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L’Heidenmauer/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 68-81).

CHAPITRE V.


Quelles nouvelles ?
— Aucune, Monseigneur, si ce n’est que le monde devient honnête.
— Alors le jour du jugement approche.
ShakspeareHamlet.



Dans toute cette partie de l’Allemagne, il existe à peine un seul vestige de la manière dont vivaient ceux qui se sont les premiers établis dans les déserts. L’œil de l’antiquaire ne peut s’arrêter que rarement sur une ruine, si l’on en excepte les murs de quelques forteresses, ou les remparts d’un retranchement de la guerre de l’Indépendance. On y voit, il est vrai, quelques faibles débris de temps encore plus éloignés, et il existe même quelques circonvallations ou autres constructions guerrières, qu’on croit avoir été jadis occupées par l’Homme Rouge ; mais dans aucune partie du pays, on ne voit un édifice, soit public, soit particulier, qui ait de la ressemblance avec un château féodal. Afin que le lecteur ait une juste idée de la forteresse habitée par le puissant baron qui est destiné à jouer un rôle dans cette légende, il est nécessaire d’entrer dans quelques descriptions sur les localités environnantes et sur le bâtiment lui-même. Nous parlons du lecteur américain, car nous faisons profession de n’écrire que pour l’amusement (nous serions heureux si nous pouvions ajouter l’instruction) de nos compatriotes. Si d’autres lisent ces pages sans art, nous en serons flatté, et surtout reconnaissant ; mais, après cet aveu sur le but qui nous fait tenir la plume, nous espérons qu’ils parcourront cet ouvrage avec toute l’indulgence nécessaire.

Nous saisirons cette occasion de nous mettre un moment en rapport avec cette partie du public de toutes les nations, qui, relativement à l’écrivain, compose ce qu’on appelle le monde. Qu’on ne dise pas de nous, parce que nous faisons souvent allusion aux opinions et aux usages tels qu’ils existent dans notre pays, que nous ignorons complètement ceux des autres contrées ; nous faisons ces allusions, qui paraissent un crime aux lecteurs hostiles, parce qu’elles répondent mieux à notre but en écrivant, parce qu’elles ont rapport à un état de société plus familier à notre esprit, et parce que d’autres ont parlé de l’Amérique de manière à perpétuer l’ignorance et les préjugés. Si, sans le vouloir, nous trahissions la vanité nationale, cette tache du caractère américain, nous sollicitons d’avance notre pardon, présentant pour notre justification l’aptitude d’un jeune pays à tomber insensiblement dans la manie de l’imitation, et priant l’observateur critique de ne point faire attention aux fautes qui pourraient nous échapper, si nous ne faisions pas preuve de ce talent d’exécution qui est le fruit d’une grande pratique. Jusqu’ici nous croyons qu’on ne peut pas justement accuser notre modestie. Ayant abandonné les vertus à tout le genre humain, n’ayant, à notre connaissance, jamais parlé du courage américain, de l’honnêteté américaine, de la beauté américaine, pas plus que de la fermeté d’âme des Américains, et même de la force de leurs bras, comme si ces qualités n’appartenaient qu’à eux et non pas à toutes les nations ; mais nous étant contenté, dans le langage sans sophisme de nos climats de l’ouest, d’appeler la vertu vertu, et le vice vice. En cela, nous savons que nous sommes resté en arrière d’innombrables écrivains classiques de notre époque, quoique nous pensions que nous ne perdons pas beaucoup par cette réserve, ayant des preuves suffisantes que lorsque nous désirons rendre nos pages désagréables aux étrangers, nous pouvons effectuer ce projet par des allusions beaucoup moins importantes au mérite national. Nous avons de bonnes raisons de croire qu’il existe une certaine classe querelleuse de lecteurs qui regardent les louanges les plus délicates et les plus réservées sur le Nouveau-Monde, comme étant injustement dérobées à l’ancien. Sous ce rapport, dans notre belle patrie, celui qui vise au succès en flattant l’étranger, et celui qui espère briller dans sa petite sphère par une lumière empruntée, nous les abandonnons au reproche qui ne pourra manquer de les atteindre, reproche rendu plus amer par la conscience de l’avoir mérité, grâce à une servilité aussi dégradante qu’elle est contre nature ; lorsqu’ils pénétreront plus avant dans la connaissance du cœur humain, ils apprendront qu’il existe un sentiment salutaire qui ne peut être repoussé avec impunité, et qu’il n’y a rien de plus respecté que ceux qui maintiennent leurs droits avec franchise et sans crainte, comme il n’y a rien de plus méprisable que ceux qui les abandonnent lâchement.

