L’Heidenmauer/Chapitre VI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 82-99).

CHAPITRE VI.


Pourquoi pas ? le plus grand pécheur fait le plus grand-saint.
Byron



Le son plaintif et sauvage d’un cor avait résonné dans la vallée du côté de la montagne de Limbourg ! Cette mélodieuse musique se faisait souvent entendre, car, de tous les habitants de l’Europe, ceux qui vivent sur les bords du Rhin, de l’Elbe, de l’Oder, du Danube, et de leurs tributaires, sont les plus adonnés à la culture de la musique. On parle beaucoup de la dureté des dialectes teutoniques et de la douceur de ceux qui firent leur origine de la langue latine ; mais, Venise et la région des Alpes exceptées, la nature a amplement compensé l’inégalité qui existe entre les langages par la différence des organes de la voix. Celui qui voyage dans ces lointains pays entendra gazouiller l’allemand et estropier l’italien ; c’est la règle générale, quoiqu’il y ait des exceptions. Mais la musique est encore plus commune dans les vastes plaines de la Saxe que dans la Campagna Felice, et il est assez ordinaire dans le premier de ces pays qu’un postillon aux cheveux blonds, en montant lentement une côte, fasse entendre sur le cor des airs qui plairaient même dans l’orchestre d’une capitale. C’était un de ces airs mélancoliques qui se faisait entendre aux espions du comte Emich pour les avertir que les religieux quittaient le couvent.

— Écoutez, mes frères ! dit le père Boniface à ses compagnons presque au même instant que le comte de Leiningen faisait une semblable question dans son château ; ce cor fait entendre un air expressif.

— Nous pouvons être trompés dans notre désir d’atteindre le château sans que notre arrivée soit connue, répondit le moine avec lequel le lecteur a déjà fait connaissance sous le nom de père Siegfried, mais si nous ne pouvons surprendre les secrets du comte Emich par nos propres yeux, j’ai engagé quelqu’un à remplir cet office pour nous, et de manière à nous mettre sur la trace de ses desseins. Courage, saint abbé ! la cause de Dieu ne tombera pas faute de secours. Quand les justes ont-ils jamais déserté la bonne cause ?

L’abbé de Limbourg secoua la tête, de manière à exprimer peu de foi dans une intervention miraculeuse. Il s’enveloppa plus étroitement du manteau qui servait en quelque sorte à le déguiser, et pressa de l’éperon sa monture, excité par le désir violent de devancer, s’il était possible, les sons qui, suivant sa conviction, devaient annoncer son arrivée ; Le prélat ne s’était pas trompé, car aussitôt que cette sauvage harmonie eut pénétré jusqu’au château, ce signal fut communiqué aux personnes qui l’habitaient.

Il y eut alors un mouvement général parmi les oisifs des cours. Des officiers passèrent au milieu des soldats, renvoyant dans leurs gîtes secrets ceux que l’excès des liqueurs avait rendus ingouvernables, et commandant aux plus obéissants de les suivre. En quelques minutes, et longtemps avant que les moines, qui arrivaient cependant de toute la vitesse de leurs chevaux, eussent eu le temps d’atteindre le hameau, la forteresse était plongée dans une parfaite tranquillité ; et ressemblait au château de tout autre puissant baron en temps de paix. Emich avait présidé lui-même à ces dispositions, prenant de grandes précautions pour qu’aucun traînard ne parût, pour trahir les préparatifs qui existaient dans l’intérieur des murailles. Lorsque tout fut terminé, il se dirigea avec ses deux compagnons près de la porte d’entrée, afin de recevoir les moines à leur arrivée.

La lune était montée assez haut à l’horizon pour éclairer le revers de la montagne et pour donner aux tours et aux remparts d’Hartenbourg des formes pittoresques, relevées encore par les ombres qui les entouraient. Les signaux semblaient avoir excité dans tous ceux qui habitaient le hameau, comme parmi les habitants du château, une muette attention. Pendant quelque temps la tranquillité fut si profonde et si générale, qu’on distinguait le murmure du ruisseau qui serpentait autour des prairies. Puis on entendit les pas rapides des chevaux.

— Nos religieux sont pressés de goûter ton vin du Rhin, noble Emich, dit Albrecht de Viederbach, qui réfléchissait rarement, ou bien ce sont leurs chevaux que j’entends dans la vallée.

— Si l’abbé se rendait à un couvent de son ordre, ou s’il allait rendre visite à son chef spirituel de Spire, il n’y a pas de doute que de semblables animaux portant des provisions ne fissent partie de sa suite ; car, de tous les amateurs de la bonne chère, Wilhelm de Venloo, qui porte au couvent le nom de père Boniface, est celui qui vénère le plus les fruits de la terre. Je voudrais que lui et tous ses frères fussent spirituellement plantés dans le jardin d’Éden, ils seraient convenablement arrosés de mes larmes.

— Ton souhait a une odeur de sainteté ; mais il ne peut être accompli sans des secours charnels, à moins que tu ne sois en faveur auprès du prince de Cologne, et qu’il ne te rende ce service sous la forme d’un miracle.

