L’Heidenmauer/Chapitre VIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 114-125).

CHAPITRE VIII.


Et de la galerie grillée sortit un chant de psaumes qui ressemblait à la voix des anges : les versets succédaient aux versets avec la plus grande ferveur.
Rogers



Le jour suivant était un dimanche. La matinée de cette fête hebdomadaire ne manquait jamais d’être annoncée aux fidèles par les cloches de l’abbaye avant que l’aurore eût pénétré au fond de la profonde vallée. Les dévots se courbèrent religieusement lorsque les premiers sons frappèrent leurs oreilles, adressant leurs louanges et leurs remerciements au ciel. Mais lorsque l’heure avança, il se prépara un service plus solennel ; la grand-messe commença, cérémonie qui s’adresse autant aux cœurs qu’aux sens.

Le soleil dardait ses rayons sur la cime des montagnes, et jamais l’air n’avait été plus doux. Les animaux domestiques, délivrés de leurs travaux habituels, se reposaient sur le penchant de la montagne, ruminant à leur aise, remplis de ce contentement paisible propre à leur nature ; les enfants gambadaient devant la porte des chaumières ; le métayer se promenait, revêtu d’habits dont la mode s’était perpétuée dans le Harts pendant plusieurs générations, regardant les progrès de ses grains ; et la ménagère allait de côté et d’autre, occupée des travaux domestiques. On était dans la saison la plus belle de l’année, et la campagne était riche d’espérances : l’herbe avait atteint sa hauteur, le grain se remplissait à vue d’œil, et la vigne commençait à se former en grappes.

La cloche de l’abbaye interrompit cette scène de tranquillité rurale, et appela le village à ses devoirs religieux. Une longue habitude avait appris à la confrérie de Limbourg à ne rien négliger de ce qui lui paraissait nécessaire dans l’administration de ses fonctions terrestres. Il y avait de l’habileté jusque dans les sons réguliers de la cloche ; les sons succédaient tristement aux sons, et il n’y avait pas un seul vallon silencieux à plusieurs milles à la ronde où cet appel religieux ne pénétrât. On entendait aussi les cloches de Duerckheim, et de l’immense plaine qui était au-delà ; mais aucune ne s’élevait dans l’air, et ne parvenait aux oreilles avec tant de douceur et de mélancolie que celle de l’abbaye de Limbourg.

Obéissant à ce signal, tous les habitants de la vallée se dirigèrent vers les portes du couvent. On voyait aussi une foule lointaine dans le défilé ; car, dans de semblables occasions, la dévotion, la superstition ou la curiosité ne manquaient jamais d’attirer la multitude dans l’église célèbre de Limbourg. Il y avait parmi cette foule des sceptiques et des croyants, des jeunes gens et des vieillards, de belles filles et des femmes qui jugeaient prudent de dérober sous le voile leur visage de matrone ; il y avait aussi des oisifs, des demi-convertis à la religion de Luther, et des amateurs de musique. Un des religieux avait l’habitude de prêcher lorsque la messe était terminée, et Limbourg avait beaucoup de moines habiles dans les subtilités du temps ; quelques-uns d’entre eux étaient même renommés par leur éloquence.

