L’Heidenmauer/Chapitre XXIX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 353-363).

CHAPITRE XXIX.


Mais tu es fait d’argile, tu ne peux donc comprendre que ce qui fut d’argile comme toi : tu ne verras pas autre chose.
Lord ByronCaïn



Le retour des pèlerins fut un jour de joie pour tous ceux qui habitaient Duerckheim. Bien des prières avaient été dites à leur intention pendant leur longue absence, et divers rapports vagues sur leur arrivée et leurs succès avaient été écoutés avec plaisir par leurs amis et compatriotes. Mais lorsqu’on vit le bourgmestre et ses compagnons aux portes de la ville, les bons citoyens connurent çà et là dans leur accès de joie, et les embrassements, surtout parmi les femmes, furent mêlés de larmes. Emich et ses gens ne parurent pas, ayant pris le sentier qui conduisait au château d’Hartenbourg.

Les bourgeois, toujours catholiques quoique chancelants, avaient conçu bien des doutes sur les fruits de leur politique hardie, tandis qu’on délibérait sur leur expiation. La ville était située au milieu d’un pays qui est peut-être plus occupé de légendes extraordinaires, même de nos jours, qu’aucun autre pays de l’Europe ; et l’on peut facilement concevoir que dans de telles circonstances l’imagination d’un peuple nourri dans la superstition ne pouvait s’endormir. En effet, bien des bruits étranges circulaient dans la vallée et dans la plaine. Quelques-uns parlaient de croix de feu brillant la nuit au-dessus des murs de l’ancienne abbaye ; d’autres assuraient que des chants se faisaient entendre à minuit, et qu’on avait vu des processions de spectres parmi les tours en ruines. Un paysan, en particulier, certifiait qu’il avait eu un entretien avec l’esprit du père Johan. Ces contes trouvaient des auditeurs plus ou moins incrédules, suivant leur intelligence ; et à ceux-là on peut en ajouter un autre qui était accompagné de circonstances si positives quelles donnaient des doutes à ceux-là même qui étaient le moins disposés à prêter leur attention aux incidents d’une nature miraculeuse.

Un paysan, en traversant la forêt par un sentier solitaire, prétendait avoir rencontré Berchthold revêtu de son habit vert, sa toque sur sa tête et son cor en bandoulière, et ayant son couteau de chasse à la ceinture ; enfin, tel qu’il fut représenté au lecteur dans les premières pages de cet ouvrage. On ajoutait que le jeune homme était occupé à chasser un chevreuil, et fort animé par cet exercice. De temps en temps il soufflait dans son cor. Les chiens étaient près de lui, obéissant à son moindre signal. Enfin, on décrivait le fantôme comme participant à toutes les habitudes journalières du forestier.

Si le récit s’était arrêté là, il se serait confondu avec les mille histoires de visions semblables et effrayantes qui avaient été faites dans ce pays avide de merveilleux, et qui avaient été oubliées ; mais il était accompagné, comme nous l’avons dit, de circonstances positives qui s’adressaient aux sens d’une manière incontestable. Les deux chiens favoris du forestier manquaient depuis quelques semaines ; des cris ressemblant aux leurs avaient été entendus au milieu de la forêt, et remplissaient les échos des montagnes.

Cette confirmation extraordinaire du conte du paysan eut lieu pendant la semaine qui précéda le retour des pèlerins. Ces derniers trouvèrent leurs compatriotes exaltés par ces récits, car le jour même presque la moitié de la population de Duerckheim s’était rendue dans le défilé de Haart, que nous avons décrit dans le premier chapitre de cet ouvrage, et avait entendu de ses propres oreilles les bruyants aboiements des chiens. Ce fut seulement après les premières félicitations sur le retour des pèlerins et pendant la nuit qui suivit ce retour, que les voyageurs connurent cette circonstance extraordinaire. Emich l’apprit néanmoins avant d’avoir atteint les portes de son château.