— Tu plaisantes, chevalier, dans une affaire très-grave, répondit Emich brusquement ; car, malgré la haine héréditaire et mortelle qu’il portait à l’ordre de religieux qui contestait son pouvoir, le comte d’Hartenbourg avait, devant un savoir supérieur, toute l’humilité qui est la suite d’une éducation négligée. Le prince électeur, dit-il, a servi bien des nobles familles de la manière dont vous parlez, et il pourrait accorder cet honneur à des maisons qui le mériteraient moins que celle de Leiningen. Mais voilà l’abbé et ses dignes associés : que Dieu maudisse leur orgueil et leur avarice !

Le bruit du pas des chevaux avait augmenté graduellement, et on l’entendait alors sur le pavé de la première cour ; car, pour faire plus d’honneur à ses convives, le comte avait particulièrement recommandé qu’ils n’éprouvassent aucun délai aux portes, aux herses et aux ponts-levis.

— La bienvenue et mes respects, révérend abbé ! s’écria Emich, des lèvres duquel venait de sortir une malédiction, et en s’avançant officieusement pour aider le prélat à descendre de cheval. Vous êtes les bienvenus, mes frères, dignes compagnons d’un chef vénéré.

Les religieux mirent pied à terre, aidés par les valets d’Hartenbourg, et comblés de marques d’honneur de la part du comte lui-même et de ses amis. Lorsque les hommes de Dieu furent descendus de cheval, ils rendirent poliment toutes ces félicitations.

— Que la paix soit avec toi, mon fils, et avec ce chevalier et ce serviteur de l’Église ! dit le père Boniface, faisant rapidement ce signe avec lequel un prêtre catholique répand ses bénédictions. Que saint Benoît et la Vierge vous prennent tous sous leur sainte protection. J’espère que nous ne nous sommes pas fait attendre ?

— Vous venez toujours à propos, mon père, soit le matin, soit le soir. Hartenbourg reçoit une marque d’honneur lorsque votre tête vénérable passe sous son portail.

— Nous avions un grand désir de t’embrasser, mon fils, mais quelques devoirs religieux qui ne pouvaient être négligés nous privaient de ce plaisir. Entrons, car je crains que l’air de la nuit ne fasse mal à ceux qui sont découverts.

À cette prudente suggestion, Emich, avec de grandes démonstrations de respect, conduisit ses hôtes dans l’appartement qu’il venait de quitter. Là recommencèrent les hypocrites salutations, qui, dans ce siècle de perfidie, à demi barbare, précédaient souvent la violation des obligations les plus sacrées. De notre temps nous nous trompons avec plus de mesure peut-être, mais nous ne sommes ni moins fourbes, ni moins vicieux. Ils parlèrent beaucoup du plaisir que leur causait cette réunion, et les assurances d’amitié du puissant mais politique baron n’étaient pas plus fausses que la sainteté prétendue et la charité officielle du prêtre.

L’abbé de Limbourg et ses compagnons étaient venus à cette fête avec des vêtements qui cachaient en partie leur caractère religieux ; mais lorsque leurs manteaux furent ôtés, ils parurent revêtus des habits de leur ordre. Le prélat se distinguait de ses inférieurs par ces insignes des dignitaires de l’Église qu’un abbé avait l’habitude de porter lorsqu’il n’était point occupé du service de l’autel.

Lorsque les convives furent à leur aise, la conversation prit une direction moins personnelle ; car bien qu’il fût ignorant comme son cheval de bataille en tout ce qui avait rapport à la culture des belles-lettres, Emich d’Hartenbourg ne manquait point de cette politesse qui convenait à son rang, et qui, à cette époque, et dans cette partie de l’Allemagne, était jugée tout à fait digne d’un seigneur féodal.

— On dit, révérend abbé, continua le comte en dirigeant l’entretien sur un sujet favorable à ses vues secrètes, que notre commun maître le prince électeur est terriblement pressé par ses ennemis, et qu’on craint même qu’un étranger ne s’empare bientôt du noble château d’Heidelberg. Avez-vous entendu parler de ses dernières défaites, et de la fatalité qui pèse sur sa maison ?

— On a dit des messes pour lui dans toutes nos chapelles, et on y prie journellement pour le succès de ses armes contre ses ennemis. En vertu d’une concession faite à l’abbaye, par notre chef commun à Rome, nous offrons une indulgence libérale à tous ceux qui prennent les armes en sa faveur.

— Vous êtes uni par les liens de l’affection au duc Frédéric, mon père, murmura le comte Emich.

— Nous lui devons tout le respect que chacun doit payer au bras temporel qui le protége ; nous ne devons en réalité foi et hommage qu’au ciel. Mais comment se fait-il qu’un si puissant baron, qu’un guerrier si estimé, et si bien connu pour les entreprises hardies, reste dans son pourpoint lorsque le trône de son souverain chancelle ? Nous avions entendu dire que vous rassembliez vos vassaux, seigneur comte, et nous croyions que c’était dans l’intérêt de l’électeur.

— Depuis quelque temps, Frédéric ne m’a pas donné de grands motifs de l’aimer. Si j’ai appelé mes vassaux près de moi, c’est parce que nous sommes à une époque où chaque noble doit songer à conserver ses droits. Je vis depuis si longtemps avec mon cousin de Viederbach, ce digne chevalier de Saint-Jean, que des pensées martiales se glissent jusque dans la tête de votre paisible voisin et pénitent.