Pendant que Berchthold s’entretenait avec Méta sur la montagne de l’Heidenmauer, Emich de Leiningen se livrait au repos dans son château d’Hartenbourg. On a déjà dit que la forteresse était un bâtiment massif, les principaux matériaux étant d’une pierre rougeâtre, qu’on trouve abondamment dans tout l’ancien Palatinat. Le château s’était augmenté avec le temps ; et ce qui avait été primitivement une tour était devenu une formidable forteresse. Dans les siècles qui succédèrent à l’empire de Charlemagne, celui qui pouvait élever une de ces tours et la défendre contre ses voisins, devenait noble, et en quelque sorte souverain. Sa volonté faisait la loi dans tout le territoire contigu ; et ceux qui ne pouvaient jouir de leur propriété sans se soumettre à son bon plaisir, se trouvaient satisfaits d’obtenir sa protection en reconnaissant leur vasselage. Aussitôt qu’un de ces seigneurs était solidement établi dans sa forteresse, et qu’il recevait service et hommage des laboureurs, il commençait à chercher querelle aux seigneurs ses plus proches voisins. Le vainqueur devenait nécessairement plus puissant par ses conquêtes, si bien que, de maître d’un château et d’un village qu’il avait été, il se trouvait dans la suite maître de plusieurs domaines. C’est de cette manière que de petits barons grandirent en pouvoir ; et on voit même de puissants potentats qui trouvent à leur arbre généalogique d’aussi sauvages racines. Il existe encore, sur un sommet escarpé et de peu d’étendue, dans la Confédération suisse, et dans le canton d’Argovie, une ruine vacillante qui, dans les siècles passés, était occupée par un chevalier qui, du haut de son aire, dominait les villages voisins, et commandait à une poignée de paysans. On appelle cette ruine le château d’Hapsbourg, et il est célèbre comme ayant été le berceau de cette puissante famille assise depuis longtemps sur le trône des Césars, et qui maintenant gouverne une si grande partie de l’Allemagne et de la Haute-Italie. Le roi de Prusse descend de la maison de Hohenzollern, enfant d’un autre château. On voit d’innombrables exemples montrant que ceux qui posaient la première pierre d’une forteresse posaient aussi les fondements d’une maison puissante, et quelquefois d’une maison souveraine.

Néanmoins, ni la position du château d’Hartenbourg, ni l’époque à laquelle il fut construit, ne pouvaient conduire à des résultats aussi majeurs que ceux dont nous venons de parler ; comme nous l’avons dit, il commandait un défilé important, mais non pas assez cependant pour donner au maître de la forteresse aucun droit matériel au-delà de son influence immédiate. Toutefois comme la famille de Leiningen était nombreuse, et avait d’autres branches et d’autres possessions dans des parties plus favorisées de la Germanie, le comte Emich était loin d’être seulement un chef montagnard. Le système féodal avait été réduit en méthode longtemps avant sa naissance, et les lois de l’empire lui assuraient plusieurs villes et villages dans la plaine, comme successeur de ceux qui les avaient obtenus dans des temps plus reculés. Il avait même récemment réclamé une plus haute dignité et de plus vastes territoires, comme l’héritier d’un parent qui venait de mourir ; mais il avait été traversé par une décision de ses pairs dans cette tentative d’augmentation de pouvoir et d’élévation de rang. C’était à cette mésaventure qu’il devait le sobriquet de landgrave d’été (summer), car tel était le titre qu’il avait demandé, et la saison pendant laquelle il lui avait été permis de le porter.

