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L’Heptaméron/La première journée

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PREMIÈRE JOURNÉE

En la Première Journée est un
recueil des mauvais tours que
les femmes ont faitz aux
hommes, & les hommes
aux femmes.


PREMIÈRE NOUVELLE


La femme d’un Procureur, après avoir été fort sollicitée de l’Evesque de Sées, le print pour son profit &, non plus contente de luy que de son mary, trouva façon d’avoir pour son plaisir le filz du Lieutenant-Général d’Alençon, qu’elle feit quelque temps après misérablement massacrer par son mary, lequel depuis, non obstant qu’il eut obtenu rémission de ce meurtre, fut envoyé aux galères avec un Invocateur nommé Galery, & le tout par la méchanceté de sa femme.


es Dames, j’ay esté si mal récompensé de mes longs services que, pour me venger d’Amour & de celle qui m’est si cruelle, je mectray peine de faire un recueil de tous les mauvais tours que les femmes ont faict aux pauvres hommes, & si ne diray rien que pure vérité :

En la ville d’Allençon, du vivant du Duc Charles, dernier Duc, y avoit un Procureur, nommé Sainct-Aignan qui avoit espouzé une Gentil-femme du païs plus belle que vertueuse, laquelle, pour sa beaulté & legièreté, fut fort poursuivye de l’Evesque de Sées, qui, pour parvenir à ses fins, entretint si bien le mary, que non seullement il ne s’apparceut du vice de sa femme & de l’Evesque, mais, qui plus est, luy feyt oblier l’affection qu’il avoit tousjours eue au service de ses Maistre & Maistresse, en sorte que, d’un loial serviteur, devint si contraire à eulx qu’il cercha à la fin des Invocateurs pour faire mourir la Duchesse. Or vesquit longuement cest Evesque avec ceste malheureuse femme, laquelle luy obéissoit plus par avarice que par amour, & aussi que son mary la sollicitoyt de l’entretenir, mais sy est-ce qu’il y avoit ung jeune homme en la ville d’Alençon, filz du Lieutenant général, lequel elle aymoit si fort qu’elle en estoit demye enragée, & souvent s’aidoyt de l’Evesque pour faire donner commission à son mary à fin de povoir veoir à son aise le filz du Lieutenant, nommé Du Mesnil. Ceste façon de vivre dura long temps qu’elle avoit pour son proffict l’Evesque & pour son plaisir le dict Du Mesnil, auquel elle juroit que toute la bonne chère qu’elle foisoyt à l’Evesque n’estoit que pour continuer la leur plus librement &, que quelque chose qu’il y eut, l’Evesque n’en avoyt eu que la parolle & qu’il povoit estre asseuré que jamais homme que luy n’en auroyt autre chose.

Ung jour que son mary s’en estoit allé devers l’Evesque, elle luy demanda congé d’aller aux champs, disant que l’air de la ville luy estoit contraire, &, quant elle fut en sa mestayrie, escripvit incontinant à Du Mesnil qu’il ne faillist la venir trouver environ dix heures du soir, ce que feyt le pauvre jeune homme ; mais à l’entrée de la porte trouva la Chamberière, qui avoit accoustumé de le faire entrer, laquelle luy dist :

« Mon amy, allez ailleurs, car vostre place est prinse. »

Et luy, pensant que le mary fut venu, luy demanda comme le tout alloyt. La pauvre femme, aiant pitié de luy, le voiant tant beau, jeune & honneste homme, aymer si fort & estre si peu aymé, luy déclaira la folye de sa maistresse, pensant que, quant il l’entendroit, cella le chastieroit d’aymer tant, & luy compta comme l’Evesque de Sées ne faisoyt que arriver & estoit couché avecq elle, chose à quoy elle ne se attendoyt pas, car il n’y devoit venir jusques au lendemain, mais, ayant retenu chez luy son mary, s’estoit desrobé de nuict pour la venir veoir secrètement. Qui fut bien desespéré, ce fut Du Mesnil, qui encores ne le povoyt du tout croyre & se cacha en une maison auprès & veilla jusques à trois heures après minuict, tant qu’il veit saillir l’Evesque de là dedans, non si bien desguisé qu’il ne le congneust plus qu’il ne le vouloyt.

Et en ce désespoir se retourna à Alençon, où bien tost sa meschante amye alla, qui, le cuydant abbuser, comme elle avoit accoustumé, vint parler à luy. Mais il luy dict qu’elle estoit trop saincte, aiant touché aux choses sacrées, pour parler à ung pécheur comme luy, duquel la repentance estoit si grande qu’il espéroit bien tost que le péché luy seroit pardonné. Quant elle entendit que son cas estoit descouvert & que excuse, jurement & promesse de plus n’y retourner n’y servoyt de rien, en feit la plaincte à son Evesque. Et, après avoir bien consulté la matière, vint ceste femme dire à son mary qu’elle ne povoyt plus demorer dans la ville d’Allençon, pour ce que le filz du Lieutenant, qu’il avoyt tant estimé de ses amys, la pourchassoit incessamment de son honneur, & le pria de se tenir à Argentan pour oster toute suspection. Le mary, qui se laissoyt gouverner par elle, s’y accorda, mais ilz ne furent pas longuement audict Argentan que ceste malheureuse manda audict Du Mesnil qu’il estoit le plus meschant homme du monde & qu’elle avoyt dict bien sçeu que publicquement il avoit dict mal d’elle & de l’Evesque de Sées, dont elle mectroit peyne de le faire repentir.

Ce jeune homme, qui n’en avoyt jamais parlé que à elle mesme & qui craingnoit d’estre mis en la malle grace de l’Evesque, s’en alla à Argentan avecq deux de ses serviteurs, & trouva sa Damoiselle à Vespres aux Jacobins. Il s’en vint agenoiller auprès d’elle & luy dist : « Ma dame, je viens icy pour vous jurer devant Dieu que je ne parlay jamais de vostre honneur à personne du monde que à vous mesme, & vous m’avez faict ung si meschant tour que je ne vous ay pas dict la moictyé des injures que vous méritez, &, s’il y a homme ou femme qui veuille dire que jamais j’en aye parlé, je suis icy venu pour l’en démentir devant vous. »

Elle, voiant que beaucoup de peuple estoit en l’église & qu’il estoit accompaigné de deux bons serviteurs, se contraingnit de parler le plus gratieusement qu’elle peut, luy disant qu’elle ne faisoit nulle doubte qu’il ne dist verité & qu’elle l’estimoit trop homme de bien pour dire mal de personne du monde, & encores moins d’elle qui luy portoit tant d’amityé ; mais que son mary en avoyt entendu des propos, par quoy elle le prioyt qu’il voulust dire devant luy qu’il n’en avoit poinct parlé & qu’il n’en croyoit riens, ce que luy accorda voluntiers &, pensant l’accompaigner à son logis, la print par dessoubs le bras, mais elle luy dist qu’il ne seroyt pas bon qu’il vint avecq elle & que son mary penseroit qu’elle luy feit porter ces parolles, &, en prenant ung de ses serviteurs par la manche de sa robbe, luy dist :

« Laissez-moy cestuy-cy &, incontinant qu’il sera temps, je vous envoiray quérir par luy ; mais, en actendant, allez vous reposer en vostre logis. »

Luy, qui ne se doubtoit poinct de la conspiration, s’y en alla.

Elle donna à soupper au serviteur qu’elle avoit retenu, qui luy demandoit souvent quand il seroit temps d’aller quérir son maistre ; elle luy respondoit toujours qu’il viendroyt assez tost. Et, quant il fut nuict, envoia ung de ses serviteurs secrètement quérir Du Mesnil, qui, ne se doubtant du mal que on luy préparoyt, s’en alla hardiment à la maison du dict Sainct-Aignan, auquel lieu la Damoiselle entretenoit son serviteur, de sorte qu’il n’en avoyt que ung avecq luy.

Et, quand il fut à l’entrée de la maison, le serviteur qui le menoyt luy dist que la Damoiselle vouloyt bien parler à luy avant son mary & qu’elle l’attendoyt en une chambre, où il n’y avoit que ung de ses serviteurs avecq elle, & qu’il feroyt bien de renvoier l’autre par la porte de devant, ce qu’il feit &, en montant ung petit degré obscur, le Procureur Sainct-Aignan, qui avoit mis des gens en embusche dans une garderobbe, commencea à oyr le bruict &, en demandant qu’est ce, luy fut dist que c’estoit ung homme qui vouloit secrètement entrer en sa maison.

À l’heure, ung nommé Thomas Guerin, qui faisoyt mestier d’estre meurdrier, lequel pour faire ceste exécution estoit loué du Procureur, vint donner tant de coups d’espée à ce pauvre jeune homme que, quelque desfence qu’il peust faire, ne se peut garder qu’il ne tombast mort entre leurs mains.

Le serviteur qui parloit à la Damoiselle luy dist :

« J’oy mon maistre qui parle en ce degré ; je m’en voys à luy. »

La Damoiselle le retint & luy dist :

« Ne vous soulciez, il viendra assez tost. »

Et, peu après, oiant que son maistre disoit :

« Je meurs & recommande à Dieu mon esprit ! », le voulut aller secourir ; mais elle le retint, luy disant :

« Ne vous soulciez ; mon mary le chastie de ses jeunesses ; allons veoir que c’est »; &, en s’appuyant dessus le bout du degré, demanda à son mary : « Et puys est il faict ? »

Lequel luy dist :

« Venez le veoir ; à ceste heure vous ay je vengée de cestuy là qui vous a tant faict de honte. » Et, en disant-cella, donna d’un poignard qu’il avoit dix ou douze coups dedans le ventre de celluy que vivant il n’eust osé assaillir.

Après que l’homicide fut faict & que les deux serviteurs du trespassé s’en furent fouyz pour en dire les nouvelles au pauvre père, pensant le dict Sainct-Aignan que la chose ne povoyt estre tenue secrette, regarda que les serviteurs du mort ne debvoient poinct estre creuz en tesmoignage & que nul en sa maison n’avoit veu le faict, sinon les meurdriers, une vieille Chamberière & une jeune fille de quinze ans. Voulut secrètement prendre la vieille, mais elle trouva façon d’eschapper hors de ses mains & s’en alla en franchise aux Jacobins, qui fut le plus seur tesmoing que l’on eut de ce meurtre. La jeune Chamberière demeura quelques jours en sa maison, mais il trouva façon de la faire suborner par un des meurdriers, & la mena à Paris au lieu publicq affin qu’elle ne fust plus creue en tesmoignaige. Et, pour celler son meurdre, feit brusler le corps du pauvre trespassé. Les os, qui ne furent consommez par le feu, les feict mectre dans du mortier là où il faisoit bastir en sa maison, & envoia à la Court en dilligence demander sa grâce, donnant à entendre qu’il avoyt plusieurs fois deffendu sa maison à ung personnaige dont il avoyt suspition qu’i pourchassoyt le deshonneur de sa femme, lequel, nonobstant sa defense, estoit venu de nuict en lieu suspect pour parler à elle, par quoy, le trouvant à l’entrée de sa chambre, plus remply de collère que de raison, l’auroit tué.

Mais il ne peut si tost faire despescher sa Lettre à la Chancellerie que le Duc & la Duchesse ne fussent par le pauvre père advertiz du cas, lesquelz, pour empescher ceste grâce, envoièrent au Chancelier. Ce malheureux, voiant qu’il ne la povoit obtenir, s’enfuyt en Angleterre, & sa femme avecq luy, & plusieurs de ses parens. Mais, avant partir, dist au meurdrier, qui à sa requeste avoit faict le coup, qu’il avoit veu Lectres expresses du Roy pour le prendre & faire mourir, mais, à cause des services qu’il luy avoit faictz, il luy vouloit saulver la vie, & luy donna dix escuz pour s’en aller hors du Royaulme, ce qu’il feit, & oncques puis ne fut trouvé.

Ce meurdre icy fut si bien parvériffié par les serviteurs du trespassé, que par la Chamberière, qui s’estoit retirée aux Jacobins, & par les oz qui furent trouvez dedans le mortier, que le procès fut faict & parfaict en l’absence de Sainct-Aignan & de sa femme. Ils furent jugés par contumace & condemnez tous deux à la mort, leurs biens confisquez au Prince, & quinze cens escuz au père pour les fraiz du procès.

Le dict Sainct-Aignan, estant en Angleterre, voiant que par la Justice il estoit mort en France, feit tant, par son service envers plusieurs grands Seigneurs & par la faveur des parents de sa femme, que le Roy d’Angleterre feit requeste au Roy de luy vouloir donner sa grace & le remectre en ses biens & honneurs. Mais le Roy, ayant entendu le villain & énorme cas, envoya le procès au Roy d’Angleterre, le priant de regarder si c’estoit cas qui meritast grâce, luy disant que le Duc d’Allençon avoit seul ce privilleige en son Roiaulme de donner grâce en sa Duché. Mais, pour toutes ses excuses, n’appaisa poinct le Roy d’Angleterre, lequel le prochassa si très instamment que à la fin le Procureur l’eust à sa requeste & retourna en sa maison, où, pour parachever sa meschanceté, s’accoincta d’un Invocateur nommé Gallery, espérant que par son art il seroit exempt de paier les quinze cens escuz au père du trespassé.

Et pour à ceste fin s’en allèrent à Paris desguisés, sa femme & luy, &, voiant sa dicte femme qu’il estoyt si longuement enfermé en une chambre avecq le dict Gallery & qu’il ne luy disoit poinct la raison pour quoy, ung matin elle l’espia & veid que le dict Gallery luy monstroit cinq ymaiges de boys, dont les trois avoient les mains pendantes, & les deux levées contremont, &, parlant au Procureur :

« Il nous fault faire de telles ymaiges de cire que ceulx-ci, & celles qui auront les bras pendans, ce seront ceulx que nous ferons mourir, & ceulx qui les ont eslevées seront ceulx dont vous vouldrez avoir la bonne grâce & amour. »

Et le Procureur disoit : « Ceste cy sera pour le Roy de qui je veulx estre aimé, & ceste cy pour mon seigneur le Chancellier d’Allençon Brinon. »

Gallery luy dist :

« Il faut mectre ces ymaiges soubz l’autel, où ilz orront leur messe, avecq des parolles que je vous feray dire à l’heure. »

Et, en parlant de ceulx qui avoyent les bras baissez, dist le Procureur que l’une estoit Maistre Gilles Du Mesnil, père du trepassé, car il sçavoit bien que, tant qu’il vivroit, il ne cesseroyt de le poursuivre, & une des femmes qui avoyt les mains pendantes estoyt Ma Dame la Duchesse d’Allençon, seur du Roy, parce qu’elle aymoit tant ce viel serviteur & avoit en tant d’autres choses congneu sa meschanceté que, si elle ne mouroyt, il ne pouvoit vivre. La seconde femme, aiant les bras pendans, estoit sa femme, laquelle estoit cause de tout son mal, & se tenoit seur que jamays ne s’amenderoit de sa meschante vie.

Quant sa femme, qui voyoit tout par le pertuis de la porte, entendit qu’il la mectoit au rang des trespassez, se pensa qu’elle le y envoiroit le premier, &, faingnant d’aller empruncter de l’argent à ung sien oncle, nommé Neaufle, Maistre des Requestes du Duc d’Alençon, luy va compter ce qu’elle avoyt veu & oy de son mary. Le dict Neaufle, comme bon viellard serviteur, s’en alla au Chancellier d’Alençon & luy racompta toute l’histoire.

Et, pour ce que le Duc & la Duchesse d’Allençon n’estoient pour le jour à la Cour, le dict Chancellier alla compter ce cas estrange à Ma Dame la Régente, mère du Roy & de la dicte Duchesse, qui soubdainement envoya quérir le Prévost de Paris, nommé La Barre, lequel feit si bonne dilligence qu’il print le Procureur & Gallery, son Invocateur, lesquelz, sans genne ne contraincte, confessèrent librement le debte, & fut leur procès faict & rapporté au Roy. Quelques uns, voulans saulver leurs vies, luy dirent qu’ilz ne serchoient que sa bonne grace par leurs enchantemens ; mais le Roy, ayant la vie de sa seur aussy chère que la sienne, commanda que l’on donnast la sentence telle que s’ilz eussent attempté à sa personne propre.

Toutesfois, sa sœur, la Duchesse d’Alençon, le supplia que la vie fut saulve audict Procureur & commuer sa mort en quelque peyne cruelle, ce que luy fut octroyé, & furent envoiez luy & Gallery à Marseilles, aux gallères de Sainct-Blanchart, où ilz finèrent leurs jours en grande captivité & eurent loisir de recongnoistre la gravité de leurs péchez ; & la mauvaise femme, en l’absence de son mary, continua son péché plus que jamais & mourut misérablement.

« Je vous suplie, mes Dames, regardez quel mal il vient d’une meschante femme, & combien de maulx se feirent pour le péché de ceste cy. Vous trouverez que, depuis que Eve feit pécher Adam, toutes les femmes ont prins possession de tormenter, tuer & damner les hommes. Quant est de moy, j’en ay tant expérimenté la cruaulté que je ne pense jamais mourir ny estre damné que par le désespoir en quoy une m’a mys, & suis encore si fol qu’il faut que je confesse que cest Enfer là m’est plus plaisant venant de sa main que le Paradis donné de celle d’une autre.»

Parlamente, faingnant de n’entendre poinct que ce fut pour elle qu’il tenoyt tel propos, luy dist :

« Puisque l’Enfer est aussy plaisant que vous dictes, vous ne debvez craindre le diable qui vous y a mis. »

Mais il luy respondit en collère :

« Si mon diable devenoit aussi noir qu’il m’a esté mauvays, il feroit autant de paour à la compaignie que je prends de plaisir à la regarder ; mais le feu de l’amour me fait oblier celluy de cest enfer. Et, pour n’en parler plus avant, je donne ma voix à Madame Oisille pour dire la seconde Nouvelle, & suis seur que, si elle vouloyt dire des femmes ce qu’elle en sçait, elle favoriseroit mon opinion. »

À l’heure, toute la compaignye se tourna vers elle, la priant vouloir commencer, ce qu’elle accepta, & en riant, commencea à dire :

« Il me semble, mes Dames, que celluy qui m’a donné sa voix a tant dict de mal des femmes par une histoire véritable d’une malheureuse que je doibtz remémorer tous mes vielz ans pour en trouver une dont la vertu puisse desmentir sa mauvaise opinion, &, pour ce qu’il m’en est venu une au devant digne de n’estre mise en obly, je la vous vois compter :


DEUXIESME NOUVELLE


Une Muletière d’Amboyse aima mieus cruellement mourir de la main de son valet que de consentir à sa méchante volonté.


n la ville d’Amboise y avoit ung Mulletier qui servoit la Roine de Navarre, seur du Roy François, premier de ce nom, laquelle estoyt à Bloys accouchée d’un filz, auquel lieu estoit allé le dict Mulletier pour estre paié de son quartier, & sa femme demoura au dict Amboise logée delà les pontz.

Or y avoit il long temps que ung varlet de son mary l’aymoit si desespérement que ung jour il ne se peut tenir de luy en parler, mais elle, qui estoit si vraie femme de bien, le reprint si aigrement, le menassant de le faire battre & chasser à son mary, que depuis il ne luy osa tenir propos ne faire semblant, & garda ce feu couvert en son cueur jusques au jour que son maistre estoit allé dehors & sa maistresse à Vespres à Sainct-Florentin, église du chasteau fort, loing de leur maison.

Estant demoré seul, luy vint en fantaisye qu’il pourroit avoir par force ce que par nulle prière ne service n’avoit peu acquérir, & rompit ung ais, qui estoit entre la chambre où il couchoit & celle de sa maistresse ; mais, à cause que le rideau, tant du lict de son maistre & d’elle que des serviteurs de l’autre cousté, couvroyt les murailles si bien que l’on ne povoit veoir l’ouverture qu’il avoyt faicte, ne fut poinct sa malice apparçeue jusques ad ce que sa maistresse fut couchée avecq une petite garse de unze à douze ans.

Ainsy que la pauvre femme estoit à son premier sommeil, entra le varlet, par l’ais qu’il avoit rompu, dedans son lict, tout en chemise, l’espée nue en sa main, mais, aussy tost qu’elle le sentit près d’elle, saillit dehors du lict, en luy faisant toutes les remontrances qu’il fut possible à femme de bien. Et luy, qui n’avoit amour que bestialle, qui eut mieulx entendu le langaige des mulletz que ses honnestes raisons, se montra plus bestial que les bestes avecq lesquelles il avoit esté long temps, car, en voyant qu’elle couroyt si tost à l’entour d’une table & qu’il ne la povoit prendre, & qu’elle estoit si forte que par deux fois elle s’estoit défaicte de luy, desespéré de jamais ne la povoir ravoir vive, luy donna si grand coup d’espée par les reings, pensant que, si la paour & la force ne l’avoyt peu faire rendre, la douleur le feroyt.