Avec une habileté et une coquetterie qui entrent dans presque toutes les inventions humaines lorsqu’elles doivent agir sur nos sens, particulièrement sur des matières où l’on ne juge pas prudent de se confier à la seule raison, on agita longtemps les cloches dans l’intention de produire de l’effet. Les groupes arrivèrent les uns après les autres, et la cour de l’abbaye se remplit lentement, jusqu’à ce qu’il y parût enfin une congrégation assez nombreuse pour satisfaire l’amour-propre d’une paroisse de notre époque. Il s’échangea beaucoup de graves salutations entre les différentes dignités assemblées en ce lieu ; car de tous ceux qui ôtent leur bonnet par politesse, les Allemands sont peut-être les plus ponctuels et les plus respectueux. Comme la ville voisine était complètement représentée dans cette assemblée de dévots et de curieux, il y avait aussi un étalage convenable des égards qui sont dus au rang. Un héraut aurait pu prendre d’utiles leçons s’il avait été là pour noter tous les différents degrés d’hommages qui étaient rendus, depuis le bourgmestre jusqu’au bailli. Parmi les remarques diverses et mal dirigées qu’on fait sur les Américains et leurs institutions, il est une plaisanterie reçue, c’est de se moquer de leur amour des dignités officielles ; mais celui qui a non seulement vu, mais comparé son propre pays et l’étranger, a eu de nombreuses occasions de remarquer que cette accusation, comme la plupart de celles qui ont été faites, est plus légère que juste. Le fonctionnaire qui est littéralement un serviteur du peuple, quelles que soient ses dispositions, ne peut jamais l’emporter sur ses maîtres ; et quoique ce soit une ambition honorable que de souhaiter de se distinguer ainsi, nous n’avons qu’à examiner les institutions pour voir que, dans cette circonstance, comme dans beaucoup d’autres, il y a peu d’analogie entre l’Amérique et les autres nations. On a peut-être fait cette remarque parce qu’on a trouvé parmi nous du respect pour l’autorité officielle, au lieu de l’anarchie qu’on espérait, et qu’on désirait peut-être y trouver.

À la grand-messe de Limbourg, on observa plus de cérémonies en conduisant à leurs places dans l’église les dignitaires du village, qu’on n’en observe en conduisant le chef de cette grande république à la haute station qu’il occupe, et un habitant du couvent prenait soin qu’aucun bourgeois n’approchât de l’autel du maître de l’univers sans lui rendre les marques de respect dues à son rang temporel ! Dans les pays où les fidèles paraissent dans les temples comme ils doivent paraître dans leurs tombes, égaux dans leur confiance en la miséricorde de Dieu comme ils sont égaux en faiblesse, il n’est pas facile de comprendre le sophisme qui enseigne l’humilité et la pénitence en paroles, et invite à l’orgueil et à la vanité en pratique, et qui, lorsqu’on lui demande compte de sa conduite, se défend de l’inconséquence dont on l’accuse, en mettant cette accusation sur le compte de la jalousie.

On avait donc reçu avec une cérémonie convenable différents fonctionnaires de Duerckheim ; mais les marques de respect les plus profondes étaient réservées pour un bourgeois qui ne passa pas la porte avant que le peuple fût assemblé en corps dans l’église. Ce personnage, dont les cheveux commençaient à grisonner, et dont l’embonpoint et les formes vigoureuses annonçaient une santé parfaite et une vie aisée, arrivait à cheval ; car, à l’époque dont nous parlons, un sentier conduisait jusqu’au portail de Limbourg. Il était accompagné d’une femme qui paraissait la sienne, et qui était montée sur un petit cheval, portant en croupe une vieille matrone qui s’attachait à la taille bien prise de sa maîtresse avec la familiarité des anciens domestiques et l’inquiétude d’une personne qui n’est point habituée à un pareil siège. Une jolie fille aux cheveux blonds était assise derrière son père, et un domestique vêtu d’une espèce de livrée complétait cette cavalcade.

Un grand nombre des citoyens les plus recommandables de Duerckheim se hâtèrent d’aller recevoir ces derniers arrivants, qui n’étaient autres qu’Heinrich Frey, avec Méta, puis la mère de cette dernière, et Ilse, qui venait par hasard à la messe de Limbourg. Le riche bourgeois fut conduit dans la partie de l’église où des sièges particuliers étaient réservés pour les fonctionnaires de la ville, lorsque le hasard les conduisait au couvent, ainsi que pour les gentilshommes que la dévotion ou des circonstances particulières amenaient aux autels de l’abbaye.

