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L’Heidenmauer/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 99-114).

CHAPITRE VII.


J’étais un triste imbécile de prendre cet ivrogne pour un Dieu.
ShakspeareLa Tempête.



Les qualités physiques sont toujours prisées en proportion de la valeur qu’on attache à celles qui sont purement intellectuelles. Aussi longtemps que le pouvoir et l’honneur dépendent de la possession de la force animale, la vigueur et l’agilité sont des dons de la plus grande importance, par la même raison qu’ils rendent le bateleur le personnage le plus ou le moins distingué de sa troupe ; et ceux qui ont eu occasion de vivre parmi les braves et, pourrions-nous ajouter, les nobles sauvages du continent américain, ont dû remarquer que les orateurs sont en général une classe qui a cultivé son art, faute des qualités nécessaires pour exceller dans celui qui est regardé comme plus honorable encore, la supériorité de la force musculaire.

Il existe un document curieux qui prouve que, même leurs successeurs, peuple qui, certainement, ne manque pas de finesse, ont été soumis à une semblable influence. Nous faisons allusion à un registre qui fut tenu sur les muscles et les nerfs parmi les chefs de l’armée de Washington, pendant le moment d’inaction qui précéda la reconnaissance de l’indépendance américaine. Il semblerait par ce document que les avantages de la vie animale entraient pour quelque chose dans les idées de nos pères lorsqu’ils firent le choix primitif de leurs chefs, circonstance que nous attribuons à la vénération que l’homme est secrètement disposé à montrer pour la perfection physique, jusqu’à ce que l’expérience lui prouve qu’il existe un pouvoir encore supérieur. Nos premières impressions sont presque toujours reçues par les sens, et l’alliance entre les prouesses guerrières et la force animale semble si naturelle, que nous ne devrions pas être surpris qu’un peuple si paisible et si inexpérimenté eût, dans sa simplicité, jugé un peu sur les apparences. Heureusement, s’ils placèrent quelquefois la matière dans une situation qui aurait dû être occupée par l’esprit, l’honnêteté et le zèle qui se trouvaient dans nos rangs firent triompher l’Amérique.

Par une conséquence assez naturelle de la haute faveur dont jouissaient les qualités physiques, dans le seizième siècle, on louait les excès mêmes. Celui qui pouvait résister le plus longtemps à l’influence des liqueurs spiritueuses était réputé un héros, comme celui qui soulevait la plus lourde masse, ou qui pointait le plus sûrement un canon dans une bataille. L’orgie dans laquelle l’abbé de Limbourg et son voisin Emich de Leiningen étaient alors engagés n’était point d’une nature extraordinaire ; car, dans un pays où l’on voit les prélats jouer tant d’autres rôles équivoques, on ne pouvait être surpris que des religieux s’engageassent dans une sorte de lutte qui n’avait que peu de danger, et qui était un plaisir en si grande faveur parmi les nobles et les grands.

Le lecteur s’apercevra que de grands progrès avaient été faits vers l’issue de ce célèbre combat, que notre devoir est de lui raconter, même avant que le but en eût été précisément atteint. Mais tandis que les moines arrivaient sur le champ de bataille, préparés sur tous points à soutenir la réputation de leur ancienne et hospitalière confrérie, le comte de Leiningen, confiant dans ses propres forces, sécurité qui était encore augmentée par son mépris pour les prêtres, avait négligé de prendre les mêmes précautions à l’égard de ses auxiliaires. Il est à peine nécessaire d’ajouter que l’abbé français et le chevalier de Saint-Jean avaient déjà à moitié perdu la raison avant d’avoir parfaitement compris le service qu’on attendait d’eux, c’est-à-dire de leur tête. Maintenant que cette explication est terminée, nous allons continuer notre narration, en en reprenant le fil deux heures après le moment où nous l’avons laissé échapper.

Dans cet instant, les pères Siegfried et Cuno commençaient à s’animer, et leur respect profond et habituel pour l’abbé diminuait graduellement à mesure que leur sang s’échauffait. Les yeux du premier brillaient d’une espèce de fureur polémique, car il discutait avec ardeur un point de controverse avec Albrecht de Viederhach, dont les libations commençaient à éteindre toutes les facultés. L’autre bénédictin et M. Latouche se mêlaient quelquefois à la dispute en qualité de seconds, tandis que les deux personnages véritablement intéressés dans cette lutte étaient de plus en plus attentifs, et se regardaient d’un air sombre, comme des hommes qui comprennent toute l’importance du combat.

