L’Héritage de Charlotte/Livre 07/Chapitre 02

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 18-28).

CHAPITRE II

LANGUEUR

Pendant que le malade, établi dans le joli appartement ayant la vue sur le parc, s’affaiblissait de jour en jour, un changement aussi marqué s’accomplissait chez la jeune et brillante créature, dont la nature aimante avait pour la première fois fait agir l’influence de l’affection sur le caractère de Diana.

Charlotte était malade… très-malade.

C’était avec une anxiété chaque jour croissante que Diana suivait les changements qui s’opéraient en elle, les ravages de la maladie suivaient une marche lente mais effroyablement rapide quand la pensée se reportait en arrière. La peine, le regret avec lesquels elle remarquait l’affaiblissement de son père, n’étaient rien comparés aux angoisses que son cœur éprouvait à voir sa généreuse amie s’étioler, à voir se flétrir cette jeune fleur.

Que les feuilles se sèchent et tombent en automne, c’est triste, mais naturel, et nous nous soumettons au fait douloureux, mais inévitable du déclin et de la mort ; mais voir la plus belle de nos roses, l’orgueil et la gloire de notre jardin, se faner et périr au moment où elle vient de s’ouvrir, c’est une calamité mystérieuse et inexplicable.

Diana assistait aux derniers jours de son père avec un sentiment naturel de chagrin et de pitié, mais il n’y avait ni surprise, ni horreur à la pensée de cette fin si prochaine.

Quelle différence quand il s’agissait de Charlotte, dont l’âme heureuse souriait à la vie et à l’amour, devant les pas légers et joyeux de laquelle s’ouvrait une route si belle ?

La maladie, quelle qu’elle fût, car ni Sheldon, ni l’imposant et vénérable docteur qu’il avait appelé, ne pouvaient lui trouver un nom, s’avançait d’un pas furtif : étourdissements, tremblements, faiblesses ; tremblements, faiblesses, étourdissements ; les symptômes alternaient. Quelquefois il y avait un répit de quelques jours et Charlotte avec cette facilité à l’espérance, heureux attribut de la jeunesse, déclarait que son ennemi était vaincu.

« Je suis certaine que maman a raison, Diana, disait-elle dans ces occasions, mes nerfs sont le commencement et la fin de tout le mal, et si je pouvais reprendre mon empire sur mes nerfs, je serais aussi bien que jamais. Je ne m’étonne pas que l’idée des symptômes qui se manifestent en moi irrite presque ma mère. Elle a été accoutumée à croire que le privilège de ces symptômes lui était dévolu, et l’espèce de plagiat auquel je me livre lui semble presque une impertinence. Pour une forte fille comme moi, voyez-vous, chère Diana, qui se sent brisée de fatigue quand elle a descendu quelques marches ou qu’elle les a remontées, empiéter sur les prérogatives de maman que justifient le déplorable état de ses nerfs et les vapeurs noires qui l’accablent, c’est absurde et tout à fait abominable. Aussi je suis résolue à faire tête à mes nerfs et à en triompher.

— Ma chère amie, vous en viendrez à bout, si vous l’essayez, dit Diana qui cherchait parfois à se tromper elle-même en accueillant l’espoir que les malaises de Charlotte étaient plus imaginaires que réels. Je crois que votre existence monotone est pour quelque chose dans l’altération de votre santé, vous avez besoin de changer de lieux, ma chérie.

— Changer de lieux quand j’ai vous et Valentin auprès de moi, non, Diana. Il serait certainement agréable de voir le tableau changer de temps en temps, d’apercevoir les cimes des Alpes à l’horizon, ou les coteaux des vignobles du Midi, ou même les steppes de la Russie et les forêts de la Hongrie. On se lasse d’être condamné à Bayswater à perpétuité… et M. Sheldon, et le rôti de bœuf, et l’éternelle discussion sur la question de savoir s’il est cru au point de ne convenir qu’à des cannibales ou s’il est réduit à l’état de charbon, et les verres de sherry, et les verres de Bohême aux teintes rouges et bleues, et les amandes, et les raisins, et les biscuits dont personne ne mange, et ces ennuyeux dîners pendant lesquels on ne débite que d’insipides lieux communs. Je suis lasse de ces assommants dîners, et des plaintes incessantes de maman sur l’ascendant que Nancy exerce dans la maison, et des éternels journaux de M. Sheldon qui craquent, craquent, et craquent pendant toute la soirée, et quels journaux ! Le Moniteur de la Bourse, le Vade mecum du Spéculateur, et tant d’autres du même genre, qui ne contiennent jamais la moindre nouvelle intéressante. Je sentais déjà l’ennui de toutes ces choses, vous le savez, ma chère, quand je n’avais pas encore fait connaissance avec mes nerfs, mais maintenant que je leur ai laissé prendre un empire irrésistible sur moi, toutes ces misères me fatiguent et me torturent ; néanmoins, je suis heureuse avec vous, ma chérie ; je suis heureuse avec Valentin. Pauvre Valentin !