Heinrich Frey était un bourgeois robuste, bien portant et entêté, chez lequel la prospérité avait un peu refroidi le cœur : s’il eût pu se garantir de l’influence que les dignités et les succès exercent sur le caractère, il n’eût manqué dans le cours de sa vie ni d’humanité ni de modestie. C’était enfin, sur une petite échelle, un de ces nouveaux déserteurs des rangs de l’espèce humaine, que nous voyons passer au corps d’élite des heureux. Dans sa jeunesse, il avait témoigné une généreuse sympathie pour les maux et les embarras qui accablent le pauvre ; mais un mariage avec une héritière, et des succès, l’avaient graduellement amené à une manière d’envisager les choses plus en rapport avec ses intérêts qu’avec la philosophie ou la religion. Il était un des fermes appuis de cette doctrine qui prétend que les riches ont un intérêt assez puissant dans la société pour être chargés de sa direction, bien que son instinct lui dévoilât le sophisme, puisqu’il hésitait journellement entre des principes opposés, suivant qu’ils affectaient ses affaires personnelles. Heinrich Frey donnait largement aux mendiants et aux ouvriers ; mais lorsqu’il s’agissait de quelque amélioration sérieuse dans le sort des uns ou des autres, il secouait la tête de manière à laisser croire à de mystérieuses vues politiques, et proférait quelques remarques subtiles sur les bases de la société et sur la manière dont les choses étaient établies. Enfin il vivait dans un siècle où l’Allemagne, et même toute la chrétienté, étaient agitées par une question qui tendait non seulement à détruire la religion de l’époque, mais divers autres intérêts, et, dans son petit cercle, on aurait pu l’appeler le chef du parti conservateur. Ces qualités unies à sa fortune, une haute réputation de probité, fondée peut-être sur la croyance qu’il était fort capable de réparer toutes les erreurs pécuniaires qu’il pourrait commettre, une grande opiniâtreté dans ses opinions, qui passait aux yeux de la multitude pour la conviction d’un homme qui a raison, et une intrépidité parfaite à décider contre ceux qui n’avaient pas les moyens de contester ses jugements, lui avaient procuré l’honneur d’être le premier bourgmestre de Duerchkeim.

Si l’extérieur d’un homme pouvait être le miroir fidèle des qualités de l’esprit, un observateur aurait été bien embarrassé de deviner quels motifs avaient pu décider Ulrike Haitzinger, non seulement la plus belle, mais la plus riche fille de la ville, à s’unir à l’homme dont nous venons de tracer le portrait. Des yeux bleus, doux et mélancoliques, qui conservaient leur éclat en dépit de quarante années, un contour de visage plus pur qu’on n’en voit ordinairement en Allemagne, et, d’un autre côté, une symétrie dans le buste et dans les bras, qui est particulière aux femmes de ce pays, offraient encore des preuves évidentes de la beauté qui avait dû la distinguer dans sa jeunesse. La compagne d’Heinrich Frey joignait à ces attraits une expression de délicatesse féminine et d’intelligence, de vues élevées, et même d’inspirations mystérieuses, qui en faisait une femme qu’un observateur de la nature aurait aimé à étudier, et se serait étudié à aimer.

Relativement aux avantages physiques, Méta était le portrait de sa mère ; mais elle tenait de son père une santé plus forte et des habitudes moins concentrées. Son caractère sera suffisamment développé dans le cours de cette histoire. Nous abandonnons Ilse à l’imagination du lecteur, qui se représentera facilement cette sorte de vieille servante.

Le bourgmestre Heinrich ne prit point possession de son siège accoutumé devant le grand autel sans causer une certaine sensation parmi les simples paysans du Jaegerthal et les oisifs de Duerckheim. Mais l’importance même d’un bourgmestre ne pouvait prédominer à jamais dans la maison du Seigneur ; le bruit s’apaisa graduellement, et l’espérance de voir commencer le service divin l’emporta sur l’attention accordée à la prééminence du rang.

