L’Héritage de Charlotte/Livre 07/Chapitre 03

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 28-40).
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Livre VII

CHAPITRE III

INQUIÉTUDES DE NANCY.

Depuis le commencement de sa maladie, Charlotte avait fait naître de graves inquiétudes dans les esprits de plusieurs personnes.

Que son beau-père éprouvât des anxiétés à son sujet, c’était un fait clair pour la seule personne qui, à Bayswater, observait ses regards et essayait d’y lire les pensées qu’ils trahissaient.

L’alarme, une fois éveillée chez Mme Sheldon, ne pouvait plus se calmer.

Pour le cœur de Valentin, c’était une douleur vive, un sombre et lourd souci que rien n’avait pu alléger depuis le moment où il avait pu remarquer le changement qui s’était opéré sur le cher visage de sa bien-aimée.

Il y avait une autre personne, habitant la villa de Bayswater qui, à cette époque, observait Charlotte, avec un souci aussi constant que son beau-père, sa mère, son amie intime, et son fiancé.

Cette personne était Nancy. Nancy était venue à la villa préparée à trouver dans Mlle Halliday une jeune personne frivole et contente d’elle-même, entre laquelle et une vieille femme comme elle, accablée par l’adversité, il ne pouvait exister aucune sympathie. Elle s’était attendue à être traitée avec dédain ou tout au plus avec indifférence par l’heureuse jeune fille dont Sheldon lui avait parlé comme d’une bonne fille, sorte de recommandation vague qui, pour l’esprit de Mme Woolper, promettait fort peu.

Autant que Sheldon avait voulu exprimer ses intentions à l’égard de Charlotte, il les avait fait connaître à Nancy.

Ce qu’il aurait voulu dire, c’était : surveillez ma belle-fille et tenez-moi au courant de ses moindres démarches.

Mais il n’avait pas osé parler aussi clairement ; il s’était contenté d’insinuer que la fille de Halliday était frivole et inconséquente et qu’il n’y avait pas à se fier à son amoureux, et il avait réussi à mettre ainsi Mme Woolper sur le qui-vive.

« M. Philippe craint que la jeune fille n’épouse en secret ce jeune homme avant qu’il n’ait les moyens de pourvoir aux besoins d’un ménage, se dit-elle à elle-même, en réfléchissant sur le sens des recommandations de son maître, et c’est très-possible. On ne sait pas ce dont sont capables les jeunes filles de ce temps-ci, et plus une jeune femme est innocente et sans expérience, et plus il faut la surveiller. Mlle Georgina Craddock a toujours été une pauvre folle, bonne à rien qu’à s’habiller et à se promener dans la grande rue de Barlingford avec ses anciennes camarades de classe. Une pareille femme n’est pas de celles auxquelles il faut se fier pour veiller sur une jeune fille, M. Sheldon le sait bien. Il a toujours été très-profond. Mais je suis heureuse qu’il ait souci de la jeune demoiselle ; il y a tant de gens qui, lorsqu’ils ont encaissé l’argent du père, laissent sa fille épouser le premier venu, pour en être débarrassés. »

C’est ainsi que Mme Woolper envisageait l’affaire : elle descendait d’une race prudente, et la prudence chez les autres lui semblait toujours une vertu recommandable ; elle avait le désir d’avoir bonne opinion de son maître, qui avait été une providence pour elle à l’heure du malheur et de la vieillesse.

À qui pouvait-elle s’adresser, si ce n’est à lui ? Le soupçonner ou avoir mauvaise opinion de lui, c’était répudier le seul refuge qui lui était offert dans sa détresse.

Une superbe indépendance d’esprit n’est pas une vertu facile pour le vieillard pauvre et sans famille.

Le misérable naufragé ne s’occupe guère de la solidité de la planche qui le soutient sur les flots irrités et Mme Woolper n’était pas disposée à examiner de trop près les motifs de l’homme auquel elle était redevable de son pain quotidien.

Il est possible qu’avant d’appeler Nancy à venir reprendre son ancienne place à son foyer, Sheldon avait examiné la question avec toutes ses conséquences, et avait considéré la vieille femme comme liée à lui par un lien difficile à briser, les liens de cet esclavage étroit né de la nécessité.