L’abbé s’inclina, et sourit comme un homme qui croit parfaitement les paroles qu’il vient d’entendre ; et la même comédie eut lieu entre le chevalier sans asile, l’abbé français et les frères de Limbourg. Il s’était passé de cette manière quelques minutes, lorsqu’une fanfare de trompettes annonça que le banquet était prêt. Des valets éclaireraient les convives jusqu’à la salle où la table était dressée ; et on observa de grandes cérémonies en assignant à chaque individu la place qui convenait à son rang et à son caractère. Le comte Emich, qui était ordinairement trop brusque et trop sévère pour perdre son temps en politesses superflues, se montrait désireux de plaire, car il avait en vue un projet qu’il savait en danger d’être détruit par les artifices et les ruses des moines. Pendant les préparatifs préliminaires du festin où régnait toute la profusion qui distinguait les repas de cette époque, il ne négligea aucune des politesses d’usage. Il passait souvent un plat ou une coupe au sensuel abbé, tandis que les deux autres religieux, recevaient en même temps les attentions d’Albrecht de Viederbach et de M. Latouche, qui, bien qu’il lui convînt de passer dans le monde pour un homme d’église, n’en tenait pas moins bien sa place à table ou dans une orgie. Lorsque les viandes et les liqueurs généreuses commencèrent à opérer sur les sens des religieux, ils laissèrent insensiblement tomber leur masque, et ils découvrirent les sentiments naturels qu’ils cachaient ordinairement à l’observation.

C’était une règle chez les bénédictins de pratiquer l’hospitalité. Jamais la porte du couvent n’était fermée au voyageur, et celui qui demandait un repas et un abri était certain d’obtenir l’un et l’autre d’une manière qui convenait à sa position dans le monde. La pratique d’une vertu si coûteuse était un prétexte suffisant d’accumuler des richesses, et celui qui voyage maintenant en Europe trouvera de fréquentes preuves qu’on pourvoit abondamment aux moyens d’obéir à cette règle de l’ordre. On voit encore souvent de semblables abbayes dans quelques cantons de la Suisse, en Allemagne, et dans beaucoup d’autres pays catholiques ; mais la privation du pouvoir politique, qui fut transféré graduellement des mains religieuses aux mains laïques, les a depuis longtemps privées de leur plus beau lustre. Beaucoup de ces abbés étaient autrefois princes de l’empire, et plusieurs de ces communautés exerçaient un pouvoir sur ces territoires qui sont devenus depuis des États indépendants.

Tandis que les soins spirituels et les mortifications qu’on croyait devoir caractériser une confrérie de bénédictins étaient spécialement abandonnés à un moine appelé prieur, l’abbé ou le chef de l’établissement présidait non seulement aux affaires temporelles, mais à la table. Cette communication fréquente entre les intérêts vulgaires de la vie, et l’habitude constante de ses plus grossiers plaisirs, convenaient mal à la pratique des vertus monastiques. Nous avons déjà remarqué que cette liaison intime entre les intérêts de ce monde et ceux de l’Église détruit le caractère apostolique. Ce mélange de Dieu et de Mammon, cette manière de convertir la parole révélée du maître de l’univers en un arc-boutant qui soutient le sceptre temporel, quoique l’habitude l’ait rendu depuis longtemps familier aux habitudes de l’ancien hémisphère, et même à un grand nombre de ceux qui vivent dans le nouveau, est, aux yeux d’un Américain, à peu de chose près, un sacrilège. Mais les triomphes de la presse et les changements produits par la civilisation ont fait depuis longtemps justice d’une multitude d’usages plus équivoques encore, et qui paraissaient aussi simples il y a trois cents ans que nos propres coutumes le sont aujourd’hui ; lorsqu’on voyait des prélats couverts d’une armure conduire leurs bataillons au combat, il n’est pas à supposer que les autres dignitaires de cette classe privilégiée eussent eu plus de scrupules que ne l’exigeaient les opinions du siècle.

Wilhelm de Venloo, connu, depuis sa nomination à l’abbaye, sous le nom de Boniface de Limbourg, ne possédait pas toute l’autorité temporelle qui était la source d’une multitude de fautes pour ses confrères. Néanmoins il était chef d’une communauté riche, puissante et respectée, qui avait plusieurs droits allodiaux en terres au-delà des murs de l’abbaye, et qui pouvait réclamer foi et hommage de nombreux habitants. Homme d’esprit et homme robuste, ce haut dignitaire de l’Église avait acquis une grande influence par cette espèce de caractère qu’on rencontre souvent dans le monde, cette puissante indépendance de pensée et d’action qui impose aux crédules et aux timides, et qui quelquefois fait hésiter les esprits hardis et intelligents. Son savoir passait pour être plus grand que sa piété, et son péché mignon, bien connu, était une disposition à exciter le choc entre l’intelligence et la matière ; ce qu’il effectuait par la débauche et la bonne chère, sorte de dégradation à laquelle sont particulièrement sujets ceux qui placent une barrière contre nature devant les plus exigeants et les plus doux sentiments de l’humanité. L’abbé relâcha sa ceinture et rejeta son capuchon plus en arrière, tandis qu’Emich lui versait abondamment du vin du Rhin ; et lorsque les plats furent emportés, et que les organes de la digestion, ou pour mieux dire le réceptacle des aliments, refusèrent un plus lourd fardeau, ses joues pendantes se couvrirent d’un rouge vif, ses yeux gris, brillants quoique profondément enfoncés, étincelèrent d’une joie qui avait quelque chose de féroce ; et sa lèvre tremblait, signe évident de passions violentes chez l’homme. Néanmoins, quoique sa voix eût perdu ses accents sévères, elle était ferme, claire et impérieuse, et, suivant son habitude, ses discours étaient remplis de sarcasmes amers et dédaigneux. Les deux autres religieux perdirent aussi graduellement leur sang-froid, qui, en général, était moins imposant que celui qui rendait l’abbé si remarquable. Albrecht et M. Latouche trahirent de même, chacun à leur manière, l’influence du banquet : la conversation devint animée, bruyante et querelleuse.