— C’est assez de tes histoires de l’Île-Adam et du pouvoir ottoman, continua le père Siegfried, reprenant son discours à un point au-delà duquel nous jugeons inutile de rappeler ce qui s’est passé. Cela serait bon à raconter aux dames de nos cours d’Allemagne ; car le voyage des plaines du Rhin jusqu’à l’île de Rhodes est long, et il y en a peu qui eussent l’intention de le faire, afin de prendre note des erreurs de tes chefs, ou de convaincre leurs soldats de forfaiture.

— Par les dignités des chevaliers de Rhodes ! révérend bénédictin, tes paroles deviennent inconvenantes ! N’est-ce pas assez que ce qu’il y a de mieux en Europe se dévoue, corps et âme, à un service qui conviendrait mieux à ton ordre de paresseux ; que tout ce qui est noble et brave abandonne les vertes prairies et les fraîches rivières du pays natal pour le soleil brûlant et les vents orageux d’Afrique, afin d’opposer un rempart aux infidèles ? il faut encore qu’ils soient raillés par des fainéants comme toi ! Va, compte les tombes, et récapitule le nombre des vivants, si tu veux savoir comment notre illustre grand-maître soutint sa cause contre Soliman, et comment se défendirent ses chevaliers.

— Tu ne trouverais pas fort convenable que je te priasse d’aller en purgatoire t’informer du succès de nos messes et de nos prières, et cependant l’un est aussi facile que l’autre. Tu sais fort bien que Rhodes n’est plus une île chrétienne, et qu’aucun de ceux qui portent la croix ne peut paraître sur ses rivages. Va, va, comte Albrecht, ton ordre est tombé en décadence, et tes chevaliers sont mieux où ils sont, cachés derrière les montagnes neigeuses du comté de Nice, qu’ils ne pourraient être dans les premiers rangs de la chrétienté. Il n’y a pas une vieille femme en Allemagne qui ne regrette l’apostasie d’un ordre si estimé autrefois, et pas une jeune fille qui ne se moque de ses hauts faits !

— Merci du ciel ! entendez-vous, monsieur Latouche ! et tout cela sort de la bouche d’un chantre de bénédictins, qui passe ses jours entre de bonnes murailles de pierre, au milieu du Palatinat, et ses nuits dans un lit bien chaud, à l’abri du vent ; à moins qu’il ne soit à remplir des devoirs religieux auprès des femmes de ses pénitents ?

— Jeune homme ! veux-tu scandaliser l’Église et braver sa colère ? demanda Boniface d’une voix de tonnerre.

— Révérend abbé, répondit Albrecht en se signant, car l’habitude et la politique le rendaient soumis à l’autorité prédominante du siècle ; ce que je dis est plutôt adressé à l’homme qu’à l’habit qu’il porte.

— Laissez-le donner carrière à ses fantaisies, interrompit le rusé Siegfried. Un chevalier de Rhodes n’est-il pas dans les ordres, et lui refuserons-nous le droit de prêcher ?

— On reconnaît à la cour du chevaleresque Valois, observa l’abbé Latouche, qui s’apercevait qu’il était nécessaire d’intervenir pour conserver la paix, que la défense de Rhodes fut éminemment valeureuse, et que la plupart des chevaliers qui y survécurent furent reçus avec de grands honneurs dans les villes chrétiennes. Nous avons vu un nombre infini de braves chevaliers dans les maisons les plus distinguées de Paris, et au joyeux château de Fontainebleau ; croyez-moi, aucun n’était mieux fêté ni plus recherché. Les blessures reçues à Marignan ou à Pavie ont moins de prix que celles qui ont été infligées par les mains des infidèles.

— Tu as raison, mon savant confrère, répondit Siegfried avec un sourire moqueur, de nous rappeler la bataille de Pavie et la demeure présente de mon maître ! Avez-vous eu dernièrement des nouvelles de Castille, ou n’est-il plus permis à ton prince d’envoyer des courriers dans sa capitale ?

— Révérend moine, vous faites des allusions peu amicales, et vous oubliez que, comme vous, nous sommes serviteurs de l’Église.