Le jour suivant, Duerckheim présentait un tableau aussi animé que confus. La population était heureuse du retour de ses plus chers et plus notables citoyens, mais troublée de la circonstance merveilleuse relative aux chiens, et des bruits étranges qui l’accompagnaient, bruits qui à chaque heure prenaient une plus grande consistance par des détails qui les fortifiaient davantage, et qui arrivaient de différentes sources. De bonne heure dans la matinée un nouvel incident vint augmenter l’exaltation.

Depuis le moment où l’abbaye avait été détruite, pas un individu n’avait ose pénétrer dans ses murs chancelants. Deux paysans du Jaegerthal, excités par la cupidité, le tentèrent secrètement, mais ils revinrent avec d’étranges nouvelles sur les gémissements qu’il savaient entendus dans l’enceinte consacrée. Le bruit que fit cette histoire, joint au sentiment de vénération qu’on avait depuis si longtemps pour les autels de l’abbaye, avait garanti ce lieu de nouvelles invasions. L’alarme s’étendait jusqu’à l’Heidenmauer, car par une confusion d’accidents qui ne sont pas extraordinaires dans les rumeurs populaires, un récit d’Ilse, concernant le passage de troupes armées à travers les cèdres pendant la nuit de l’assaut, se mêlait à l’effroi général que causait ce lieu, et avait été tellement altéré et embelli, que l’ancien Camp avait été abandonné à sa solitude. Quelques-uns disaient que les esprits des païens eux-mêmes s’étaient réveillés, par ce sacrilège, du sommeil des siècles ; et d’autres ajoutaient que, comme l’ermite avait péri dans l’incendie, ce lieu était un lieu maudit. Le secret du véritable nom et de l’histoire de l’anachorète n’était plus un mystère, et l’on mêlait les derniers événements aux premières offenses, de manière à créer une théorie qui satisfaisait le goût de tous pour le merveilleux ; quoique, comme c’est l’ordinaire dans toutes les histoires où se mêle un pouvoir surnaturel, elle n’eût pu supporter l’examen de la philosophie ou d’une sévère logique.

Pendant la nuit qui suivit le retour des pèlerins, il y avait eu une grave consultation entre les autorités civiles, au sujet de ces bruits et de ces apparitions extraordinaires. L’alarme commençait à gagner de proche en proche ; elle était inquiétante, et l’on délibéra gravement sur la meilleure manière de l’apaiser. Il n’y eut pas un bourgeois présent à la discussion qui se sentît entièrement exempt d’un certain malaise ; mais les hommes, et principalement ceux qui sont investis du pouvoir, affectent ordinairement une confiance qu’ils sont souvent loin de ressentir. C’est dans cette disposition que l’affaire fut discutée et décidée. Les événements qui vont succéder en donneront l’explication.

Au moment où le soleil commençait à répandre sa chaleur sur la vallée, les habitants de Duerckheim, à peu d’exceptions près, se réunirent à cette même porte de la ville que le comte Emich avait forcée naguère avec si peu de cérémonie. Là ils furent placés, par ceux qui avaient été chargés de ce devoir, dans l’ordre d’une procession religieuse. Les pèlerins marchaient en tête, car on attachait à leur personne une espèce de vertu, grâces à leur récent voyage. Puis venait le clergé avec les emblèmes ordinaires de la foi catholique. Les bourgeois suivaient, puis, en dernier lieu, les femmes et les enfants, sans beaucoup d’attention à suivre l’ordre. Lorsque tout fut réglé, la procession se mit en marche, accompagnée par le chant des choristes, et prit la direction de Limbourg.

— C’est ici un court pèlerinage, frère Dietrich, dit le bourgmestre, qui, en sa qualité de chrétien en odeur particulière de sainteté depuis son retour d’Einsiedlen, était encore associé avec le forgeron ; il n’est pas probable qu’il nous fatigue beaucoup. Cependant, si la ville avait été aussi active et aussi courageuse que nous autres qui avons visité les montagnes, cette petite affaire d’aboiements de chiens et de gémissements à minuit au milieu des ruines aurait été terminée avant notre arrivée. Mais une ville sans chefs est comme un homme sans raison.

