore des actes de baptême et de décès à trouver… Allons, parlons de notre affaire comme de bons amis. »

Ces paroles conciliantes marquèrent la victoire complète du capitaine : Fleurus consentit à accepter le remboursement de ses avances et trois pour cent sur le produit total de l’héritage. Il fut, de plus, convenu que le capitaine aurait le droit de choisir l’attorney qui serait chargé de représenter M. Lenoble devant la Cour de la Chancellerie.

Cette conversation se passait à Rouen, et un jour ou deux après toutes les pièces nécessaires étaient réunies.

Gustave s’engagea à attribuer le quart de la succession Haygarth à Paget et trois pour cent sur la somme totale à Fleurus. L’acte était explicite et aussi complet que possible ; mais l’engagement était-il valable s’il plaisait à Lenoble de le contester : c’est là une question très-controversable.

Le sollicitor, auquel Paget présenta Lenoble était un M. Dashwood, de la maison Dashwood et Vernon, un homme que le capitaine avait connu autrefois et dont il avait reçu de bons services pendant les crises de sa carrière difficile. C’est à cet homme de loi qu’il confia la conduite de l’affaire et qu’il expliqua ses appréhensions concernant les deux Sheldon.

« Vous voyez où gît la difficulté, ils croient qu’ils ont le véritable ayant-droit en la personne de Mlle Halliday, la belle-fille de M. Sheldon. Mais s’ils avaient vent du mariage de Susan Meynell, qui fait en somme le nœud de la difficulté, ils essaieraient de mettre le grappin sur Lenoble. Ils n’y réussiraient pas, songez-y bien, Dashwood, mais ils essaieraient, et je ne veux pas de tentatives de ce genre.

— Comme de raison, non. Je connais Sheldon, de Gray’s Inn. C’est un homme un peu ténébreux ; l’expression n’est peut-être pas bien juste, mais elle rend ce que je veux dire. Les droits de votre ami me semblent suffisamment clairs. Ce petit Français est utile, mais disposé à faire l’officieux. Ce n’est pas une affaire de spéculation, je suppose ?… Il y a de l’argent pour couvrir les frais de l’affaire ?

— Oui, il y a de l’argent. Dans des limites raisonnables, mon ami est prêt à payer ce qu’il faut pour faire valoir ses droits. »

Après cet entretien, l’affaire de la succession Haygarth marcha lentement et tranquillement. Le travail était encore à l’état de travail souterrain. Il manquait encore des pièces, les derniers chaînons pour compléter la chaîne, et c’est à la recherche de ces derniers chaînons que MM. Dashwood et Vernon se dévouèrent de concert avec Fleurus.

Tel était l’état de choses quand Paget déclina sensiblement et se vit forcé d’abandonner sa part active dans la lutte.