L’abbaye de Limbourg avait une haute réputation parmi les communautés religieuses des bords du Rhin, par ses décorations intérieures, ses richesses et son hospitalité. La chapelle était regardée, à juste titre, comme un rare modèle de goût monastique, et elle était abondamment pourvue de ces ornements qui rendent les monuments du premier ordre consacrés au culte catholique si imposants et d’un effet si solennel. Le bâtiment était vaste, son apparence avait quelque chose de sombre, comme tous ceux du même pays et du même siècle. On y voyait de nombreux autels, riches en marbres et en peintures, et tous célèbres dans le Palatinat par l’intercession favorable du saint auquel ils étaient dédiés ; ils étaient tous chargés des offrandes ou du suppliant, ou de celui qui venait remercier le saint d’une faveur obtenue. Les murs de la nef étaient peints à fresque, non par le pinceau de Raphaël ou de Buonarotti, mais cependant de manière à ajouter à la beauté du lieu ; le chœur était sculpté en relief d’après une méthode estimée, et qu’on exécute admirablement dans les États du milieu de l’Europe, de même qu’en Italie ; des légions de chérubins voltigeaient autour de l’orgue, de l’autel et des tombes. Ces dernières étaient nombreuses et indiquaient par leur magnificence que les corps de ceux qui avaient joui de tous les avantages de ce monde dormaient dans ces limites sacrées.

Enfin une porte communiquant avec les cloîtres s’ouvrit, et les moines parurent, marchant en procession. À leur tête on voyait l’abbé portant sa mitre, et vêtu du costume somptueux de sa dignité. Deux prêtres, couverts d’habits sacerdotaux, venaient ensuite ; et ils étaient suivis des religieux et des assistants. La procession traversa silencieusement les ailes, puis, après avoir fait le tour de la plus grande partie de l’église, adressant des prières devant les principaux autels, elle entra dans le chœur. Le père Boniface s’assit sur son trône épiscopal, et le reste de la confrérie occupa les stalles réservées pour de semblables occasions. Pendant la marche des moines, l’orgue fit entendre de doux accords, qui s’éteignirent au milieu des voûtes lorsque les religieux s’arrêtèrent. À cet instant on distingua au dehors un bruit de chevaux, et les prêtres, surpris, interrompirent un instant les prières qui commençaient le service. Le bruit de l’acier succéda bientôt, puis on entendit de lourdes bottes armées d’éperons résonner sur le pavé de l’église.

Emich d’Hartenbourg s’avança jusqu’à l’aile principale, avec la confiance d’un homme qui connaît son pouvoir et la déférence qu’on lui doit. Il était accompagné de ses hôtes, le chevalier de Rhodes et M. Latouche ; le jeune Berchthold marchait à côté de lui comme un domestique favori. Le comte était encore suivi de quelques serviteurs sans armes. Il y avait dans le chœur, près du maître-autel, un siège d’honneur destiné aux princes et aux seigneurs de haute naissance. Passant à travers la foule qui s’était rassemblée à l’entrée du chœur, le comte se dirigea vers une des ailes latérales, et fut bientôt en face de l’abbé. Ce dernier se leva, salua lentement son hôte ; toute la confrérie suivit son exemple, quoique avec de plus grandes marques de respect ; car, comme nous l’avons dit, il était d’usage de rendre cet hommage au rang, même dans le temple du Seigneur. Emich s’assit d’un air sombre, et ses deux compagnons trouvèrent des sièges d’honneur à ses côtés. Berchthold se tint derrière lui.

Un étranger, ignorant la scène qui s’était passée la veille, n’aurait pu découvrir dans l’extérieur de Wilhelm de Venloo aucun signe de sa récente défaite. Ses muscles avaient repris leur souplesse, et toute sa contenance son expression habituelle de sévère austérité, expression qu’on découvrait plus promptement sur son visage qu’aucune trace de mortification ou de méditation. Il regarda le vainqueur, puis fit un signe secret à un frère lai : à ce moment la messe commença.