Connaissant déjà le pouvoir de cette famille, le lecteur ne sera point surpris d’apprendre que le château des comtes d’Hartenbourg, ou, pour être plus correct, Hartenbourg-Leiningen, était proportionné à leur grandeur. Élevé sur le point le plus avancé de la montagne, dans l’endroit ou la vallée se resserrait, et au point où la petite rivière faisait un coude, le sentier qui était au-dessous était tout à fait à la merci de l’archer qui se promenait sur ses murailles. Sur le premier plan, toute la partie de l’édifice qui était en vue avait l’air militaire, et elle était en quelque sorte convenable à l’imparfait usage qu’on faisait alors de l’artillerie. Sur le derrière on voyait la masse de cours, chapelles, tours, portes, herses, offices, appartements de famille, suivant les usages et le goût de l’époque. Le hameau, dans le vallon, sous les murailles des tours proéminentes ou bastions, car elles participaient de l’une et de l’autre, pouvait à peine être compté dans l’estimation de la fortune du comte. Ses principaux revenus venaient de Duerckheim et des fertiles plaines environnantes, quoique la forêt ne fût pas sans valeur dans un pays où l’usage de la hache n’était connu que depuis peu de temps.

Nous avons dit qu’Emich de Leiningen se livrait au repos dans sa forteresse d’Hartenbourg. Que le lecteur se représente un bâtiment massif au milieu d’une foule d’autres grossièrement construits pour l’économie domestique de ce siècle, et il aura une idée plus complète de l’intérieur. Les murailles étaient lambrissées et couvertes de grossières sculptures, les salles immenses et sombres chargées d’armures, et dans ce moment elles étaient remplies d’hommes armés. Les salons avaient cette étendue qui convenait au rang d’un baron ; tous les objets en même temps commodes et luxueux qu’on rencontre dans les salons de nos jours étaient ignorés, mais ils présentaient un aspect de lourde magnificence. À quelques exceptions près, l’Allemagne, encore aujourd’hui, n’est pas remarquable par l’élégance de la vie domestique. Ses palais même sont décorés simplement, sans luxe ; le goût qui y règne est rarement supérieur, et pour dire la vérité, il n’est pas toujours égal au nôtre. Il y a encore une nuance de gothique dans les habitudes et les opinions de ce peuple constant, qui paraît cultiver les raffinements subtils de l’esprit, de préférence aux jouissances qui ne s’attachent qu’aux sens.

Des ornements simples et bien travaillés, produits par l’industrie patriote d’un peuple renommé par son adresse ; des épées, des dagues, des morions, des cuirasses, et toutes les armes défensives alors en usage, les ouvrages d’aiguille que la main d’une noble dame pouvait mettre au jour, des tableaux qui avaient tous les défauts et peu des beautés de l’école flamande, des meubles qui avaient autant de rapport avec ceux des palais d’électeurs ou de rois, que les décors d’un salon de village de notre temps en ont avec des salons de grandes villes ; une grande profusion d’argenterie avec les armes en relief et gravées de différentes façons, les arbres généalogiques et des armoiries tracées en couleur, voilà ce qui composait l’ameublement du château d’Hartenbourg.

Nulle part, dans cet édifice, il n’y avait l’apparence de la présence des femmes, ou du moins des meubles qui sont à leur usage. On voyait en effet fort peu de personnes du sexe dans les corridors, les offices et les cours, tandis que les hommes s’y trouvaient en grand nombre. Ces derniers étaient particulièrement des guerriers à moustaches qui encombraient les salles ou les parties plus publiques du château, comme des oisifs qui attendent le moment du travail. Aucun d’eux n’était armé de toutes pièces, quoique celui-ci portât négligemment son morion, celui-là une armure, et que cet autre s’appuyât sur son arquebuse ou tînt sa pique à la main. Ici, un groupe s’exerçait gaiement avec ses armes défensives ; là, un bouffon amusait une foule de sérieux auditeurs de ses farces et de ses plaisanteries ; et le plus grand nombre buvait le vin du Rhin de leur seigneur. Quoique le Nouveau-Monde fût déjà découvert, la bonne portion de ce vin, qui est tombée depuis en notre partage, était encore entre les mains de ses véritables propriétaires, et la plante qui est depuis si longtemps connue sous le nom d’herbe de Virginie, et qui est devenue depuis une production de tant d’autres pays dans cet hémisphère, n’était pas d’un usage aussi général qu’aujourd’hui parmi les Allemands, sans cela nous aurions été obligé de donner le dernier trait à ce croquis en l’enveloppant de fumée. Malgré l’air d’indifférence et de négligence qui régnait dans les murs d’Hartenbourg, en dehors des portes, dans les tourelles et dans les tours avancées, on y remarquait une surveillance plus qu’habituelle. Si quelque observateur s’était trouvé là, il aurait vu, outre les sentinelles qui gardaient toujours les approches du château, plusieurs espions, au pied léger, dans les environs du château, dans le hameau, sur les rocs et dans le sentier ; et comme tous les yeux étaient tournés vers la vallée, dans la direction de Limbourg, il était évident que les nouvelles qu’on attendait devaient arriver de ce côté.