— Vous pensez alors que nous serons quittes à bon marché, honorable Heinrich, de ces fantômes et de ces cris diaboliques ? Pour ma part, je le déclare, bien que mes pieds soient suffisamment endoloris, grâces à ce que nous avons déjà fait, je désirerais que le voyage fût plus long, et les ennemis plus semblables à des humains.

— Va, l’ami, il ne faut pas croire la moitié de ce que l’on raconte. La promptitude avec laquelle on ajoute foi à des bruits insignifiants forme la distinction principale entre le vagabond et l’homme établi. Si cela était convenable entre un magistrat et un artisan, je te parierais quelque menue monnaie que cette affaire tournera tout différemment qu’on ne le suppose ; et je ne crois pas, Dietrich, que tu ajoutes foi à tous les mensonges qu’on se plaît à inventer.

— Si Votre Seigneurie voulait seulement me dire ce qu’un homme bien pensant doit croire ?

— Mon ami, voilà tout ce que j’attends de nos recherches : quand nous nous promènerions et que nous exorciserions pendant un mois, nous trouverions qu’il n’y a pas de meute, soit en liberté, soit en laisse, mais peut-être un chien ou deux que nous attraperons, à moins qu’ils ne lassent notre adresse. Vous verrez ensuite que cette histoire du père Johan qui poursuit le jeune Berchthold, tandis que celui-ci poursuit un chevreuil, n’est qu’un conte, car ce moine était le dernier homme qui pût avoir la fantaisie de se livrer à cette course bruyante. Quant au forestier, je gagerais, sur ma vie, que son apparition se bornera simplement à quelques traces de ses pas, modeste signe que son âme désire les messes qui lui ont été refusées par les bénédictins ; car je ne connais pas de jeune homme moins capable de troubler inutilement tout un pays que Berchthold Hintermayer, vivant ou mort.

Un bruit général et un murmure confus qui s’éleva parmi ses compagnons engagea Heinrich terminer son explication. La tête de la procession avait atteint le défilé ; et comme elle allait tourner dans la vallée, un bruit de chevaux se fit entendre. L’exaltation de toute la troupe se changea promptement en un sentiment d’effroi, et l’on s’attendit généralement à quelque apparition surnaturelle. Un nuage de poussière s’éleva sur la montagne, et le comte Emich, suivi d’une troupe de serviteurs bien montés, sortit de ce nuage. Il était si ordinaire de rencontrer des processions de cette nature, que le comte n’aurait manifesté aucune surprise s’il eût ignoré le motif qui engageait la population de Duerckheim à quitter ses murailles ; mais connaissant déjà ses intentions, il descendit promptement de cheval, et s’approcha du bourgmestre, la toque à la main.

— Tu vas exorciser, digne Heinrich, dit-il, et l’amour que je porte à ma ville de Duerckheim a conduit rapidement mes pas, afin de prêter honneur et secours, s’il en est besoin, à ceux que j’aime. As-tu une place parmi tes pèlerins pour un pauvre baron et pour ses amis ?

L’offre d’Emich fut joyeusement acceptée : le courage se ranime par toute apparence de secours. Emich, quoique équipé en cavalier, fut reçu parmi ses anciens compagnons. Le délai causé par cette interruption étant terminé, la procession, ou plutôt la foule, car l’inquiétude, l’ardeur et la curiosité avaient presque rompu tout ordre, se dirigea vers la montagne.

Les ruines de Limbourg, encore noircies par la fumée, étaient entourées de silence et de solitude. À en juger sur les apparences, nul pied d’homme ne les avait foulées depuis le moment où les assaillants s’étaient précipités à travers les portes extérieures de l’abbaye, après un tumultueux triomphe dont la joie avait été arrêtée par la terrible catastrophe qui l’avait terminé, la chute des murs du couvent. Si ces premiers s’étaient avancés vers ces portes avec toute l’ardeur que donne l’attente d’un assaut furieux, ceux-ci s’avançaient lentement, troublés par la crainte de quelques visions effrayantes et surnaturelles. Des deux côtés il y eut désappointement. Le succès des assaillants sans avoir eu de résistance à repousser est connu, et la procession avança de même avec une égale impunité. Quoique plusieurs voix faillirent lorsqu’elle entra dans l’église déserte et désolée, il n’arriva rien qui pût justifier les alarmes.