Mais ce fut au contraire, car, tout ainsy que ung bon Gendarme, quand il veoit son sang, est plus eschauffé à se venger de ses ennemis & acquérir honneur, ainsy son chaste cueur se renforcea doublement à courir & fuyr des mains de ce malheureux, en luy tenant les meilleurs propos qu’elle povoyt, pour cuider par quelque moien le réduire à congnoistre ses faultes. Mais il estoit si embrassé de fureur qu’il n’y avoit en luy lieu pour recepvoir nul bon cousté, & luy redonna encore plusieurs coups, pour lesquelz éviter, tant que les jambes la peurent porter, couroit tousjours.

Et, quant, à force de perdre son sang, elle senteit qu’elle approchoit de la mort, levant les oeilz au ciel & joingnant les mains, rendit graces à son Dieu, lequel elle nommoyt sa force, sa vertu, sa patience & chasteté, luy supplyant prendre en gré le sang qui, pour garder son commandement, estoit respendu en la révérence de celluy de son Filz, auquel elle croyoit fermement tous ses pechez estre lavez & effacez de la mémoire de son ire, &, en disant : « Seigneur, recepvez l’ame qui, par vostre bonté, a esté racheptée », tumba en terre sur le visaige, où ce meschant luy donna plusieurs coups, &, après qu’elle eut perdu la parolle & la force du corps, ce malheureux print par force celle qui n’avoit plus de deffense en elle, &, quant il eut satisfaict à sa meschante concupiscence, s’en fouyt si hastivement que jamais depuis, quelque poursuicte que on en ayt faicte, n’a peu estre retrouvé.

La jeune fille, qui estoit couchée avecq la Mulletière, pour la paour qu’elle avoit eue, s’estoyt cachée soubz le lict, mais, voiant que l’homme estoit dehors, vint à sa maistresse & la trouva sans parolle ne mouvement ; crya par la fenestre aux voisins pour la venir secourir, & ceulx, qui l’aymoient & estimoient autant que femme de la Ville, vindrent incontinant à elle & amenèrent avecq eulx des Cirurgiens, lesquelz trouvèrent qu’elle avoyt vingt cinq plaies mortelles sur son corps & feirent ce qu’ilz peurent pour luy ayder, mais il leur fut impossible.

Toutesfois elle languit encores une heure sans parler, faisant signe des oeilz & des mains, en quoy elle monstroit n’avoir perdu l’entendement. Estant interrogée par ung homme d’Ésglise de la foy en quoy elle mouroit, de l’espérance de son salut par Jhesucrist seul, respondoit par signes si évidens que la parolle n’eut sçeu mieulx monstrer son intention, & ainsy, avecq un visaige joyeulx, les oielz eslevez au ciel, rendit ce chaste corps son ame à son Créateur.

Et, si tost qu’elle fut levée & ensevelye, le corps mis à sa porte, actendant la compaignie pour son enterrement, arriva son pauvre mary, qui veid premier le corps de sa femme mort devant sa maison qu’il n’en avoit sçeu les nouvelles &, s’enquérant de l’occasion, eut double occasion de faire deuil, ce qu’il feit de telle sorte qu’il y cuida laysser la vye.

Ainsy fut enterrée ceste martire de chasteté en l’église de Sainct-Florentin, où toutes les femmes de bien de la Ville ne faillirent à faire leur debvoir de l’honorer autant qu’il estoit possible, se tenans bien heureuses d’estre de la ville où une femme si vertueuse avoyt esté trouvée. Les folles & legières, voyans l’honneur que l’on faisoit à ce corps, se delibérèrent de changer leur vye en myeulx.

« Voylà, mes Dames, une histoire véritable qui doibt bien augmenter le cueur à garder ceste belle vertu de chasteté, &, nous, qui sommes de bonnes Maisons, devrions morir de honte de sentir en nostre cueur la mondanité pour laquelle éviter une pauvre Mulletière n’a poinct crainct une si cruelle mort, & telle s’estime femme de bien qui n’a pas encore sçeu comme ceste cy résister jusques au sang. Par quoy se fault humillier, car les graces de Dieu ne se donnent poinct aux hommes pour leurs noblesses & richesses, mais selon qu’il plaist à sa bonté, qui n’est poinct accepteur de personne, lequel eslit ce qu’il veult ; car ce qu’il a esleu l’honore de ses vertuz, & souvent eslit les choses basses pour confondre celles que le Monde estime haultes & honnorables, comme luy mesmes dict :

« Ne nous resjouissous de nos vertuz, mais en ce que nous sommes escriptz au livre de vie, duquel ne nous peult effacer Mort, Enfer ne Péché. »

Il n’y eut Dame en la compaignye qui n’eût la larme à l’oeil pour la compassion de ceste piteuse & glorieuse mort de ceste Mulletière. Chascune pensa en elle mesme que, si la fortune leur advenoit pareille, mectroit peine de l’ensuivre en son martire, &, voiant ma Dame Oisille que le temps se perdoit parmy les louanges de ceste trespassée, dist à Saffredent :

« Si vous ne dictes quelque chose pour faire rire la compaignye, je ne sçay nulle d’entre vous qui peust rabiller à la faulte que j’ay faicte de la faire pleurer, par quoy je vous donne ma voix pour dire la tierce Nouvelle. »

Saffredent, qui eut bien desiré pouvoir dire quelque chose qui bien eust esté agréable à la compaignye & sur toutes à une, dist qu’on luy tenoit tort, veu qu’il y en avoit de plus antiens expérimentez que luy qui devoient parler premier que luy, mais, puisque son sort estoit tel, il en aymoyt mieulx s’en despescher, car plus il y en avoyt de bien parlans, & plus son compte seroyt trouvé mauvays.


TROISIESME NOUVELLE


La Royne de Naples joua la vengence du tort que luy tenoit le Roy Alphonse, son mary, avec un Gentilhomme duquel il entretenoit la femme, & dura cette amityé toute leur vie, sans que jamais le Roy en eut aucun soupçon.


our ce, mes Dames, que je me suis souvent soubzhaicté compaignon de la fortune de celuy dont je vois faire le compte, je vous diray que en la ville de Naples, du temps du Roy Alphonse, duquel la lasciveté estoit le sceptre de son Royaulme, y avoit ung Gentil-homme tant honneste, beau & agréable, que pour ses perfections ung viel Gentil-homme luy donna sa fille, laquelle en beaulté & bonne grace ne debvoit rien à son mary. L’amitié fut grande entre eulx deux jusques à ung carneval que le Roy alla en masque parmy les maisons, où chascun s’efforçoit de luy faire le meilleur racueil
qu’il estoit possible, &, quand il vint en celle de

ce Gentil homme, fut traicté trop mieulx que en nul autre lieu, tant de confitures, de chantres, de musicque & de la plus belle femme que le Roy avoit point à son gré veue, &, à la fin du festin, avecq son mary dist une chanson de si bonne grace que sa beaulté en augmentoit. Le Roy, voiant tant de perfections en ung corps, ne print pas tant de plaisir au doux accord de son mary & d’elle qu’il feit à penser comme il le pourroit rompre, & la difficulté qu’il en faisoit estoit la grande amytié qu’il voioyt entre eulx deux, par quoy il porta en son cueur ceste passion la plus couverte qu’il luy fust possible. Mais, pour la soulaiger en partie, faisoit force festins à tous les Seigneurs & Dames de Naples, où le Gentil homme & sa femme n’estoient pas obliez. Pource que l’homme croit voluntiers ce qu’il veut, il luy sembloit que les oeilz de ceste Dame luy promectoient quelque bien advenir, si la présence du mary n’y donnoit empeschement, &, pour essayer si sa pensée estoit véritable, donna la commission au mary de faire un voyage à Rome pour quinze jours ou trois sepmaines. Et, si tost qu’il fut dehors, sa femme, qui ne l’avoit encores loing perdu de veue, en feit ung fort grand deuil, dont elle fut reconfortée par le Roy le plus souvent qu’il luy fut possible, par ses doulces persuasions, par présens & par dons, de sorte qu’elle fut non seulement consolée, mais comptante de l’absence de son mary, &, avant les trois sepmaines qu’il devoit retourner, fut si amoreuse du Roy qu’elle estoit aussy ennuyée du retour de son mary qu’elle avoit esté de son allée. Et, pour ne perdre la présence du Roy, accordèrent ensemble que, quant le mary iroyt en ses maisons aux champs, elle le feroit sçavoir au Roy, lequel la pourroit seurement aller veoir & si secrètement que l’honneur, qu’elle craingnoit plus que la conscience, n’en seroit poinct blessé.

En ceste espérance là se tint fort joyeuse ceste Dame &, quant son mary arriva, luy feit si bon recueil que, combien qu’il eust entendu que en son absence le Roy la serchoit, si ne peut avoir soupson. Mais par longueur de temps ce feu, tant difficile à couvrir, se commença puis après à monstrer, en sorte que le mary se doubta bien fort de la vérité & feit si bon guet qu’il en fut presque asseuré ; mais, pour la craincte qu’il avoit que celuy qui luy faisoit injure luy feist pis s’il en faisoit semblant, se délibéra de le dissimuler, car il estimoit meilleur vivre avecq quelque fascherie que de hazarder sa vie pour une femme qui n’avoyt poinct d’amour.

Toutesfois, en ce despit, délibéra le rendre s’il luy estoit possible &, sçachant que souvent le despit faict faire à une femme plus que l’amour, principallement à celles qui ont le cueur grand & honnorable, print la hardiesse ung jour, en parlant à la Royne, de luy dire qu’il avoit grande pitié d’ont elle n’estoit autrement aymée du Roy son mary.

La Royne, qui avoit oy parler de l’amour du Roy & de sa femme, luy dist : « Je ne puis pas avoir l’honneur & le plaisir ensemble. Je sçay bien que j’ay l’honneur dont une aultre reçoit le plaisir ; aussi celle qui a le plaisir n’a pas l’honneur que j’ay. »

Luy, qui entendoyt bien pour qui ces parolles estoient dictes, luy respondit : « Ma Dame, l’honneur est né avecq vous, car vous estes de si bonne Maison que, pour estre Royne ou Emperière, ne sçauriez augmenter vostre noblesse ; mais vostre beaulté, grace & honnesteté, a tant mérité de plaisir que celle qui vous en oste ce qui vous appartient se fait plus de tort que à vous, car, pour une gloire qui luy tourne à honte, elle pert autant de plaisir que vous ne Dame de ce Royaulme ne sçauriez avoir, & vous puis dire, ma Dame, que, si le Roy avoyt mis sa couronne hors de dessus sa teste, qu’il n’auroit nul adventaige sur moy de contenter une Dame, estant seur que, pour satisfaire à une si honneste personne que vous, il devroyt vouloir avoir changé sa complexion à la myenne. »

La Royne en riant luy respondit : « Combien que le Roy soyt de plus délicate complexion que vous, si est ce que l’amour qu’il me porte me contente tant que je la préfère à toute aultre chose. »

Le Gentil homme luy dit : « Ma Dame, s’il estoit ainsy, vous ne me feriez poinct de pitié, car je sçay bien que l’honneste amour de vostre cueur vous rendroit très contante s’il trouvoyt en celuy du Roy pareil amour, mais Dieu vous en a bien gardée, à fin que, ne trouvant en luy ce que vous demandez, vous n’en fissiez vostre Dieu en terre.

— Je vous confesse, » dist la Royne, « que l’amour que je luy porte est si grande que en nul aultre cueur que au mien ne se peult trouver la semblable.

— Pardonnez moy, ma Dame, » luy dist le Gentil homme ; « vous n’avez pas bien sondé l’amour de tous les cueurs, car je vous ose bien dire que tel vous ayme de qui l’amour est si grande & importable que la vostre auprès de la sienne ne se monstreroit rien, &, d’autant qu’il veoit l’amour du Roy faillye en vous, la sienne croist & augmente de telle sorte que, si vous l’avez pour agréable, vous serez récompensée de toutes vos pertes. »

La Royne commencea, tant par ces parolles que par sa contenance, à congnoistre que ce qu’il disoit proceddoit du profond du cueur & va remémorer que long temps avoit il serchoit de luy faire service par telle affection qu’il en estoyt devenu mélencolicque, ce qu’elle avoyt paravant pensé venir à l’occasion de sa femme, mais maintenant croioit elle fermement que c’estoit pour l’amour d’elle, & aussy la vertu d’Amour, qui se faict sentir quant elle n’est poinct faincte, la rendit certaine de ce qui estoit caché à tout le monde. Et en regardant le Gentil-homme, qui estoyt trop plus amyable que son mary, voyant qu’il estoyt delaissé de sa femme comme elle du Roy, pressée du despit & jalousie de son mary & incitée de l’amour du Gentil homme, commença à dire, la larme à l’oeil en souspirant : « Ô mon Dieu ! faut il que la vengeance gaigne sur moy ce que nul amour n’a sçeu faire ! »

Le Gentil homme, bien entendant ce propos, luy respondit :

« Ma Dame, la vengeance est doulce qui, en lieu de tuer l’ennemy, donne vie à un parfaict amy. Il me semble qu’il est temps que la vérité vous oste la sotte amour que vous portez à celluy qui ne vous aime poinct, & l’amour juste & raisonnable chasse hors de vous la craincte, qui jamais ne peut demeurer en un cueur grand & vertueux. Or sus, ma Dame, mectons à part la grandeur de vostre estat, & regardons que nous sommes l’homme & la femme de ce monde les plus trompez, trahis & mocquez de ceulx que nous avons plus parfaictement aimez. Revenchons nous, ma Dame, non tant pour leur rendre ce qu’ilz méritent que pour satisfaire à l’amour qui, de mon costé, ne se peut plus porter sans morir. Et je pense que, si vous n’avez le cueur plus dur que nul caillou ou dyamant, il est impossible que vous ne sentiez quelque estincelle du feu qui croist tant plus que je le veulx dissimuler. Et, si la pitié de moy, qui meurs pour l’amour de vous, ne vous incite à m’aimer, au moins celle de vous mesme vous y doit contraindre, qui estes si parfaicte que vous méritez avoir les cueurs de tous les honnestes hommes du monde, & estes desprisée & délaissée de celuy pour qui vous avez dédaigné tous les aultres. »

La Royne, oyant ces parolles, fut si transportée que, de paour de monstrer par sa contenance le troublement de son esprit, s’appuyant sur le bras du Gentil homme, s’en alla en ung jardin près de sa chambre, où longuement se promena sans luy povoir dire mot. Mais le Gentil-homme, la voyant demy vaincue, quand il fut au bout de l’allée où nul ne les povoit veoir, luy déclara par effect l’amour que si long temps il luy avoit cellée, &, se trouvans tous deux d’un consentement, jouèrent la vengeance dont la passion avoyt esté importable, & là délibérèrent que, toutes les foys que le mary iroyt en son villaige & le Roy de son chasteau en la ville, il retourneroit au chasteau vers la Royne. Ainsi, trompans les trompeurs, ilz seroient quatre participans au plaisir que deux cuydoient avoir tous seuls.

L’accord faict, s’en retournèrent, la Dame en sa chambre & le Gentil homme en sa maison, avecq tel contentement qu’ils avoient obliez tous leurs ennuiz passez. Et la craincte que chascun avoit de l’assemblée du Roy & de la Damoiselle estoit tournée en desir, qui faisoit aller le Gentil homme plus souvent qu’il n’avoit accoustumé en son villaige, lequel n’estoit que à demye lieue. Et si tost que le Roy le sçavoit, il ne failloit d’aller veoir la Damoiselle, & le Gentil homme, quant la nuict estoyt venue, alloit au chasteau, devers la Royne, faire l’office de Lieutenant de Roy, si secrettement que jamais personne ne s’en apperçeut.

Ceste vie dura bien longuement ; mais le Roy, pour estre personne publique, ne pouvoit si bien dissimuller son amour que tout le monde ne s’en apperceust, & avoient tous les gens de bien grand pitié du Gentil homme, car plusieurs mauvais garsons luy faisoient des cornes par derrière en signe de mocquerie, dont il s’appercevoyt bien. Mais ceste mocquerie luy plaisoit tant qu’il estimoit autant ses cornes que la couronne du Roy, lequel, avec la femme du Gentil homme, ne se peurent un jour tenir, voyant une teste de cerf qui estoit eslevée en la maison du Gentil homme, de se prendre à rire devant luy mesmes, en disant que ceste teste estoit bien séante en ceste maison. Le Gentil homme, qui n’avoit le cueur moins bon que luy, va faire escrire sur ceste teste :

Io porto le corna, ciascun lo vede,
Ma tal le porta che no lo crede.

Le Roy retournant en sa maison, qui trouva cest escriteau nouvellement mis, demanda au Gentil homme la signification, lequel lui dist : « Si le secret du Roy est caché au serf, ce n’est pas raison que celluy du serf soit déclaré au Roy ; mais contentez vous que tous ceulx qui portent cornes n’ont pas le bonnet hors de la teste, car elles sont si doulces qu’elles ne descoiffent personne, & celluy les porte plus legièrement qui ne les cuyde pas avoir. »

Le Roy congneut bien par ces parolles qu’il sçavoit quelque chose de son affaire, mais jamais n’eust soupsonné l’amitié de la Royne & de luy, car, tant plus la Royne estoit contente de la vie que son mary menoit & plus faingnoit d’en estre marrye, par quoy vesquirent longuement, d’un costé & d’autre, en ceste amityé, jusques à ce que la vieillesse y meist ordre.

« Voylà, mes Dames, une histoire que voluntiers je vous monstre icy pour exemple, à fin que, quand vos mariz vous donneront des cornes de chevreul, vous leur en donniez de cerf. »

Ennasuite commença à dire en riant : « Saffredent, je suis toute asseurée que, si vous aimez autant que autres fois vous avez faict, vous endureriez cornes aussi grandes que ung chesne pour en rendre une à vostre fantaisye ; mais, maintenant que les cheveux vous blanchissent, il est temps de donner trèves à voz desirs.

— Ma Damoiselle, » dist Saffredent, « combien que l’espérance m’en soyt ostée par celle que j’ayme, & la fureur par l’aage, si n’en sçaurois diminuer la volunté. Mais, puis que vous m’avez reprins d’un si honneste desir, je vous donne ma voix à dire la quatriesme Nouvelle, à ceste fin que nous voyons si par quelque exemple vous m’en pourriez desmentir. »

Il est vray que, durant ce propos, ung de la compaignye se print bien fort à rire, sçachant que celle qui prenoit les parolles de Saffredent à son advantaige n’estoit pas tant aymée de luy qu’il en eust voulu souffrir cornes, honte ou dommaige. Et, quand Saffredent apperçeut que celle qui ryoit l’entendoit, il s’en tint très content & se teut pour laisser dire Ennasuite, laquelle commença ainsy :

« Mes Dames, affin que Saffredent & toute la compaignye congnoisse que toutes Dames ne sont pas semblables à la Royne de laquelle il a parlé & que tous les folz & hazardeurs ne viennent pas à leur fin, & aussi pour ne celler l’opinion d’une Dame qui jugea le despit d’avoir failli à son entreprinse pire à porter que la mort, je vous racompteray une histoire, en laquelle je ne nommeray les personnes, pour ce que c’est de si fresche mémoire que j’aurois paour de desplaire à quelcuns des parens bien proches :


QUATRIESME NOUVELLE


Un jeune Gentil homme, voyant une Dame de la meilleure Maison de Flandres, sœur de son Maistre, veuve de son premier & second mary & femme fort délibérée, voulut sonder si les propos d’une honneste amityé luy déplairoyent ; mais, ayant trouvé réponse contraire à sa contenance, essaya la prendre par force, à laquelle résista fort bien, &, sans jamais faire semblant des dessins & effors du Gentil homme, par le conseil de sa Dame d’honneur s’éloingna petit à petit de la bonne chère qu’elle avoit accoutumé luy faire. Ainsy, par sa fole outrecuidance, perdit l’honneste & commune fréquentation qu’il avoit plus que nul autre avec elle.


l y avoyt au païs de Flandres une Dame de si bonne Maison, qu’il n’en estoit poinct de meilleure, vefve de son premier & second mary, desquelz n’avoyt eu nulz enfans vivans. Durant sa viduité, se retira avecq ung sien frère dont elle estoit fort aymée, lequel estoit fort grand Seigneur & mary d’une fille de Roy. Ce jeune Prince estoit homme fort subgect à son plaisir, aymant chasse, passetemps & dames, comme la jeunesse le requéroyt, & avoyt une femme fort fascheuse, à laquelle les passetemps du mary ne plaisoient poinct ; par quoy le Seigneur menoit tousjours avecq sa femme sa seur, qui estoyt la plus joyeuse & meilleure compaignie qu’il estoit possible, toutesfois saige & femme de bien.

