L’Héritage de Charlotte/Livre 07/Chapitre 04

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 41-51).
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Livre VII

CHAPITRE IV

VALENTIN

L’idée de cette visite au village du comté de Sussex, sur le bord de la mer, semblait une joie pour tout le monde, excepté pour Gustave qui était encore à Londres et qui trouvait dur d’être privé de la société de Diana pendant une quinzaine entière, pour l’amour de Mlle Halliday.

Pour toutes les autres personnes, il y avait espérance et joie dans ce changement de séjour.

Charlotte soupirait après une brise plus fraîche, un site plus champêtre que Bayswater ; Diana considérait la brise de la mer comme le docteur des docteurs pour son amie ; Valentin caressait le même espoir.

Le poids d’un chagrin aussi peu prévu avait pesé lourdement sur Valentin. Voir cette chère fille, qui était le commencement, le milieu, et la fin de toutes ses espérances, se flétrir lentement sous ses yeux était l’angoisse la plus dure et la plus cruelle qu’il eût jamais éprouvée.

Aucun des affligés célèbres n’a jamais enduré de torture aussi cruelle que celle qui déchirait le cœur du jeune homme, quand il observait les pas furtifs du grand destructeur se rapprochant de plus en plus de la femme qu’il aimait.

De tous les malheurs possibles, c’était le seul auquel il n’avait jamais songé.

Parfois, dans ses moments de doute et de découragement, il avait considéré comme possible que la pauvreté, les conseils de ses amis, ou même le caprice et l’inconstance de Charlotte pouvaient les séparer ; mais, parmi les ennemis possibles de son bonheur, jamais il n’avait compté la mort.

Quelle prise avait la mort sur une créature aussi belle et aussi heureuse que Charlotte, elle qui deux mois auparavant aurait pu être comparée à la divine Hygie en personne, tant elle était éclatante de fraîcheur, tant son pas était léger, tant il y avait de vivacité dans son regard ?

La plus dure souffrance qu’éprouvait Valentin avait sa source dans la nécessité où il était de cacher l’inquiétude qui le dévorait.

L’idée que la maladie de Charlotte pouvait et devait, pour la plus grande part, être attribuée à une irritation de nerfs, était celle qui prédominait dans son esprit.

Lui et Diana avaient abondé dans ce sens, quand ils avaient eu l’occasion de s’entretenir et ils s’étaient réciproquement donné du courage en cherchant à se persuader que les nerfs seuls étaient en jeu, et la conduite de M. Doddleson, dans ses visites à Mlle Halliday ne faisait que les confirmer dans cette opinion.

Mme Sheldon était présente lors de ces visites, et c’est à Mme Sheldon seule que le médecin avait confié son opinion sur la malade.

Cette opinion, quoique exprimée avec une certaine importance professionnelle, se bornait à fort peu de choses.

« Notre chère jeune amie manque de force, d’énergie vitale. Oui… c’est là un point essentiel… À quel régime allons-nous mettre maintenant notre jeune amie ? Que dirions-nous d’un petit régime léger… une côtelette de mouton, ni trop cuite ni trop peu cuite ? Puis un léger pudding, un pudding que je pourrais appeler, si je pouvais me permettre une légère plaisanterie, un petit pudding d’enfant ? »

Et le vieillard riait d’un petit rire sénile et caressait la tête de Charlotte de sa main potelée.

« Et la chambre de notre chère jeune amie est vaste et aérée ?… Bien !… Quelle exposition ?… celle du midi ? Rien de mieux, si ce n’est cependant l’exposition du sud-ouest. Mais toutes les chambres ne peuvent pas être au sud-ouest. Quelques potions toniques et un exercice modéré, pris chaque jour dans ce beau jardin, auront bientôt rétabli notre jeune amie. Notre tempérament est nerveux… nous sommes une plante sensitive… et nous avons besoin de soins. »

Sur ce, le respectable septuagénaire recevait le prix de sa visite et regagnait son équipage.

Voilà tout ce que Mme Sheldon pouvait répéter à Diana ou à Nancy, quand toutes deux l’interrogeaient avec insistance après le départ du docteur.