Encouragés par ce calme pacifique, et désirant donner des preuves de leur supériorité sur les terreurs populaires, le comte et Heinrich commandèrent à la foule de rester dans la nef tandis qu’ils s’avanceraient vers le chœur. Ils trouvèrent à chaque pas les preuves d’un affreux incendie, mais rien qui pût leur occasionner aucune surprise, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au grand autel réduit en cendres.

Himmel ! s’écria le bourgmestre en arrêtant rapidement son noble ami par ses vêtements ; votre pied était sur le point d’outrager les os d’un chrétien, monseigneur comte ! car le père Johan en était un sans aucun doute, quoiqu’il ne fût guère porté à la charité et que dans ses sermons il nous condamnât aux flammes éternelles.

Emich recula, car il s’aperçut en effet que par inattention il avait été sur le point de briser ces restes hideux de la mort.

— C’est là que périt un grand fanatique, dit-il en remuant le squelette avec le bout du fourreau de son épée.

— Et il est encore ici, noble comte ! voilà qui résout la question du moine poursuivant le jeune Berchthold à travers la forêt et parmi les cèdres de l’Heidenmauer ; il serait bon et utile de montrer ces restes au peuple.

Ce conseil fut approuvé, et la foule fut appelée pour être témoin que les os du père Johan étaient toujours restés à la place où ce religieux était mort. Tandis que les curieux et les timides exprimaient à voix basse leurs opinions sur cette découverte, les deux chefs descendirent dans la chapelle souterraine.

Cette partie de l’édifice avait moins souffert des flammes. Protégée par le pavé supérieur et entièrement construite en pierre, elle n’avait éprouvé d’injures matérielles que celles qui lui avaient été infligées par le marteau des assaillants. Des fragments de tombes étaient épars de tous côtés, et çà et là on apercevait sur les murs des traces onduleuses de fumée. Emich voyait avec regret qu’il devait à sa précipitation la démolition de l’autel et des autres monuments élevés en mémoire de sa famille.

— Je ferai transporter ailleurs les ossements de mes pères, dit-il d’un air pensif. Ceci n’est point un sépulcre convenable pour une noble famille.

— Ah ! ils reposent honorablement dans ce lieu depuis longtemps, seigneur Emich, et c’est bien dommage qu’ils n’aient pas été laissés sous leurs couvercles de marbre. Mais nos artisans montrèrent une agilité inaccoutumée dans cette partie de leur travail, afin de faire honneur, sans aucun doute, à votre illustre maison.

— Personne de ma race ne dormira à l’abri de ces murailles maudites par les bénédictins ! Écoute : quel est le bruit que nous entendons au-dessus de nous, bon Heinrich ?

— Nos compagnons ont probablement trouvé les ossements de l’ermite et du jeune Berchthold. Remonterons-nous, seigneur comte, pour faire rendre un respect convenable à leurs restes ? Le forestier a des droits sur nous tous, et quant à Odo von Ritterstein, son crime eût été jugé moins sévèrement de nos jours ; d’ailleurs il fut le fiancé d’Ulrike dans sa jeunesse.

— Heinrich, ta femme était fort belle ; elle avait beaucoup d’adorateurs !

— J’implore votre merci, noble comte. Je n’ai jamais entendu parler que du pauvre Odo et de moi-même. Le premier fut éconduit par sa propre folie ; et quant au second, il est ce qu’il a plu au ciel de le faire : un amant et un mari assez indigne, si vous voulez, mais un homme qui possède assez de crédit et assez de considération parmi ses égaux.