Emich d’Hartenbourg ne ressemblait en rien à ses compagnons. Il avait mangé de manière à faire honneur à son estomac, et bu de même ; mais jusqu’à ce moment le plus pénétrant observateur eût en vain cherché en lui un signe d’ivresse. Le bleu de plomb de ses grands yeux devint plus brillant, il est vrai, mais Emich commandait encore à l’expression de ses regards, qui conservaient leur politesse affectueuse.

— Vous avez fait peu d’honneur à mon pauvre festin, révérend abbé, s’écria-t-il en observant que le prélat suivait de l’œil les débris d’un succulent sanglier sauvage qu’un valet emportait. Les coquins ont-ils enlevé le plat trop tôt, par saint Benoît ! mais les montagnes de mes domaines peuvent encore fournir des animaux de cette espèce. Holà, hé !

— Je te remercie, noble Emich ! l’épieu de ton forestier a fait un bon choix. Jamais gibier plus savoureux n’a orné une table.

— Il tomba sous les coups du jeune Berchthold, l’orphelin du bourgeois de Duerckheim. C’est un hardi chasseur de la forêt, et je ne doute pas qu’il ne soit un jour aussi brave dans le combat. Tu dois le connaître, mon père, car il visite souvent les confessionnaux de l’abbaye.

— Il est mieux connu du prieur que d’un homme aussi occupé d’affaires mondaines que je le suis. Le jeune homme est-il ici ? je le remercierais volontiers.

— Entendez-vous, varlet ? dites à mon premier forestier de se présenter ici ; le révérend et noble abbé de Limbourg lui accorde cette grâce.

— Ne dis-tu pas que le jeune homme est de Duerckheim ?

— De cette bonne ville, révérend abbé, et quoique des malheurs l’aient réduit au rang de forestier, c’est un garçon utile à la chasse, et dont la conversation n’est pas désagréable dans les moments de repos.

— Tu réclames de pénibles services de ces pauvres citoyens, cousin d’Hartenbourg. Si on les laissait librement choisir entre les anciens devoirs qu’ils rendaient à notre couvent, et cette vie fatigante que tu fais mener à des artisans, nous aurions plus de pénitents dans nos murs.

La ville de Duerckheim était depuis longtemps un sujet contesté entre le couvent de Limbourg et la maison de Leiningen ; et l’allusion du moine ne fut pas perdue pour son hôte. Emich fronça le sourcil, et, pendant un moment, une tempête menaça l’horizon ; mais reprenant son sang-froid, il répondit avec gaieté, quoique avec un calme à peine suffisant :

— Tes paroles me rappellent nos contestations présentes, révérend abbé, et je te remercie d’avoir mis un terme subit à une gaieté qui s’animait sans sujet.

Le comte se leva et remplit jusqu’aux bords une coupe de corne ornée d’or, attirant ainsi sur lui l’attention de tous les convives.

— Nobles et révérends serviteurs de Dieu, ajouta-t-il, je bois à la santé et au bonheur du très-honoré Wilhelm de Venloo, le saint abbé de Limbourg mon cher voisin. Puisse sa communauté ne jamais connaître un plus mauvais guide, et que l’existence et la joie de tous ceux qui sont sous ses ordres durent aussi longtemps que les murs de l’abbaye.

Emich vida l’immense coupe d’un seul trait, afin de faire honneur au moine mitré. Ou avait placé près de lui un vase d’agate richement orné de pierreries, c’était un des joyaux de la maison de Leiningen. Tandis que son hôte parlait, les yeux de Boniface surveillaient l’expression de sa physionomie à travers des sourcils épais et pendants, qui ombrageaient la partie supérieure de son visage, comme un rideau d’aubépine planté devant un clos pour en éloigner les regards curieux. Il attendit un instant lorsque la santé fut portée, puis, se levant à son tour, il répondit :

— Je bois cette liqueur pure et généreuse au noble Emich de Leiningen, à tous ceux de son ancienne et illustre maison, à leurs espérances en ce monde et à leur bonheur dans l’autre. Puisse cette solide forteresse et la félicité de son seigneur durer aussi longtemps que les murailles de Limbourg, dont le comte a parlé, et qui, si ses généreux souhaits étaient exaucés, subsisteraient sans doute toujours.