De toutes les nations de la chrétienté, la nôtre est celle qui, en raison de sa population, a le moins de rapports avec l’église de Rome. L’origine religieuse particulière aux Américains, leur habitude de tout examiner, l’indépendance de leur esprit, et leurs préjugés (car les protestants ne sont pas plus exempts de cette faiblesse que les catholiques), les sépareront probablement longtemps de toute politique, soit de l’Église, soit de l’État, qui exige la foi sans examen, ou l’obéissance sans avoir le droit de faire des remontrances. On s’étudie à répandre dans l’ancien hémisphère l’opinion que des gens adroits travaillent à un grand changement sous ce rapport, et un puissant parti attend avec impatience les résultats politiques et religieux du retour de la nation américaine à la religion de ses ancêtres du moyen âge. S’il en était ainsi, nous en éprouverions peu de chagrin, car nous ne croyons pas que le salut soit particulier à telle on telle secte ; mais si nous avions quelque crainte sur les conséquences d’une telle conversion, elle ne serait point excitée par l’augmentation accidentelle des émigrants dans les villes, ni par les affaires publiques dont ce pays s’occupe si activement. Nous croyons que pour un protestant qui se fait catholique en Amérique, on trouve dix émigrants catholiques qui se placent tranquillement dans le rang des sectaires, et cela sans agiter le pays, qui gagne ou qui perd à ce changement. Maintenant nous allons continuer à décrire la manière dont on célébra la messe, cérémonie dont probablement quatre-vingt-dix-neuf sur cent de nos lecteurs américains n’ont pas eu et n’auront probablement jamais l’occasion d’être témoins.

De toutes les cérémonies qui peuvent émouvoir le cœur de l’homme, il n’y en a point qui aient donné naissance à plus d’opinions contraires que celles qui appartiennent au culte romain. À une partie de la chrétienté ces cérémonies paraissent de vaines momeries, inventées pour tromper les hommes, et pratiquées dans des vues que l’on ne peut justifier, tandis que pour une autre elles rappellent tout ce qui est imposant et sublime dans le sentiment religieux. Comme il est ordinaire dans tout ce qui est exagéré, la vérité semble s’être placée entre ces deux opinions. Les plus zélés catholiques se trompent lorsqu’ils croient à l’infaillibilité des ministres de leurs autels, ou lorsqu’ils n’aperçoivent pas la négligence et la manière irrévérencieuse avec laquelle la plupart des offices divins sont pratiqués ; d’un autre côté, le protestant qui quitte une église catholique sans s’apercevoir combien il y a de dévotion profonde et sublime dans les rites de ce culte, a fermé son cœur à tout sentiment en faveur d’une secte qu’il désire proscrire. Nous n’appartenons à aucune de ces deux classes, et nous essaierons de représenter les choses comme elles ont eu lieu, n’affectant aucune émotion et n’en déguisant non plus aucune, quoique nos pères aient cherché un refuge dans le nouvel hémisphère pour y élever les autels d’une nouvelle croyance.