Il y avoyt en la Maison de ce Seigneur ung Gentil homme, dont la grandeur, beaulté & bonne grace passoit celle de tous ses compaignons. Ce Gentil homme, voyant la seur de son Maistre femme joyeuse & qui ryoit voluntiers, pensa qu’il essaieroyt pour veoir si les propos d’une honneste amityé luy desplairoient, ce qu’il feit ; mais il trouva en elle response contraire à sa contenance. Et, combien que sa response fust telle qu’il appartenoyt à une Princesse & vraye femme de bien, si est ce que, le voyant tant beau & honneste comme il estoit, elle luy pardonna aisément sa grande audace & monstroit bien qu’elle ne prenoit point desplaisir quand il parloit à elle, en luy disant souvent qu’il ne tinst plus de tels propos ; ce qu’il lui promist, pour ne perdre l’aise & honneur qu’il avoyt de l’entretenir.

Toutesfois à la longue augmenta si fort son affection qu’il oblia la promesse qu’il luy avoit faicte ; non qu’il entreprint de se hazarder par parolles, car il avoit, trop contre son gré, expérimenté les saiges responses qu’elle sçavoit faire. Mais il pensa que, s’il la povoit trouver en lieu à son advantaige, elle qui estoit vefve, jeune & en bon poinct & de fort bonne complexion, prandroyt peult estre pitié de luy & d’elle ensemble.

Pour venir à ses fins, dist à son Maistre qu’il avoyt auprès de sa maison fort belle chasse & que, sy luy plaisoit y aller prandre trois ou quatre cerfs au mois de may, il n’avoit poinct veu plus beau passetemps. Le Seigneur, tant pour l’amour qu’il portoit à ce Gentil homme que pour le plaisir de la chasse, luy octroya sa requeste & alla en sa maison, qui estoit belle & bien en ordre, comme du plus riche Gentil homme qui fust au pays. Et logea le Seigneur & la Dame en ung corps de maison, & en l’autre vis à vis celle qu’il aymoit plus que luy mesmes, la chambre de laquelle il avoit si bien accoustrée, tapissée par le hault & si bien nattée qu’il estoit impossible de s’appercevoir d’une trappe qui estoit en la ruelle de son lict, laquelle descendoit en celle où logeoit sa mère, qui estoit une vieille Dame ung peu caterreuse &, pource qu’elle avoit la toux, craignant faire bruict à la Princesse qui logeoit sur elle, changea de chambre à celle de son filz. Et les soirs ceste vieille Dame portoit des confitures à ceste Princesse pour sa collation, à quoy assistoyt le Gentil homme, qui, pour estre fort aymé & privé de son frère, n’estoit refusé d’estre à son habiller & deshabiller, où tousjours il voyoit occasion d’augmenter son affection.

En sorte que ung soir, après qu’il eut faict veiller ceste Princesse si tard que le sommeil qu’elle avoyt le chassa de la chambre, s’en alla à la sienne. Et, quand il eut prins la plus gorgiase & mieulx parfumée de toutes ses chemises, & ung bonnet de nuict tant bien accoustré qu’il n’y falloit rien, luy sembla bien, en soy mirant, qu’il n’y avoit Dame en ce monde qui sçeut refuser sa beaulté & bonne grace. Par quoy, se promectant à luy mesmes heureuse yssue de son entreprinse, s’en alla mettre en son lict, où il n’espéroit faire long séjour pour le desir & seur espoir qu’il avoit d’en acquérir ung plus honorable & plaisant. Et, si tost qu’il eut envoyé tous ses gens dehors, se leva pour fermer la porte après eulx. Et longuement escouta si en la chambre de la Princesse, qui estoit dessus, y avoit aucun bruict &, quand il se peut asseurer que tout estoit en repos, il voulut commencer son doulx travail, & peu à peu abbatit la trappe, qui estoit si bien faicte & accoustrée de drap qu’il ne feit un seul bruict, & par la monta à la chambre & ruelle du lict de sa Dame, qui commençoit à dormyr.

À l’heure, sans avoir regard à l’obligation qu’il avoit à sa Maistresse, ny à la Maison d’où estoit la Dame, sans luy demander congié ne faire la révérence, se coucha auprès d’elle, qui le sentit plus tost entre ses bras qu’elle n’apperçeut sa venue. Mais elle, qui estoit forte, se desfit de ses mains, en luy demandant qui il estoit, se meit à le frapper, mordre & esgratigner, de sorte qu’il fut contrainct, pour la paour qu’il eut qu’elle appellast, luy fermer la bouche de la couverture ; ce que luy fut impossible de faire, car, quand elle veid qu’il n’espargnoit riens de toutes ses forces pour luy faire une honte, elle n’espargna rien des siennes pour l’en engarder & appella tant qu’elle peut sa Dame d’honneur, qui couchoit en sa chambre, ancienne & saige femme autant qu’il en estoit poinct, laquelle tout en chemise courut à sa Maistresse.

Et, quand le Gentil homme veid qu’il estoit descouvert, eut si grand paour d’estre cogneu de sa Dame que le plus tost qu’il peut descendit par sa trappe &, autant qu’il avoit eu de desir & d’assurance d’estre bien venu, autant estoit il desespéré de s’en retourner en si mauvais estat. Il trouva son mirouer & sa chandelle sur sa table, &, regardant son visaige tout sanglant d’esgratigneures & morsures qu’elle luy avoyt faictes, dont le sang sailloit sur sa belle chemise qui estoit plus sanglante que dorée, commença à dire : « Beaulté, tu as maintenant loyer de ton mérite, car, par ta vaine promesse, j’entreprins une chose impossible & qui peut estre, en lieu d’augmenter mon contentement, est redoublement de mon malheur, estant asseuré que, si elle sçait que, contre la promesse que je luy ay faicte, j’ay entreprins ceste follie, je perderay l’honneste & commune fréquentation que j’ay plus que nul autre avecq elle, ce que ma gloire a bien deservy, car, pour faire valoir ma beaulté & bonne grace, je ne la devois pas cacher en ténèbres pour gaingner l’amour de son cueur ; je ne devois pas essayer à prendre par force son chaste corps, mais debvois, par long service & humble patience, attendre que Amour en fût victorieux, pour ce que sans luy n’ont pouvoir toute la vertu & puissance de l’homme. » Ainsy passa la nuict en tels pleurs, regretz & douleurs qui ne se peuvent racompter, & au matin, voiant son visaige si déchiré, feit semblant d’estre fort mallade & de ne pouvoir veoir la lumière jusques ad ce que la compaignie feust hors de sa maison.

La Dame, qui estoit demorée victorieuse, sachant qu’il n’y avoit homme en la Court de son frère qui eut osé faire une si estrange entreprinse que celluy qui avoit eu la hardiesse de luy déclairer son amour, se asseura que c’estoit son hoste &, quand elle eut cherché avecq sa Dame d’honneur les endroictz de la chambre pour trouver qui ce povoit estre, ce qui ne fut possible, elle luy dist par grande collère : « Asseurez vous que ce ne peult estre nul aultre que le Seigneur de céans & que le matin je feray en sorte vers mon frère que sa teste sera tesmoing de ma chasteté. »

La Dame d’honneur, la voiant ainsy courroucée, luy dist : « Ma Dame, je suis très aise de l’amour que vous avez de vostre honneur, pour lequel augmenter ne voulez espargner la vie d’un qui l’a trop hazardée pour la force de l’amour qu’il vous porte, mais bien souvent tel la cuyde croistre qui la diminue, par quoy je vous supplye, ma Dame, me vouloir dire la vérité du faict. »

Et, quand la Dame luy eut compté tout au long, la Dame d’honneur luy dist : « Vous m’asseurez qu’il n’a eu aultre chose de vous que les esgratignures & coups de poing ?

— Je vous asseure, » dist la Dame, « que non & que, s’il ne trouve ung bon Cirurgien, je pense que demain les marques y paroistront.

— Or, puis que ainsy est, ma Dame, » dist la Dame d’honneur, « il me semble que vous avez plus d’occasion de louer Dieu que de penser à vous venger de luy ; car vous pouvez croire, que puis qu’il a eu le cueur si grand que d’entreprendre une telle chose, & le despit qu’il a de y avoir failly, que vous ne luy sçauriez donner mort qui ne luy fust plus aisée à porter. Si vous desirez estre vengée de luy, laissez faire à l’amour & à la honte, qui le sçauront mieulx tormenter que vous. Si vous le faictes pour vostre honneur, gardez vous, ma Dame, de tumber en pareil inconvénient que le sien ; car, en lieu d’acquérir le plus grand plaisir qu’il ait sçeu avoir, il a reçeu le plus extrême ennuy que Gentil homme sçauroit porter. Aussy vous, ma Dame, cuydant augmenter vostre honneur, le pourriez bien diminuer &, si vous en faictes la plaincte, vous ferez sçavoir ce que nul ne sçait, car de son costé vous estes asseurée que jamais il n’en sera rien révélé. Et, quand Monseigneur vostre frère en feroit la justice que en demandez & que le pauvre Gentil homme en vint à mourir, si courra le bruict partout qu’il aura faict de vous à sa volunté, & la pluspart diront qu’il a esté bien difficile que ung Gentil homme ait faict une telle entreprinse si la Dame ne luy en donne grande occasion. Vous estes belle & jeune, vivant en toute compaignye bien joieusement ; il n’y a nul en ceste Court qui ne voye la bonne chère que vous faictes au Gentil homme dont vous avez soupson, qui fera juger chascun que, s’il a fait ceste entreprinse, ce n’a esté sans quelque faulte de vostre costé, & vostre honneur, qui jusques ici vous a faict aller la teste levée, sera mis en dispute en tous les lieux là où ceste histoire sera racomptée. »

La Princesse, entendant les bonnes raisons de sa Dame d’honneur, congneut qu’elle luy disoit vérité & que à très juste cause elle seroit blasmée, veue la bonne & privée chère qu’elle avoit tousjours faicte au Gentil homme, & demanda à sa Dame d’honneur ce qu’elle avoit à faire, laquelle luy dist :

« Ma Dame, puis qu’il vous plaist recepvoir mon conseil, voiant l’affection dont il procedde, me semble que vous devez en vostre cueur avoir joye d’avoir veu que le plus beau & le plus honneste Gentil-homme que j’ay veu en ma vie n’a sçeu, par amour ne par force, vous mectre hors du chemin de vraye honnesteté. Et en cela, ma Dame, devez vous humillier devant Dieu, recongnoistre que ce n’a pas esté par vostre vertu, car mainctes femmes, ayans mené vie plus austère que vous, ont esté humiliées par hommes moins dignes d’estre aimez que luy, & devez plus que jamais craindre de recepvoir propos d’amityé, pource qu’il y en a assez qui sont tombez la seconde fois aux dangiers qu’elles ont évité la première. Ayez mémoire, ma Dame, que Amour est aveugle, lequel aveuglit de sorte que où l’on pense le chemyn plus seur, c’est à l’heure qu’il est le plus glissant. Et me semble, ma Dame, que vous ne debvez à luy ne à aultre faire semblant du cas qui vous est advenu, &, encores qu’il en voulust dire quelque chose, faindrez du tout de ne l’entendre, pour éviter deux dangiers, l’un de la vaine gloire de la victoire que vous en avez eue, l’aultre de prendre plaisir en ramentevant choses qui sont si plaisantes à la chair que les plus chastes ont bien affaire à se garder d’en sentir quelques estincelles, encores qu’elles la fuyent le plus qu’elles peuvent. Mais aussi, ma Dame, affin qu’il ne pense par tel hazard avoir faict chose qui vous ait esté agréable, je suis bien d’advis que peu à peu vous vous esloingniez de la bonne chère que vous avez accoustumé de luy faire, afin qu’il congnoisse de combien vous desprisez sa follie & combien vostre bonté est grande, qui s’est contentée de la victoire que Dieu vous a donnée, sans demander autre vengeance de luy. Et Dieu vous doint grace, ma Dame, de continuer l’honnesteté qu’il a mise en vostre cueur, &, congnoissant que tout bien vient de luy, vous l’aymiez & serviez mieulx que vous n’avez accoustumé. »

La Princesse, délibérée de croire le conseil de sa Dame d’honneur, s’endormit aussy joieusement que le Gentil homme veilla de tristesse.

Le lendemain, le Seigneur s’en voulut aller & demanda son hoste, auquel on dit qu’il estoit si mallade qu’il ne povoit voir la clairté ne oyr parler personne, dont le Prince fut fort esbahy & le voulut aller veoir ; mais, sçachant qu’il dormoyt, ne le voulut esveiller & s’en alla ainsy de sa maison sans luy dire à Dieu, emmenant avecq luy sa femme & sa seur, laquelle, entendant les excuses du Gentil-homme, qui n’avoit voulu veoir le Prince ne la compaignie au partir, se tint asseurée que c’estoit celuy qui luy avoit fait tant de torment, lequel n’osoit monstrer les marques qu’elle luy avoit faictes au visaige. Et, combien que son Maistre l’envoyast souvent quérir, si ne retourna poinct à la Cour qu’il ne fust bien guéry de toutes ses playes, hors une, celle que l’amour & le despit luy avoient faict au cueur.

Quand il fut retourné devers luy & qu’il se retrouva devant sa victorieuse ennemye, ce ne fut sans rougir, & luy, qui estoit le plus audacieux de toute la compaignye, fut si estonné que souvent devant elle perdoit toute contenance. Par quoy fut toute asseurée que son soupson estoit vray, & peu à peu s’en estrangea, non pas si finement qu’il ne s’en apparçeust très bien ; mais il n’en osa faire semblant, de paour d’avoir encores pis, & garda cest amour en son cueur, avecq la patience de l’esloingnement qu’il avoyt mérité.

« Voylà, mes Dames, qui devroyt donner grande craincte à ceulx qui présument ce qui ne leur appartient. Et doibt bien augmenter le cueur aux Dames, voyans la vertu de ceste jeune Princesse & le bon sens de sa Dame d’honneur. Si à quelqu’une de vous advenoit pareil cas, le remède y est jà donné.

— Il me semble, » dist Hircan, « que le grand Gentil homme dont vous avez parlé estoit si despourveu de cueur qu’il n’estoit digne d’estre ramentu, car, ayant une telle occasion, ne debvoit, ne pour vielle ne pour jeune, laisser son entreprinse. Et fault bien dire que son cueur n’estoit pas tout plein d’amour, veu que la craincte de mort & de honte y trouva encores place. »

Nomerfide respondit à Hircan : « Et que eust faict le pauvre Gentil homme, veu qu’il avoyt deux femmes contre luy ?

— Il debvoit tuer la vielle, » dist Hircan, « &, quand la jeune se feut veue sans secours, eust esté demy vaincue.

— Tuer, » dist Nomerfide. « Vous voudriez doncques faire d’ung amoureux ung meurtrier ? Puis que vous avez ceste opinion, on doibt bien craindre de tumber en vos mains.

— Si j’en estois jusques là, » dist Hircan, « je me tiendrois pour deshonoré si je ne venois à fin de mon intention. »

À l’heure Geburon dist : « Trouvez vous estrange que une Princesse, nourrie en tout honneur, soit difficile à prendre d’un seul homme ? Vous devriez doncques beaucoup plus vous esmerveiller d’une pauvre femme qui eschappa de la main de deux.

— Geburon, » dist Ennasuitte, « je vous donne ma voix à dire la cinquiesme Nouvelle, car je pense que vous en sçavez quelqu’une de ceste pauvre femme, qui ne sera poinct fascheuse.

— Puis que vous m’avez esleu à partie, » dist Geburon, « je vous diray une histoire que je sçay pour en avoir faict inquisition véritable sur le lieu, & par là vous verrez que tout le sens & la vertu des femmes n’est pas au cueur & teste des Princesses, ny toute l’amour & finesse en ceulx où le plus souvent on estime qu’ilz soyent :


CINQUIESME NOUVELLE


Deus Cordeliers de Nyort, passans la rivière au port de Coulon, voulurent prendre par force la Batelière qui les passoit ; mais elle, sage & fine, les endormit si bien de paroles que, leur accordant ce qu’ilz demandoyent, les trompa & meit entre les mains de la Justice, qui les rendit à leur Gardien pour en faire telle punition qu’ilz méritoyent.


u port de Coullon, près de Nyort, y avoit une Bastelière, qui jour & nuit ne faisoit que passer ung chacun. Advint que deux Cordeliers du dict Nyort passerent la rivière tous seulz avecq elle, &, pour ce que le passaige est ung des plus longs qui soit en France, pour la garder d’ennuyer vindrent à la prier d’amours, à quoy elle leur feit la response qu’elle devoyt. Mais eux, qui pour le travail du chemyn n’estoient lassez, ne pour froideur de l’eaue refroidiz, ne aussi pour le refuz de la femme honteux, se délibérèrent tous deux la prendre par force ou, si elle se plaingnoit, la jecter dans la rivière.

Elle, aussi sage & fine qu’ils estoient folz & malicieux, leur dist :

« Je ne suis pas si mal gratieuse que j’en faictz le semblant, mais je vous veulx prier de m’octroyer deux choses, & puis vous congnoistrez que j’ay meilleure envye de vous obèyr que vous n’avez de me prier. »

Les Cordeliers lui jurèrent par leur bon sainct Françoys qu’elle ne leur sçauroit demander chose qu’ilz n’octroiassent pour avoir ce qu’ilz desiroient d’elle : « Je vous requiers premièrement, » dist-elle, « que me juriez & promettiez que jamais à homme vivant nul de vous ne déclarera nostre affaire », ce que luy promisrent très voluntiers. Et aussy elle leur dist que l’un après l’autre vueille prendre son plaisir de moy, « car j’auroys trop de honte que tous deux me veissent ensemble. Regardez lequel me vouldra avoir le premier ».

Ilz trouvèrent sa requeste très juste & accorda le jeune que le plus vieil commenceroit, & en approchant d’une petite isle, elle dist au jeune :

« Beau Père, dictes là voz oraisons jusques ad ce que j’aye mené vostre compaignon icy devant en une autre isle, & si, à son retour, il se loue de moy, nous le lairrons icy & nous en irons ensemble. »

Le jeune saulta dedans l’isle, attendant le retour de son compaignon, lequel la Bastelière mena en une aultre, & quand ilz furent au bort, faignant d’atacher son basteau à ung arbre, luy dist :

« Mon amy, regardez en quel lieu nous nous mectrons. »

Le beau Père entra en l’isle pour sercher l’endroict qui luy seroit plus à propos, mais, si tost qu’elle le veid à terre, donna ung coup de pied contre l’arbre & se retira avecq son basteau dedans la rivière, laissant ces deux bons Pères aux désertz, ausquels elle cria tant qu’elle peut :

« Attendez, Messieurs, que l’Ange de Dieu vous vienne consoler, car de moy n’aurez aujourd’huy chose qui vous puisse plaire. »

Ces deux pauvres Religieux, congnoissans la tromperie, se misrent à genoulx sur le bord de l’eaue, la priant ne leur faire ceste honte & que, si elle les vouloyt doulcement mener au port, ilz luy promectoient de ne luy demander rien, mais, en s’en allant tousjours, leur disoit : « Je serois doublement folle, après avoir eschappé de voz mains, si je m’y remectoys. »

Et, en entrant au villaige, va appeller son mary & ceulx de la Justice pour venir prendre ces deux loups enraigez, dont, par la grace de Dieu, elle avoit eschappé de leurs dentz, qui y allèrent si bien accompaignez qu’il ne demora grand ne petit qui ne voulsist avoir part au plaisir de ceste chasse.

Ces pauvres Frères, voyans venir si grande compaignye, se cachoient chacun en son isle, comme Adam quand il se veid nud devant la face de Dieu. La honte meit leur péché devant leurs oeilz, & la craincte d’estre pugniz les faisoit trembler si fort qu’ilz estoient demy mortz, mais cela ne les garda d’estre prins & mis prisonniers, qui ne fut sans estre mocquez & huez d’hommes & de femmes.