— Par la vie de l’empereur ! savant Boniface, s’écria Emich en frappant avec force de son poing sur la table, ton esprit surpasse autant le mien que tu m’es supérieur en sainteté et autres excellences ! mais je ne prétends pas imposer des limites à mes désirs en ta faveur, et je rejette le blâme de la manière imparfaite dont je les ai exprimés sur une jeunesse plus occupée de l’épée que du bréviaire. Maintenant passons aux affaires sérieuses. Vous ne savez peut-être pas, cousin de Viederbach, ni vous, monsieur Latouche, qu’il y a un sujet de querelle amicale entre la communauté de Limbourg et mon humble maison, relativement à certaines vignes qu’une partie croit lui être dues, et qui, suivant l’autre, ne sont qu’un don pieux accordé à l’Église.

— Oh ! noble Emich ! interrompit l’abbé, nous n’avons jamais cru qu’il pût y avoir matière à contestation. Les terres en question sont tenues par nous en roture, et en échange de services corporels que nous avons depuis longtemps commués en produits de vignes, faciles à vous désigner.

— Je vous demande bien pardon ; si elles sont dues le moins du monde, c’est à charge de services de chevaliers ; personne de mon nom ni de ma famille n’en a jamais payé d’autres à un mortel.

— Que cela soit ainsi, si vous le voulez, répondit Boniface avec plus de douceur ; la question est sur le nombre des tonneaux, et non pas sur le rang de ceux dont ils viennent.

— Tu dis vrai, sage abbé, et je demande à nos convives de t’écouter. Raconte toi-même cette affaire, révérend Boniface, afin que nos amis puissent connaître le sujet qui nous divise.

Le comte d’Hartenbourg réussit à dévorer sa colère naissante et, en terminant sa phrase, il fit à l’abbé un geste de courtoisie. Le père Boniface se leva de nouveau, et, malgré les ravages physiques que l’effet des liqueurs produisait intérieurement sur lui, il prit l’air calme et contrit qui convenait à son caractère religieux.

— Comme notre estimable ami vient de vous l’apprendre, dit-il, il y a, en effet, un point de contestation qui ne devrait point exister entre d’aussi bons voisins, et qui s’est élevé entre le noble Emich et nous autres serviteurs de Dieu. Les comtes de Leiningen ont longtemps trouvé du plaisir à favoriser l’Église, et c’est grâce à ces sentiments justes et respectables, que, depuis quelque cinquante ans, à la fin de chaque vendange, sans égard aux saisons, à la moisson, sans changer leurs habitudes suivant les vicissitudes des temps, ils ont payé à notre communauté…

— Offert, mon père.

— Offert si tu le veux, noble Emich, cinquante tonneaux de cette douce liqueur qui échauffe maintenant nos cœurs d’une affection fraternelle. Il est donc convenu entre nous que, pour éviter à l’avenir tout motif de querelle, et soit pour garnir plus avantageusement nos caves, soit pour débarrasser la maison de Hartenbourg de tout impôt futur, il est convenu qu’il sera décidé cette nuit si le tribut sera porté à cent tonneaux ou à rien.

— Par Notre-Dame ! l’issue de ce procès est importante comme tout ce qui peut appauvrir ou enrichir  ! s’écria le chevalier de Rhodes.

— C’est comme cela que nous l’entendons, reprit le moine. C’est dans cette vue qu’un acte de dégrèvement, avec tous les sceaux nécessaires, a été préparé par un savant clerc d’Heidelberg. Ce contrat, dûment exécuté, ajouta le moine en tirant de son sein le parchemin en question, cède à Emich tous les droits de l’abbaye aux vignobles contestés, et il ne manque que le sceau de ses armes et son noble nom pour doubler leur valeur présente.

— Arrêtez ! s’écria le chevalier de Saint-Jean, dont l’intelligence commençait à devenir confuse, bien que la débauche ne fît que commencer ; voilà une affaire qui pourrait embarrasser le Grand-Turc, qui s’assied sur le trône même de Salomon ; Si vous renoncez à vos droits et que mon cousin consente à payer un double tribut, les deux parties ne feront qu’y perdre, et personne ne possédera le vin.

— Dans un moment de gaieté, on a décidé qu’il y aurait entre nous une épreuve amicale, et non pas un combat. C’est une question de vin, et il est convenu (que saint Benoît me pardonne s’il y a un péché dans cette folie !) d’essayer sur quel tempérament la liqueur contestée peut produire le plus de bien ou le plus de mal. Que le comte d’Hartenbourg donne à son contrat la force que nous avons déjà donnée au nôtre, et nous les laisserons l’un et l’autre dans un lieu d’observation. Alors, que celui qui se trouvera seul capable de se lever et de se saisir des deux, entonne le cri de victoire. Si le comte n’en a pas la force, et qu’un serviteur de l’Église se trouve capable de s’approprier les contrats, Emich alors ne songera plus à des terres qu’il aura gaiement perdues.

— Par Saint-Jean-de-Jérusalem, c’est une lutte inégale ! trois moines contre un pauvre baron dans une épreuve de tête !

— Nous avons trop de délicatesse pour faire une semblable proposition. Le comte d’Hartenbourg est libre de choisir un secours égal, et je crois que vous, brave chevalier de Rhodes, et ce savant abbé, vous pouvez être ses champions.