« Quel choix peut-elle avoir, si ce n’est entre ma maison et le workhouse ? avait-il dû naturellement se demander ; et est-il probable qu’elle chicane sur le pain et le beurre pour tomber au pain tout sec ? »

Sheldon, en examinant la question et toutes celles qui s’y rattachaient à son point de vue, pouvait raisonnablement avoir conclu que Mme Woolper ne pouvait rien faire qui fût en opposition avec ses intérêts, et que tant qu’elle aurait bénéfice à rester chez lui et à le servir, elle demeurerait son esclave docile et obéissante.

L’influence de l’affection, la force d’une impulsion généreuse, étaient des qualités qui ne pouvaient pas entrer dans les calculs de Sheldon. Ses additions, ses soustractions, ses divisions étaient toutes basées sur un seul système.

L’art heureux et inconscient par lequel Charlotte se rendait chère à tous ceux qui la connaissaient eut bientôt son effet sur la vieille gouvernante.

L’aimable considération de la jeune fille pour son âge et ses infirmités, l’affectueuse familiarité avec laquelle elle traitait cette vieille campagnarde, qui avait connu son père et qui pouvait lui parler du comté d’York et des gens du comté d’York, eurent bien vite trouvé le chemin du cœur de Nancy.

La visite de Mlle Halliday à la chambre de la gouvernante, quand elle était chargée de quelque message de sa mère, et une petite causerie de quelques minutes, étaient une joie pour Nancy. Elle aurait retenu la jeune fille des heures au lieu de minutes, si elle avait trouvé une excuse pour le faire.

Il n’y avait du reste aucune trahison contre Sheldon dans l’attachement toujours croissant qu’elle ressentait pour sa belle-fille ; jamais Nancy ne parlait de son maître et de son bienfaiteur qu’avec la plus franche et la plus reconnaissante affection.

« J’ai donné mes soins à votre beau-père, mademoiselle Halliday, quand il n’était qu’un baby, lui disait-elle souvent. Vous ne voudriez pas croire, à le voir maintenant, qu’il a pu être jamais un baby, n’est-ce pas ? Mais c’était bien le plus bel enfant qu’on pût voir, grand, fort, et avec des yeux qui vous transperçaient, tant ils étaient grands et noirs. Il a été un peu méchant quand il faisait ses dents ; mais quel est l’enfant qui n’est pas méchant à cette époque terrible de la dentition ? Il m’a donné bien du mal, je puis le dire, mademoiselle, quand il fallait le promener toute la nuit et le secouer dans mes bras, jusqu’à ce que je n’en aie plus la force, accablée que j’étais par le besoin de dormir. Je me demande souvent s’il se rappelle de cela maintenant, quand je le vois si grave et si sérieux. Mais, voyez-vous, l’action d’être bercé dans les bras d’une nourrice ne doit pas rester dans l’esprit de l’enfant comme l’action de bercer l’enfant reste dans l’esprit de la nourrice ; et, quoique je me rappelle toutes ces choses comme si elles étaient d’hier, et la pièce où je couchais à Barlingford, et la lumière pour la nuit enfermée dans une grande cage de fer posée sur le plancher, et l’ombre des barreaux de la cage se dessinant sur les murs blanchis à la chaux ; je suis bien sûre que tout cela est sorti de sa mémoire depuis longtemps.

— J’en ai bien peur, ma bonne Nancy.

— Mais j’étais folle de lui, mademoiselle Halliday, et le mal qu’il m’a donné lorsqu’il a fait ses dents n’a eu pour résultat que de me le rendre plus cher. C’est le premier enfant que j’aie nourri, voyez-vous, et le dernier aussi, car avant que M. George ne fût venu au monde, j’avais été mise à la cuisine, et Mme Sheldon a pris une autre bonne d’enfant, une véritable idiote, et ce n’est pas de sa faute si M. George a le dos d’un chrétien, car elle avait une manière de porter ce cher enfant qui me glaçait les sens. »

C’est en discourant de la sorte que Nancy retenait Mlle Halliday dans son confortable appartement, tant qu’elle trouvait une excuse plausible pour le faire.