— Nous ne vous comptons ni l’un ni l’autre parmi les nôtres. Saint Pierre le martyr, que deviendraient tes clefs si elles étaient confiées à de telles mains ! Allez, abaissez votre vanité, mettez de côté cet attirail de velours, si vous voulez être reconnu pour appartenir au troupeau.

— Maître Latouche, s’écria Emich, dont le sang bouillait d’indignation, mais qui conservait son sens, afin de faire circuler les coupes et de surveiller les prouesses de chaque homme dans ce singulier combat, parlez-lui de son frère de Vittenberg, et de ses derniers exploits dans la ruche. Enfoncez cette épine dans son pied, et vous le verrez reculer comme une vieille haridelle qui sent la pointe de l’éperon. — Qui es-tu et pourquoi viens-tu troubler mes plaisirs ?

Cette soudaine interrogation fut adressée par le baron à un jeune homme dont la toilette était propre, mais modeste, qui venait d’entrer dans la salle du banquet, et qui, passant au milieu des valets qui remplissaient les verres, alla se placer, avec un maintien ferme, mais respectueux, à côté de son maître.

— Je suis Berchthold, dit le jeune homme, le forestier de monseigneur ; on, m’a dit de venir attendre vos ordres, noble comte.

— Tu es arrivé à temps pour maintenir la paix entre un chevalier de Saint-Jean et un bavard de bénédictin. Ce révérend abbé voulait t’accorder une faveur, jeune homme.

Berchthold salua respectueusement et se tourna vers le prélat.

— Tu es l’orphelin de notre ancien vassal, celui qui portait le même nom que toi, et qui était estimé de chacun dans la ville de Duerckheim ?

— Je suis le fils de celui dont parle Votre Révérence, mais je nie qu’il ait jamais été le vassal d’aucun moine de Limbourg.

— Bravement répondu, mon garçon ! s’écria Emich en frappant du poing sur la table avec tant de force que le coup fit vaciller tout ce qu’elle contenait ; comme il convient au serviteur de ton maître ! En as-tu assez, père Boniface, ou veux-tu interroger encore le jeune garçon sur le reste de son catéchisme ?

— Le jeune homme sait qu’il doit respecter sa condition présente, répondit l’abbé, affectant une égale indifférence pour l’exaltation du comte et pour la franchise de son forestier. Lorsqu’il viendra à notre confessionnal, nous trouverons l’occasion de lui donner d’autres principes.

— Par la vérité de Dieu, ce moment n’arrivera peut-être jamais ! Nous sommes à demi disposés à vivre dans nos péchés et à nous contenter de la fortune d’un soldat dans les temps de guerre : c’est la chance d’une mort subite sans avoir un passeport de l’Église. Nous sommes très-avancés dans cette route, n’est-ce pas, brave Berchthold ?

Le jeune homme salua respectueusement, mais ne répondit pas, car il voyait, aux visages animés, aux regards enflammés de tous les convives, que, dans ce moment, toute explication serait inutile. S’il eût été possible de douter de la cause qui produisait la scène qu’il avait devant les yeux, la manière dont les convives avalaient verre sur verre, à la volonté de celui qui portait la coupe, lui en aurait expliqué la nature. Mais, bien que le père Boniface ne fût guère moins ivre que les autres, il conservait encore assez de bon sens pour s’apercevoir que les paroles d’Emich contenaient une allusion d’un caractère hérétique fort dangereux.

— Tu es donc résolu à mépriser nos conseils et nos prédictions ? s’écria-t-il, regardant avec fierté le comte et son serviteur. Il vaudrait mieux dire tout d’un coup que tu voudrais voir les ruines de l’abbaye couvrir la montagne de Limbourg.

— Non, révérend et honnête religieux, tu donnes à mes paroles un autre sens que celui que j’y attache. Qu’importe à un comte de la noble maison de Leiningen que quelques moines trouvent un abri pour leur tête dans un asile consacré, à une portée de canon de ses tours ? Si tes murailles ne tombent que lorsque mes mains concourront à les abattre, elles pourront rester debout jusqu’à ce que lange déchu qui les a élevées aide à leur destruction. En vérité, père Boniface, pour une sainte communauté, voilà une tradition qui ne vous donne pas une parenté bien estimable.