Le comte Emich avait fui les regards observateurs et s’était retiré dans un des salons où la grossière des meubles le disputait à la magnificence. L’appartement était éclairé par vingt torches, et d’autres signes annonçaient des visites prochaines. Il traversait la salle d’un pas lourd. Les soucis, ou du moins de sérieuses pensées, contractaient les muscles de son front sévère, qui portait les marques évidentes de l’usage du casque. Peut-être l’Allemagne est-elle la seule partie de la chrétienté, même aujourd’hui, où la profession d’homme de loi soit considérée comme plus honorable que celle des armes, la meilleure preuve d’une haute civilisation. Mais dans le siècle où se passe notre histoire, le gentilhomme qui n’appartenait pas à l’église, état qui comprenait presque tout le savoir de l’époque, était nécessairement soldat. Emich de Leiningen portait les armes, comme de raison, de même qu’un homme instruit de notre époque lit son Virgile et son Horace ; et comme la nature lui avait donné un corps vigoureux, une forte constitution et une âme dont l’indifférence aux souffrances personnelles allait quelquefois presque jusqu’à la cruauté, il avait plus de succès dans son état aventureux que plus d’un étudiant pâle et zélé dans la culture des lettres.

Le comte, préoccupé, levait à peine les yeux du plancher de chêne sur lequel il marchait, tandis que des valets faisaient le service, allant et venant d’un pas léger en la présence d’un maître si redouté, et cependant singulièrement aimé. Enfin une femme occupée des petits offices de son sexe, passa devant lui, et la jeunesse, la fraîcheur, l’air enjoué, la coiffe élégante, le corset serré de cette femme, les plis tombants de son ample jupon, attirèrent l’attention du comte.

— Est-ce toi, Gisela ? dit-il en parlant d’une voix douce, comme lorsqu’on s’adresse à un domestique favori. Comment va l’honnête Karl ?

— Je remercie monseigneur le comte ; son vieux serviteur blessé a moins de peine que ce n’est ordinairement son partage. La jambe qu’il a perdue au service de la maison de Leiningen…

— Et qu’importe sa jambe, jeune fille ? tu parles trop souvent de ce malheur arrivé à ton père.

— Si monseigneur laissait une jambe sur le champ de bataille, il pourrait manquer à l’appel lorsqu’on aurait besoin de lui !

— Crois-tu que je ne m’adresserais jamais à l’empereur sans me plaindre de ce malheur ? Gisela, tu es une fine matoise qui sais bien calculer, et tu négliges rarement de faire allusion à cette bonne fortune pour ta famille. Mes gens font-ils une active surveillance, qu’ils aient ou non leurs jambes ?

— Ils sont où leur nature et leur humeur les portent. Que sainte Ursule soit bénie ! où les officiers du pays ont-ils été choisir une troupe si mal tournée que celle qui habite maintenant Hartenbourg ? L’un boit depuis que ses yeux sont ouverts jusqu’à ce qu’il les ferme ; un autre jure plus que ces guerriers du Nord qui exercent tant de ravages dans le Palatinat ; celui-ci est un franc libertin, celui-là un glouton qui n’ouvre les lèvres que pour avaler ; et aucun, non, aucun de ces vauriens n’a une parole civile pour une jeune fille, quoiqu’elle puisse être estimée dans la maison du maître.

— Et tous mes vassaux, jeune fille ? on ne trouve pas dans toute l’Allemagne des hommes plus vigoureux et plus utiles au besoin.