Charlotte ne prenait pas un plaisir très-vif à ces souvenirs de l’enfance de Sheldon, mais elle était trop bonne pour lui fermer la bouche par le moindre signe d’impatience. Quand elle pouvait mettre Nancy sur Barlingford et Hiley et sur les gens que Charlotte avait connus quand elle était enfant, c’est alors que la conversation devenait intéressante pour elle, et ces souvenirs établissaient un lien entre la vieille femme de charge et la jeune demoiselle.

Quand un changement survint dans la santé de Charlotte, Nancy fut une des premières à s’en apercevoir ; elle était versée dans ces remèdes de bonnes femmes pour lesquels Sheldon professait un si souverain mépris, et elle aurait bien voulu faire prendre à la malade ses nauséabondes décoctions de houblon, ou lui préparer elle-même du vin de quinquina ; mais Charlotte, tout en appréciant ses bonnes intentions, se défiait des médecines préparées à la maison et avait plus de confiance dans les préparations sortant de l’officine du pharmacien.

Pendant quelque temps Nancy traita légèrement les indispositions de la jeune fille, tout en l’observant avec une constante attention.

« Votre croissance n’est pas encore complète, mademoiselle, je le gagerais, dit-elle.

— Mais j’ai plus de vingt et un ans, Nancy. Est-ce qu’on grandit encore quand on a passé sa majorité ?

— J’en ai vu des exemples, mademoiselle, je ne prétends pas qu’ils soient communs, mais cela s’est vu, et alors après la croissance il y a toujours faiblesse. Les jeunes filles de votre âge sont susceptibles d’être faibles et un peu languissantes, surtout quand elles vivent dans une ville enfumée comme l’est la ville de Londres. Vous devriez aller à Hiley, mademoiselle, le pays où vous êtes née ; voilà ce qu’il vous faut. »

Le temps était venu où le changement qui s’opérait en elle ne pouvait plus faire l’objet d’un doute.

De jour en jour Charlotte devenait plus maigre et plus pâle ; de jour en jour cette brillante et joyeuse créature, dont la présence créait une atmosphère de jeunesse et de joie dans cette sombre maison, s’assombrissait de plus en plus et ne semblait plus que l’ombre de ce qu’elle avait été.

Nancy observait ce changement avec une douleur étrange, si vive et si cruelle que l’amertume de la peine qu’elle ressentait la livrait à une perplexité d’esprit perpétuelle.

« Si cette pauvre chère jeune personne doit quitter ce monde, pourquoi me tourmenter à son sujet tout le long du jour, pourquoi me réveiller la nuit avec une sueur froide en pensant à elle ? Je ne la connais pas depuis plus de six mois, et si elle est jolie et douce, ce n’est pas une raison pour me désespérer à l’idée de la perdre. Elle n’est ni de ma chair ni de mon sang, et j’ai veillé auprès de ceux qui me touchaient de près, sans éprouver le sentiment que j’éprouve à la voir ainsi changer de jour en jour. Pourquoi ce spectacle est-il aussi effroyable pour moi ? »

Pourquoi en effet ?

C’est une question à laquelle Nancy n’aurait pu trouver de réponse. Elle savait que la peine et l’horreur qu’elle ressentait n’étaient pas naturelles, mais ses pensées se refusaient à aller plus loin. Un sentiment superstitieux usurpait l’office de sa raison, et elle était impressionnée par l’étrangeté de la maladie de Charlotte, comme si elle avait vécu au seizième siècle et qu’elle eût pu croire au voyage nocturne des sorcières à cheval sur des manches à balai.

« Je serais bien chagrine si la maison de M. Philippe devait porter malheur à cette douce et jeune créature, se dit-elle à elle-même. Elle n’a pas porté chance au père et maintenant c’est la fille qui semble menacée d’y trouver une fin malheureuse. Mais M. Sheldon n’a pas à devenir plus riche par sa mort. Mme Sheldon m’a dit souvent que tout l’argent de Tom Halliday avait passé à mon maître quand elle l’avait épousé et qu’il avait doublé et triplé cette fortune par son habileté. La mort de Mlle Charlotte ne lui apporterait donc pas un sou de plus. »

Telle était la nature des méditations qui occupaient fréquemment Nancy.

Mais l’étrange sentiment de perplexité, la peur sans nom, la vague horreur qu’elle éprouvait, elle ne pouvait les bannir de son esprit.

Elle avait le sentiment de la présence d’un vague fantôme qui la poursuivait jour et nuit.