— Entendez-vous ! murmura Albrecht de Viederbach, qui, bien que ses lèvres eussent donné une espèce d’accompagnement irrégulier au discours de son cousin, n’était plus capable d’articuler avec clarté ; entendez-vous ! suppôt de saint Dominique, c’est le diable qui a élevé votre couvent, c’est le diable qui le renversera ! L’Île-Adam est un saint en comparaison de ton plus pieux moine et… sa… bonne… épée…

En prononçant ces paroles, le chevalier de Rhodes succomba ; perdant l’équilibre dans un effort qu’il fit en gesticulant, il tomba sous la table. À cette chute d’un de ses adversaires, un sourire sardonique erra sur les lèvres de l’abbé, tandis qu’Emich regarda d’un air dédaigneux le spectacle ignoble que donnait son parent, qui se trouvant dans l’impossibilité de se relever, se résigna à dormir là où il se trouvait.

— Avale ton vin du Rhin, moine, et ne compte pas pour un avantage d’avoir vaincu ce sot bavard ! dit l’hôte dont les manières devenaient de moins en moins amicales à mesure que la lutte avançait. Passons à un sujet plus convenable. Berchthold est digne de son seigneur, et c’est un jeune homme qui voit les choses comme elles sont. Nous pouvons abandonner tes confessionnaux pour diverses raisons, comme tu peux le penser. Voilà le moine d’Erfurth ! ah ! ah ! que penses-tu de ses prédications, et de la manière dont il conseille aux fidèles d’approcher de l’autel ? Vous l’avez vu à Rome, à Worms, et dans bien des conciles, et cependant l’honnête homme tient bon dans ses opinions. Tu as entendu parler de Luther, n’est-ce pas, jeune Berchthold ?

— Il est certain, Monseigneur, qu’il est peu de personnes dans le Jaegerthal qui n’aient entendu prononcer son nom.

— Alors elles sont en danger de la plus damnable hérésie ! interrompit Boniface d’une voix de tonnerre. Comte Emich, pourquoi me parlez-vous de ce radoteur d’Erfurth ? Si vous ne désirez pas secrètement que sa doctrine prospère aux dépens de l’Église, faites attention à vous, irrévérend seigneur, ou de dures pénitences vous corrigeront de cette démangeaison de nouvelle doctrine. En prononçant ces mots, l’abbé, enflammé par le vin et le ressentiment, s’arrêta ; car le moine silencieux, le père Cuno, tomba de son siège comme un soldat frappé d’un coup mortel. Ce religieux subalterne était entré dans la lice plutôt poussé par l’amour du vin que par des pensées de victoire, et il avait fait tant d’honneur aux libations qu’il n’avait pas été difficile de le vaincre. L’abbé regarda avec indifférence son confrère renversé, prouvant par son regard dur et fier qu’il jugeait cette perte peu importante pour le résultat. — Qu’importe l’impuissance d’un sot ! murmura-t-il, se tournant vers son dangereux et principal antagoniste, en lui rendant colère pour colère. Nous savons fort bien que le démon peut obtenir un triomphe momentané, baron d’Hartenbourg.

— Par les os de mon père, orgueilleux bénédictin, tu t’oublies étrangement ! Ne suis-je pas prince de Leiningen, et un frocard a-t-il le droit de me donner un autre titre ?

— J’aurais dû t’appeler landgrave d’été[1] ! répondit Boniface en souriant avec ironie, car une haine longtemps cachée commençait à rompre les faibles digues que la raison à demi éteinte des deux antagonistes lui opposait encore. Je demande pardon à Votre Altesse, mais un règne si court laisse de faibles souvenirs. Tes sujets eux-mêmes, noble Emich, peuvent être excusables de ne point connaître le titre de leur souverain. Une couronne qu’on n’a portée que depuis juin jusqu’en septembre peut à peine avoir eu le temps de prendre la forme de la tête.

— Elle fut portée plus longtemps, abbé, que la tête qui est sur tes épaules ne portera la couronne d’un saint. Mais j’oublie la dignité qu’un ancien nom réclame, et l’hospitalité que je dois à un convive, dans ma juste colère contre un moine artificieux et malin !

Boniface s’inclina avec un calme apparent, et tandis que tous deux ils cherchaient à recouvrer de la modération, par un souvenir confus de l’affaire qu’ils traitaient, la conversation de l’abbé français et du père Siegfried, qui jusqu’alors avait été étouffée par les voix de stentor des principaux adversaires, se fit entendre dans ce silence momentané.