Pour Diana et pour Valentin il n’y avait que de l’espoir à recueillir du vague dans lequel restait le docteur en exprimant son opinion : s’il y avait quelque chose de grave dans l’état de la malade, le médecin appelé à lui donner ses soins aurait dû parler d’une manière plus sérieuse.

Ses visites se succédaient : il trouvait le pouls plus faible, la malade plus nerveuse, avec une légère tendance à l’hystérie et d’autres observations de ce genre, mais il persistait à déclarer qu’il n’y avait pas de traces d’un mal organique et il continuait à parler des malaises de Mlle Halliday d’un ton léger et tranquille qui était tout à fait rassurant.

Dans ses moments de découragement, Valentin se rattachait à sa confiance dans le docteur Doddleson.

« Sans maladie organique, se disait-il à lui-même, ma chérie ne peut périr. »

Il cherchait le nom du docteur Doddleson dans l’Annuaire, et il trouvait un motif de confiance, dans ce fait, qu’il habitait un des plus beaux squares du West End ; il puisait de nouveaux et plus puissants motifs de confiance, dans l’équipage du docteur, que Mme Sheldon lui avait si souvent décrit, dans l’âge et l’expérience du docteur dont la même dame lui avait aussi longuement parlé.

« Il y a une chose que je me suis toujours reprochée au sujet de mon pauvre Tom, dit Georgy, qui, lorsqu’elle parlait à des étrangers de son premier mari, s’exprimait toujours de façon à pouvoir leur donner l’idée qu’elle parlait d’un chat ou d’un chien favori, c’est la jeunesse du docteur que M. Sheldon avait fait appeler. Comme de raison, je sais fort bien que M. Sheldon n’aurait pas consulté ce jeune homme s’il ne l’avait pas su habile ; mais je poserais ma tête sur l’oreiller avec une conscience plus calme, si le médecin du pauvre Tom avait été plus âgé et eût eu plus d’expérience. Dans le cas présent, c’est ce qui me plaît dans le docteur Doddleson. Il y a une gravité, un poids, dans un homme de cet âge, qui vous inspirent une confiance immédiate. Je vous assure que la manière dont il m’interrogeait sur le régime de Charlotte et sur l’aspect de sa chambre était tout à fait délicieuse. »

Après Dieu, Valentin était heureux de mettre sa confiance dans le docteur Doddleson.

Il ne savait pas que ce digne docteur était une de ces inoffensives nullités, qui avec l’aide de l’argent et de puissantes relations, arrivent souvent à usurper une position à laquelle elles n’ont nul droit.

Parmi les hommes réellement éminents dans la noble et admirable corporation qui constitue le corps médical, le docteur Doddleson n’avait aucun rang, mais il était le médecin favori d’une quantité de vieilles douairières affligées d’une oisiveté chronique et d’attaques périodiques de mauvaise humeur.

Pour le spleen ou pour les vapeurs pas de meilleur conseiller que, le docteur Doddleson. Il pouvait passer une demi-heure à adresser des questions que la femme de chambre de la malade aurait faites aussi bien que lui, et les remèdes qu’il conseillait, une femme de chambre intelligente les aurait facilement indiqués.

Les dames âgées croyaient en lui parce qu’il était lourd et pompeux, parce qu’il vivait dans un quartier où la vie était dispendieuse, et parce qu’il avait un bel équipage.

Il portait des bagues qui lui avaient été laissées comme souvenir par des malades qui n’avaient jamais eu l’occasion de mettre sa science à l’épreuve et qui, mourant d’épuisement, de vieillesse, ou d’indigestion, déclaraient au moment de rendre le dernier soupir, que le docteur Doddleson avait été l’ange gardien de leur fragile existence, pendant les vingt dernières années de leur vie.

Tel était l’homme que parmi les nombreux docteurs résidant à Londres, Sheldon avait choisi pour donner ses soins à sa belle-fille, dans un cas si difficile, qu’un médecin rompu par une longue pratique et doué d’une vive perspicacité était nécessaire pour entreprendre son traitement.

Le docteur Doddleson, habitué à attribuer les indispositions imaginaires de ses vieilles douairières fashionables à un manque de ton, et à prescrire des remèdes inoffensifs à la satisfaction de ses malades et à son profit personnel, ne trouva rien de mieux pour traiter Charlotte que d’attribuer son mal à un manque de ton et de lui prescrire les mêmes remèdes inoffensifs.