— Que cela soit ainsi ! s’écrièrent les deux personnes qui venaient d’être nommées ; nous ne demandons pas mieux que de vider les caves du comte Emich à son honneur et à son profit !

Mais le seigneur du château comprenait cette affaire comme elle était comprise par les religieux : c’était une question d’où dépendait une partie considérable de ses revenus pour l’avenir. Ce pari avait été fait dans un de ces moments où les forces physiques luttent pour obtenir la suprématie ; de telles orgies caractérisent des siècles et des pays où la civilisation est imparfaite, car après des hauts faits d’armes et d’autres exercices, comme ceux du cheval et de la chasse, on regardait comme honorable de les supporter impunément. On ne doit pas non plus éprouver de surprise de voir les hommes d’église partager ces orgies, car, à l’exception de leur présence dans les combats, nous vivons dans un siècle qui n’est pas entièrement purifié des abus de la robe ; mais Boniface de Limbourg, quoique possédant un savoir étendu et de hautes facultés intellectuelles, était sur ce point d’une faiblesse pour laquelle nous devons chercher une explication dans sa conformation physique. Il avait une taille chargée d’embonpoint et un tempérament lourd, deux choses qui nécessitaient une grande excitation pour lui permettre de jouir des plaisirs de la vie ; et ni les exemples dont il était entouré, ni ses opinions particulières, ne pouvaient l’emporter sur des jouissances qu’il trouvait si agréables à sa constitution. Les deux parties, considérant la lutte dont nous venons de parler comme sérieuse, lutte à laquelle elles n’auraient probablement pas consenti si l’une et l’autre n’avait eu une grande confiance en elle-même et dans des champions bien éprouvés, demandèrent que les contrats fussent lus publiquement. Ce soin fut assigné à M. Latouche, qui fit entendre une série de termes inintelligibles inventés, dans l’obscurité des temps féodaux, au profit du fort contre le faible, et dont on continue de faire usage dans notre siècle par vanité de science, de profession, et un peu aussi dans des vues d’intérêt. Les deux contrats gardaient le silence sur l’objet principal de la contestation, quoique rien ne manquât matériellement pour leur donner de la validité, surtout lorsqu’ils pouvaient être soutenus ou par une bonne épée, ou par le pouvoir de l’Église, auxquels les parties auraient eu recours en cas de nullité.

Le comte Emich écoutait attentivement, tandis que son ami lisait clause après clause. De temps en temps ses yeux erraient sur le visage calme de l’abbé, trahissant sa défiance habituelle de son puissant ennemi, mais il la reportait promptement sur le visage échauffé du lecteur.

— C’est bien, dit-il lorsque les deux papiers eurent été examinés. Ces vignes resteront à jamais dans ma famille, sans réclamation d’aucun avide religieux, aussi longtemps que l’herbe croîtra et que l’eau coulera ; ou elles paieront un double tribut, taxe qui en laissera peu pour les caves de leur véritable propriétaire.

— Telles sont nos conventions, noble Emich ; mais pour confirmer la dernière condition, ton sceau et ton nom sont nécessaires sur le contrat.

— Si mon nom pouvait être écrit avec la pointe de mon épée, révérend abbé, aucune main ne s’en acquitterait mieux que la mienne. Mais tu sais fort bien que ma jeunesse fut trop adonnée aux exercices guerriers pour qu’il me soit resté le temps d’acquérir la science des clercs. Par la sainte Vierge de Cologne ! il serait honteux en vérité de convenir qu’un homme de mon rang, dans ces temps de guerre, ait eu du loisir pour s’occuper de ces jeux de femme. Apportez ici une plume d’aigle (une main comme la mienne n’a pas encore touché une plume provenant d’une aile moins noble), afin que je puisse rendre justice à ces moines.

Les objets nécessaires ayant été apportés, le comte d’Hartenbourg s’occupa de rendre le contrat valable. La cire fut promptement attachée et empreinte des armes de Leiningen, car le seigneur portait une bague à cachet, d’une énorme grosseur, et toujours prête à donner cette preuve de ses volontés. Mais lorsqu’il devint nécessaire de souscrire son nom, le comte fit signe à un valet d’aller chercher son secrétaire. Cet homme manifesta d’abord quelque répugnance à remplir les devoirs de sa charge, mais pendant un instant où les parties intéressées discutaient plus bruyamment, il examina la nature du document, et la clause qui devait décider de la propriété de la vigne. Souriant de plaisir à un pari dont il était impossible que le comte Emich ne se tirât pas honorablement, le serviteur prit la main de son maître, et, suivant son habitude, il la guida de manière à produire une signature lisible et valable. Lorsque cette tâche fut remplie, et que la signature eut été examinée, le comte d’Hartenbourg, jeta un regard soupçonneux d’abord sur le papier qu’il tenait en main, puis sur le visage impassible de l’abbé ; comme s’il se repentait à demi de ce qu’il venait de faire. — Regardez, Boniface, dit-il en levant sa main ; s’il y a quelque nullité, ou quelques doutes dans ce parchemin, mon épée va le couper en deux.