— Forts en paroles, et insolents dans leurs regards, Monseigneur ; mais de la plus odieuse compagnie pour tous ceux qui ont une conduite modeste et de bonnes intentions dans le château.

— Tu as été gâtée par une maîtresse trop indulgente, jeune fille, et tu oublies quelquefois toute discrétion. Va voir si mes hôtes sont informés que l’heure du banquet est arrivée, et que je les attends.

Gisela, dont la hardiesse naturelle avait été en quelque sorte augmentée par la trop grande bonté de sa maîtresse, et à qui la conscience d’une beauté plus frappante que celle qui tombe ordinairement en partage aux filles de sa condition, avait donné une liberté de langage qui allait quelquefois jusqu’à la témérité, montra son mécontentement d’une manière assez ordinaire à son sexe, lorsqu’il est indocile et n’a pas eu la discipline d’une bonne éducation ; elle haussa les épaules, ayant soin cependant de remarquer si les regards du comte étaient toujours tournés vers le plancher, secoua la tête, et quitta l’appartement. Le comte Emich retomba dans sa rêverie. Il se passa ainsi plusieurs minutes.

— Rêvant, comme à l’ordinaire, d’escalades et d’excommunication, noble Emich ! s’écria d’une voix gaie un convive qui était entré dans le salon sans être aperçu ; de prêtres vindicatifs, de vasselage, d’abbés tondus, de confessionnaux et de pénitences, de torts redressés, du conclave mécontent, de la cave de l’abbaye, de ton morion, de vengeance, et pour tout résumer en un mot qui cause tout péché mortel, de cet ange déchu, le diable !

Emich répondit par un sourire forcé à ce salut sans cérémonie acceptant néanmoins la main de celui qui venait d’arriver, avec la sincérité d’un bon compagnon.

— Tu es le bienvenu, Albrecht, répondit-il, car le moment est proche où mes saints hôtes vont arriver, et, pour te parler franchement, je ne me sens jamais capable de combattre à armes égales quand il s’agit de lutter d’esprit avec mes pieux coquins ; mais ton soutien me suffira, quand toute l’abbaye serait de la partie.

— Oh ! mais nous pensons marcher de pair, nous fils de saint Jean, avec les bâtards de saint Benoît : quoique plus guerriers que vos moines de la montagne, nous autres chevaliers de Saint-Jean, nous faisons serment de pratiquer un aussi bon nombre de vertus. Laissez-moi voir, ajouta-t-il en comptant sur ses doigts avec un air de hardiesse licencieuse : nous sommes voués d’abord au célibat ainsi que vos bénédictins, puis à la chasteté de même que vos moines de Limbourg ; nous respectons nos serments comme votre père Boniface ; l’un et l’autre nous sommes serviteurs de la sainte croix (par une influence singulière de ce mot, l’orateur et le comte firent le signe sacré sur leur poitrine) ; et, soyez-en sûr, j’égalerai les révérends frères. Ils disent que le péché peut s’allier au péché, et un saint doit être l’égal d’un saint. Mais, Emich, tu es plus sérieux que cela ne convient au moment d’une débauche comme celle que nous méditons.

— Tu es élégant comme si tu allais donner un galant festin aux dames de l’île de Rhodes.