— Pourquoi parlez-vous de lui avec cette tristesse ? demanda Diana très-pâle.

— Parce que nous nous étions arrangé une vie si heureuse ensemble, chère Diana, et…

— Est-ce là un sujet qui doive vous donner de la tristesse ?

— Et… s’il arrivait, après tout, que nous dussions nous quitter et qu’il dût continuer seul sa route dans la vie, le monde lui semblerait bien triste et bien désert.

— Charlotte ! s’écria Diana avec un rire qui fut presque étouffé sous un sanglot, est-ce là ce que vous appelez exercer de l’empire sur vos nerfs ? Mais, ma chère, vous vous livrez à une contrefaçon des humeurs noires de votre maman. Charlotte, il vous faut un changement d’air, oui, je suis résolue sur ce point. L’imposant docteur qui est venu l’autre jour dans son équipage, a examiné votre langue et a dit : Ah ! puis, a interrogé votre pouls et a dit : Oh ! de nouveau, puis demandé une plume et de l’encre pour écrire son ordonnance, n’est pas ce qu’il vous faut. Ce qu’il vous faut… ce qu’il vous faut, c’est le docteur du comté d’York, c’est la brise des champs, ce sont les senteurs de la ferme, ce sont les tisanes de votre bonne tante Dorothée, c’est le bras de votre oncle Joé pour aller faire une promenade à travers ses champs de luzerne.

— Je ne veux pas aller à Newhall, Diana ; je ne pourrais supporter l’idée de le quitter…

— Mais qu’est-ce qui empêche que vous ne le rencontriez, comme vous l’avez rencontré, au mois d’octobre dernier ? Un hasard ne peut-il pas encore l’appeler à Huxter’s Cross ? L’ouvrage archéologique, dont nous n’avons plus entendu parler, ne peut-il pas nécessiter de nouvelles recherches dans ce district ? Si vous consentez à aller à Newhall, Charlotte, je prends l’engagement que M. Haukehurst ne tardera pas à se présenter à cette porte blanche que vous m’avez si souvent décrite.

— Chère Diana, vous êtes la bonté même ; mais lors même que Je serais disposée à aller à Newhall, je doute que maman et M. Sheldon me le permettent.

— Je suis sûre qu’ils seront favorables à tous les arrangements qui pourront exercer une heureuse influence sur votre santé. Mais j’en parlerai à votre maman. J’ai mis dans ma tête que vous iriez à Newhall. »

Mlle Paget ne perdit pas de temps dans la mise à exécution de son idée. Elle prit possession de Mme Sheldon pendant l’après-midi, sous le prétexte de lui apprendre un nouvel ouvrage de tricot, et elle réussit à lui persuader qu’un changement d’air était nécessaire à Charlotte.

« Mais vous pensez donc que Charlotte est réellement malade ? demanda Mme Sheldon avec un peu d’impatience.

— J’espère qu’elle n’est pas réellement malade, chère madame Sheldon ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle est très-changée. En lui parlant, j’affecte de penser que sa maladie n’est qu’une affaire de nerfs, mais au fond du cœur j’ai la crainte de quelque chose de plus grave.