— Gagnez-le d’abord, comte de Leiningen. Ces contrats sont d’une égale valeur, et celui qui voudra se les approprier doit d’abord gagner le pari. Nous sommes de pauvres enfants de saint Benoît, et peu dignes d’être nommés avec de belliqueux barons et des chevaliers de Saint-Jean, mais nous avons une humble confiance dans notre patron.

— Par saint Benoit, si vous l’emportez, cela pourra passer pour un miracle. Qu’on enlève ces coupes d’agate et de corne, et qu’on en apporte de verre, afin que nous puissions agir avec loyauté à l’égard les uns des autres. Rassemblez vos esprits, moines. Sur la parole d’un chevalier ! votre latin vous rendra peu de service dans cette épreuve.

— Nous mettons notre confiance en notre patron, répondit le père Siegfried qui avait déjà fait assez d’honneur au banquet pour donner raison de croire qu’il ne pourrait prêter un bien ferme appui à son supérieur. Il n’a jamais abandonné ses enfants lorsqu’ils se sont engagés dans une bonne cause.

— Vous présentez d’adroites raisons, mes frères, dit le chevalier de Saint-Jean, et je suis persuadé que vous trouveriez de bonnes excuses si vous aviez rendu service au diable lui-même.

— Nous souffrons pour l’Église, répondit l’abbé après avoir avalé une rasade pour répondre à un signal de son hôte. Nous jugeons recommandable de combattre avec la chair, afin que nos autels fleurissent.

Les deux parchemins avaient été placés sur un vase d’argent, d’une forme élevée, et curieusement ciselé, contenant des cordiaux, et qui occupait le centre de la table. Des coupes plus commodes ayant été apportées, les combattants furent sommés d’avaler rasade après rasade, à des signaux du comte Emich, qui, comme un véritable chevalier, examinait si chacun remplissait loyalement son devoir. Mais comme la lutte avait lieu entre hommes d’une grande expérience dans ce genre de combat, qui dura des heures entières, nous jugerions indigne du sujet de borner sa description à un simple chapitre. Avant de terminer celui-ci, nous exprimerons cependant notre opinion concernant les facultés humaines mises en action dans cette lutte sublime.

L’Amérique a eu le sort singulier d’être la source de nombreuses théories ingénieuses qui ont pris naissance dans l’ancien hémisphère, et qu’on a lancées dans le monde pour répondre à un but qu’il serait trop long de vouloir pénétrer. Les prélats, hauts dignitaires salariés par l’État, prétendent qu’on ne sert pas Dieu dans notre pays, probablement parce qu’il n’y existe pas de prélats salariés hauts dignitaires ; conclusion suffisamment logique pour tous ceux qui croient en l’efficacité de cette classe d’humbles chrétiens ; tandis que les néophytes de quelque religion nouvellement inventée nous dénoncent tous, en corps, comme de misérables bigots voués au Christ ! De cette manière une nation laborieuse et probe, de quatorze millions d’âmes, diffère d’opinions du reste des hommes, les uns la croyant au-delà, et les autres en-deçà de la vérité. Dans le terrible catalogue de nos péchés mortels est incluse une propension à des excès semblables à ceux que nous racontons. Comme nous sommes ouvertement démocrates, boire la goutte a été particulièrement appelé un vice démocratique.

Nous avons eu le rare bonheur de vivre dans la familiarité d’une plus grande variété d’hommes, soit relativement à leur caractère, soit à leur condition, qu’il n’est donné généralement. Nous avons visité bien des pays, non pas comme un courrier, mais avec calme, mais comme il convient à un homme adonné à des occupations graves, érigeant nos dieux domestiques dans un lieu, et y séjournant assez longtemps pour voir de nos yeux et entendre de nos oreilles ; nous nous appuyons de ces faits pour oser exprimer une opinion différente, au milieu de la foule d’assertions qui ont été faites par ceux qui n’ont pas de meilleurs droits pour être entendus. Nous disons d’abord ici que, si devant une cour de justice un témoin droit, intelligent, impartial, est peut-être la chose la plus rare et la plus désirable pour éclairer sa marche, de même nous reconnaissons qu’un voyageur qui mérite une entière créance est le mortel le plus difficile à trouver.