Le comte ne contesta point ces qualités à son ami, et ils quittèrent la chapelle souterraine avec le projet d’aller porter leur tribut de respect aux cendres de Berchthold. À leur grande surprise ils trouvèrent l’église déserte. Cependant, au bruit des voix du dehors, il était facile d’apercevoir que quelque incident extraordinaire avait attiré en plein air toute la procession. Curieux de se faire expliquer une interruption si contraire aux règles qu’ils avaient prescrites, les deux chefs, car Heinrich possédait encore ce titre, se hâtèrent de sortir de l’église, et se frayèrent un chemin vers la grande porte au milieu des ruines. Avant d’arriver, leur vue fut encore choquée par le squelette décharné du frère Johan, qui probablement avait été entraîné là dans le tumulte d’une confusion subite.

Himmel ! murmure le bourgmestre, tandis qu’il suivait le comte, ils ont abandonné les ossements du bénédictin ! Croyez-vous, seigneur Emich, que, malgré notre incrédulité, quelque miracle leur aurait occasionné cette grande frayeur ?

Emich ne fit aucune réponse, mais entra dans la cour avec l’air d’un maître offensé. Néanmoins le premier regard qu’il jeta sur le groupe qui se pressait vers les murs en ruines, d’où l’on avait une vue du pays environnant et d’une partie de la montagne d’Heidenmauer, le convainquit que ce n’était pas le moment de montrer son mécontentement. Montant sur un ouvrage en pierre à demi renversé, il se trouva entouré d’une cinquantaine de personnes silencieuses, aux regards effarés, parmi lesquelles il reconnut plusieurs de ses plus fidèles serviteurs.

— Que vent dire ce manque de respect à vos devoirs et un abandon si subit des ossements du moine ? demanda-t-il. Mais il regarda vainement autour de lui dans l’espérance de voir par ses propres yeux ce qui était arrivé.

— Mon seigneur comte n’a-t-il pas vu et entendu ? murmura le vassal le plus proche.

— Quoi, coquin ? Je n’ai rien vu que des fous pâles et effrayés, et je n’ai entendu que les battements de leurs cœurs. Veux-tu n’expliquer ce que cela veut dire, varlet ? car si tu as quelque chose d’un coquin, du moins tu n’es pas un poltron.

Emich s’adressait à Gottlob.

— Cela n’est pas aussi facile à expliquer que vous le pensez, seigneur comte, reprit le vacher avec gravité. Ces gens sont venus ici avec tant de rapidité, parce que l’on a entendu des cris de chiens surnaturels ; d’autres disent qu’on a vu aussi le pauvre Berchthold en personne.

Emich sourit avec mépris, bien qu’il connût assez celui auquel il s’était adressé pour être surpris de la frayeur qui était peinte sur son visage.

— Tu étais attaché à mon forestier ?

— Seigneur Emich, nous étions amis, si un homme, dans une position aussi humble que la mienne, peut se servir de ce terme en parlant d’un jeune homme qui approchait de si près la personne de notre maître. Ma famille, comme la sienne, a connu de meilleurs jours, et nous nous rencontrions souvent dans la forêt que j’avais l’habitude de traverser en allant au pâturage ou en en revenant. J’aunais le pauvre Berchthold, noble comte, et j’aime encore sa mémoire.

— Je crois qu’il y a plus d’étoffe en toi que quelques sottes actions ne pourraient le faire croire ; j’ai remarqué ta bonne volonté dans différentes occasions, et particulièrement ton adresse en donnant le signal, la nuit où cette abbaye fut renversée. Tu seras nommé à l’emploi laissé vacant par la fin malheureuse de mon forestier.

Gotllob essaya de remercier son maître ; mais il était si troublé par le chagrin réel que lui causait la perte de son ami, qu’il ne pouvait trouver de consolation dans son avancement.

— Mes services sont à mon seigneur comte, répondit-il ; mais quoique je sois prêt à faire ce qui m’est commandé, je souhaiterais de tout mon cœur que Berchthold fût ici pour reprendre le service à ma place.

— Écoutez ! écoutez ! crièrent cent voix différentes.

Emich tressaillit et avança la tête d’un air attentif. Le jour était clair et sans nuages, et l’air des montagnes aussi pur qu’une douce brise et un soleil brillant pouvaient le faire supposer. Au milieu de ce silence éloquent et favorisé par de telles circonstances, on entendit à travers la vallée les cris bien connus d’une meute à la piste. Dans ce pays et dans ce siècle personne n’osait chasser, et personne en effet n’en possédait les moyens, si ce n’était le seigneur féodal. Depuis les derniers événements les forêts avaient été abandonnées ; et à la mort de Berchthold, qui jouissait du privilège spécial des chasses, personne n’avait osé suivre ses habitudes.