Quand il ne la trouva pas mieux, que dis-je ? quand il la trouva même plus mal, après plusieurs semaines de traitement, il fut étonné, et à un médicament inoffensif il substitua un autre médicament inoffensif, puis il attendit une autre semaine pour voir l’effet que produirait ce second médicament sur cette jeune opiniâtre.

Et c’était là le roseau pourri auquel se rattachait Valentin à l’heure de sa vive anxiété.

Jamais les journées ne lui avaient paru si cruelles, jamais les nuits ne lui avaient semblé si longues qu’à cette sombre période de son existence.

Il se rendait à Bayswater presque tous les jours : ce n’était plus le temps de l’étiquette et des cérémonies.

Sa bien-aimée dépérissait chaque jour et il avait le droit de surveiller ce lent et triste changement, et si la chose était possible de combattre l’ennemi et le tenir à distance.

Chaque jour il passait une ou deux heures auprès de sa bien-aimée, chaque jour il l’abordait avec le même sourire affectueux, et il la berçait des mêmes paroles d’espoir.

Il lui apportait des livres nouveaux, des fleurs ou des bagatelles qu’il pensait pouvoir distraire ses pensées de ce mal qui semblait se jouer de la science du docteur Doddleson.

Il prenait place auprès d’elle et lui parlait de l’avenir, de cet avenir que tous deux, dans le secret de leurs pensées, regardaient comme une douce et triste fable, comme le jardin hyperboréen de leurs rêves.

Après avoir passé ces deux heures si douces et si cruelles auprès de sa bien-aimée, Haukehurst avait recours à la diplomatie pour avoir une courte conversation avec Diana avant de quitter la maison.

« Diana, trouvez-vous cette chère enfant mieux ou plus mal aujourd’hui ? Certainement, elle n’est pas plus mal. Je lui ai trouvé plus de couleurs ; elle m’a semblé plus gaie. Elle a un peu de fièvre, mais c’est sans doute l’émotion produite par ma visite. »

Valentin répétait d’autres propos du même genre qui revenaient tristement chaque jour.

Après avoir quitté la maison, le cœur serré, le jeune auteur regagnait son logis et se plongeait dans l’élucubration de l’article brillant ou de la jolie nouvelle qui devait constituer sa contribution mensuelle à la rédaction du Cheapside ou du Charing Cross.

La gaieté, le mouvement, la fantaisie, voilà ce que demandait le Cheapside ; la grâce unie au brillant et à la profondeur, voilà ce qu’exigeait le Charing Cross.

C’est un fait certain, les critiques avaient l’œil ouvert pour prendre en défaut le jeune écrivain.

Tant que les rayons dorés de l’espérance avaient brillé sur lui, Haukehurst avait trouvé les plus durs travaux agréables.

N’était-ce pas pour elle qu’il travaillait ? Son union future avec cette chère fille ne dépendait-elle pas de sa persévérance au travail ? Il lui semblait qu’elle était près de lui pendant qu’il écrivait, comme Pallas se tenait près d’Achille à la salle du conseil, invisible pour tous, excepté pour son favori. C’était cette présence mystique qui donnait de l’activité à sa plume.

Quand il se sentait fatigué ou découragé, la pensée de Charlotte ravivait son courage et le faisait triompher de sa fatigue.

Les idées agréables lui venaient en foule quand il pensait à Charlotte.

Quoi de plus facile pour lui que d’écrire une histoire d’amour ? Il n’avait qu’à créer une Charlotte imaginaire pour en faire son héroïne, et un flot de pensées amoureuses sortait de sa plume avec une abondance inépuisable ; elle prêtait à ses lectures un charme et une grâce qui rendaient plus parfaites les œuvres les plus poétiques.

Ce n’étaient plus Achille et Hélène qui se rencontraient sur le mont Ida, mais Valentin et Charlotte ; ce n’étaient plus Paolo et Francesca qui lisaient ensemble le livre fatal, c’étaient Valentin et Charlotte transportés au moyen âge ; la pure coïncidence du nom lui rendait les chagrins de Werther sympathiques.

L’envahissante présence de la bien-aimée se manifestait en tout et partout.

Sa religion n’était pas le panthéisme, c’était le charlottisme.