Le chevalier de Saint-Jean regarda sa toilette avec complaisance, tout en marchant près de son hôte, qui avait repris sa promenade : il ressemblait au paon qui fait la roue. La remarque du comte était juste, car son parent avait passé plus de temps à sa toilette qu’il n’en mettait ordinairement en l’absence des femmes dans ce château fort : ressemblant peu au sévère Emich, qui quittait rarement son attirail guerrier, le défenseur de la croix portait un costume très-pacifique, si l’on excepte une longue rapière qui pendait à son côté, et qui, jusqu’à une époque plus reculée, formait une partie indispensable de la toilette d’un gentilhomme. Son pourpoint, décoré de broderies, de ganses, de franges et de boutons, était d’une étoffe orange pâle qui bouffait autour de sa personne avec toute l’ampleur des modes d’alors. Le vêtement inférieur, qu’on voyait à peine, quelque nécessaire qu’il fût, était du même tissu, taillé avec la même prodigalité d’étoffes ; les hauts-de-chausses roses, attachés bien au-dessus du genou, répandaient une nuance de feu sur le reste de la toilette ; il portait des souliers dont le dessus s’élevait jusque sur le devant de la jambe, des boucles qui couvraient le pied ; et son cou, ainsi que ses poignets, étaient entourés d’une profusion de dentelles. La croix, bien connue, de Malte, pendait à un ruban rouge passant par une boutonnière du pourpoint, non pas au-dessus du cœur, comme c’est aujourd’hui la coutume des chevaliers d’Europe, mais, par un goût particulier, elle descendait si bas, qu’elle pouvait prouver, si en effet on peut tirer quelque conclusion de la manière de porter ces hochets, quel honorable emblème était placé de préférence sur cette partie matérielle du corps humain qu’on croit être le sanctuaire de la bonne chère ; interprétation qui, chez Albrecht de Viederbach, le chevalier en question, était peut-être plus proche de la vérité qu’il n’aurait consenti à l’avouer. Après s’être posé, tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, arrangeant ses manchettes, rapprochant contre lui sa rapière, enfin, ajustant à son idée toute sa toilette, le soldat de Saint-Jean-de-Jérusalem poursuivit son discours.

— Ma toilette est décente, cousin, convenable pour la table hospitalière en l’absence de sa belle maîtresse, et indigne qu’on y fasse attention. Quant aux dames de notre malheureuse île de Rhodes, tu connais peu leur humeur, mon cher cousin, si tu crois que cette grossière toilette aurait aucun charme pour leur goût raffiné. Nos chevaliers avaient l’habitude d’apporter dans l’île les modes et les améliorations des autres pays ; et quelque peu considérable que soit Rhodes, il n’y a pas de pays où les arts humains, car j’appelle ainsi la toilette, soient plus florissants que dans cette île vaillante et tant regrettée. Il en était ainsi du moins lorsqu’elle tomba sous le joug de d’ottoman.

— Eh ! bon Dieu ! je croyais que tu avais fait vœu de modestie dans ta manière de vivre comme dans tes discours et autres abstinences !

— Et toi, n’as-tu pas juré aussi d’obéir à tes souverains seigneurs l’empereur et l’électeur ? bien plus encore, pour jouir de tes terres et privilèges, ne dois-tu pas les services d’un chevalier et l’obéissance au saint abbé de Limbourg ?

— Que Dieu le maudisse, et toute cette avide confrérie !

— Eh ! mais c’est la conséquence naturelle de ton serment, comme mon pourpoint l’est du mien. Si le rigide accomplissement d’un vœu était aussi agréable au corps qu’on nous dit qu’il sera salutaire à l’âme, comte de Leiningen, quel mérite aurait-on à l’observer ? Je ne porte jamais ces gracieux habits, qu’un heureux souvenir de nuits passées sur les remparts, de sièges pénibles, de tranchées, de croisades contre les Musulmans, ne se présente sous la forme de pénitences passées. De cette manière nous adoucissons nos péchés par nos peines corporelles, et par la mémoire de vertueux travaux.

— Par les trois saints rois de Cologne et les onze mille vierges de cette honorable ville, maître Albrecht ! tu étais bien favorisé dans cette île étroite, s’il t’était permis de pécher à ta manière avec la certitude d’éviter la punition par de si légers services ! Ces moines rapaces de Limbourg vendent cher leurs faveurs, et celui qui veut conserver sa peau a soin de payer d’avance pour une indulgence. Je ne pourrais dire le nombre des tonneaux de pur vin du Rhin que de petites saillies de bonne humeur m’ont coûté ; mais je suis certain que s’il était possible de réunir tous ces tributs, il ne resterait pas un grand espace vide au fond de la tonne tant vantée du prince Frédéric dans ses immenses caves d’Heidelberg !

— J’ai souvent entendu parler de ce royal réceptacle d’une liqueur généreuse, et j’ai médité un pèlerinage en honneur de sa capacité. L’électeur reçoit-il les nobles voyageurs avec une hospitalité convenable à leur rang et à leur fortune ?

— Oui, et de bon cœur, quoique cette guerre ne l’enrichisse pas, et lui donne d’autres occupations. Tu n’auras pas un chemin bien fatigant à faire, car de ces montagnes on peut voir les tours d’Heidelberg, et un bon cheval pourrait partir de la cour de mon château, et arriver dans celle du duc Frédéric en une couple d’heures.