— Mais, qu’a-t-elle ? s’écria Georgy avec un air de piteux embarras. C’est la question que je me fais toujours. Une personne ne peut pas être malade, vous le savez, Diana, sans qu’on puisse dire ce qu’elle a, et c’est ce qu’il est impossible de dire relativement à Charlotte. M. Sheldon dit qu’elle manque de ton ; le médecin, qui est venu dans son équipage à deux chevaux, et qui doit savoir ce qu’il dit, parle d’un manque de vigueur. Mais qu’est-ce que tout cela veut dire ? Je suis sûre que j’ai manqué de ton toute ma vie. Peut-être n’a-t-il pas existé au monde une créature ayant moins de ton que moi, et la défaillance intérieure que j’éprouve avant le luncheon est quelque chose que je ne saurais comment exprimer. Je crois, que Charlotte n’est pas aussi forte qu’elle pourrait l’être ; mais je ne puis comprendre qu’elle soit malade, quand sa maladie n’a rien de défini. La maladie de mon pauvre premier mari était une maladie que tout le monde peut comprendre, une fièvre bilieuse. Un enfant sait ce que c’est que d’être bilieux, un enfant sait ce que c’est que d’avoir la fièvre. Il n’y a rien de mystérieux dans une fièvre bilieuse.

— Mais, chère Mme Sheldon, dit Diana gravement, ne pensez-vous pas que la faiblesse de constitution du père de Diana, qui l’a rendu susceptible d’être emporté à la fleur de l’âge par une fièvre, n’est pas une faiblesse dont Charlotte ait pu hériter.

— Grand Dieu ! s’écria Georgy prise d’une soudaine terreur. Vous ne voulez pas donner à entendre que ma Charlotte va mourir, n’est-ce pas ? »

Chez Mme Sheldon de la rebelle incrédulité à l’exagération de l’alarme, il n’y avait qu’un pas, et Diana éprouva autant de difficulté à calmer ses frayeurs qu’elle en avait eu à la faire sortir de son apathie.

« Un changement d’air, oui, certainement… Charlotte doit changer d’air à l’instant même… Qu’on aille immédiatement chercher une voiture pour nous conduire au chemin de fer. Un changement d’air, mais comme de raison… à Newhall, à Nice, à l’île de Wight, à Malte… »

Mme Sheldon avait entendu dire qu’il y avait des gens qui allaient à Malte.

Où iraient-elles ? Que Diana décide, qu’elle envoie chercher une voiture, et qu’elle prépare un sac de voyage sans un instant de retard, le reste des bagages viendrait après. Qu’importait la question des bagages quand il s’agissait de la vie de Charlotte ?

En ce moment un flot de larmes vint heureusement soulager la pauvre Mme Sheldon, et la saine raison de Diana lui vint en aide.

« Ma chère madame Sheldon, dit-elle avec un air fait pour tranquilliser la pauvre femme, d’abord et avant tout, il faut s’abstenir de toute apparence d’alarmes ; la maladie de Charlotte n’est peut-être, après tout, qu’une question de nerfs, et il n’y a pas de cause immédiate de crainte. »

Mme Sheldon se calma et promit de prendre tranquillement les choses. Elle s’engagea à arranger le départ de Charlotte pour Newhall, avec M. Sheldon, dans la soirée.

« Comme de raison, vous le savez, ma chère, j’aime à le consulter en toutes choses, dit-elle. C’est un devoir dont toute femme doit s’acquitter envers son mari, un devoir sur lequel je ne saurais trop insister en parlant à une jeune femme qui est comme vous à la veille de se marier. Mais dans ce cas présent, c’est une pure affaire de forme. M. Sheldon n’a jamais mis obstacle à ce que Charlotte allât à Newhall, et il n’est pas probable qu’il s’y oppose aujourd’hui. »

L’événement prouva que Mme Sheldon se trompait sur ce point.

Georgy proposa le soir même la visite à Newhall, pendant que les deux jeunes filles faisaient une promenade dans le jardin, et Sheldon rejeta la proposition de la manière la plus décidée.

« Si elle a besoin de changer d’air, et le docteur Doddleson ne conseille rien de semblable, Newhall n’est pas le lieu qui lui convient.

— Pourquoi, cher ?

— C’est un pays trop froid ; exposition du nord, pas d’abri ; trois cents pieds au-dessus de la cathédrale d’York.

— Mais la tante Dorothée est une si bonne et si affectueuse créature, elle se fera un plaisir de bien soigner Charlotte.