L’art de voyager est plus pratiqué que compris. Pour nous il a été une tâche laborieuse, fatigante, embarrassante et quelquefois pénible. Se défaire des impressions de la jeunesse ; se pénétrer des faits qui ne doivent leur mérite qu’à l’habitude qu’on a de les admirer ; analyser et comparer l’influence des institutions, du climat, des causes naturelles et de la pratique ; séparer ce qui est simplement une exception de ce qui forme règle ; obtenir des notions exactes des choses physiques, et, par-dessus tout, posséder le don de faire accorder la concision avec l’exactitude ; tout cela demande une combinaison de temps, d’occasions, de connaissances préparatoires et d’aptitude naturelle, qui est rarement accordée à une seule personne. On commence souvent cette tâche, préparée par des connaissances acquises qui ne sont rien moins que des préjugés résultant de vues politiques ou des difficultés dont nous venons de parler ; puis on avance, anticipant en quelque sorte sur les preuves qu’on va chercher, et limitant ses plaisirs à cette sorte de jouissance que les esprits médiocres éprouvent à suivre la route qui leur est tracée par des esprits supérieurs. Comme les particularités caractéristiques de chaque peuple sont assez apparentes, le voyageur ordinaire convertit les faits évidents par eux-mêmes en faits découverts par l’observation, et devine ce qui est caché, par analogie avec ce qui est palpable. Pour un semblable voyageur, le temps use en vain les hommes et les choses ; il accorde sa croyance à la dernière opinion de sa secte avec un dévouement qui pourrait mériter le salut dans une meilleure cause. Pour lui, le Vésuve est toujours de la même hauteur, et produit exactement le même effet qu’avant l’affaissement du cratère ; il examine les ouvriers travaillant à exhumer les murs d’une maison enfouie, et se réjouit d’avoir assisté à la résurrection d’une habitation voisine enseveli depuis dix-huit cents ans, simplement parce que le vulgaire raconte que Pompéi a disparu à cette époque. Si par hasard il est savant, quelle est sa joie en suivant un cicérone (titre usurpé par quelque rusé servitore di piazza) au petit jardin qui domine le Forum romain, et en s’imaginant qu’il se trouve sur la roche Tarpéienne. Sa confiance dans les qualités morales et les vertus nationales, l’idée qu’il prend des mœurs d’un peuple, sont également subordonnées aux dernières rumeurs populaires. Un Français peut battre incessamment le pavé dans le gras de Paris, rempli d’un alcool inflammable comme la poudre à canon, et aux yeux de notre voyageur cela passera pour l’expression de la vivacité française ; car il est contre la règle qu’un Français s’enivre, et il est connu du dernier novice que la France est une nation de danseurs ; tandis qu’un brave général, le respectable alderman, l’honorable conseiller du roi, divagueront sur un sujet pendant une demi-heure dans la chapelle de Saint-Étienne de manière à confondre toute conclusion, et généraliseront de manière à faire perdre de vue tout détail, notre auditeur sortira convaincu de l’excellence de la grande école moderne, parce que l’orateur aura été porté aux pieds de Gamaliel. Lorsqu’un homme doué de ces facultés souples arrive sur une terre étrangère, comme son respect pour son propre pays diminue tandis qu’il avance ! Combien peu d’hommes sont doués d’une pénétration suffisante pour percer le brouillard des opinions reçues ! Il en existe encore moins dont l’esprit soit assez fort pour remonter le courant. Celui qui précède son siècle est moins à portée d’être compris que celui qui vient en arrière, et lorsque la masse atteint lentement l’éminence sur laquelle il est depuis longtemps l’objet des commentaires de chacun, on peut être certain que ceux qui étaient ses plus amers censeurs lorsque sa doctrine était nouvelle, seront les premiers à réclamer l’honneur d’avoir devancé les autres. Bref, pour instruire le monde, il est nécessaire de surveiller le courant, et d’agir sur l’esprit public comme le gouvernail invisible, par des variations légères et imperceptibles, évitant, comme le dirait un marin, les forts roulis, de crainte que le vaisseau ne refuse d’obéir au timon, et ne se laisse emporter avec le flot.

Nous avons été conduit à ces réflexions par les fréquentes occasions que nous avons eues d’être témoin de la facilité avec laquelle on adopte des opinions sur les Américains, parce qu’elles sont sorties de la plume d’auteurs qui depuis longtemps contribuent à nous amuser et à nous instruire, mais qui sont tout à fait sans valeur par l’ignorance inévitable de ceux qui les professent, et par les motifs hostiles qui leur donnent naissance. Nous n’avons rien à dire aux individus qui prétendent au bon ton en dépréciant leurs compatriotes, puisqu’ils sont tellement au-delà de toute amélioration, qu’ils ne peuvent comprendre toutes les hautes et glorieuses conséquences qui dépendent de ce grand principe dont notre république est la tutrice. Leur sort est depuis longtemps fixé par une sage et permanente provision de sensibilité humaine ; mais appuyant sur les occasions dont nous avons déjà parlé, et ayant eu une longue habitude d’observation dans les deux hémisphères, nous finirons cette digression en ajoutant simplement qu’un des malheurs de l’homme est d’abuser des dons de Dieu, dans quelque pays et sous quelque gouvernement que ce soit. Des excès comme ceux auxquels on se livrait au château de Leiningen appartiennent à tous les peuples en proportion de leurs moyens d’action. Il n’y a d’autre préservatif contre un vice aussi destructeur qu’une misère absolue, ou une haute culture des facultés intellectuelles.

Celui qui a calculé à quel point les habitants des États-Unis sont en arrière on en avant des autres nations, en science ou en qualités morales, ne sera pas loin de la vérité, en les plaçant au même niveau sur l’échelle de la société. Il est vrai que plusieurs étrangers seront toujours prêts à nier la justesse de cette proposition ; mais nous avons eu de nombreuses occasions d’observer que tous ceux qui visitent notre pays n’arrivent pas suffisamment préparés, par des observations faites chez eux, pour faire des comparaisons justes, et ce que nous disons n’a point été hasardé sans des années d’expérience. Nous saluerons joyeusement le jour où l’on pourra dire qu’il n’existe plus un Américain assez dégradé pour se jouer des plus nobles dons du Créateur, mais nous ne voyons pas l’utilité d’atteindre un but, même si honorable, en faisant une concession à des prémisses qui n’ont rien de vrai.