Quel était ce fantôme ? Quel présage tirer de sa présence ?

Il lui semblait qu’un spectre, enveloppé de la tête aux pieds dans un linceul, se tenait là derrière elle et elle n’osait pas se retourner de peur d’avoir à le contempler face à face : parfois l’ombre écartait un peu son linceul et disait : Regarde-moi ! Vois qui je suis ! Tu m’as déjà vu ! Me voilà de nouveau et cette fois tu ne pourras pas refuser de me regarder en face ! Je suis l’ombre de l’horreur que tu as soupçonnée au temps passé !

Les frayeurs qui torturaient Nancy à cette époque ne diminuaient en rien son énergie pratique.

Depuis le commencement de la lente maladie qui consumait Charlotte, elle s’était montrée attentive, officieuse même, dans toutes les choses qui avaient rapport à la malade.

C’est de ses propres mains qu’elle décantait le fameux porto que Mme Sheldon allait chercher elle-même dans la case particulière qui lui était affectée dans la cave soigneusement arrangée de son mari.

Quand le médecin venait et écrivait ses inoffensives prescriptions, c’était Nancy qui allait elle-même les porter chez le pharmacien et qui rapportait l’innocente potion, qui pouvait par aventure produire quelque bien, mais qui était, dans tous les cas, trop faible pour pouvoir faire du mal.

Charlotte appréciait avec reconnaissance toutes ces preuves d’intérêt, mais elle ne se lassait pas de répéter à la vieille gouvernante que son indisposition ne valait pas tous les soins qu’elle prenait.

Ce fut Nancy que Sheldon employa pour aller chercher un logement pour la famille, quand il fut décidé qu’un court séjour au bord de la mer serait ce qu’il y aurait de mieux pour la guérison de Charlotte.

« J’ai trop d’occupations pour aller moi-même à Hastings cette semaine, dit-il, mais je m’arrangerai pour pouvoir y passer une quinzaine de jours à partir de lundi prochain. Ce que j’attends de vous, Nancy, c’est de partir demain matin avec un billet d’aller et retour en seconde classe, et de nous trouver un logement. Je ne tiens pas à être à Hastings même, il y a trop de badauds en ce lieu, à cette époque de l’année. Il y a un village qu’on appelle Barrow, à un mille ou deux de Saint-Léonard, c’est un endroit un peu triste et isolé, mais champêtre et pittoresque, et c’est ce qui convient le mieux à des femmes. En ce moment, je préfère résider là plutôt qu’à Hastings. Ainsi donc vous prendrez une voiture à la station, vous vous ferez conduire directement à Barrow et vous retiendrez pour nous le meilleur logement que vous pourrez vous procurer.

— Vous pensez que le changement d’air fera du bien à Mlle Halliday ? demanda avec intérêt Nancy, après avoir promis de faire tout ce que son maître requérait d’elle.

— Si je pense que cela lui fera du bien ? Évidemment. L’air de la mer, les bains de mer la remettront rapidement ; il n’y a rien de grave dans son état.

— Non, M. Philippe ; c’est ce qui me tourmente dans tout ceci ; il n’y a rien de grave dans son état ; mais en attendant, elle change, elle dépérit, elle baisse de jour en jour, au point que le cœur saigne à la voir ainsi. »

Le visage de Sheldon s’assombrit, et il se renversa sur son fauteuil avec un mouvement d’impatience.

S’il l’avait jugé utile, Sheldon aurait réprimé cette expression de mécontentement ; mais il ne considérait pas Nancy comme une personne d’une importance suffisante pour surveiller les jeux de sa physionomie.

Il y a des hommes qui considèrent leurs commis et leurs employés comme de la boue, à ce point qu’ils continueraient la fabrication d’un faux billet de banque ou qu’ils achèveraient un assassinat pendant que le jeune commis remet du charbon dans le feu, ou que l’enfant chargé des courses se tient la casquette à la main sur de seuil de leur bureau. Ils ne peuvent se faire l’idée que cette boue est composée de chair et de sang et que ces êtres infimes peuvent apparaître au banc des témoins pour les dénoncer.