Maintenant, tout était changé. Un noir souci l’oppressait à chaque instant. La mystique présence se manifestait à toutes les heures solitaires du jour et de la nuit, mais cette image, qui avait été belle et florissante comme l’incarnation de la jeunesse et du printemps, était maintenant un pâle fantôme enveloppé d’un suaire et qu’il n’osait contempler.

Il écrivait toujours, car il est étonnant que la main puisse écrire et que l’esprit puisse se diriger à travers les ombres du monde de la fantaisie, pendant que des soucis dévorants vous rongent le cœur. Eh bien ! peut-être dans ces moments l’imagination est-elle plus active, car le monde des ombres est une sorte de refuge pour l’esprit qui n’ose pas s’appesantir sur les réalités.

Avec le chagrin et la crainte pour compagnons constants, Valentin travaillait bravement et patiemment. L’espoir ne l’avait pas abandonné ; mais entre l’espoir et la crainte la lutte était incessante.

Parfois c’était l’espoir qui l’emportait pendant un moment, et le travailleur se réconfortait avec la pensée que ce sombre nuage disparaîtrait de l’horizon de sa vie ; puis, il comptait ce qu’il avait gagné, et il trouvait que le fruit de son travail était plus important chaque mois, que son nom prenait un rang plus élevé parmi les jeunes littérateurs.

Le jour où il aurait acquis le chiffre exigé par Sheldon pour qu’il pût contracter mariage ne lui apparaissait plus dans un avenir fort éloigné. Étant donnée une certaine dose de talent naturel, l’industrieux et infatigable écrivain sortirait promptement de l’obscurité et prendrait un rang distingué dans la grande armée de ces braves soldats, dont l’arme est la plume.

Quelques bonnes chances qu’eût pu avoir Valentin, il avait travaillé honnêtement pour atteindre le but qu’il se proposait.

Avant le commencement de la maladie de langueur qui consumait Charlotte, il se considérait comme le plus heureux des hommes ; il avait, dans son pupitre, plus d’un reçu constatant les dépôts d’argent faits par lui. Le nid qu’il avait construit quelques mois auparavant contenait maintenant plusieurs œufs, car le dur travailleur n’avait plus le loisir d’être extravagant, lors même qu’il en aurait eu l’envie.

L’achat d’une bague surmontée d’une ligne de diamants destinée au doigt effilé de sa bien-aimée, était la seule folie qu’il se fût permise.

Charlotte lui avait adressé des remontrances au sujet de cette extravagance et avait exigé de lui la promesse que ces prodigalités à la Monte-Christo ne se renouvelleraient plus, mais elle n’en était pas moins fière de sa jolie bague de diamants et elle ne l’ôtait pas de son doigt pour se mettre au lit sans la presser contre ses lèvres.

« Il ne faut plus faire de pareilles folies, » dit-elle à son adorateur un jour qu’elle était dans des dispositions d’esprit à s’abandonner à l’espérance, en faisant tourner la bague autour de son doigt.

Hélas ! comme cette bague était devenue large depuis le jour où pour la première fois elle avait été passée à son doigt !

« Songez à l’avenir, Valentin, continua la jeune fille dont la main reposait dans celle de son fiancé. Pensez-vous que vous pourrez parvenir à meubler notre cottage de Wimbledon si vous vous lancez dans d’aussi folles dépenses ? Vous savez que j’ai des économies, Valentin ?… Oui, positivement. Papa m’accorde une libérale allocation pour ma toilette et j’étais assez extravagante pour tout dépenser. Mais maintenant je suis devenue la plus avare des créatures et j’ai là-haut une petite somme que vous pourrez déposer à la Banque avec le reste de votre fortune. Diana et moi nous avons ravaudé, taillé, coupé, rogné, avec une persévérance digne d’éloges. Il n’y a pas jusqu’à cette soie qui n’ait été retournée. Vous ne vous en doutiez guère quand vous admiriez tant ma robe ? »

Haukehurst contemplait sa bien-aimée avec un tendre sourire.

La signification exacte du mot retourner, appliquée à une étoffe de soie dépassait un peu sa compréhension, mais il était convaincu que retourner une étoffe devait être une action louable sans cela, pourquoi Charlotte aurait-elle cet air d’orgueil en lui faisant part de ce fait ?