Nous avons déjà dit que l’intérieur de l’église de l’abbaye de Limbourg était célèbre dans toute l’Allemagne par sa magnificence. La voûte, soutenue par des colonnes massives, était ornée de peintures dont les sujets étaient tirés de l’histoire sainte et dus aux plus habiles peintres du pays. Le grand autel de marbre, richement incrusté d’agate, contenait, comme à l’ordinaire, une image de la Vierge Marie et de son divin Fils. Une grille dorée, d’un travail exquis, excluait les profanes de ce sanctuaire, qui, outre ses ornements habituels, resplendissait en ce moment de vases d’or et de pierres précieuses, étant préparé pour le sacrifice de la messe. L’officiant portait des vêtements surchargés de dorures et de broderies au point de leur donner une apparence de raideur. Les enfants de chœur étaient, selon l’usage, vêtus de blanc et avaient la taille entourée d’écharpes pourpres. Les sons de l’orgue et le chant des moines se joignant et cette scène de splendeur, pénétraient jusqu’au fond de l’âme, et portaient l’esprit à des contemplations célestes. Des études et une habitude de toute la vie avaient perfectionné l’art de la musique chez les moines, et toutes les notes qui résonnaient sous les voûtes du couvent produisaient l’effet désiré. Des trombones, des serpents et des violes aidaient à augmenter la mélodie solennelle de ces voix mâles, qui se mêlaient si bien aux instruments à vent, qu’on aurait cru n’entendre qu’un son grave dans ce concert de louanges adressées à l’Éternel. Le comte Emich se tourna sur son siège, portant la main sur la garde de son épée comme s’il eût entendu le son de la trompette ; puis son regard inquiet rencontra le regard de l’abbé, et il appuya sa tête sur sa main. À mesure que le service avançait, le zèle des religieux semblait augmenter, et, comme on le remarqua dans la suite, jamais, pendant la messe de Limbourg, la musique n’avait été si remarquable, et le service divin ne s’était accompli avec tant de splendeur. Les voix s’élevaient au-dessus des voix d’une manière qu’il serait difficile de comprendre sans l’avoir entendu, et il y avait des moments où les sons des instruments réunis semblaient voilés par un mélange de soupirs humains. Au milieu de cette auguste mélodie, il s’éleva un son devant lequel toute autre musique cessa. Une seule voix humaine se fit entendre : elle participait des sons graves et des sons féminins, qui semblaient presque surnaturels ; c’était un contraste dans toute sa plénitude et sa beauté. Le comte Emich tressaillit, car lorsque ces sons célestes parvinrent à ses oreilles, ils semblaient flotter dans la voûte au-dessus du chœur. Comme le chanteur était caché, il ne put, tant que dura le solo, chasser cette illusion. Il abandonna son épée, et regarda autour de lui, pour la première fois du jour, avec une expression bienveillante. Les lèvres du jeune Berchthold s’entrouvrirent d’admiration, et lorsque ses yeux rencontrèrent les yeux bleus de Meta, il y eut dans ce regard mystérieux un sentiment de douce mélancolie. En ce moment la voix céleste cessa de se faire entendre, les premiers chants continuèrent en chœur et terminèrent l’hymne.

Le comte de Leiningen poussa un soupir si profond que ce soupir fut entendu de Boniface. Le front de ce dernier s’éclaircit aussi ; et, comme chez les jeunes amants, l’esprit de concorde parut adoucir les deux terribles rivaux. Dans ce moment la tâche de l’officiant commençait ; sa prononciation rapide, ses gestes qui perdaient leur expression parce qu’ils étaient indistincts, des prières proférées dans une langue qui en détruisait le but, en embarrassant la pensée au lieu de la rendre avec clarté et noblesse, concoururent à affaiblir les effets produits par la musique. Le service perdit son caractère d’inspiration en prenant celui d’un travail sans attrait pour l’esprit, sans influence sur le cœur, et ne convainquant pas assez la raison. Abandonnant tous les moyens persuasifs, on laissa trop à faire à la conviction d’une croyance établie.

Emich reprit insensiblement son maintien sévère, et les effets de ce qu’il venait d’éprouver se perdirent dans une froide indifférence pour des mots qu’il ne comprenait pas. Le jeune Berchthold lui-même chercha les yeux de Meta avec moins de tendresse. Le chevalier de Rhodes et M. Latouche regardèrent négligemment la foule groupée devant la grille du chœur. La messe se termina ainsi. Il y eut une autre hymne pendant laquelle le pouvoir de la musique se fit encore sentir, quoique avec un effet moins marqué que celui qui avait été produit lorsqu’au plaisir qu’éprouvaient les auditeurs se mêlait celui de la surprise.