— Tu dis vrai, révérend père, disait le premier. Mais si nos belles et spirituelles dames de France accomplissaient ces pèlerinages vers les reliques lointaines dont vous parlez, un traitement grossier pendant le voyage, une mauvaise compagnie, et peut-être des confesseurs trompeurs, pourraient ternir le lustre de leurs grâces, et les priver de cette beauté qui fait l’ornement de notre cour brillante et galante. Non, je n’approuve pas des opinions aussi dangereuses, mais j’essaie par de douces persuasions et des arguments courtois, de conduire leurs âmes précieuses plus près du ciel qu’elles méritent si bien, et où il est impie de dire qu’elles entrent rarement.

— Cela peut être convenable pour vos imaginations françaises, mais nos esprits allemands, plus lourds, doivent être conduits d’une manière différente. Par la sainte messe ! j’estimerais peu un confesseur qui ne connaîtrait que les discours persuasifs. Ici, nous parlons plus clairement des peines de l’enfer.

— Je ne condamne aucun usage en thèse générale, bénédictin ; mais nos pénitents plus civilisés trouveraient que ces condamnations directes manquent de décorum. Et cependant vous conviendrez que nous sommes moins infectés d’hérésie que dans vos cours du Nord.

Dans ce moment la voix sonore d’Emich, qui avait recouvré un peu d’empire sur lui-même, étouffa de nouveau celle de ses convives.

— Nous ne sommes pas des enfants, révérend bénédictin, reprit-il, pour nous quereller sur des titres. On m’a refusé les honneurs et les droits auxquels par ma naissance je pouvais prétendre, pour les accorder à une personne qui ne descendait point d’une lignée directe : c’est une chose connue, mais oublions-le. Tu es le bienvenu à ma table, et il n’y a aucun dignitaire de l’Église, ou de ta confrérie, que j’estime plus que toi et les tiens à dix lieues à la ronde. Soyons amis, saint abbé, et buvons à notre affection mutuelle.

— Comte Emich, je t’estime, et je prie pour toi autant que tu le mérites. S’il y a eu quelque malentendu entre notre couvent et ta maison, il faut l’attribuer à la malice du diable. Nous sommes une communauté paisible, plus adonnée aux prières et à une sainte hospitalité qu’au désir d’emplir nos coffres.

— Nous ne nous arrêterons pas sur ce point, mon père, car il n’est pas aisé pour un baron et un abbé, un laïque et un prêtre, de voir avec les mêmes yeux. Je voudrais que cette question sur la propriété de Duerckheim fût loyalement terminée, afin de vivre toujours en bons voisins dans la vallée. Nos montagnes ne sont point entourées de larges plaines comme on en voit de l’autre côté du fleuve, et nous ne devons pas changer en un champ de bataille le petit morceau de terrain uni que nous possédons. Par la messe ! saint abbé, tu ferais bien de congédier les troupes de l’électeur, et de terminer cette affaire entre nous par les arguments de la raison et de l’amitié.

— Si cela devait être ma dernière prière avant que je ne passe à la jouissance d’une sainte vie, prince Emich, ton souhait n’aurait pas besoin d’appui. N’avons-nous pas longtemps consenti à déférer la question au Saint Père, ou à toute autre autorité religieuse capable de prendre connaissance d’une affaire aussi difficile, de crainte que cet arbitrage ne convînt pas à notre mission apostolique ?

— En vérité, mein herr Wilhelm, vous êtes trop avide pour un homme dont le devoir est de mortifier la chair. Est-il convenable, je vous le demande, qu’un bon nombre de vaillants et laborieux bourgeois soient conduits par des têtes tendues dans ces temps de guerre, comme autant de vieilles femmes qui, ayant vécu dans le bavardage et la vanité, les caquets et les médisances, espèrent que leurs péchés féminins seront cachés derrière la robe d’un moine ? Abandonnons donc cette question de Duerckheim, avec certains autres droits, et les saints du paradis ne vivront pas en meilleure harmonie que nous.

— En vérité, seigneur Emich, les moyens de nous conduire à l’état de béatitude dont tu parles n’ont pas été oubliés, puisque tu as fait un purgatoire de cette vallée depuis plusieurs années.