— Ceci est au moins hardi ! dit Emich lorsque les cris eurent cessé. Quelqu’un a-t-il des chiens de cette noble race ?

— Nous n’en avons jamais entendu parler. Personne n’oserait s’en servir. — Telles furent les réponses qu’il reçut.

— Je connais ces voix, ce sont certainement les chiens favoris de mon pauvre forestier ; les chiens n’ont-ils pas rompu leur laisse pour s’amuser au milieu des forêts parmi les cerfs ?

— Dans ce cas, seigneur comte, des chiens fatigués resteraient-ils dehors pendant des semaines entières ? répondit Gottlob. Voilà quinze jours que ces cris ont été entendus pour la première fois, et cependant personne n’a revu les chiens depuis ce moment jusqu’à présent, à moins que, comme le disent quelques paysans, ils n’aient été vus poursuivant le gibier.

— Ou ajoute, mon seigneur comte, dit un autre, qu’on a vu Berchthold lui-même dans leur compagnie. Ses vêtements flottaient au gré des vents tandis qu’il courait ; il suivait le pas des chiens comme si ses membres avaient été aussi agiles que les leurs.

— Et le père Johan à ses talons, le capuchon sur les épaules et sa robe voltigeant comme un drapeau, par forme d’amusement religieux, ajouta le comte en riant. N’as-tu pas vu, radoteur, que les ossements décharnés du moine sont encore dans les ruines ?

Le paysan fut réduit au silence par le ton impérieux de son maître, mais il ne fut nullement convaincu. Un long silence s’ensuivit ; car cette petite comédie, jouée près du comte, n’avait pas le moins du monde distrait l’attention solennelle de la masse. Enfin, le gosier des chiens mystérieux s’ouvrit de nouveau, et les cris parurent être ceux d’une meute qui se précipite d’une forêt touffue dans une plaine. Au bout de quelques moments les cris se répétèrent, et l’on ne pouvait contester qu’ils vinssent de la bruyère découverte qui entourait le Tenfelstein. La crise devenant alarmante, grâces aux superstitions attachées à un tel lieu dans le commencement du seizième siècle, Emich lui-même chancelait, quoiqu’il eût une vague assurance de la folie qui portait à croire que des chiens vivants fussent conduits par le fantôme d’un forestier ; il y avait cependant tant de moyens de trancher cette difficulté lorsque le grand point de la chasse surnaturelle était admis, qu’il trouvait peu de soulagement dans cette objection. Descendant de la pierre sur laquelle il était monté, il était sur le point d’appeler les prêtres et Heinrich à ses côtés, quand un cri général s’éleva parmi les hommes, tandis que les femmes se précipitaient troupe autour d’Ulrike, qui s’agenouillait, ainsi que Lottchen et Meta, devant le grand crucifix de l’ancienne cour du couvent. En moins d’une minute Emich reprit sa première place sur la muraille en ruines, qui s’ébranla de ce choc impétueux.

— Que signifie ce tumulte irrespectueux ? demanda le comte en colère.

— La meute ! mon seigneur comte, la meute ! répondirent cinquante paysans qui respiraient à peine.

— Expliquez-moi ce que cela veut dire, Gottlob.

— Mon seigneur comte, nous avons vu les chiens sautant là-bas sur les limites de la montagne ; là, juste sur la même ligne que le Teufelstein. Je connais bien ces chers animaux, seigneur Emich, et, croyez-moi, ce sont bien les vieux favoris de Berchthold.

— Et Berchthold ! continuèrent un ou deux des plus amateurs du merveilleux. Nous avons vu le défunt forestier, noble Emich, bondir à la suite des chiens, comme s’il avait des ailes !

L’affaire devenait sérieuse, et le comte descendit lentement dans la cour, déterminé à l’examiner à fond.