Il y avait au centre de l’église une chaire élevée contre une colonne. Un moine quitta sa stalle, lorsque le service fut terminé, et, passant à travers la foule, monta les degrés qui conduisaient à la chaire. C’était le père Johan, religieux célèbre pour la sincérité de sa foi et la sévérité de ses opinions. Son front bas et en arrière, son œil calme, mais vitré, et l’impassibilité des autres traits de son visage, auraient averti un physionomiste qu’il contemplait un profond enthousiaste. Le langage et les opinions du prédicateur ne trompèrent point les espérances excitées par son extérieur. Il peignit dans un fort et sinistre langage les dangers que courait le pécheur, rétrécit le chemin du salut dans des limites métaphysiques, et fit de fréquents appels à la crainte et aux passions les moins nobles de ses auditeurs. Tandis que le plus grand nombre se tenaient debout, écoutant avec indifférence ou regardant les tombeaux ou les autres ornements de l’église, un groupe de fidèles se pressait autour de la colonne qui soutenait la chaire du prédicateur, éprouvant une profonde sympathie pour les tableaux qu’il traçait des peines et de la désolation qui attendaient le pécheur.

Le sermon amer et terrible du frère Johan fut bientôt terminé ; et comme il rentrait dans le chœur, l’abbé se leva et se dirigea vers les cloîtres suivi d’une partie de la confrérie. Mais ni le comte d’Hartenbourg, ni aucune personne de sa suite, ne semblaient disposés à quitter si promptement l’église. Un air d’attente semblait retenir la plupart de ceux qui étaient dans le temple. Un moine vers lequel tous les yeux étaient tournés céda à cet appel général et silencieux ; et, quittant sa stalle, qui était un des siéges d’honneur, il vint occuper la place que le père Johan venait de laisser vacante.

Au même moment le nom du père Arnolph, le prieur, ou le gouverneur spirituel de la communauté, se répandit parmi le peuple. Emich se leva, et, accompagné de ses amis, il prit un siège près de la chaire, tandis que la masse des visages écoutant avec attention, proclamaient l’intérêt de sa congrégation. La contenance et les manières du père Arnolph justifiaient cet intérêt si simplement exprimé. Son œil était doux et bienveillant, son front large et paisible ; et l’expression dominante de son visage était celle d’une profonde philanthropie ; on voyait encore sur ses traits des marques évidentes de mortification, de méditation profonde et d’une douce espérance.

Les opinions spirituelles d’un tel homme n’étaient point en opposition avec son extérieur. Sa doctrine, comme celle du divin Maître qu’il servait, était charitable et remplie d’amour. Bien qu’il parlât des terreurs du jugement, c’était avec douleur plutôt qu’avec menace ; et c’était lorsqu’il prêchait la charité ou la foi qu’il trouvait une éloquence plus persuasive. Emich sentit de nouveau ses intentions secrètes ébranlées, et son front reprit une expression d’intérêt. Les regards du prédicateur rencontrèrent ceux du sombre baron, et, sans changer de langage ni de manières, il continua ainsi, comme se livrant au cours naturel de ses pensées : « Telle est l’Église dans sa pureté, mes chers frères ; les erreurs, les passions et les desseins de l’homme travaillent en vain à lui nuire. La foi que je prêche vient de Dieu, et elle participe aux perfections de sa divine essence ; celui qui imputerait les fautes qui se commettent contre elle à d’autres causes qu’à la faiblesse des créatures humaines, jetterait de l’odieux sur des institutions créées pour son bien ; et celui qui voudrait violer ses autels lèverait son bras impuissant contre l’ouvrage de Dieu lui-même. ».

Après avoir écouté ces paroles qui résonnèrent longtemps dans ses oreilles, Emich d’Hartenbourg se leva, et traversa l’église d’un air pensif.