— Par la messe, abbé, tes remarques deviennent de nouveau inconvenantes ! Qu’ai-je fait pour attirer ce scandale dans le voisinage, si ce n’est d’avoir eu un peu de prévoyance pour mes intérêts ? N’as-tu pas ouvert les portes de ton abbaye pour y recevoir des hommes irréligieux et armés ? Tes oreilles ne sont-elles pas à chaque instant blessées par des jurements profanes, et tes regards souillés par des objets qui devraient être inconnus dans un saint lieu ? Ne suppose pas que j’ignore vos intentions secrètes. Les troupes alliées du duc Frédéric ne sont-elles pas, au moment où je te parle, cachées dans tes cloîtres ?

— Nous avons une juste prudence pour nos droits et la dignité de l’Église, répondit Boniface qui cherchait à peine à cacher le sourire méprisant que cette question avait excité chez lui.

— Crois-moi, abbé de Limbourg, au lieu d’être l’ennemi de notre sainte religion, je suis un de ses plus zélés partisans ; sans cela j’aurais rejoint depuis longtemps les prosélytes du moine Luther, et pris les armes ouvertement contre toi.

— Cela aurait mieux valu que de prier le jour devant nos autels et tramer notre perte pendant la nuit.

— Je jure, par la vie de l’empereur, que tu me pousses à bout, moine hautain.

Le bruit causé par l’abbé Latouche et le père Siegfried, attira un instant l’attention des principaux personnages sur les deux combattants secondaires. Après une dispute d’abord courtoise, la conversation était devenue si bruyante et si animée que chacun essayait vainement d’élever la voix de manière à couvrir celle de son adversaire. Bientôt M. Latouche, dont la tête s’égarait, et qui n’avait maintenu sa place dans la débauche que par artifice, se jeta sur un sofa, essaya de parler encore, puis s’étendit, et sa tête pesante refusa de se lever de nouveau. Le père Siegfried contempla la retraite de son pétulant ennemi avec un sourire de démon, puis jeta un cri féroce qui fit tressaillir le jeune Berchthold, car c’était cette même voix que, depuis si peu de temps, il avait entendue chanter les louanges de Dieu. Mais les yeux voilés du moine et la pâleur de son visage annonçaient assez qu’il ne pouvait en supporter davantage. Après avoir regardé autour de lui avec tout l’idiotisme d’un ivrogne, il s’assit sur sa chaise, ferma les yeux, et tomba dans le sommeil profond que la nature, dans sa trop grande bonté, accorde à ceux qui abusent de ses dons.

L’abbé et le comte contemplèrent un instant, dans un morne silence, leurs seconds hors de combat. La chaleur de leur discussion et la colère qu’avait excitée en eux le souvenir de leurs torts réciproques avaient éloigné leur attention des progrès de la lutte, mais l’un et l’autre eurent alors un léger souvenir de la nature de ses résultats. Ce moment rappela chacun à son caractère, car ils étaient l’un et l’autre trop habitués à de pareilles scènes pour ne pas comprendre l’importance qu’il y avait à conserver sa présence d’esprit.

— Notre frère Siegfried a cédé à la faiblesse de la nature, noble Emich, reprit le père Boniface, souriant aussi tranquillement que ses traits agités et son œil brûlant pouvaient le lui permettre. Un prêtre ne peut en supporter plus qu’un laïque, sans cela tes flacons y auraient passé jusqu’à la dernière goutte, car jamais meilleures intentions ne remplirent un cœur plus reconnaissant que le sien, lorsqu’il s’agit de faire honneur aux dons de la Providence.

— Oh ! oh ! vous autres moines, c’est avec ces subtilités que vous couvrez vos débauches, tandis que nous autres hommes de guerre, maître abbé, nous péchons le soir et nous demandons l’absolution le matin, sans trouver d’autre excuse que le besoin de satisfaire nos plaisirs. Mais le capuchon d’un moine est un masque, et celui qui le porte croit qu’il a droit aux privilèges. Je voudrais savoir le nombre des femmes de bourgeois que vous avez confessées depuis le corpus Domini !

— Ne plaisantez pas avec les secrets du confessionnal, comte Emich ; le sujet est trop sacré pour des langues profanes : on a puni pour cette faute de plus grands personnages que vous.

— Ne vous méprenez point à mes discours, saint abbé, reprit le baron en faisant précipitamment le signe de la croix ; mais les plus hardis nous disent qu’il y a du mécontentement à Duerckheim à ce sujet, et j’ai cru qu’il était généreux de communiquer les accusations de l’ennemi. Nous sommes dans un temps dangereux pour les moines d’Allemagne, car, en vérité, votre frère d’Erfurth montre du bon sens dans ses plaintes contre Rome.