Les ungs disoient : « Ces beaux Pères qui nous preschent chasteté, & puis la veulent oster à noz femmes », & les aultres disoient : « Sont sepulchres par dehors blanchiz, & par dedans pleins de morts & pourriture », & puis une autre voix cryoit : « Par les fruicts congnoissez vous quels arbres sont. »

Croyez que tous les passaiges que l’Evangile dict contre les hypocrites furent alléguez contre ces pauvres prisonniers, lesquels, par le moyen du Gardien, furent recoux & delivrez, qui en grand diligence les vint demander, asseurant ceulx de la Justice qu’il en feroyt plus grande pugnition que les séculiers n’oseroient faire &, pour satisfaire à partie, ils diroient tant de messes & prières qu’on les en vouldroit charger. Le Juge accorda sa requeste & luy donna les prisonniers, qui furent si bien chapitrez du Gardien, qui estoit homme de bien, que oncques puis ne passerent rivière sans faire le signe de la croix & se recommander à Dieu.

« Je vous prie, mes Dames, pensez, si ceste pauvre Basteliére a eu l’esprit de tromper deux si malitieux hommes que doivent faire celles qui ont tant leu & veu de beaux exemples, quand il n’y auroit que la bonté des vertueuses dames qui ont passé devant leurs oeilz, en sorte que la vertu des femmes bien nourryes se doit autant appeler coustume que vertu. Mais de celles qui ne sçavent rien, qui n’oyent quasi en tout l’an deux bons sermons, qui n’ont le loisir que de penser à gaingner leur pauvre vie & qui, si fort pressées, gardent soingneusement leur chasteté, c’est là où l’on congnoist la vertu qui est naïfvement dans le cueur, car où le sens & la force de l’homme est estimée moindre, c’est où l’esperit de Dieu faict de plus grandes oeuvres. Et bien malheureuse est la Dame qui ne garde bien soingneusement le trésor qui lui apporte tant d’honneur, estant bien gardé, & tant de deshonneur au contraire. »

Longarine luy dist :

« Il me semble, Geburon, que ce n’est pas grand vertu de refuser un Cordelier, mais que plus tost seroit chose impossible de les aymer.

— Longarine, » luy respondit Geburon, « celles qui n’ont poinct accoustumé d’avoir de tels serviteurs que vous ne tiennent poinct fascheux les Cordeliers ; car ils sont hommes aussi beaulx, aussi fortz & plus reposez que nous autres, qui sommes tous cassez du harnoys, & si parlent comme Anges & sont importuns comme Diables ; pour quoy celles qui n’ont veu robbes que de bureau sont bien vertueuses quand elles eschappent de leurs mains. »

Nomerfide dist tout hault :

« Ha par ma foy, vous en direz ce que vous vouldrez, mais j’eusse mieulx aymé estre jectée en la rivière que de coucher avecq ung Cordelier. »

Oisille luy dist en riant :

« Vous savez doncques bien nouer ? »

Ce que Nomerfide trouva bien mauvais, pensant qu’Oisille n’eust telle estime d’elle qu’elle desiroit, par quoy luy dist en colère :

« Il y en a qui ont refusé des personnes plus agréables que ung Cordelier & n’en ont poinct fait sonner la trompette. »

Oisille se prenant à rire de la voir courroussée, luy dist :

« Encores moins ont elles fait sonner le tabourin de ce qu’elles ont faict & accordé. »

Geburon dist : « Je voy bien que Nomerfide a envye de parler, parquoy je luy donne ma voix, affin qu’elle descharge son cueur sur quelque bonne Nouvelle.

— Les propos passez, » dist Nomerfide, « me touchent si peu que je n’en puis avoir ne joye ne ennuy. Mais, puisque j’ay vostre voix, je vous prye oyr la myenne pour vous monstrer que, si une femme a esté séduicte en bien, il y en a qui le sont en mal. Et pour ce que nous avons juré de dire verité, je ne la veulx celer, car, tout ainsy que la vertu de la Bastelière ne honnore poinct les aultres femmes si elles ne l’ensuyvent, aussi le vice d’une aultre ne les peut deshonorer. Escoutez doncques :


SIXIESME NOUVELLE


Un viel borgne, Valet de Chambre du Duc d’Alençon, averty que sa femme s’estoit amourachée d’un jeune homme, desirant en savoir la vérité, findit s’en aller pour quelques jours aus champs, dont il retourna si soudain que sa femme, sur laquelle il faisait le guet, s’en apperçeut, qui, la cuydant tromper, le trompa luy-mesme.


l y avoyt ung viel Varlet de Chambre de Charles, dernier Duc d’Alençon, lequel avoit perdu ung oeil & estoit marié avecq une femme beaucoup plus jeune que luy, &, pour ce que ses Maistre & Maistresse l’aymoient autant que homme de son estat qui fust en leur Maison, ne pouvoit si souvent aller veoir sa femme qu’il eust bien voulu, qui fut occasion d’ont elle oblya tellement son honneur & conscience qu’elle alla aimer ung jeune homme, dont à la longue le bruict fut si grand & mauvais que le mary en fut adverty, lequel ne le pouvoyt croire, pour les grands signes d’amityé que luy monstroit sa femme.

Toutesfois ung jour il pensa d’en faire l’expérience & de se venger, s’il pouvoit, de celle qui luy faisoit ceste honte &, pour ce faire, faignist s’en aller en quelque lieu auprès de là pour deux ou trois jours. Et, incontinant qu’il fut party, sa femme envoya quérir son homme, lequel ne fut pas demie heure avecq elle que voicy venir le mary qui frappa bien fort à la porte. Mais elle, qui le congneut, le dist à son amy, qui fust si estonné qu’il eut voulu estre au ventre de sa mère, mauldissant elle & l’amour qui l’avoient mis en tel dangier. Elle luy dist qu’il ne se soulciast poinct & qu’elle trouveroit bien moien de l’en faire saillir sans mal ne honte, & qu’il s’habillast le plus tost qu’il pourroit. Ce temps pendant frappoit le mary à la porte, appellant le plus hault qu’il povoyt sa femme, mais elle faingnoit de ne le congnoistre point & disoit tout hault aux gens de léans : « Que ne vous levez vous, & allez faire taire ceux qui font ce bruit à la porte ? Est-ce maintenant l’heure de venir aux maisons des gens de bien ? Si mon mary estoit icy, il vous en garderoyt. » Le mary, oyant la voix de sa femme, l’appella le plus hault qu’il peut : « Ma femme, ouvrez moy ; me ferez vous demorer icy jusques au jour ? » Et, quand elle veid que son amy estoit tout prest de saillir, en ouvrant sa porte commença à dire à son mary : « Ô mon mary, que je suis bien aise de vostre venue, car je faisois un merveilleux songe & estois tant aise que jamais je ne reçeuz ung tel contentement, pource qu’il me sembloit que vous aviez recouvert la veue de votre oeil. » Et, en l’embrassant & le baisant, le print par la teste & luy bouchoit d’une main son bon oeil, & lui demandant : « Voiez vous point myeulx que vous n’avez accoustumé ? » En ce temps, pendant qu’il ne veoyt goutte, feit sortir son amy dehors, dont le mary se doubta incontinant, & luy dist :

« Par Dieu, ma femme, je ne feray jamais le guet sur vous, car, en vous cuydant tromper, j’é reçeu la plus fine tromperie qui fut oncques inventée. Dieu vous veulle amender, car il n’est en la puissance d’homme du monde de donner ordre en la malice d’une femme, qui du tout ne la tuera ; mais, puis que le bon traictement que je vous ay faict n’a rien servi à vostre amendement, peult estre que le despris que doresnavant j’en feray vous chastira. »

Et en ce disant, s’en alla & laissa sa femme bien desolée, qui, par le moyen de ses amis, excuses & larmes, retourna encores avecq luy.

« Par cecy, voyez vous, mes Dames, combien est prompte & subtille une femme à eschapper d’un dangier. Et si, pour couvrir ung mal, son esprit a promptement trouvé remède, je pense que, pour en éviter ung ou pour faire quelque bien, son esperit seroit encores plus subtil, car le bon esperit, comme j’ay tousjours oy dire, est le plus fort. »

Hircan luy dist : « Vous parlerez tant de finesses qu’il vous plaira, mais si ay je telle oppinion de vous que, si le cas vous estoit advenu, vous ne le sçauriez celer.

— J’aymerois autant, » ce luy dist-elle, « que vous m’estimissiez la plus sotte femme du monde.

— Je ne le dis pas », respondit Hircan, « mais je vous estime bien celle qui plus tost s’estonneroit d’un bruict que finement ne le feroit taire.

— Il vous semble, » dist Nomerfide, « que chacun est comme vous, qui par ung bruit en veult couvrir ung autre, mais il y a dangier que à la fin une couverture ruyne sa compaigne, & que le fondement soit tant chargé pour soustenir les couvertures qu’il ruyne l’édifice. Mais, si vous pensez que les finesses dont chacun vous pense bien remply soient plus grandes que celles des femmes, je vous laisse mon rang pour nous racompter la septiesme histoire, &, si vous voulez vous proposer pour exemple, je croys que vous nous apprendrez bien de la malice.

— Je ne suis pas icy, » respondit Hircan, « pour me faire pire que je suis, car encores y en a il qui plus que je ne veulx en dient », &, en ce disant, regarda sa femme, qui luy dist souldain :

« Ne craingnez poinct pour moy à dire la vérité, car il me sera plus facille de ouyr racompter vos finesses que de les avoir veu faire devant moy, combien qu’il n’y en ait nulle qui sçeut diminuer l’amour que je vous porte. »

Hircan luy respondit : « Aussy ne me plains je pas de toutes les faulses opinions que vous avez eues de moy, par quoy, puis que nous congnoissons l’un l’autre, c’est occasion de plus grande seureté pour l’advenir, mais si ne suis je si sot de racompter histoire de moy dont la vérité vous puisse porter ennuy. Toutesfois j’en diray une d’un personnaige qui estoit bien de mes amys :


SEPTIESME NOUVELLE


Par la finesse & subtilité d’un Marchand une vieille est trompée & l’honneur de sa fille sauvé.


n la ville de Paris y avoyt ung Marchant amoureux d’une fille sa voisine, ou, pour mieulx dire, plus aymé d’elle qu’elle n’estoit de luy, car le semblant qu’il luy faisoit de l’aymer & chérir n’estoit que pour couvrir ung amour plus haulte & honorable ; mais elle, qui se consentoit d’estre trompée, l’aymoit tant qu’elle avoyt oblié la façon dont les femmes ont acoustumé de refuser les hommes.

Ce Marchant icy, après avoir esté long temps à prandre la peyne d’aller où il la pouvoit trouver, la faisoit venir où il luy plaisoit, dont sa mère s’apperçeut, qui estoit une très honneste femme, & luy desfendit que jamais elle ne parlast à ce Marchant, ou qu’elle la mectroyt en Religion ; mais ceste fille, qui plus aymoit ce Marchant qu’elle ne craingnoit sa mère, le chercheoit plus que paravant.

Et ung jour advint que, estant toute seulle en une garde robbe, ce Marchant y entra, lequel, se trouvant en lieu commode, se print à parler à elle le plus privément qu’il estoit possible. Mais quelque Chambrière, qui le veyt entrer dedans, le courut dire à la mère, laquelle avecq une très grande collère se y en alla, &, quand la fille l’oyt venir, dist en pleurant à ce Marchant :

« Helas, mon amy, à ceste heure me sera bien cher vendue l’amour que je vous porte. Voicy ma mère, qui congnoistra ce qu’elle a tousiours crainct & doubté. »

Le Marchant, qui d’un tel cas ne fut poinct estonné, la laissa incontinant & s’en alla au devant de la mère &, en estendant les bras, l’embrassa le plus fort qu’il luy fut possible &, avecq ceste fureur dont il commençoit d’entretenir sa fille, gecta la pauvre femme vieille sur une couchette, laquelle trouva si estrange ceste façon qu’elle ne sçavoit que luy dire, sinon :

« Que voulez vous ? Resvez vous ? »

Mais pour cella il ne laissoit de la poursuivre d’aussi près que si ce eust esté la plus belle fille du monde, &, n’eust esté qu’elle crya si fort que ses varletz & chamberières vindrent à son secours, elle eust passé le chemyn qu’elle craingnoyt que sa fille marchast.

Par quoy, à force de bras, ostèrent ceste pauvre vieille d’entre les mains du Marchant, sans que jamais elle peust sçavoir l’occasion pourquoy il l’avoyt ainsy tourmentée.

Et durant cela se sauva sa fille en une maison auprès, où il y avoit des nopces, dont le Marchant & elle ont maintesfois ri ensemble depuis aux despens de la femme vieille, qui jamais ne s’en apparçeut.

« Par cecy voyez-vous, mes Dames, que la finesse d’un homme a trompé une vieille & saulvé l’honneur d’une jeune. Mais qui vous nommeroyt les personnes, ou qui eust veu la contenance de ce Marchant & l’estonnement de ceste vieille, eust eu grand paour de sa conscience s’il se fust gardé de rire. Il me suffit que je vous preuve par ceste histoire que la finesse des hommes est aussi prompte & secourable au besoing que celle des femmes, à fin, mes Dames, que vous ne craigniez poinct de tumber entre leurs mains, car, quand vostre esperit vous défauldra, vous trouverez le leur prest à couvrir vostre honneur. »

Longarine luy dist :

« Vrayement, Hircan, je confesse que le compte est trop plaisant & la finesse grande, mais si n’est ce pas un exemple que les filles doyvent ensuivre. Je croy bien qu’il y en a à qui vous vouldriez le faire trouver bon, mais si n’estes vous pas si sot de vouloir que vostre femme, ne celle dont vous aymez mieulx l’honneur que le plaisir, voulussent jouer à tel jeu. Je croy qu’il n’y en a poinct ung qui de plus près les regardast, ne qui mieulx les engardast que vous.

— Par ma foy, » dist Hircan, « si celle que vous dictes avoyt faict un pareil cas & que je n’en eusse rien sçeu, je l’en estimerois pas moins. Et si je ne sçay si quelcun en a poinct faict d’aussi bons, dont le celer mect hors de peine. »

Parlamente ne se peut garder de dire :

« Il est impossible que l’homme mal faisant ne soit soupsonneux ; mais bien heureux celluy sur lequel on ne peult avoir soupson par occasion donnée. »

Longarine dist :

« Je n’ay guères veu grand feu de quoy ne vint quelque fumée, mais j’ay bien veu la fumée où il n’y avoit poinct de feu, car aussi souvent est soupsonné par les mauvais le mal où il n’est poinct que congneu là où il est. »

À l’heure Hircan luy dist :

« Vrayment, Longarine, vous en avez si bien parlé, en soustenant l’honneur de dames à tort soupsonnées, que vous donne ma voix pour dire la huictiesme Nouvelle, par ainsi que vous ne nous faciez poinct pleurer, comme a faict Madame Oisille, par trop louer les femmes de bien. »

Longarine, en se prenant bien fort à rire, commencea à dire :

« Puisque vous avez envye que je vous face rire, selon ma coustume, si ne sera ce pas aux despens des femmes, & si diray chose pour monstrer combien elles sont aisées à tromper, quand elles mettent leur fantaisye à la jalousye, avecq une estime de leur bon sens de vouloir tromper leurs mariz :


HUITIESME NOUVELLE


Bornet, ne gardant telle loyauté à sa femme qu’elle à luy, eut envie de coucher avec sa Chamberière, & déclara son entreprinse à un sien compagnon, qui, souz espoir d’avoir part au butin, luy porta telle faveur & ayde que, pensant coucher avec sa Chamberière, il coucha avec sa femme, au desçeu de laquelle il feit participer son compagnon au plaisir qui n’appartenoit qu’à luy seul, & se feit coqu soy-mesme sans la honte de sa femme.


n la comté d’Alletz, y avoit ung homme nommé Bornet, qui avoit espouzé une honneste femme de bien, de laquelle il aymoit l’honneur & la réputation, comme je croys que tous les mariz qui sont icy font de leurs femmes, &, combien qu’il voulust que la sienne luy gardast loyaulté, si ne vouloit-il pas que la loy fust esgale à tous deux ; car il alla estre amoureux de sa Chamberière, au change de quoy il ne gangnoit, sinon que la diversité des viandes plaist.

Il avoyt ung voisin de pareille condition que luy, nommé Sandras, Tabourin & Cousturier, & y avoit entre eulx telle amityé que, horsmis la femme, n’avoient rien party ensemble, par quoy il déclara à son amy l’entreprinse qu’il avoyt sur sa Chamberière, lequel non seullement le trouva bon, mais ayda de tout son pouvoir à la parachever, espérant avoir part au butin. La Chamberière, qui ne s’y voulut consentir, se voyant pressée de tous costez, le alla dire à sa maistresse, la priant de luy donner congé de s’en aller chez ses parens, car elle ne pouvoit plus vivre en ce torment. La maistresse, qui aymoit bien fort son mary, du quel souvent elle avoyt eu soupson, fut bien aise d’avoir gaigné ce poinct sur luy & de luy povoir monstrer justement qu’elle en avoyt eu doubte. Dist à sa Chamberière : « Tenez bon, m’amye ; tenez peu à peu bons propos à mon mary, & puis après luy donnez assignation de coucher avecq vous en ma garde robbe, & ne faillez à me dire la nuict qu’il devra venir, & gardez que nul n’en sçache rien. »

La Chamberière feit tout ainsy que sa maistresse luy avoit commandé, dont le maistre fut si aise qu’il en alla faire la feste à son compaignon, lequel le pria, veu qu’il avoyt esté du marché, d’en avoir le demorant. La promesse faicte & l’heure venue, s’en alla coucher le maistre, comme il cuydoit, avecq sa Chamberière ; mais sa femme, qui avoit renoncé à l’auctorité de commander pour le plaisir de servir, s’estoit mise en la place de sa Chamberière & reçeut son mary, non comme femme, mais feignant la contenance d’une fille estonnée, si bien que son mary ne s’en apparçeut point.

Je ne vous sçaurois dire lequel estoit plus aise des deux, ou luy de penser tromper sa femme, ou elle de tromper son mary. Et, quand il eut demouré avecq elle, non selon son vouloir, mais selon sa puissance, qui sentoit le vieil marié, s’en alla hors de la maison, où il trouva son compaignon, beaucoup plus jeune & plus fort que luy, & luy feit la feste d’avoir trouvé la meilleure robbe qu’il avoyt poinct veue. Son compaignon luy dist : « Vous sçavez que vous m’avez promis. — Allez doncques vistement, » dit le maistre, « de paour qu’elle ne se liève, ou que ma femme ayt affaire d’elle. » Le compaignon s’y en alla, & trouva encores ceste mesme Chamberière que le mary avoyt mescongneue, laquelle, cuydant que ce fust son mary, ne le refusa de chose que luy demandast, j’entends demander pour prandre, car il n’osoit parler. Il y demoura bien plus longuement que non pas le mary, dont la femme s’esmerveilla fort, car elle n’avoyt poinct accoustumé d’avoir telles nuictées ; toutesfoys elle eut patience, se reconfortant aux propos qu’elle avoit déliberé de luy tenir le lendemain & à la mocquerie qu’elle luy feroyt recepvoir.

Sur le poinct de l’aube du jour, cest homme se leva d’auprès d’elle &, en se jouant à elle au partir du lict, luy arracha ung anneau qu’elle avoit au doigt, duquel son mary l’avoyt espousée ; chose que les femmes de ce païs gardent en grande superstition & honorent fort une femme qui garde tel anneau jusques à la mort, &, au contraire, si par fortune le perd, elle est desestimée, comme ayant donné sa foy à aultre que à son mary. Elle fut très contante qu’il luy ostast, pensant qu’il seroit seur tesmoignage de la tromperie qu’elle luy avoit faicte.