De toutes les éventualités, celle qu’attendait le moins Sheldon, c’était que cette vieille femme, cette abjecte misérable qui dépendait de lui pour son pain de chaque jour, pût devenir un embarras pour lui ; il ne pouvait pas comprendre qu’il existe des circonstances sous l’empire desquelles ces abjectes créatures peuvent renoncer à leur pain et s’exposer à mourir de faim, plutôt que d’accepter leur moyen d’existence d’une main odieuse.

« Si vous avez besoin de renseignements, au sujet de la santé de Mlle Halliday, dit-il du ton le plus dur et avec ses plus mauvais regards, vous feriez mieux de vous adresser au docteur Doddleson, le médecin qui la traite. Je ne la soigne pas, vous le voyez, et je ne suis en aucune façon responsable de sa santé. Quand je soignais son père, vous m’avez fait l’honneur de douter de ma science, si j’ai bien compris votre ton et vos manières à cette occasion. Je n’ai pas besoin que vous me fassiez la leçon, Nancy, au sujet de l’altération des traits ou de la maladie de Mlle Halliday. Je n’y suis pour rien.

— Comment pourrais-je penser que vous y fussiez pour quelque chose, monsieur ? Ne soyez pas irrité contre moi, ne me parlez pas durement. Je vous ai soigné quand vous étiez un tout petit enfant et vous m’êtes plus cher que ne pourrait l’être tout autre maître. Mais, je n’ai qu’à fermer les yeux, encore maintenant, pour sentir sur mon cou votre petite main si douce et si chère qui avait coutume de s’y reposer. Et quand ensuite je regarde sur la table cette main qui est là si forte, si brune, et si fermement serrée, je me demande s’il est possible que ce soit la même. En mémoire de ce temps, monsieur Philippe, ne soyez pas dur pour moi. Il n’est rien que je ne serais prête à faire pour vous servir. Quoi que vous fassiez, rien ne pourrait me tourner contre vous. Il n’y a pas d’homme au monde qui ne devrait être heureux de connaître une personne que rien ne pourrait détacher de lui.

— Ce sont de beaux sentiments, ma bonne âme, répliqua Sheldon froidement, mais dont l’expression n’est guère à sa place ; dans les circonstances présentes, rien ne justifie l’exposition de ces beaux sentiments. Il se trouve que vous avez besoin d’un asile dans votre vieillesse et que je suis en position de vous l’offrir. Dans ces circonstances, votre bon sens devrait vous faire comprendre que ces protestations d’attachement inébranlable à ma personne sont absolument inutiles. »

La vieille femme soupira profondément : elle avait offert à son maître une fidélité qui impliquait l’abnégation de toutes les impulsions de son cœur et de son esprit et il avait repoussé son amour et ses services.

Mais après le premier sentiment pénible que lui avait fait éprouver sa froideur, elle préféra qu’il en eût été ainsi.

L’homme qui lui parlait avec cette dureté inflexible ne devait pas avoir sujet de la craindre ; dans l’esprit de cet homme il ne devait pas y avoir de coin secret qu’elle n’eût pas à peu près pénétré.

« Je ne vous ennuierai plus, monsieur, dit-elle tristement, je dois avouer que je suis une sotte vieille femme.

— En effet, Nancy, vous n’êtes pas devenue plus sage en vieillissant, et quand vous donnez carrière à votre langue, vous êtes exposée à dire des absurdités. Plus vous tiendrez votre langue et mieux cela vaudra pour vous sous plus d’un rapport. Contre une vieille femme qui se rend utile dans la maison, je n’ai rien à dire, mais une vieille femme bavarde, je n’en veux à aucun prix. »

Après cela tout se termina de la manière la plus agréable ; le voyage de Nancy à Hastings fut complètement arrangé, et le lendemain matin, de bonne heure, elle partit vaillante et active en dépit de ses soixante-huit ans.

Elle revint à la nuit ayant retenu un agréable logement dans le village de Barrow.

« C’est un endroit charmant, ma chère demoiselle, dit-elle à Charlotte le lendemain quand elle lui raconta ses aventures. Les appartements dépendent d’une ferme ayant la vue sur la mer. Vous aurez l’odeur des vaches sous vos fenêtres et la brise de la mer qui souffle dans la cour de la ferme ; tout cela ne peut manquer de ramener les couleurs sur vos joues et l’éclat brillant de vos jolis yeux. »