— Lorsque les mérites de ta cave seront épuisés, noble Emich, il sera temps de mettre la tonne à l’épreuve, répondit le chevalier de Saint-Jean, comme notre estimable ami, ici présent, en conviendra à la face de tous les réformes qui infestent notre Allemagne.

En introduisant de nouveaux personnages, nous réclamons la patience du lecteur pour une courte digression. Quoi qu’on puisse dire du mérite et de la légalité de la réforme, due principalement au courage de Luther (et nous ne sommes ni sectaire, ni incrédule, pour nier l’origine sacrée de l’Église dont elle est dissidente), on peut admettre généralement que le pouvoir non contesté de la religion dominante de cette époque avait conduit à des abus qui appelaient hautement des changements dans l’administration ecclésiastique. Des milliers d’hommes, parmi ceux qui avaient dévoué leur vie au culte de l’autel, étaient aussi dignes de cet office sacré qu’il est donné à l’homme de l’être ; mais des milliers d’autres avaient pris la tonsure et le froc, ou tout autre symbole des devoirs ecclésiastiques, simplement pour jouir des immunités et des libertés que conférait ce caractère. Le long monopole des belles-lettres, que personne ne songeait à leur contester, une influence obtenue par une union peu naturelle entre le pouvoir séculier et religieux, et la condition dépendante de l’esprit du peuple, conséquence naturelle des deux premiers avantages, engageaient tous ceux qui aspiraient à une prééminence morale à choisir ce parti, parce qu’il était le plus battu des deux chemins qui conduisaient à ce pouvoir. Ce n’est pas dans le christianisme, tel qu’il existait du temps de Luther, que nous devons seulement chercher un exemple des conséquences fâcheuses de l’autorité temporelle et spirituelle mêlées aux institutions humaines ; chrétiens ou mahométans, catholiques ou protestants, commettent le mal, parce qu’aucun d’eux ne résiste à la tentation n’éprouve le fort d’opprimer le faible, et le puissant d’abuser de son pouvoir. Contre ce malheur, il ne semble y avoir d’autre sécurité qu’une responsabilité certaine et active. Aussi longtemps qu’une moralité sévère, exigée de ses ministres par la foi chrétienne, ne sera point corrompue par un mélange grossier d’autorité temporelle et d’avantages mondains, on pourra croire que l’autel, du moins, échappera aux souillures ; mais aussitôt que ces ennemis perfides seront admis dans le sanctuaire, les passions, éveillées par la cupidité, fondront à l’envi dans le temple en se couvrant du masque de la foi, afin de participer à ses récompenses.

Quelque pur que puisse être un système social ou une religion, dans le commencement de son établissement, la possession d’un pouvoir incontesté mène toujours à des excès funestes à la justice et à la vérité. C’est une conséquence de l’exercice indépendant de la volonté humaine qui semble inséparable de l’humaine fragilité. Nous arriverons graduellement à substituer l’inclination et l’intérêt au droit, jusqu’à ce que les fondements moraux des institutions soient sapés par une coupable tolérance, et que ce qui fut regardé d’abord avec l’aversion que le mal excite dans un cœur innocent, devienne non seulement familier, mais soit justifié par la convenance et l’habitude. C’est le symptôme le plus certain de la décadence des principes nécessaires pour maintenir même notre système imparfait de vertu, que de voir plaider la nécessité d’une action pour s’écarter du chemin que cette vertu nous trace. C’est appeler l’adresse à l’aide des passions, alliance qui ne manque jamais de renverser les faibles barrières d’une morale chancelante.

Il n’est pas surprenant alors que le monde, à une époque où les abus religieux conduisaient même les hommes d’Église à chercher un refuge dans l’insubordination, donnât l’exemple des graves excès dont nous avons parlé. L’ambition militaire, la vénalité, la paresse, et même la dissipation, cherchaient également le manteau de la religion pour déguiser leur but ; et si le chevalier débauché tenait à honneur d’aller plonger son épée dans le cœur de l’Infidèle afin de vivre dans l’estime des hommes comme un héros de la croix, le joueur, le libertin et même le bel esprit de la capitale consentaient à obtenir leurs privilèges au moyen du costume de l’église, qui pouvait se comparer à une empreinte donnant cours à toutes les monnaies, n’importe la pureté ou le degré d’alliage du métal.