Quand le compaignon fut retourné devers le maistre, il luy demanda : « Et puis ? » Il luy respondit qu’il estoit de son opinion & que, s’il n’eust crainct le jour, encores y fust il demouré. Ilz se vont tous deux reposer le plus longuement qu’ilz peurent. Et au matin, en s’habillant, apperçeut le mary l’anneau que son compaignon avoyt au doigt, tout pareil de celuy qu’il avoit donné à sa femme en mariage, & demanda à son compaignon qui le luy avoyt donné. Mais, quand il entendit qu’il l’avoyt arraché du doigt de la Chamberière, fut fort estonné, & commença à donner de la teste contre la muraille, disant : « Ha, vertu Dieu, me serois je bien faict cocu moy mesme, sans que ma femme en sçeut rien ? » Son compaignon, pour le reconforter, luy dist : « Peult estre que vostre femme baille son anneau en garde au soir à sa chamberiere. »

Mais, sans rien respondre, le mary s’en vat à sa maison, là où il trouva sa femme plus belle, plus gorgiase & plus joieuse qu’elle n’avoyt accoustumé, comme celle qui se resjouyssoit d’avoir saulvé la conscience de sa Chamberière & d’avoir expérimenté jusques au bout son mary, sans rien y perdre que le dormir d’une nuict. Le mary, la voyant avecq ce bon visaige, dist en soy mesmes : « Si elle sçavoyt ma bonne fortune, elle ne me feroyt pas si bonne chère. » Et en parlant à elle de plusieurs propos, la print par la main & advisa qu’elle n’avoit poinct l’anneau, qui jamais ne luy partoit du doigt, dont il devint tout transy, & luy demanda en voix tremblante : « Qu’avez vous faict de vostre anneau ? » Mais elle, qui fut bien aise qu’il la mectoit au propos qu’elle avoit envye de luy tenir, luy dist :

« Ô le plus meschant de tous les hommes, à qui est ce que vous le cuydez avoir osté ? Vous pensiez bien que ce fut à ma Chamberière, pour l’amour de laquelle avez despendu plus de deux pars de voz biens que jamays vous ne feistes pour moy, car, à la première fois que vous y estes venu coucher, je vous ay jugé tant amoureux d’elle qu’il n’estoit possible de plus. Mais, après que vous fustes sailly dehors & puis encores retourné, sembloit que vous fussiez ung diable sans ordre ne mesure. Ô malheureux, pensez quel aveuglement vous a prins de louer tant mon corps & mon enbonpoinct, dont par si long temps avez esté jouyssant sans en faire grande estime. Ce n’est doncques pas la beaulté ne l’enbonpoinct de vostre Chamberiére qui vous a faict trouver ce plaisir si agréable, mais c’est le péché infame de la villaine concupiscence qui brusle vostre cueur & vous rend tous les sens si hebestez que, par la fureur en quoy vous mectoit l’amour de vostre Chamberière, je croy que vous eussiez prins une chèvre coiffée pour une belle fille. Or il est temps, mon mary, de vous corriger & de vous contanter autant de moy, en me congnoissant vostre & femme de bien, que vous avez faict pensant que je fusse une pauvre meschante. Ce que j’ay faict a esté pour vous retirer de vostre malheurté, à fin que, sur vostre vieillesse, nous vivions en bonne amityé & repos de conscience ; car, si vous voulez continuer la vie passée, j’ayme myeulx me séparer de vous que de veoir de jour en jour la ruyne de vostre ame, de vostre corps & de voz biens, devant mes oeilz. Mais, s’il vous plaist congnoistre vostre faulce oppinion & vous délibérer de vivre selon Dieu, gardant ses commandemens, j’oblieray toutes les faultes passées, comme je veulx que Dieu oblye l’ingratitude à ne l’aimer comme je doibz. »

Qui fut bien désespéré, ce fut ce pauvre mary, voiant sa femme tant saige, belle & chaste, avoir esté delaissée de luy pour une qui ne l’aymoit pas, &, qui pis est, avoit esté si malheureux que de la faire meschante sans son sçeu, & que faire participant ung aultre au plaisir qui n’estoit que pour luy seul se forgea en luy mesmes les cornes de perpétuelle mocquerie. Mais, voyant sa femme assez courroucée de l’amour qu’il avoit portée à sa Chamberière, se garda bien de luy dire le meschant tour qu’il luy avoit faict &, en luy demandant pardon, avecq promesse de changer entièrement sa mauvaise vie, luy rendit l’anneau qu’il avoyt reprins de son compaignon, auquel il pria de ne révéler sa honte. Mais, comme toutes choses dictes à l’oreille sont preschées sur le toict, quelque temps après la vérité fut congneue, & l’appelloit on coqu sans honte de sa femme.

« Il me semble, mes Dames, que, si tous ceulx qui ont faict de pareilles offences à leurs femmes estoient pugniz de pareille pugnition, Hircan & Saffredent devroient avoir belle peur. »

Saffredent luy dist : « Et dea, Longarine, n’y en a il poinct d’autre en la compaignye mariez que Hircan & moy ?

— Si a bien, » dist-elle, « mais non pas qui voulsissent jouer ung tel tour.

— Où avez-vous veu, » dist Saffredent, « que nous ayons pourchassé les Chamberières de nos femmes ?

— Si celles à qui touche, » dist Longarine, « vouloient dire la vérité, l’on trouveroit bien Chamberière à qui l’on a donné congé avant son quartier.

— Vrayment, » ce dist Geburon, « vous estes une bonne dame qui, en lieu de faire rire la compaignye, comme vous aviez promis, mectez ces deux pauvres gens en collére.

— C’est tout ung, » dist Longarine ; « mais qu’ilz ne viennent poinct à tirer leurs espées, leur collère ne fera que redoubler nostre rire.

— Mais il est bon, » dist Hircan, « que, si nos femmes vouloient croire ceste dame, elle brouilleroit le meilleur mesnaige qui soyt en la compaignye.

— Je sçay bien devant qui je parle, » dist Longarine ; « car voz femmes sont si saiges & vous ayment tant que, quand vous leur feriez des cornes aussi puissantes que celles d’un daim, encores voudroient elles persuader elles & tout le monde que ce sont chappeaulx de rozes. »

La compaignye & mesmes ceulx à qui il touchoit se prindrent tant à rire qu’ils meirent fin à leur propos. Mais Dagoucin, qui encores n’avoit sonné mot, ne se peut tenir de dire : « L’homme est bien déraisonnable quand il a de quoy se contenter & veult chercher autre chose. Car j’ai veu souvent, pour cuyder mieulx avoir & ne se contanter de sa suffisance, que l’on tombe au pis, & si n’est l’on poinct plainct, car l’inconstance est tousjours blasmée. »

Simontault luy dist : « Mais que ferez vous à ceulx qui n’ont pas trouvé leur moictié ? Appellez vous inconstance de la chercher en tous les lieux où l’on peut la trouver ?

— Pour ce que l’homme ne peult sçavoir, » dist Dagoucin, « où est ceste moictyé dont l’unyon est si esgale que l’un ne diffère de l’autre, il fault qu’il s’arreste où l’amour le contrainct, & que, pour quelque occasion qu’il puisse advenir, ne change le cueur ne la volunté, car, si celle que vous aymez est tellement semblable à vous & d’une mesme volunté, ce sera vous que vous aymerez & non pas elle.

— Dagoucin, » dist Hircan, « vous voulez tomber en une faulse opinion, comme si nous devions aymer les femmes sans estre aymés.

— Hircan, » dist Dagoucin, « je veulx dire que, si nostre amour est fondé sur la beaulté, bonne grace, amour & faveur d’une femme, & nostre fin soit plaisir, honneur ou proffict, l’amour ne peult longuement durer ; car, si la chose sur quoy nous la fondons deffault, nostre amour s’envolle hors de nous. Mais je suis ferme à mon oppinion que celluy qui ayme, n’ayant aultre fin ne desir que bien aymer, laissera plus tost son ame par la mort que ceste forte amour saille de son cueur.

— Par ma foy, » dist Simontault, « je ne croys pas que jamais vous ayez esté amoureux ; car, si vous aviez senty le feu comme les aultres, vous ne nous paindriez icy la Chose Publicque de Platon, qui s’escript & ne s’expérimente poinct.

— Si, j’ay aymé, » dist Dagoucin, « j’ayme encores, & aymeray tant que je vivray ; mais j’ay si grand paour que la démonstration face tort à la perfection de mon amour que je crainctz que celle de qui je debvrois desirer l’amityé semblable l’entende, & mesmes je n’ose penser ma pensée de paour que mes oeilz en révèlent quelque chose, car tant plus je tiens ce feu celé & couvert, & plus en moy croist le plaisir de sçavoir que j’ayme perfaictement.

— Ha, par ma foy, » dist Geburon, « si ne croys je pas que vous ne fussiez bien aise d’estre aymé.

— Je ne dis pas le contraire, » dist Dagoucin ; « mais, quand je serois tant aymé que j’ayme, si n’en sçauroit croistre mon amour, comme elle ne sçauroit diminuer pour n’estre si très aymé que j’ayme fort. »

À l’heure Parlamente, qui soupsonnoit ceste fantaisye, luy dist : « Donnez vous garde, Dagoucin ; j’en ay veu d’aultres que vous qui ont mieulx aimé mourir que parler.

— Ceulx là, ma Dame, » dist Dagoucin, « estimay je très heureux.

— Voire, » dist Saffredent, « & dignes d’estre mis au rang des Innocens, desquels l’Église chante :

Non loquendo, sed moriendo confessi sunt.

« J’en ay ouy tant parler de ces transiz d’amours, mais encores jamays je n’en veis mourir ung &, puisque je suis eschappé, veu les ennuiz que j’en ay porté, je ne pensay jamais que autre en puisse mourir.

— Ha, Saffredent, » dist Dagoucin, « où voulez vous doncques estre aymé, puisque ceulx de vostre oppinion ne meurent jamais ? Mais j’en sçay assez bon nombre qui ne sont mortz d’autre maladye que d’aymer parfaictement.

— Or, puisque en sçavez des histoires, » dist Longarine, « je vous donne ma voix pour nous en racompter quelque belle, qui sera la neufviesme de ceste Journée.

— À fin, » dist Dagoucin, « que les signes & les miracles, suyvant ma véritable parole, vous puissent induire à y adjouster foy, je vous allégueray ce qui advint il n’y a pas trois ans :


NEUFVIESME NOUVELLE


La parfaicte amour qu’un Gentil homme portoit à une Damoyselle, par estre trop célée & méconnue, le mena à la mort, au grand regret de s’amye.


ntre Daulphiné & Provence, y avoit ung Gentil homme, beaucoup plus riche de vertu, beaulté & honnesteté que d’autres biens, lequel ayma fort une Damoiselle dont je ne diray le nom, pour l’amour de ses parens qui sont venuz de bonnes & grandes Maisons ; mais asseurez vous que la chose est véritable. Et, à cause qu’il n’estoit de Maison de mesme qu’elle, il n’osoyt descouvrir son affection ; car l’amour qu’il luy portoit estoyt si grande & parfaicte qu’il eut mieulx aymé mourir que desirer une chose qui eust esté à son deshonneur, &, se voiant de si bas lieu au pris d’elle, n’avoyt nul espoir de l’espouser. Par quoy son amour n’estoit fondée sur nulle fin, synon de l’aymer de tout son pouvoir le plus parfaictement qui luy estoit possible, ce qu’il feyt si longuement que à la fin elle en eut quelque congnoissance, &, voiant l’honneste amityé qu’il luy portoit tant pleine de vertu & bon propos, se sentoit honorée d’estre aymée d’un si vertueux personnaige & lui faisoit tant de bonne chère qu’il n’avoit nulle prétente à mieulx se contenter. Mais la malice, ennemye de tout repos, ne peut souffrir ceste vie honneste & heureuse, car quelques ungs allèrent dire à la mère de la fille qu’ilz se esbahissoient que ce Gentil homme pouvoyt tant faire en sa maison, & que l’on soupsonnoit que la fille le y tenoit plus que aultre chose, avecq laquelle on le voyoit souvent parler. La mère, qui ne doubtoit en nulle façon de l’honnesteté du Gentil homme, dont elle se tenoit aussi asseurée que de nul de ses enffans, fut fort marrye d’entendre que on le prenoit en mauvaise part, tant que à la fin, craingnant le scandale par la malice des hommes, le pria pour quelque temps de ne hanter pas sa maison comme il avoit accoustumé, chose qu’il trouva de dure digestion, sachant que les honnestes propos qu’il tenoyt à sa fille ne mérytoient poinct tel eslongnement. Toutesfois, pour faire taire les mauvaises langues, se retira tant de temps que le bruict cessa, & y retourna comme il avoyt accoustumé, l’absence duquel n’avoyt admoindry sa bonne volunté. Mais estant en sa maison, entendit que l’on parloyt de marier ceste fille avecq un Gentil homme qui luy sembla n’estre poinct si riche qu’il luy deust tenir ce tort d’avoir s’amie plus tost que luy, & commança à prandre cueur & emploier ses amys pour parler de sa part, pensant que, si le choix estoit baillé à la Damoiselle, qu’elle le préféreroit à l’autre. Toutesfois la mère de la fille & les parens, pource que l’autre estoyt beaucoup plus riche, l’esleurent, dont le pauvre Gentil homme print tel desplaisir, sachant que s’amye perdoit autant de contentement que luy, que peu à peu, sans autre maladye, commença à diminuer & en peu de temps changea de telle sorte qu’il sembloyt qu’il couvrist la beaulté de son visaige du masque de la mort, où d’heure en heure il alloyt joyeusement.

Si est ce qu’il ne se peut garder le plus souvent d’aller parler à celle qu’il aymoit tant. Mais à la fin, que la force luy defailloyt, il fut contrainct de garder le lict, dont il ne voulut advertir celle qu’il aymoit pour ne luy donner part de son ennuy, &, se laissant ainsy aller au desespoir & à la tristesse, perdit le boire & le manger, le dormir & le repos, en sorte qu’il n’estoit possible de le recongnoistre pour la meigreur & estrange visaige qu’il avoyt. Quelcun en advertit la mère de s’amye, qui estoit dame fort charitable, & d’autre part aymoit tant le Gentil homme que, si tous les parens eussent esté de l’oppinion d’elle & de sa fille, ilz eussent préféré l’honnesteté de luy à tous les biens de l’autre ; mais les parens du costé du père n’y vouloient entendre. Toutesfois avecq sa fille alla visiter le pauvre malheureux, qu’elle trouva plus mort que vif. Et, congnoissant la fin de sa vye approcher, s’estoyt le matin confessé & reçeu le sainct sacrement, pensant mourir sans plus veoir personne. Mais luy, à deux doigtz de la mort, voyant entrer celle qui estoit sa vie & resurrection, se sentit si fortiffié qu’il se gecta en sursault sur son lict, disant à la Dame : « Quelle occasion vous a esmeue, ma Dame, de venir visiter celluy qui a desjà le pied en la fosse, & de la mort du quel vous estes la cause ? — Comment, » ce dist la Dame, « seroyt il bien possible que celluy que nous aymons tant peust recepvoir la mort par nostre faulte ? Je vous prie, dictes moy pour quelle raison vous tenez ces propos. — Ma Dame, » ce dist il, « combien que tant qu’il m’a esté possible j’aye dissimullé l’amour que j’ay porté à ma Damoyselle vostre fille, si est ce que mes parens, parlans du mariage d’elle & de moy, en ont plus declairé que je ne voulois, veu le malheur qui m’est advenu d’en perdre l’espérance, non pour mon plaisir particulier, mais pour ce que je sçay que avecq nul aultre ne sera jamais si bien traictée ne tant aymée qu’elle eust esté avecq moy. Le bien que je voys qu’elle pert du meilleur & plus affectionné amy qu’elle ayt en ce monde me faict plus de mal que la perte de ma vie, que pour elle seule je voulois conserver ; toutesfoys, puis qu’elle ne luy peult de rien servir, ce m’est grand gain de la perdre. » La mère & la fille, oyans ces propos, meirent peyne de le reconforter, & luy dit la mère : « Prenez bon couraige, mon amy, & je vous promectz ma foy que, si Dieu vous redonne santé, jamais ma fille n’aura autre mary que vous, & voylà cy présente à laquelle je commande de vous en faire la promesse. » La fille, en pleurant, meit peyne de luy donner seurté de ce que sa mère promectoyt, mais luy, congnoissant bien que, quant il auroyt la santé, il n’auroyt pas s’amye & que les bons propos qu’elle tenoyt n’estoient seullement que pour essaier à le faire ung peu revenir, leur dist que, si ce langaige luy eust esté tenu il y avoyt trois mois, il eust esté le plus sain & le plus heureux Gentil homme de France, mais que le secours venoit si tard qu’il ne povoit plus estre creu ne esperé. Et quant il veid qu’elles s’esforçoient de le faire croyre, il leur dist : « Or, puis que je voy que vous me promectez le bien que jamais ne peut advenir, encores que vous le voulsissiez, pour la foiblesse où je suys, je vous en demande ung beaucoup moindre que jamays je n’euz la hardiesse de requérir. » À l’heure toutes deux le luy jurèrent, & qu’il demandast hardiment : « Je vous supplie, » dist-il, « que vous me donniez entre mes bras celle que vous me promectez pour femme, & luy commandiez qu’elle m’embrasse & baise. » La fille, qui n’avoyt accoustumé telles privaultez, en cuyda faire difficulté, mais la mère le luy commanda expressément, voiant qu’il n’y avoit plus en luy sentiment ne force d’homme vif. La fille doncques, par ce commandement, s’advança sur le lict du pauvre malade, luy disant : « Mon amy, je vous prie, resjouyssez vous. »

Le pauvre languissant le plus fortement qu’il peut estendit ses bras tous desnuez de chair & de sang, & avecq toute la force de ses os embrassa la cause de sa mort &, en la baisant de sa froide & pasle bouche, la tint le plus longuement qu’il luy fut possible, & puis luy dist : « L’amour que je vous ay portée a esté si grande & honneste que jamais, hors mariaige, ne soubzhaictay de vous que le bien que j’en ay maintenant, par faulte duquel & avecq lequel je randray joyeusement mon esperit à Dieu, qui est parfaicte amour & charité, qui congnoist la grandeur de mon amour & honnesteté de mon desir, le suppliant, ayant mon desir entre mes bras, recepvoir entre les siens mon esperit. »

Et en ce disant, la reprint entre ses bras par une telle véhémence que le cueur affoibly, ne pouvant porter cest esfort, fut habandonné de toutes ses vertuz & esperitz, car la joye les feit tellement dilater que le siège de l’ame luy faillyt, & s’envolla à son Createur. Et combien que le pauvre corps demorast sans vie longuement &, par ceste occasion, ne pouvant plus tenir sa prinse, l’amour que la Damoiselle avoyt tousjours celée se déclaira à l’heure si fort que la mère & les serviteurs du mort eurent bien affaire à séparer ceste union ; mais à force ostèrent la vive pire que morte d’entre les bras du mort, lequel ilz feirent honnorablement enterrer. Et le triumphe des obsèques furent les larmes, les pleurs & les crys de ceste pauvre Damoiselle, qui d’autant plus se déclaira après la mort qu’elle s’estoyt dissimulée durant la vie, quasi comme satisfaisant au tort qu’elle luy avoyt tenu, & depuis, comme j’ay oy dire, quelque mary qu’on luy donnast pour l’appaiser, n’a j amays eu joye en son cueur.

« Que vous semble il, Messieurs, qui n’avez voulu croyre à ma parole, que cest exemple ne soyt pas suffisant pour vous faire confesser que parfaicte amour mène les gens à la mort par trop estre celée & mescongneue ? Il n’y a nul de vous qui ne congnoisse les parens d’un cousté & d’autre, par quoy n’en pouvez plus doubter, & nul qui ne l’a expérimenté ne le peult croire. »

Les Dames, oyans cela, eurent toutes la larme à l’œil, mais Hircan leur dist : « Voylà le plus grand fol dont je ouys jamais parler. Est il raisonnable, par vostre foy, que nous mourions pour les femmes, qui ne sont faictes que pour nous, & que nous craignions leur demander ce que Dieu leur commande de nous donner ? Je n’en parle pour moy ne pour tous les mariez, car j’ay autant ou plus de femmes qu’il m’en fault, mais je deiz cecy pour ceulx qui en ont necessité, lesquelz il me semble estre sotz de craindre celles à qui ils doivent faire paour. Et ne voiez vous pas bien le regret que ceste pauvre Damoiselle avoyt de sa sottise ? Car, puis qu’elle embrassoyt le corps mort, chose répugnante à nature, elle n’eust poinct refusé le corps vivant, s’il eust usé d’aussi grande audace qu’il feit de pitié en mourant.

— Toutesfois, » dist Oisille, « si monstra bien le Gentil homme l’honneste amityé qu’il luy portoit, dont il sera à jamays louable devant tout le monde, car trouver chasteté en un cueur amoureux, c’est chose plus divine que humaine.

— Ma Dame, » dist Saffredent, « pour confirmer le dire de Hircan auquel je me tiens, je vous supplye croire que Fortune ayde aux audatieux, & qu’il n’y a homme, s’il est aymé d’une dame, mais qu’il le sçache poursuivre saigement & affectionnément, qu’à la fin n’en ait tout ce qu’il demande ou partye ; mais l’ignorance & la folle craincte faict perdre aux hommes beaucoup de bonnes advantures, & fondent leur perte sur la vertu de leur amye, laquelle n’ont jamais expérimentée du bout du doigt seullement, car oncques place bien assaillye ne fut qu’elle ne fust prinse.