Les yeux du père Boniface lancèrent des flammes, car il n’y a pas d’hommes qui ressentent plus promptement et avec plus de violence une injure sur ce qu’ils considèrent comme leurs droits, que ceux qui jouissent depuis longtemps de prérogatives, quelque fragiles ou injustes que soient leurs droits de possession.

— Au fond de ton cœur, Emich, dit-il, tu as de l’inclination pour l’hérésie. Prends garde à la manière dont tu feras pencher la balance, par le poids de ton exemple, contre les commandements de Dieu et l’autorité de l’Église ! Quant à ce Luther, misérable calomniateur, qu’une ambition inquiète et son amour pour une religieuse égarée ont conduit à la rébellion, les démons se réjouissent de son iniquité, et les esprits des ténèbres se tiennent prêts à s’emparer de leur proie à sa chute finale.

— Par la messe, mon père, il semble à un simple soldat qu’il aurait mieux valu qu’il épousât honnêtement la nonne que de donner ce scandale à Duerckheim, et de détruire la paix des familles dans les belles plaines du Palatinat. Si le frère Luther n’a fait que ce que tu viens de dire, il s’est moqué fort joliment de Satan, comme le fit anciennement ta communauté, lorsque, ayant fait construire son église par le diable, et sans avoir égard aux obligations d’un débiteur, elle le renvoya sans le sou.

— Si l’on pouvait lire au fond de ton cœur, Emich, on y verrait peut-être que tu crois à cette sotte légende.

— Si tu n’as pas vaincu le démon, abbé, c’est que par prudence il n’a fait aucun marché avec ceux qui, à sa connaissance, le surpassent en finesse. Par la croix ! ce serait un grand téméraire que celui qui voudrait jouer au fin avec les moines de Limbourg.

Le dédain empêcha l’abbé de répondre, car il était trop supérieur aux traditions vulgaires pour ressentir aucune colère, même en répondant à une imputation de ce genre.

Son hôte s’apercevait qu’il perdait du terrain ; il sentait peu à peu ses forces l’abandonner, et commençait à craindre de se voir ravir l’important contrat. L’abbé avait la réputation bien méritée de posséder la meilleure tête de tous les ecclésiastiques du Palatinat ; et le comte Emich, qui ne manquait pas de mérite en ce genre, sentait approcher cette espèce de faiblesse qui est souvent l’avant-coureur de la défaite. Il avalait rasade sur rasade, éprouvant un désir impatient de vaincre son antagoniste, sans penser au tort qu’il se faisait à lui-même. Boniface, qui avait la conscience de sa supériorité, aidait volontiers son adversaire dans son désir fiévreux d’arriver à l’issue de cette lutte ; et ils vidèrent l’un et l’autre plusieurs coupes, semblant se défier d’un air sombre et n’échangeant pas une parole. À ce moment fatal, le comte tourna ses yeux égarés vers son forestier, avec une vague espérance que celui qui l’avait servi jusqu’alors si fidèlement pourrait l’aider dans un moment désespéré.

Le jeune Berchthold Hintermayer était debout près de son seigneur, attendant respectueusement ses ordres, car l’habitude l’empêchait de sortir sans qu’on le lui eût commandé. Il en avait entendu assez sur cette lutte singulière pour avoir deviné quels devaient en être les résultats. Il parut comprendre cet appel, et s’avança pour faire le service d’échanson, charge qui demandait en effet une tête plus calme, car celui qui en avait été investi jusqu’alors avait imité trop activement les convives pour être en état d’en exercer plus longtemps les fonctions.

— Si monseigneur l’abbé, dit Berchthold en versant du vin, voulait se reposer un peu, en discourant plus longuement sur cette hérésie, il pourrait être un instrument de salut pour une âme qui est dans le doute. Quant à moi, je déclare franchement que j’ai quelque raison de me défier de la foi de mes pères.

Cette attaque était dirigée contre le point le plus faible, pour ne pas dire le seul point vulnérable de l’abbé.

— Tu te repentiras de cette parole, audacieux enfant, s’écria l’abbé en frappant du poing sur la table. Comment ! ton cœur recèle l’hérésie, toi ignorant et pitoyable appréciateur des missions apostoliques ! C’est bien !… c’est bien !… Cet impudent aveu ne sera point oublié !