— Les réformes ! ou plutôt les blasphémateurs ! car voilà la dénomination qui leur convient le mieux, répondit l’abbé, faisant allusion à la dernière phrase d’Albrecht de Viederbach, je les abandonne au diable sans remords. Quant à ce gage de notre brave chevalier de Saint-Jean, noble comte Emich, en ce qui me concerne il sera racheté, car je suis certain que les caves d’Heidelberg peuvent résister à une invasion plus dangereuse que celle dont elles sont menacées ; mais je suis sorti tard de mon appartement, et j’espérais trouver ici nos frères de Limbourg ! Je pense qu’aucun malentendu ne nous privera du plaisir de leur présence, seigneur comte ?

— On ne doit en avoir aucune crainte lorsqu’il s’agit d’un festin. Si jamais le diable tenta les moines de cette montagne, ce fut sous la forme de la gourmandise. Si j’en jugeais par une expérience de quarante années passées dans leur voisinage, je penserais qu’ils considèrent l’abstinence comme un huitième péché mortel.

— Vos bénédictins ont le privilège de regarder l’hospitalité comme une vertu, et l’abbé a bien aussi la permission d’aimer un peu la bonne chère ; nous ne les jugerons donc pas sévèrement, mais nous formerons notre opinion de leurs mérites par leurs œuvres. Vous avez bien des serviteurs au dehors, pour leur faire honneur ce soir, noble Emich ?

Le comte de Leiningen fronça le sourcil, et, avant de répondre, il échangea avec son parent un regard que l’abbé aurait pu interpréter comme un projet caché, s’il avait attiré son attention.

— Mes gens se rassemblent loyalement autour de leur seigneur, car ils ont entendu parler du secours envoyé par l’électeur pour soutenir ces paresseux de bénédictins. Quatre cents mercenaires reposent cette nuit dans les murs de l’abbaye, maître Latouche, et on ne doit pas être surpris que les vassaux d’Emich d’Hartenbourg soient prêts à tirer le sabre pour sa défense. Par la miséricorde de Dieu, ces rusés moines peuvent feindre la crainte, mais si quelqu’un ici pouvait être effrayé, ce devrait être le seigneur offensé du Jaegerthal !

— Ta position, cousin d’Hartenbourg, répartit le chevalier de Saint-Jean, est une des merveilles de la diplomatie. Te voilà prêt à tirer l’épée contre l’abbé de Limbourg, et à échanger des coups mortels, pour mettre un terme à cette suprématie si longtemps disputée, puis tu donnes ordre à ton sommelier de préparer les vins les plus choisis de ta cave pour orner un repas offert à ton plus mortel ennemi ! Cela l’emporte, monsieur Latouche, sur la position d’un abbé de votre façon qui est à peine assez homme d’église pour faire son salut, et pas assez profondément pécheur pour être damné sans rémission avec la masse des réprouvés.

— Il faut espérer que nous partagerons le sort commun des mortels qui recevront plus de grâces qu’ils ne le méritent, répondit l’abbé, titre qui en effet annonçait à peine un homme voué à l’église. Mais j’espère que cette rencontre entre les parties hostiles sera amicale, car, pour dire la vérité, je ne ressemble pas à notre ami le chevalier, et je n’appartiens point à un ordre guerrier.

— Écoutez, dit le comte en levant un doigt pour commander l’attention ; n’entendez-vous rien ?

— C’est la musique de vos grognards qui sont dans la cour, cousin, et quelques jurons en allemand qui n’ont pas besoin d’être traduits pour être compris ; mais ce bienheureux signal, la cloche du souper, est toujours muette.

— Ah ! c’est l’abbé de Limbourg et ses religieux, les pères Siegfried et Cuno. Allons au portail pour leur rendre les honneurs ordinaires.

Comme c’était une bonne nouvelle pour le chevalier et l’abbé, ils manifestèrent un grand désir d’être les premiers à payer cette attention à un personnage aussi important dans le pays que le riche et puissant abbé du couvent voisin.