— Mais, » dist Parlemente, « je m’esbahys de vous deux comme vous osez tenir telz propos. Celles que vous avez aymées ne vous sont guères tenues, ou vostre addresse a esté en si meschant lieu que vous estimez les femmes toutes pareilles.

— Ma Dame, » dist Saffredent, « quant est de moy, je suis si malheureux que je n’ay de quoy me vanter ; mais, si ne puis je tant attribuer mon malheur à la vertu des dames que à la faulte de n’avoir assez saigement entreprins, ou bien prudemment conduict mon affaire, & n’allègue pour tous Docteurs que la vieille du Roman de la Rose, laquelle dist :

Nous sommes faicts, beaulx fils, sans doubtes,
Toutes pour tous, & tous pour toutes.

Par quoy je ne croiray jamais que, si l’amour est une fois au cueur d’une femme, l’homme n’en ait bonne yssue s’il ne tient à sa besterie. »

Parlamente dist : « Et si je vous en nommois une bien aimante, bien requise, pressée & importunée, & toutesfois femme de bien, victorieuse de son cueur, de son corps, d’amour & de son amy, advoueriez vous que la chose véritable seroyt possible ?

— Vrayement, » dist il, « ouy.

— Lors, dist Parlamente, « vous seriez tous de dure foy si vous ne croyez cest exemple. »

Dagoucin luy dist : « Ma Dame, puis que j’ay prouvé par exemple l’amour vertueuse d’un Gentil homme jusques à la mort, je vous supplie, si vous en sçavez quelqu’une autant à l’honneur de quelque Dame, que vous la nous veullez dire pour la fin de ceste Journée, & ne craignez poinct à parler longuement, car il y a encore assez de temps pour dire beaucoup de bonnes choses

— Et puis que le dernier reste m’est donné, » dist Parlamente, « je ne vous tiendray point longuement en parolles, car mon histoire est si belle & si véritable qu’il me tarde que vous la sachiez comme moy, &, combien que je ne l’aye veue, si m’a elle esté racomptée par ung de mes plus grands & entiers amys à la louange de l’homme du monde qu’il avoyt le plus aymé, & me conjura que, si jamais je venois à la racompter, je voulusse changer le nom des personnes ; par quoy tout cela est véritable, hors mis les noms, les lieux & le pays :


DIXIESME NOUVELLE


Floride, après le decès de son mary & avoir vertueusement resisté à Amadour, qui l’avoit pressée de son honneur jusques au bout, s’en ala rendre Religieuse au Monastère de Jésus.


n la Comté d’Arande en Arragon, y avoit une Dame qui, en sa grande jeunesse, demeura vefve du Comte d’Arande avecq ung fils & une fille, laquelle fille se nommoit Floride. La dicte Dame meyt peine de nourrir ses enfans en toutes les vertuz & honestetez qui appartiennent à Seigneurs & Gentilz hommes, en sorte que sa maison eut le bruict d’une des honnorables qui fust poinct en toutes les Espaignes. Elle alloyt souvent à Tollette, où se tenoyt le Roy d’Espaigne, &, quand elle venoyt à Sarragosse, qui estoit près de sa maison, demoroit longuement avecq la Royne & à la Cour, où elle estoit autant estimée que Dame pourroit estre.

Une fois, allant devers le Roy, selon sa coustume, lequel estoit à Sarragosse en son chasteau de la Jasserye, ceste Dame passa par ung villaige qui estoit au Vice-roy de Cathaloigne, lequel ne bougeoyt poinct de dessus la frontière de Parpignan à cause des grandes guerres qui estoient entre les Roys de France & d’Espaigne, mais à ceste heure là y estoit la paix, en sorte que le Vice-roy avecq tous les Cappitaines estoient venuz faire la révérence au Roy. Sçachant ce Vice-roy que la Comtesse d’Arande passoit par sa terre, alla au devant d’elle, tant pour l’amitié antienne qu’il luy portoit que pour l’honorer comme parente du Roy.

Or il avoit en sa compaignie plusieurs honnestes Gentilz hommes qui, par la fréquentation de longues guerres, avoient acquis tant d’honneurs & bon bruict que chascun qui les pouvoit veoir & hanter se tenoit heureux. Et, entre les autres, y en avoit ung nommé Amadour, lequel, combien qu’il n’eust que dix huict ou dix neuf ans, si avoit il la grace tant asseurée & le sens si bon que on l’eust jugé entre mil digne de gouverner une chose publique. Il est vray que ce bon sens là estoit accompaigné d’une si grande & naïfve beaulté qu’il n’y avoyt oeil qui ne se tint contant de le regarder, &, si la beaulté estoit tant exquise, la parolle la suivoit de si près que l’on ne sçavoit à qui donner l’honneur, ou à la grace, ou à la beaulté, ou au bien parler. Mais ce qui le faisoit encores plus estimer, c’estoit sa grande hardiesse, dont le bruict n’estoit empesché pour sa jeunesse, car en tant de lieux avoit déja monstré ce qu’il sçavoit faire que non seullement les Espaignes, mais la France & l’Italie estimoient grandement ses vertuz, pource que à toutes les guerres qui avoyent esté il ne se estoit poinct espargné, &, quand son païs estoit en repos, il alloit chercher la guerre aux lieux estranges, où il estoit aymé & estimé d’amis & d’ennemis.

Ce Gentil homme, pour l’amour de son Cappitaine, se trouva en ceste terre où estoit arrivée la Comtesse d’Arande &, en regardant la beaulté & bonne grace de sa fille Floride, qui pour l’heure n’avoit que douze ans, se pensa en luy mesmes que c’estoit bien la plus honneste personne qu’il avoyt jamais veue & que, s’il povoit avoir sa bonne grace, il en seroit plus satisfaict que de tous les biens & plaisirs qu’il pourroit avoir d’une autre. Et après l’avoir longuement regardée, se délibéra de l’aymer, quelque impossibilité que la raison luy meist au devant, tant pour la Maison dont elle estoit que pour l’aage, qui ne povoit encores entendre telz propos. Mais contre ceste craincte se fortisfioit d’une bonne espérance, se promectant à luy mesmes que le temps & la patience apporteroient heureuse fin à ses labeurs. Et dès ce temps, l’Amour gentil qui, sans autre occasion que par sa force mesme, estoit entré dans le cueur d’Amadour, luy promist de luy donner toute faveur & moyen pour y atteindre. Et, pour parvenir à la plus grande disficulté, qui estoit la loingtaineté du païs où il demouroit & le peu d’occasion qu’il avoit de reveoir Floride, se pensa de se marier, contre la delibération qu’il avoit faicte avecq les Dames de Barselonne & de Parpignan, où il avoit tel crédit que peu ou riens luy estoit refusé, & avoit tellement hanté ceste frontière, à cause des guerres, qu’il sembloit mieulx Cathelan que Castillan, combien qu’il fust natif d’auprès de Tollette, d’une Maison riche & honnorable, mais, à cause qu’il estoit puisné, n’avoit rien de son patrimoine. Si est ce qu’Amour & Fortune, le voyans délaissé de ses parens, délibérèrent d’en faire leur chef d’euvre & lui donnèrent par le moyen de la vertu ce que les loix du païs luy refusoient. Il estoit fort adonné en l’estat de la guerre, & tant aymé de tous Seigneurs & Princes qu’il refusoit plus souvent leurs biens qu’il n’avoit soulcy de leur en demander.

La Comtesse dont je vous parle arriva aussi en Sarragosse, & fut très bien reçeue du Roy & de toute sa Court. Le Gouverneur de Cathaloigne la venoit souvent visiter, & Amadour n’avoit garde de faillir à l’acompaigner, pour avoir seulement le plaisir de regarder Floride, car il n’avoit nul moyen de parler à elle, &, pour se donner à congnoistre en telle compaignie, s’adressa à la fille d’un vieil Chevalier voisin de sa maison, nommée Avanturade, laquelle avoit avecq Floride tellement converse qu’elle sçavoit tout ce qui estoit caché en son cueur. Amadour, tant pour l’honnesteté qu’il trouva en elle que pource qu’elle avoit trois mil ducats de rente en mariage, délibéra de l’entretenir comme celuy qui la vouloit espouser, à quoy voluntiers elle presta l’oreille &, pour ce qu’il estoit pauvre & le père de la Damoiselle riche, pensa que jamais il ne s’accorderoit à ce mariage sinon par le moien de la Comtesse d’Arande, d’ont s’adressa à Madame Floride & luy dist : « Ma Dame, vous voyez ce Gentil homme Castillan qui souvent parle à moy ; je croy que toute sa prétente n’est que de m’avoir en mariage. Vous sçavez quel père j’ay, lequel jamais ne s’y consentira si par la Comtesse & par vous il n’en est bien fort prié. »

Floride, qui aymoit la Damoiselle comme elle mesme, l’asseura de prendre ceste affaire à cueur comme son bien propre, & feit tant Avanturade qu’elle lui présenta Amadour, lequel, luy baisant la main, cuyda s’esvanouyr d’aise ; là où il estoit estimé le mieulx parlant qui fust en Espaigne, devint muet devant Floride, dont elle fut fort estonnée, car, combien qu’elle n’eust que douze ans, si avoit elle desjà bien entendu qu’il n’y avoit homme en l’Espaigne mieulx disant ce qu’il vouloit & de meilleure grace, &, voyant qu’il ne luy tenoit nul propos, commença à luy dire : « La renommée que vous avez, Seigneur Amadour, par toutes les Espaignes, est telle qu’elle vous rend congneu en toute ceste compaignie & donne desir à ceulx qui vous congnoissent de s’employer à vous faire plaisir, par quoy, si en quelque endroict je vous en puis faire, vous me y pouvez emploier. » Amadour, qui regardoit la beaulté de sa Dame, estoit si très ravy que à peyne luy peut il dire grand mercy, &, combien que Floride s’estonnast de le veoir sans response, si est ce qu’elle l’attribua plustost à quelque sottise que à la force d’amour & passa oultre sans parler davantaige.

Amadour, cognoissant la vertu qui en si grande jeunesse commençoit à se monstrer en Floride, dist à celle qu’il vouloit espouser : « Ne vous esmerveillez poinct si j’ay perdu la parolle devant Madame Floride, car les vertus & la saige parolle qui sont cachez sous ceste grande jeunesse m’ont tellement estonné que je ne luy ay sçeu que dire. Mais je vous prie, Avanturade, comme celle qui sçavez ses secrets, me dire s’il est possible que en ceste Court elle n’ayt tous les cueurs des Gentils hommes, car ceulx qui la congnoistront & ne l’aymeront sont pierres ou bestes. » Avanturade, qui desjà aymoit Amadour plus que tous les hommes du monde, ne luy voulut rien céler & luy dist que Madame Floride estoit aymée de tout le monde, mais, à cause de la coustume du pays, peu de gens parloient à elle, & n’en avoit poinct encores veu nul qui en feist grand semblant, sinon deux Princes d’Espaigne qui desiroient l’espouser, l’un desquels estoit le fils de l’Infant Fortuné, l’aultre estoit le jeune Duc de Cardonne. « Je vous prie, » dist Amadour, « dictes moy lequel vous pensez qu’elle ayme le mieulx. — Elle est si saige », dist Avanturade, « que pour riens ne confesseroit avoir aultre volunté que celle de sa mère. Toutesfoys, à ce que nous en pouvons juger, elle ayme trop mieulx le filz de l’Infant Fortuné que le jeune Duc de Cardonne, mais sa mère, pour l’avoir plus près d’elle, l’aymeroit mieulx à Cardonne, & je vous tiens homme de si bon jugement que, si vous vouliez, dès aujourd’hui vous en pourriez juger la vérité ; car le filz de l’Infant Fortuné est nourry en ceste Court, qui est un des plus beaulx & parfaicts jeunes Princes qui soit en la Chrestienté, &, si le mariaige se faisoyt, par l’opinion d’entre nous filles il seroit asseuré d’avoir Madame Floride pour veoir ensemble le plus beau couple de toute l’Espaigne. Il fault que vous entendiez que, combien qu’ilz soient tous deux jeunes, elle de douze & luy de quinze ans, si a il desjà trois ans que l’amour est commencée, &, si vous voulez avoir la bonne grace d’elle, je vous conseille de vous faire amy & serviteur de luy. »

Amadour fut fort ayse de veoir que sa Dame aymoit quelque chose, espérant qu’à la longue il gaingneroit le lieu non de mary, mais de serviteur, car il ne craingnoit en sa vertu sinon qu’elle ne voulsist aymer. Et, après ces propos, s’en alla Amadour hanter le filz de l’Infant Fortuné, duquel il eut aysément la bonne grace ; car tous les passetemps que le jeune Prince aymoit, Amadour les sçavoit faire, & sur tout estoit fort adroict à manier les chevaulx & s’aider de toutes sortes d’armes, & à tous les passetemps & jeux qu’un jeune homme doibt sçavoir.

La guerre recommença en Languedoc, & fallut qu’Amadour retournast avecq le Gouverneur, ce qui ne fut sans grand regret, car il n’y avoit moyen par lequel il peust retourner en lieu où il peust veoir Floride, & pour ceste occasion, à son partement, parla à ung sien frère, qui estoit Majordome de la Royne d’Espaigne, & luy dist le bon party qu’il avoit trouvé, en la maison de la Comtesse d’Arande, de la Damoiselle Avanturade, luy priant que en son absence feist tout son possible que le mariaige vint à exécution & qu’il y employast le crédit de la Royne, & du Roy, & de tous ses amys. Le Gentil homme, qui aymoit son frère, tant pour le lignaige que pour ses grandes vertus, luy promist y faire son debvoir, ce qu’il feit, en sorte que le père, vieulx & avaritieux, oblia son naturel pour regarder les vertus d’Amadour, lesquelles la Comtesse d’Arande & sur toutes la belle Floride luy paingnoient devant les oeilz, pareillement le jeune Conte d’Arande, qui commençoit à croistre &, en croissant, à aymer les gens vertueulx. Quand le mariaige fut accordé entre les parens, le Majordome de la Royne envoya quérir son frère, tandis que les trefves duroient entre les deux Roys.

Durant ce temps, le Roy d’Espaigne se retira à Madric pour éviter le maulvais air qui estoit en plusieurs lieux, &, par l’advis de ceulx de son Conseil, à la requeste aussi de la Comtesse d’Arande, feit le mariaige de l’heritière Duchesse de Medinaceli avec le petit Comte d’Arande, tant pour le bien & union de leur Maison que pour l’amour qu’il portoit à la Comtesse d’Arande, & voulut faire les nopces au chasteau de Madric.

À ces nopces se trouva Amadour, qui poursuivit si bien les siennes qu’il espousa celle dont il estoit plus aymé qu’il n’y avoit d’affection, sinon d’autant que ce mariaige luy estoit très heureuse couverture & moyen de hanter le lieu où son esperit demoroit incessamment. Après qu’il fut maryé, print telle hardiesse & privaulté en la maison de la Comtesse d’Arande que l’on ne se gardoit de luy non plus que d’une femme, &, combien que à l’heure il n’eust que vingt deux ans, si estoit si saige que la Comtesse d’Arande luy communicquoyt toutes ses affaires & commandoit à son fils de l’entretenir & croire ce qu’il leur conseilleroit. Ayant gaingné ce poinct là de ceste grande estime, se conduisoit si saigement & froidement que mesmes celle qu’il aymoit ne congnoissoit poinct son affection, mais, pour l’amour de sa femme qu’elle aymoit plus que nulle autre, elle estoit si privée de luy qu’elle ne luy dissimuloit chose qu’elle pensast, & eut cest heur qu’elle luy déclaira toute l’amour qu’elle portoit au filz de l’Infant Fortuné. Et luy, qui ne taschoit que à la gaingnier entièrement, luy en parloyt incessamment, car il ne luy challoyt quel propos il luy tint, mais qu’il eut moien de l’entretenir longuement. Il ne demora poinct ung mois en la compaignye après ses nopces qu’il fust contrainct de retourner à la guerre, où il demoura plus de deux ans sans revenir veoir sa femme, laquelle se tenoyt tousjours où elle avoit esté nourrie.

Durant ce temps, luy escripvoit souvent Amadour, mais le plus de la lettre estoit des recommandations à Floride, qui de son costé ne failloit à luy en rendre & mectoyt quelque bon mot de sa main en la lettre qu’Avanturade escripvoit, qui estoit l’occasion de rendre son mary très soigneux de luy rescrire. Mays en tout cecy ne congnoissoit riens Floride, sinon qu’elle l’aymoit comme si c’eust esté son propre frère. Plusieurs fois alla & vint Amadour, en sorte qu’en cinq ans ne veid pas Floride deux moys durant, & toutesfois l’amour, en despit de l’esloignement & de la longueur de l’absence, ne laissoit pas de croistre.

Et advint qu’il feit un voiage pour venir veoir sa femme & trouva la Comtesse bien loing de la Court, car le Roy d’Espaigne s’en estoit allé à l’Andalousie & avoit mené avecq luy le jeune Comte d’Arande, qui desja commençoit à porter armes. La Comtesse d’Arande s’estoit retirée en une maison de plaisance qu’elle avoit sur la frontière d’Arragon & de Navarre, & fut fort aise quand elle veid revenir Amadour, lequel près de trois ans avoit esté absent. Il fut bien venu d’un chascun, & commanda la Comtesse qu’il fust traicté comme son propre filz. Tandis qu’il fut avecq elle, elle luy communiqua toutes les affaires de sa maison & en remettoit la plus part à son oppinion, & gaigna ung si grand crédit en ceste maison que en tous les lieux où il vouloit venir on luy ouvroit tousjours la porte, estimant sa preud’hommie si grande que l’on se fioit en lui de toutes choses comme un sainct ou ung ange. Floride, pour l’amityé qu’elle portoit à sa femme Avanturade & à luy, le cherchoit en tous lieux où elle le voioyt & ne se doubtoit en rien de son intention, par quoy elle ne se gardoit de nulle contenance pour ce que son cueur ne souffroyt nulle passion, sinon qu’elle sentoit un très grand contentement quand elle estoit auprès de luy, mais aultre chose n’y pensoit.