— Oui, répondit Sheldon avec un rire ironique, et de la droguer. Je sais ce que c’est que vos bonnes et affectueuses créatures quand elles ont une occasion d’administrer leur médication à quelque malheureuse victime. Si Charlotte va à Newhall, Mme Mercer l’empoi… la rendra plus malade qu’elle n’est avec ses remèdes de bonnes femmes. D’ailleurs, comme je l’ai déjà dit, le pays est trop froid. C’est un argument décisif, je suppose. »

Il dit cela avec quelque impatience dans son ton et dans ses manières. Il y avait quelque chose de hagard dans son visage, quelque chose de brusque et d’inquiet dans ses manières, disposition qui se manifestait ce soir-là, mais qui se faisait remarquer chez lui depuis quelque temps.

Georgy n’était pas assez perspicace pour s’en apercevoir ; mais Diana l’avait observé, et elle attribuait le changement dans les manières du spéculateur à deux causes d’anxiété.

« Il a des inquiétudes d’affaires, s’était-elle dit, et il est inquiet de la santé de Charlotte. Ses lèvres qui s’agitent pour marmotter les calculs auxquels il se livre quand il est assis devant le feu m’ont révélé sa première cause d’anxiété, et ses yeux qui se dirigent furtivement sur le visage de sa belle-fille, et cela fréquemment, m’ont fait connaître la seconde.

Cette inquiétude que trahissaient ses regards furtifs, accroissaient les craintes de Diana.

Cet homme qui avait un certain fonds de connaissances médicales devait sans doute lire les diagnostics de cette étrange maladie qui n’avait pas encore de nom.

Diana suivait à la dérobée les regards furtifs qui l’avertissaient d’un danger.

« Si Charlotte a besoin de changer d’air, qu’elle aille à Hastings, c’est l’endroit qui convient à un malade, dit-il, j’ai moi-même besoin de repos, et il y a une telle stagnation dans les affaires de la Cité, que je puis facilement me donner un congé. Nous irons à Hastings ou dans le voisinage immédiat de cette localité, et nous y passerons une semaine ou deux.

— Ô Philippe ! que vous êtes bon et sage ! Je suis sûre, comme je le faisais observer à Mlle Paget aujourd’hui même, que vous…

— Ah ! à propos de Mlle Paget, est-il absolument nécessaire que Mlle Paget vienne avec nous à Hastings ?

— Dame, voyez-vous, cher, elle s’est bien gracieusement offerte à rester avec moi pendant ce trimestre, de manière à ce que je puisse me retourner pour ce qui concerne les chapeaux, les toilettes d’été, et tout le reste, car elle a réellement beaucoup de goût… elle donne de si bonnes idées pour les étoffes qu’on peut retourner ou faire teindre, que je ne saurais vraiment que devenir si elle nous quittait, et puis ce serait si peu…

— Oui, il vaut mieux qu’elle demeure avec nous. Mais pourquoi tout ce tapage au sujet de Charlotte ? Qui vous a mis dans la tête qu’elle avait besoin de changer d’air ? »

Sheldon considérait évidemment comme un fait établi qu’une idée quelconque ne pouvait venir à l’esprit de sa femme, sans lui avoir été suggérée par quelqu’un.

« Dame, voyez-vous, Diana et moi nous causions de Charlotte cette après-midi, et Diana m’a tout à fait inquiétée.

— Comment ? demanda Sheldon, dont le visage se rembrunit.

— Mais elle m’a dit qu’il était évident que la fin prématurée du pauvre cher Tom, enlevé par une fièvre, prouvait chez lui un vice originel, une faiblesse de constitution, et que peut-être Charlotte avait hérité de cette faiblesse de constitution. Voilà ce qui m’a effrayée.

— Il n’y a pas sujet à vous effrayer, Charlotte se tirera d’affaire, très-bien, avec des soins. Mais Mlle Paget est une personne de sens et il y a du vrai dans ce qu’elle dit. La constitution de Charlotte n’est pas forte.

— Ô Philippe ! s’écria Georgy d’une voix gémissante.

— Je puis vous garantir qu’elle vivra longtemps après que nous serons descendus dans la tombe, dit Sheldon en riant. Ah ! la voici. »

C’était elle, en effet, qui s’approchait de la fenêtre ouverte près de laquelle son beau-père était assis.

C’était elle, mais pâle, fatiguée, la démarche chancelante, et ressemblant à un spectre avec ses vêtements blancs.

Pour les yeux de Sheldon, qui n’était pas porté aux idées poétiques, c’était bien un fantôme qu’il avait devant lui.