Emich fit un signe de reconnaissance, car dans sa rage l’abbé avala, sans y prendre garde, tout le coutenu d’une large coupe.

— Le révérend abbé pardonnera une parole imprudente à un homme ignorant, en effet, sur ces matières. S’il s’agissait de frapper un sanglier, d’abattre un chevreuil, ou de combattre les ennemis de mon maître, ma main pourrait sans doute être bonne à quelque chose ; mais peut-on être surpris que nous autres simples d’esprit nous soyons confondus lorsque les plus grands savants de l’Allemagne sont dans le doute sur ce qu’il faut croire ! J’ai entendu dire que maître Luther fit de sages réponses dans les conciles et les assemblées où il s’est présenté dernièrement.

— Il parla avec une langue de démon ! s’écria l’abbé qui ne pouvait plus maîtriser sa rage. D’où vient cette religion nouvellement découverte ? dans quel berceau a-t-elle pris naissance ? Pourquoi a-t-elle été si long-temps cachée, et quelle est sa tradition ? Remonte-t-elle à Pierre et à Paul, ou est-elle une invention de l’orgueil moderne ?

— Oh ! mon père, on aurait pu en demander autant à Rome elle-même avant que Rome eût connu un apôtre. L’arbre n’en est pas moins un arbre lorsqu’il a été débarrassé de ses branches mortes, ce qui le fait paraître avec plus davantage.

Le père Boniface était en même temps habile et savant, et dans les circonstances ordinaires le moine de Wittenberg lui-même l’eût trouvé un casuiste aussi subtil qu’opiniâtre ; mais dans sa position présente, le plus grand sophisme, s’il eût eu l’apparence de la raison, était capable de l’enflammer de colère ; assailli de cette sorte, il offrait un hideux tableau de la férocité des passions humaines lorsqu’elles sont abruties par une longue indulgence. Ses yeux semblaient sortir de leur orbite, ses lèvres tremblaient, et sa langue refusait d’exprimer sa colère. Il éprouvait alors cette confusion d’idées que venait de ressentir le comte, et quoiqu’il en prévît les conséquences, il cherchait avec désespoir à ranimer ses forces dans la liqueur même qui les avait détruites. Le comte Emich avait perdu, comme son antagoniste, toute faculté de s’exprimer intelligiblement ; mais comme il n’avait jamais brillé par son éloquence, il conservait encore assez de pouvoir sur ses forces physiques pour continuer à boire ; il agitait sa main en signe de défi. C’est ainsi qu’un rejeton d’une maison illustre et princière et un prélat mitré passèrent la nuit, ne conservant des plus nobles qualités de notre être, que l’intelligence nécessaire pour leur rappeler le but de ce singulier combat.

— La malédiction de l’Église sur vous tous ! s’écria Boniface en faisant un effort. Puis tombant en arrière sur son fauteuil bien rembourré, ses forces cédèrent à l’influence de la liqueur qu’il avait bue.

Lorsque le comte Emich contempla la chute de son antagoniste, un rayon d’intelligence brilla dans ses yeux recouverts d’épais sourcils. Par un effort désespéré, il se leva, et, avançant un bras, il prit possession du contrat par lequel la communauté de Limbourg abandonnait ses droits sur le produit des vignes disputées. Alors, marchant avec l’air d’un homme habitué à commander, même dans son ivresse, il fit signe à son forestier d’approcher, puis, aidé de son bras jeune et vigoureux, il quitta l’appartement d’un pas inégal, laissant la salle du banquet comme un camp abandonné, tableau révoltant de la faiblesse humaine dans sa plus honteuse dégradation.

Lorsque le comte tomba pesamment sur sa couche, revêtu des habits qu’il portait à table, il agita le parchemin dans ses doigts en le montrant à son jeune serviteur ; puis, fermant les yeux, sa respiration pesante et agitée annonça bientôt que le vainqueur de cette débauche vivait sous le même toit que le vaincu, abruti et sans force.

C’est ainsi que se termina la célèbre orgie d’Hartenbourg, espèce de lutte qui donna autant de renommée au vigoureux baron que l’aurait pu faire une victoire remportée sur le champ de bataille, et qui, quelque étrange que cela nous paraisse, ôta fort peu de chose au mérite du vaincu.



  1. On a vu que le comte Emich n’avait été nommé landgrave que pour peu de temps, c’est pourquoi on l’avait surnommé, par dérision, le landgrave d’été.