Amadour, pour éviter le jugement de ceulx qui ont expérimenté la différence du regard des amans au pris des aultres, fut en grande peyne ; car, quant Floride venoit parler à luy privéement comme celle qui n’y pensoit en nul mal, le feu caché en son cueur le brusloyt si fort qu’il ne pouvoit empescher que la couleur ne luy montast au visaige & que les estincelles saillissent par ses oeilz. Et à fin que, par fréquentation, nul ne s’en peust apparcevoir, se meit à entretenir une fort belle Dame nommée Poline, femme qui en son temps fut estimée si belle que peu d’hommes qui la veoyent eschappoient de ses lyens. Ceste Poline, ayant entendu comme Amadour avoit mené l’amour à Barselonne & à Parpignan, en sorte qu’il estoit aimé des plus belles & honnestes Dames du païs &, sur toutes, d’une Comtesse de Palamos que l’on estimoit la première en beaulté de toutes les Dames d’Espaigne & de plusieurs aultres, luy dist qu’elle avoit grande pitié de luy, veu qu’après tant de bonnes fortunes il avoit espousé une femme si layde que la sienne. Amadour, entendant bien par ces paroles qu’elle avoyt envye de remédier à sa nécessité, luy en tint les meilleurs propos qu’il fut possible, pensant que, en lui faisant acroire ung mensonge, il luy couvriroit une vérité. Mais elle, fine, expérimentée en amour, ne se contenta de parolles ; toutesfois, sentant très bien que son cueur n’estoit satisfaict de cest amour, se doubta qu’il la voulsist faire servir de couverture &, pour ceste occasion, le regardoit de si près qu’elle avoit tousjours le regard à ses oeilz, qui sçavoyent si bien faindre qu’elle ne pouvoit juger que par bien obscur soupson ; mais se n’estoit ce sans grande peyne au Gentil homme, auquel Floride, ignorant toutes ces malices, s’adressoit souvent devant Poline si privéement qu’il avoit une merveilleuse peyne à contraindre son regard contre son cueur, &, pour éviter qu’il n’en vint inconvénient, un jour, parlant à Floride appuyé sur une fenestre, luy tint tels propos :

« M’amye, je vous supplie me conseiller lequel vault mieulx parler ou mourir ? »

Floride luy respondit promptement : « Je conseilleray tousjours à mes amis de parler & non de morir, car il y a peu de parolles qui ne se puissent amender, mais la vie perdue ne se peult recouvrer. — Vous me promectrez doncques, dit Amadour, que vous ne serez non seulement marrie des propos que je vous veulx dire, mais estonnée jusques à temps que vous entendiez la fin ? » Elle luy respondit : « Dictes ce qu’il vous plaira, car, si vous m’estonnez, nul autre ne m’asseurera. »

Il commença à luy dire :

« Ma Dame, je ne vous ay encores voulu dire la très grande affection que je vous porte pour deux raisons : l’une que j’entendois par long service vous en donner l’expérience ; l’autre que je doubtois que vous estimissiez gloire en moy, qui suis ung simple Gentil homme, de m’adresser en lieu qu’il ne m’appartient de regarder, &, encores quant je serois Prince comme vous, la loyaulté de vostre cueur ne me permectroyt que ung aultre que celluy qui en a prins la possession, filz de l’Infant Fortuné, vous tienne propos d’amityé. Mais, ma Dame, tout ainsy que la nécessité en une forte guerre contrainct faire le dégast de son propre bien & ruiner le bled en herbe de paour que l’ennemy n’en puisse faire son proffict, ainsi prens je le hazard de advancer le fruict que avecq le temps j’espérois cueillir, pour garder que les ennemys de vous & de moy n’en peussent faire leur proffit à vostre dommaige. Entendez, ma Dame, que dès l’heure de vostre grande jeunesse, je me suis tellement dédié à vostre service que je n’ay cessé de chercher les moyens pour acquérir vostre bonne grace & pour ceste occasion seulle me suis marié à celle que je pensois que vous aimiez le mieulx, &, sçachant l’amour que vous portiez au filz de l’Infant Fortuné, ay mis peine de le servir & hanter comme vous sçavez, & tout ce que j’ay pensé vous plaire, je l’ay cherché de tout mon pouvoir. Vous voyez que j’ay acquis la grace de la Contesse vostre mère, & du Conte vostre frère & de tous ceulx que vous aymez, tellement que je suys en ceste maison tenu non comme serviteur mais comme enffant, & tout le travail que j’ay prins il y a cinq ans n’a esté que pour vivre toute ma vie avecq vous. Entendez, ma Dame, que je ne suis poinct de ceulx qui prétendent par ce moyen avoir de vous ne bien ne plaisir aultre que vertueux. Je sçay que je ne vous puis espouser, &, quand je le pourrois, je ne le vouldrois contre l’amour que vous portez à celluy que je desire vous veoir pour mary. Et aussy de vous aimer d’une amour vicieuse, comme ceulx qui espèrent de leur long service une récompense au deshonneur des Dames, je suis si loing de ceste affection que j’aimerois mieulx vous veoir morte que de vous sçavoir moins digne d’estre aymée & que la vertu fust amoindrie en vous, pour quelque plaisir qui m’en sceust advenir. Je ne prétends, pour la fin & récompense de mon service, que une chose, c’est que vous me voulliez estre maistresse si loyalle que jamais vous ne m’esloigniez de vostre bonne grace, que vous me continuiez au degré où je suis, vous fiant en moy plus qu’en nul aultre, prenant ceste seurté de moy que si, pour vostre honneur ou chose qui vous touchast, vous avez besoing de la vie d’un Gentil homme, la mienne y sera de très bon cueur employée & en pouvez faire estat, pareillement que toutes les choses honnestes & vertueuses que je feray seront faict seullement pour l’amour de vous. Et, si j’ay faict pour Dames moindres que vous chose dont on ayt faict estime, soiez seure que, pour une telle maistresse, mes entreprinses croistront de telle sorte que les choses que je trouvois impossibles me seront très facilles ; mais, si vous ne m’acceptez pour du tout vostre, je délibère de laisser les armes & renoncer à la vertu qui ne m’aura secouru à mon besoing. Par quoy, ma Dame, je vous supplie que ma juste requeste me soyt octroyée, puisque vostre honneur & conscience ne me la peuvent refuser. »

La jeune Dame, oyant ung propos non accoustumé, commença à changer de couleur & baisser les oeilz comme femme estonnée. Toufesfois elle, qui estoyt saige, luy dist :

« Puis que ainsy est, Amadour, que vous demandez de moy ce que vous en avez, pourquoy est ce que vous me faictes une si grande & longue harangue ? J’ay si grand paour que, soubz vos honnestes propos, il y ayt quelque malice cachée pour decepvoir l’ingnorance joincte à ma jeunesse, que je suis en grande perplexité de vous respondre. Car de refuser l’honneste amityé que vous m’offrez, je ferois le contraire de ce que j’ay faict jusques icy, que je me suis plus fiée en vous que en tous les hommes du monde. Ma conscience ny mon honneur ne contreviennent poinct à vostre demande, ny l’amour que je porte au filz de l’Infant Fortuné, car elle est fondée sur mariaige, où vous ne prétendez rien. Je ne sçaiche chose qui me doibve empescher de faire response selon vostre desir, sinon une craincte que j’ay en mon cueur, fondée sur le peu d’occasion que vous avez de me tenir telz propos ; car, si vous avez ce que vous demandez, qui vous contrainct d’en parler si affectionnement ? »

Amadour, qui n’estoit sans response, luy dist :

« Ma Dame, vous parlez très prudemment, & me faictes tant d’honneur de la fiance que vous dictes avoir en moy que, si je me contente d’un tel bien, je suis indigne de tous les autres. Mais entendez, ma Dame, que celuy qui veult bastir ung edifice perpétuel, il doibt regarder à prendre ung seur & ferme fondement. Par quoy, moy qui desire perpétuellement demorer en vostre service, je doibs regarder non seulement les moyens pour me tenir près de vous, mais empescher qu’on ne puisse congnoistre la très grande affection que je vous porte ; car, combien qu’elle soit tant honneste qu’elle se puisse prescher partout, si est ce que ceulx qui ignorent le cueur des amans ont souvent jugé contre vérité, & de cela vient autant mauvais bruict que si les effects estoient meschans. Ce qui me faict dire ceci, & ce qui m’a faict advancer de le vous déclairer, c’est Poline, laquelle a prins ung si grand soupson sur moy, sentant bien en son cueur que je ne la puis aymer, qu’elle ne faict en tous lieux que espier ma contenance, &, quand vous venez parler à moy devant elle si privément, j’ay si grand paour de faire quelque signe où elle fonde jugement que je tumbe en inconvénient dont je me veulx garder, en sorte que j’ay pensé vous supplier que, devant elle & devant celles que vous congnoissez aussy malitieuses, ne veniez parler à moy ainsy soubdainement, car j’aymerois mieulx estre mort que créature vivante en eust la congnoissance. Et, n’eust esté l’amour que j’ay à vostre honneur, je n’avois poinct proposé de vous tenir ces propos, d’autant que je me tiens assez heureux de l’amour & fiance que vous me portez, où je ne demande rien davantaige que persévérance. »

Floride, tant contente qu’elle n’en pouvoit plus porter, commença à sentir en son cueur quelque chose plus qu’elle n’avoit accoustumé, &, voyant les honnestes raisons qu’il luy alléguoit, luy dist que la vertu & honesteté respondroient pour elle & luy accordoit ce qu’il demandoit, dont si Amadour fut joyeulx, nul qui aime ne le peut doubter.

Mais Floride creut trop plus son conseil qu’il ne vouloit, car elle, qui estoyt crainctive non seulement devant Poline mais en tous aultres lieux, commencea à ne le chercher pas comme elle avoit accoustumé &, en cest éloignement, trouva mauvais la grande fréquentation qu’Amadour avoit avecq Poline, laquelle elle voyoit tant belle qu’elle ne pouvoit croyre qu’il ne l’aimast &, pour passer sa grande tristesse, entretenoit toujours Avanturade, laquelle commençoit fort à estre jalouse de son mary & de Poline & s’en plaignoit souvent à Floride, qui la consoloit le mieulx qu’il luy estoit possible, comme celle qui estoit frappée d’une mesme peste. Amadour s’apperçeut bien tost de la contenance de Floride, & non seulement pensa qu’elle s’esloignoit de luy par son conseil, mais qu’il y avoit quelque fascheuse oppinion meslée.

Et ung jour, venant de vespres d’un monastère, luy dist : « Ma Dame, quelle contenance me faictes vous ? — Telle que je pense que vous la voulez, » respondit Floride. À l’heure, soupsonnant la vérité, pour sçavoir s’il estoit vray va dire : « Ma Dame, j’ay tant faict par mes journées que Poline n’a plus d’opinion de vous. » Elle luy respondit : « Vous ne sçauriez mieulx faire, & pour vous & pour moy, car, en faisant plaisir à vous mesmes, vous me faictes honneur. » Amadour estima par ceste parole qu’elle estimoit qu’il prenoit plaisir à parler à Poline, dont il fut si desespéré qu’il ne se peut tenir de luy dire en collère : « Ha, ma Dame, c’est bien tost commencé de tormenter ung serviteur & le lapider de bonne heure, car je ne pense poinct avoir porté peine qui m’ait esté plus ennuyeuse que la contraincte de parler à celle que je n’ayme poinct. Et, puis que ce que je faictz pour vostre service est prins de vous en aultre part, je ne parleray jamais à elle & en advienne ce qu’il en pourra advenir, &, à fin de dissimuller mon courroux comme j’ay faict mon contentement, je m’en voys en quelque lieu icy auprès, en actendant que vostre fantaisie soit passée, mais j’espère que là j’auray quelques nouvelles de mon Cappitaine de retourner à la guerre, où je demoreray si long temps que vous congnoistrez que aultre chose que vous ne me tient en ce lieu. » Et en ce disant, sans actendre aultre response d’elle, partit incontinant.

Floride demora tant ennuyée & triste qu’il n’estoit possible de plus, & commença l’Amour, poulsé de son contraire, à monstrer sa très grande force, tellement que elle, congnoissant son tort, escripvoit incessamment à Amadour, le priant de vouloir retourner, ce qu’il feit après quelques jours que sa grande collère luy estoit diminuée.

Je ne sçaurois entreprendre de vous compter par le menu les propos qu’ilz eurent pour rompre cette jalousie. Toutesfoys, il gaingna la bataille, tant qu’elle luy promist que jamais elle ne croyroit non seullement qu’il aimast Poline, mais qu’elle seroit toute asseurée que ce luy estoit ung martire trop importable de parler à elle ou à aultre, sinon pour luy faire service.

Après que l’Amour eust vaincu ce premier soupson & que les deux amans commancèrent à prandre plus de plaisir que jamais à parler ensemble, les nouvelles vindrent que le Roy d’Espaigne envoyoit toute son armée à Saulse ; par quoy celuy qui avoit accoustumé d’estre le premier n’avoit garde de faillir à pourchasser son honneur, mais il est vray que c’estoit avecq ung aultre regret qu’il n’avoyt accoustumé, tant de perdre son plaisir qu’il avoit de paour de trouver mutation à son retour, pource qu’il véoit Floride pourchassée de grands Princes & Seigneurs & desjà parvenue à l’aage de quinze à seize ans ; par quoy pensa que, si elle estoit en son absence mariée, il n’auroit plus occasion de la veoir, sinon que la Comtesse d’Arande luy donnast Avanturade sa femme pour compaignye, & mena si bien son affaire envers ses amis que la Comtesse & Floride luy poursuiveyrent que, en quelque lieu qu’elle fust mariée, sa femme Avanturade yroit. Et, combien qu’il fust question de marier Floride en Portugal, si estoit il délibéré qu’elle ne l’abandonneroit jamais & sur ceste asseurance, non sans ung regret indicible, s’en partit Amadour & laissa sa femme avecq la Comtesse.

Quand Floride se veid seule après le département de son bon serviteur, elle se meit à faire toutes choses si bonnes & vertueuses qu’elle espéroit par cella actaindre le bruict des plus parfaictes Dames & d’estre reputée digne d’avoir ung tel serviteur que Amadour, lequel, estant arrivé à Barselonne, fut festoyé des Dames comme il avoyt accoustumé, mais elles le trouvèrent tant changé qu’elles n’eussent jamais pensé que mariage eust telle puissance sur ung homme comme il avoit sur luy ; car il sembloit qu’il se faschoit de veoir les choses que autresfois il avoyt desirées, & mesme la Comtesse de Palamos, qu’il avoit tant aymée, ne sçeut trouver moyen de le faire aller seullement jusques à son logis.

Amadour arresta à Barselonne le moins qu’il luy fut possible, comme celuy à qui l’heure tardoit d’estre au lieu où l’on n’espéroit que luy, &, quand il fut arrivé à Saulce, commença la guerre grande & cruelle entre les deux Roys, laquelle ne suis délibérée de racompter, ne aussy les beaulx faicts que feit Amadour, car mon compte seroit assez long pour employer toute une journée, mais sçachez qu’il emportoit le bruict par dessus tous ses compaignons. Le Duc de Nagères arriva à Perpignan, ayant charge de deux mil hommes, & pria Amadour d’estre son Lieutenant, lequel avecq ceste bande feit tant bien son debvoir que l’on n’oyoit en toutes les escarmouches crier que Nagères.

Or advint que le Roy de Thunis, qui de long temps faisoit la guerre aux Espaignols, entendant comme les Roys de France & d’Espaigne faisoient la guerre l’un contre l’autre sur les frontières de Perpignan & Narbonne, se pensa que en meilleure saison ne pourroit il faire desplaisir au Roy d’Espaigne, & envoya un grand nombre de fustes & autres vaisseaux pour piller & destruire tout ce qu’ils pouroient trouver mal gardé sur les frontières d’Espaigne. Ceulx de Barselonne, voyans passer devant eulx une grande quantité de voiles, en advertirent le Vis-Roy, qui estoit à Saulce, lequel incontinant envoya le Duc de Nagères à Palamos, &, quand les Maures veirent que le lieu estoit si bien gardé, faingnirent de passer oultre, mais, sur l’heure de minuict, retournèrent & meirent tant de gens en terre que le Duc de Nagères, surprins de ses ennemis, fut emmené prisonnier.

Amadour, qui estoit fort vigillant, entendit le bruict, assembla incontinant le plus grand nombre qu’il peut de ses gens & se défendit si bien que la force de ses ennemys fut long temps sans luy pouvoir nuyre. Mais à la fin, sçachant que le Duc de Nagères estoit prins & que les Turcs estoient delibérez de mettre le feu à Palamos & le brusler en la maison qu’il tenoit forte contre eulx, ayma mieulx se rendre que d’estre cause de la perdition des gens de bien qui estoient en sa compaignie, & aussi que, se mectant à rançon, espèroit encore reveoir Floride. À l’heure se rendit à un Turc nommé Dorlin, Gouverneur du Roy de Thunis, lequel le mena à son maistre, où il fut le très bien reçeu & encores mieux gardé, car il pensoit bien, l’ayant entre ses mains, avoir l’Achille de toutes les Espaignes.

Ainsi demoura Amadour près de deux ans au service du Roy de Thunis. Les nouvelles vindrent en Espaigne de ceste prinse, dont les parens du Duc de Nagères feirent un grand dueil, mais ceulx qui aimoient l’honneur du pays estimèrent plus grande la perte de Amadour. Le bruict en vint dans la maison de la Comtesse d’Arande, où pour l’heure estoit la pauvre Avanturade griefvement mallade. La Comtesse, qui se doubtoit bien fort de l’affection que Amadour portoit à sa fille, laquelle elle souffroit & dissimuloit pour les vertuz qu’elle congnoissoit en luy, appella sa fille à part & luy dist les piteuses nouvelles. Floride, qui sçavoit bien dissimuler, luy dist que c’estoit grande perte pour toute leur maison & que sur tout elle avoit pitié de sa pauvre femme, veu mesmement la maladie où elle estoit, mais, voyant sa mère pleurer très fort, laissa aller quelques larmes pour luy tenir compaignie, de paour que, par trop faindre, sa faincte ne fust découverte. Depuis ceste heure là, la Comtesse luy en parloit souvent, mais jamais ne sçeut tirer de sa contenance chose où elle peut asseoir jugement.

Je laisseray à dire les voiages, prières, oraisons & jeusnes que faisoyt ordinairement Floride pour le salut de Amadour, lequel, incontinant qu’il fut à Thunis, ne faillit d’envoyer de ses nouvelles à ses amis, & par homme fort seur advertir Floride qu’il estoit en bonne santé & espoir de la reveoir, qui fut à la pauvre Dame le seul moyen de soustenir son ennuy. Et ne doubtez, puisqu’il luy estoit permis d’escrire, qu’elle s’en açquita si dilligemment que Amadour n’eut poinct faulte de la consolation de ses lettres & épistres.

Et fut mandée la Comtesse d’Arande pour aller à Sarragosse, où le Roy estoit arrivé, & là se trouva le jeune Duc de Cardonne, qui feit poursuicte si grande envers le Roy & la Royne qu’ils prièrent la Comtesse de faire le mariaige de lui & de sa fille. La Comtesse, comme celle qui en riens ne leur voulloit desobéir, l’accorda, estimant qu’en sa fille, qui estoit si jeune, n’y avoit volunté que la sienne. Quand tout l’accord fut faict, elle dist à sa fille comme elle luy avoit choisy le party qui luy sembloit le plus nécessaire. La fille, sçachant que en une chose faicte ne falloit poinct de conseil, luy dist que Dieu fust loué du tout &, voyant sa mère si estrange envers elle, ayma mieulx luy obèir que d’avoir pitié de soy mesmes. Et, pour la resjouyr de tant de malheurs, entendit que l’Infant Fortuné estoit malade à la mort, mais jamais devant sa mère ne nul autre n’en feit ung seul semblant & se contraingnit si fort que les larmes, par force retirées en son cueur, feirent sortir le sang par le nez en telle abondance que la vie fut en danger de s’en aller quant & quant, &, pour la restaurer, espouza celuy qu’elle eut voluntiers changé à la mort.

Après les nopces faictes, s’en alla Floride avecq son mary en la Duché de Cardonne, & mena avecq elle Avanturade, à laquelle elle faisoit privément ses complainctes, tant de la rigueur que sa mère luy avoit tenue que du regret d’avoir perdu le filz de l’Infant Fortuné, mais du regret d’Amadour ne luy en parloit que par manière de la consoler.

Ceste jeune Dame doncques se delibéra de mectre Dieu & l’honneur devant ses oeilz, & dissimula si bien ses ennuyz que jamais nul des siens ne s’apparçeut que son mary luy despleut.

Ainsi passa ung long temps Floride, vivant d’une vie moins belle que la mort, ce qu’elle ne faillyt de mander à son serviteur Amadour, lequel congnoissant son grand & honneste cueur & l’amour qu’elle portoit au fils de l’Infant Fortuné, pensa qu’il estoit impossible qu’elle sçeust vivre longuement & la regretta comme celle qu’il tenoyt pis que morte. Ceste peyne augmenta celle qu’il avoit, & eust voulu demourer toute sa vie esclave comme il estoit & que Floride eust eu ung mary selon son desir, oubliant son mal pour celluy qu’il sentoyt que portoit s’amye. Et, pour ce qu’il entendit, par ung amy qu’il avoit acquis à la Court du Roy de Thunis, que le Roy estoit délibéré de luy faire présenter le pal ou qu’il eust à renoncer sa foy, pour l’envie qu’il avoit, s’il le pouvoit rendre bon Turc, de le tenir avecq luy, il feit tant avecq le maistre qui l’avoit prins qu’il le laissa aller sur sa foy, le mettant à si grande rançon qu’il ne pensoit point que ung homme de si peu de biens la peust trouver, & ainsy, sans en parler au Roy, le laissa son maistre aller sur sa foy.

Luy, venu à la Court devers le Roy d’Espaigne, s’en partist bien tost pour aller chercher sa rançon à tous ses amys & s’en alla tout droict à Barselonne, où le jeune Duc de Cardonne, sa mère & Floride estoient allez pour affaire. Sa femme Avanturade, si tost qu’elle ouyt les nouvelles que son mary estoit revenu, le dist à Floride, laquelle s’en resjouyt comme pour l’amour d’elle, mais, craingnant que la joye qu’elle avoyt de le veoir luy feit changer de visaige & que ceulx qui ne la congnoissoient poinct en prinssent mauvaise opinion, se tint à une fenestre pour le veoir venir de loing. Et, si tost qu’elle l’advisa, descendit par un escallier tant obscur que nul ne pouvoit congnoistre si elle changeoit de couleur, & ainsy, embrassant Amadour, le mena en sa chambre, & de là à sa belle mère, qui ne l’avoit jamais veu. Mais il n’y demoura poinct deux jours qu’il se feit autant aymer dans leur maison qu’il estoit en celle de la Comtesse d’Arande.

Je vous laisseray à penser les propos que Floride & luy peurent avoir ensemble, & les complainctes qu’elle luy feit des maulx qu’elle avoit reçeus en son absence. Après plusieurs larmes gectées du regrect qu’elle avoit tant d’estre mariée contre son cueur que d’avoir perdu celuy qu’elle aymoit tant, lequel jamais n’espéroit de revoir, se délibéra de prendre sa consolation en l’amour & seurté qu’elle portoit à Amadour, ce que toutesfois elle ne luy osoit declairer ; mais luy, qui s’en doubtoit bien, ne perdoit occasion ne temps pour luy faire congnoistre la grande amour qu’il luy portoit.

Sur le point qu’elle estoit presque toute gaingnée de le recepvoir non à serviteur, mais à seur & parfaict amy, arriva une malheureuse fortune ; car le Roy, pour quelque affaire d’importance, manda incontinant Amadour, dont sa femme eust si grand regret que, en oyant ces nouvelles, elle s’esvanouit & tumba d’un degré où elle estoit, dont elle se blessa si fort que oncques puis n’en releva. Floride, qui, par ceste mort, perdoit toute consolation, feit tel dueil que peult faire celle qui se sent destituée de ses parens & amys. Mais encores print le plus mal en gré Amadour ; car d’un costé il perdoit l’une des femmes de bien qui oncques fût, & de l’autre le moyen de pouvoir jamais reveoir Floride, dont il tomba en telle tristesse qu’il cuida soubdainement mourir. La Vieille Duchesse de Cardonne incessamment le visitoit, luy alléguant les raisons des philosophes pour luy faire porter ceste mort patiemment. Mais rien ne servoyt ; car, si la mort d’un costé le tourmentoit, l’amour de l’aultre costé augmentoit le martyre. Voiant Amadour que sa femme estoit enterrée & que son maistre le mandoit, par quoy il n’avoit plus occasion de demourer, eut tel desespoir en son cueur qu’il cuida perdre l’entendement.

Floride, qui, en le cuydant consoler, estoit sa désolation, fut toute une après disnée à luy tenir les plus honestes propos qu’il luy fut possible pour luy cuider diminuer la grandeur de son dueil, l’asseurant qu’elle trouveroit moyen de le pouvoir veoir plus souvent qu’il ne cuidoit. Et, pour ce que le matin debvoit partir & qu’il estoit si foible qu’il ne se pouvoit bouger de dessus son lict, la supplia de le venir veoir au soir, après que chascun y avoit esté, ce qu’elle luy promit, ignorant que l’extrémité de l’amour ne congnoit nulle raison.

Luy, qui se voyoit du tout desespéré de jamais la pouvoir recepvoir, que si longuement l’avoit servie & n’en avoit jamais eu nul autre traictement que vous avez oy, fut tant combattu de l’amour dissimulé & du desespoir qui luy monstroit tous les moyens de la hanter perduz, qu’il se délibéra de jouer à quicte ou à double, pour du tout la perdre ou du tout la gaingner, & se payer en une heure du bien qu’il pensoit avoir mérité. Il feit encourtiner son lict de sorte que ceulx qui venoient à la chambre ne le povoient veoir, & se plaingnoit beaucoup plus que il n’avoit accoustumé, tant que tous ceulx de ceste maison ne pensoient pas que il deust vivre vingt quatre heures.

Après que chascun l’eut visité, au soir Floride, à la requeste mesmes de son mary, y alla, espérant pour le consoler luy déclarer son affection & que du tout elle le vouloit aymer ainsi que l’honneur le peult permettre. Et se vint seoir en une chaise qui estoit au chevet de son lict, & commença son reconfort par pleurer avecq lui. Amadour, la voyant remplie de tel regret, pensa que en ce grand tourment pourroit plus facilement venir à bout de son intention & se leva de dessus son lict, dont Floride, pensant qu’il fust trop foible, le voulut engarder, & se meit à deux genoulx devant elle ; luy disant : « Faut il que pour jamais je vous perde de veue ? » se laissa tumber entre ses bras comme ung homme à qui force défault. La pauvre Floride l’embrassa & le soustint longuement, faisant tout ce qui luy estoit possible pour le consoler ; mais la médecine qu’elle luy bailloit pour amander sa douleur la luy rendoit beaucoup plus forte ; car, en faisant le demy mort & sans parler, s’essaya à chercher ce que l’honneur des Dames deffend.

Quant Floride s’apparçeut de sa mauvaise volunté, ne la pouvant croire, veu les honnestes propos que tousjours luy avoit tenuz, luy demanda que c’estoit qu’il vouloit ; mais Amadour, craignant d’ouyr sa response qu’il sçavoit bien ne pouvoir estre que chaste & honneste, sans luy dire riens, poursuivyt avec toute la force qu’il luy fut possible ce qu’il cherchoit ; dont Floride, bien estonnée, soupsonna plus tost qu’il fust hors de son sens que de croyre qu’il prétendist à son deshonneur. Par quoy elle appella tout hault ung Gentil homme qu’elle sçavoit bien estre en la chambre avecq elle ; dont Amadour, desespéré jusques au bout, se regecta dessus son lict si soubdainement que le Gentil homme cuydoyt qu’il fust trespassé.

Floride, qui s’estoit levée de sa chaise, luy dist « Allez, & apportez vistement quelque bon vinaigre », ce que le Gentil homme feit. À l’heure Floride commença à dire : « Amadour, quelle follie est montée à vostre entendement, & qu’est ce qu’avez pensé & voulu faire ? » Amadour, qui avoit perdu toute raison par la force d’amour, luy dist : « Un si long service mérite il récompense de telle cruaulté ? — Et où est l’honneur, » dist Floride, « que tant de fois vous m’avez presché ?

— Ha, ma Dame, » dist Amadour, « il n’est possible de plus aymer vostre honneur que je faictz, car, avant que fussiez mariée, j’ay sçeu si bien vaincre mon cueur que vous n’avez sçeu congnoistre ma volunté ; mais, maintenant que vous l’estes & que vostre honneur peut estre couvert, quel tort vous tiens je de demander ce qui est mien ? Car par la force d’amour je vous ay gaignée. Celuy qui premier a eu vostre cueur a si mal poursuivy le corps qu’il a mérité perdre le tout ensemble. Celuy qui possède vostre corps n’est pas digne d’avoir vostre cueur, par quoy mesmes le corps ne luy appartient. Mais moy, ma Dame, durant cinq ou six ans, j’ay porté tant de peines & de maulx pour vous que vous ne pouvez ignorer que à moy seul appartiennent le corps & le cueur, pour lequel j’ay oublié le mien, &, si vous vous cuidez deffendre par la conscience, ne doubtez poinct que, quant l’amour force le corps & le cueur, le péché soit jamais imputé. Ceulx qui par fureur mesme viennent à se tuer ne peuvent pécher, car la passion ne donne lieu à la raison, &, si la passion d’amour est la plus importable de tous les aultres & celle qui plus aveugle tous les sens, quel péché vouldriez vous attribuer à celuy qui se laisse conduire par une invincible puissance ? Je m’en vais, & n’espère jamais de vous veoir, mais, si j’avois avant mon partement la seureté de vous que ma grande amour mérite, je serois assez fort pour soustenir en patience les ennuictz de ceste longue absence, &, s’il ne vous plaist m’ottroyer ma requeste, vous orrez bien tost dire que vostre rigueur m’aura donné une malheureuse & cruelle mort. »

Floride, non moins marrye que estonnée d’oyr tenir tels propos à celui duquel jamais n’eust eu soupçon de chose semblable, luy dist en pleurant :

« Hélas, Amadour, sont ce icy les vertueux propos que durant ma jeunesse m’avez tenuz ? Est ce cy l’honneur & la conscience que vous m’avez maintesfois conseillé plustost mourir que de perdre ? Avez vous oblié les bons exemples que vous m’avez donnez des vertueuses Dames qui ont résisté à la folle amour & le despris que vous avez tousjours faict des folles ? Je ne puis croire, Amadour, que vous soyez si loing de vous mesmes que Dieu, vostre conscience & mon honneur soient du tout mortz en vous. Mais, si ainsi est que vous le dictes, je loue la bonté divine, qui a prévenu le malheur où maintenant je m’alloys précipiter, en me monstrant par vostre parole le cueur que j’ay tant ignoré ; car, ayant perdu le fils de l’Infant Fortuné, non seulement pour estre marié ailleurs, mais pour ce que je sçay qu’il en aime une aultre, & me voyant mariée à celuy que je ne puis, quelque peine que je y mette, aymer & avoir agréable, j’avois pensé & délibéré de entièrement & du tout mettre mon cueur & mon affection à vous aymer, fondant ceste amitié sur la vertu que j’ay tant congneue en vous, & en laquelle, par vostre moyen, je pense avoir attaincte, c’est d’aimer plus mon honneur & ma conscience que ma propre vie. Sur ceste pierre d’honnesteté, j’estois venue icy, delibérée de y prendre ung très seur fondement ; mais, Amadour, en un moment vous m’avez monstré qu’en lieu d’une pierre necte & pure, le fondement de cest édifice seroit sur sablon légier ou sur la fange infame, &, combien que desjà j’avois commencé grande partie du logis où j’espèrois faire perpétuelle demeure, vous l’avez soubdain du tout ruyné. Par quoy il fault que vous vous déportiez de l’espérance que avez jamais eue en moy, & vous délibériez, en quelque lieu que je sois, ne me chercher ne par parole ne par contenance, ny espérer que je puisse ou vueille jamais changer ceste opinion. Je le vous dictz avec tel regret qu’il ne peut estre plus grand, mais, si je fusse venue jusques à avoir juré parfaicte amitié avec vous, je sens bien mon cueur tel qu’il fust mort en ceste rencontre, combien que l’estonnement que j’ay de me veoir deçeue est si grand que je suis seure qu’il rendra ma vie ou briefve ou doloreuse. Et sur ce mot, je vous dy à Dieu, mais c’est pour jamais. »

Je n’entreprends poinct de vous dire la douleur que sentoyt Amadour escoutant ces paroles, car elle n’est seullement impossible à escripre, mais à penser, sinon à ceux qui ont expérimenté la pareille, &, voiant que sur ceste cruelle conclusion elle s’en alloyt, l’arresta par le bras, sçachant très bien que, s’il ne luy ostoit la mauvaise opinion qu’il luy avoit donnée, à jamais il la perdroit. Par quoy il luy dist avec le plus fainct visaige qu’il peut prendre : « Ma Dame, j’ay toute ma vie desiré d’aimer une femme de bien &, pour ce que je en ay trouvé si peu, j’ay bien voulu vous expérimenter pour veoir si vous estiez, par vostre vertu, digne d’estre tant estimée que aymée, ce que maintenant je sçay certainement, dont je loue Dieu qui adresse mon cueur à aymer tant de perfection, vous suppliant de me pardonner ceste folle & audatieuse entreprinse, puis que vous voyez que la fin en tourne à vostre honneur & à mon grand contentement. »

Floride, qui commençoit à congnoistre la malice des hommes par luy, tout ainsi qu’elle avoit esté difficile à croire le mal où il estoit, aussi fut elle encores plus à croire le bien où il n’estoit pas, & luy dist : « Pleust à Dieu que eussiez dict la vérité ; mais je ne puis estre si ignorante que l’estat de mariage où je suis ne me face bien congnoistre clairement que forte passion & aveuglement vous a faict faire ce que vous avez faict, car, si Dieu m’eust lasché la main, je suis seure que vous ne m’eussiez pas retiré la bride. Ceulx qui tentent pour chercher la vertu n’ont accoustumé prendre le chemin que vous avez prins, mais c’est assez ; si j’ay creu légièrement quelque bien en vous, il est temps que j’en congnoisse la vérité, laquelle maintenant me délivre de vos mains. »

Et en ce disant, se partit Floride de la chambre &, tant que la nuict dura, ne feit que pleurer, sentant si grande douleur en ceste mutation que son cueur avoit bien à faire à soustenir les assaults du regret que Amour luy donnoit. Car combien que, selon la raison, elle estoit délibérée de jamais plus l’aymer, si est ce que le cueur, qui n’est poinct subject à nous, ne s’y voulut oncques accorder ; par quoy, ne le pouvant moins aymer qu’elle avoit accoustumé, sçachant qu’Amour estoit cause de ceste faulte, se délibéra, satisfaisant à l’Amour, de l’aimer de tout son cueur, &, obéissant à l’Honneur, n’en faire jamais à luy ne à aultre semblant.

Le matin s’en partit Amadour, ainsi fasché que vous avez oy. Toutesfois son cueur, qui estoit si grand qu’il n’avoit au monde son pareil, ne le souffrit désespérer, mais luy bailla nouvelle invention de pouvoir encores reveoir Floride & avoir sa bonne grace. Doncques, en s’en allant devers le Roy d’Espaigne, lequel estoit à Tollette, print son chemin par la Comté d’Arande, où un soir bien tard il arriva & trouva la Comtesse fort malade d’une tristesse qu’elle avoit de l’absence de sa fille Floride.

Quant elle veid Amadour, elle le baisa & embrassa comme si c’eust esté son propre enfant, tant pour l’amour qu’elle luy portoit que pour celle qu’elle doubtoit qu’il avoit à Floride, de laquelle elle luy demanda bien soingneusement des nouvelles, qui luy en dist le mieux qu’il luy fut possible, mais non toute la vérité, & luy confessa l’amitié d’eulx deux, ce que Floride avoit tousjours célé, la priant luy vouloir ayder d’avoir souvent de ses nouvelles & de retirer bien tost Floride avecq elle.

Et dès le matin s’en partit &, après avoir faict ses affaires avecq le Roy, s’en alla à la guerre si triste & si changé de toutes conditions que Dames, Cappitaines & tous ceulx qu’il avoit accoustumé de hanter, ne le congnoissoient plus, & ne se habilloit plus que de noir ; mais c’estoit d’une frize beaucoup plus grosse qu’il ne la falloyt pour porter le dueil de sa femme, duquel il couvroit celuy qu’il avoit au cueur. Et ainsi passa Amadour trois ou quatre années sans revenir à la Court.

Et la Comtesse d’Arande, qui ouyt dire que Floride estoit changée & que c’estoit pitié de la veoir, l’envoya quérir, espérant qu’elle reviendroit auprès d’elle ; mais ce fut le contraire, car, quand Floride sceut que Amadour avoyt déclairé à sa mère leur amitié & que sa mère, tant saige & vertueuse, se confiant en Amadour, la trouva bonne, fut en une merveilleuse perplexité pour ce que d’un cousté elle voyoit que sa mère l’estimoit tant que, si elle luy disoit la vérité, Amadour en pourroit recepvoir mal, ce que pour morir n’eust voulu, veu qu’elle se sentoit assez forte pour le pugnir de sa follie sans y appeller ses parens ; d’autre costé, elle voyoit que, dissimulant le mal que elle y sçavoit, elle seroit contraincte de sa mère & de tous ses amis de parler à luy & luy faire bonne chère, par laquelle elle craignoit fortifier sa mauvaise opinion, mais, voyant qu’il estoit loing, n’en feit grand semblant, & luy escripvoit quand la Contesse le luy commandoit ; toutesfois c’estoient lettres qu’il pouvoit bien congnoistre venir plus d’obéissance que de bonne volunté, dont il estoit autant ennuyé en les lisant qu’il avoit accoustumé se resjouir des premières.

Au bout de deux ou trois ans, après avoir faict tant de belles choses que tout le papier d’Espaigne ne les sçauroit contenir, imagina une invention très grande, non pour gaingner le cueur de Floride, car il le tenoit pour perdu, mais pour avoir la victoire de son ennemie, puis que telle se faisoit contre luy. Il meit arrière tout le conseil de raison & mesme la paour de la mort, dont il se mettoit au hazard ; délibéra & conclut d’ainsy le faire. Or feit tant envers le grand Gouverneur qu’il fut par luy député pour venir parler au Roy de quelque entreprinse secrette qui se faisoit sur Locatte, & se feit commander de communiquer son entreprinse à la Contesse d’Arande avant que la déclairer au Roy, pour en prendre son bon conseil. Et vint en poste tout droict en la Conté d’Arande, où il sçavoit qu’estoit Floride, & envoya secrètement à la Comtesse ung sien amy luy déclairer sa venue, luy priant la tenir secrette & qu’il peust parler à elle la nuict sans que personne en sçeust rien.

La Comtesse, fort joyeuse de sa venue, le dist à Floride & l’envoya deshabiller en la chambre de son mary, à fin qu’elle fust preste quand elle la manderoit & que chacun fût retiré. Floride, qui n’estoit pas encore asseurée de sa première paour, n’en feit semblant à sa mère, mais s’en alla en ung oratoire se recommander à Nostre Seigneur &, luy priant de vouloir conserver son cueur de toute meschante affection, pensa que souvent Amadour l’avoit louée de sa beauté, laquelle n’estoit poinct diminuée, nonobstant qu’elle eust esté longuement malade ; par quoy, aimant mieulx faire tort à sa beaulté en la diminuant que de souffrir par elle le cueur d’un si honneste homme brusler d’un si meschant feu, print une pierre qui estoit en la chappelle & s’en donna par le visaige ung si grand coup que la bouche, le nez & les yeux en estoient tout disformez. Et, à fin que l’on ne soupçonnast qu’elle l’eust faict, quand la Contesse l’envoya quérir, se laissa tumber en sortant de la chapelle le visaige contre terre & en criant bien hault. Arriva la Contesse, qui la trouvast en ce piteux estat, & incontinent fut pansée & bandée par tout le visaige.

Après la Contesse la mena en sa chambre & luy dist qu’elle la prioit d’aller en son cabinet entretenir Amadour jusques à ce qu’elle se fust deffaicte de sa compaignie ; ce que feit Floride, pensant qu’il y eust quelques gens avecq luy.

Mais se trouvant toute seule, la porte fermée sur elle, fut autant marrie qu’Amadour content, pensant que par amour ou par force il auroit ce qu’il avoit desiré &, après avoir parlé à elle & l’avoir trouvée en mesme propos en quoi il l’avoit laissée, & que pour mourir elle ne changeroit son opinion, luy dist, tout oultré de desespoir :

« Par Dieu, Floride, le fruict de mon labeur ne me sera poinct osté par vos scrupules ; car, puis que amour, patience & humble prière ne servent de riens, je n’espargneray poinct ma force pour acquérir le bien qui, sans l’avoir, me la feroit perdre. »

Et, quand Floride veit son visaige & ses yeulx tant altérez que le plus beau teint du monde estoit rouge comme feu & le plus doux & plaisant regard si orrible & furieux qu’il sembloit que ung feu très ardent estincellast dans son cueur & son visaige &, en ceste fureur, d’une de ses fortes & puissantes mains print les deux délicates & foibles de Floride, elle, voyant que toutes deffenses lui failloient & que pieds & mains estoient tenuz en telle captivité qu’elle ne pouvoit fuyr, encores moins se défendre, ne sçeut quel meilleur remède trouver sinon chercher s’il n’y avoit poinct encores en luy quelques racines de la première amour, pour l’honneur de laquelle il obliast sa cruauté, par quoy elle luy dist :

« Amadour, si maintenant vous m’estimez comme ennemye, je vous supplie, par l’honneste amour que j’ay autresfois pensé estre en vostre cueur, me vouloir escouter avant que me tourmenter. »

Et, quand elle veid qu’il luy prestoit l’oreille, poursuivit son propos, disant :

« Hélas, Amadour, quelle occasion vous meut de chercher une chose dont vous ne povez avoir contentement, & me donner ennuy le plus grand que je sçaurois recevoir ? Vous avez tant expérimenté ma volunté du temps de ma jeunesse & de ma plus grande beaulté, sur quoy vostre passion pouvoit prendre excuse, que je m’esbahis que l’aage & grande laydeur où je suis, oultrée d’extrême ennuy, vous cherchez ce que vous sçavez ne povoir trouver. Je suis seure que vous ne doubtez poinct que ma volunté ne soit telle qu’elle a accoutumé, par quoy ne povez avoir par force ce que demandez. Et, si vous regardez comme mon visaige est accoustré, en oubliant la mémoire du bien que vous y avez veu, vous n’aurez poinct d’envie d’en approcher de plus près, &, s’il y a encores en vous quelques relicques de l’amour passé, il est impossible que la pitié ne vaincque vostre fureur, & à icelle pitié, que j’ay tant expérimenté en vous, je fais ma plaincte & demande grace, à fin que vous me laissiez vivre en paix & en l’honnesteté que, selon vostre conseil, j’ay delibéré garder. Et, si l’amour que vous m’avez portée est convertie en haine & que, plus par vengeance que par affection, vous vueillez me faire la plus malheureuse femme du monde, je vous asseure qu’il n’en sera pas ainsi & me contraindrez, contre ma délibération, de déclairer vostre meschante volunté à celle qui croyt tant de bien de vous, &, en ceste congnoissance, pouvez penser que vostre vie ne seroit pas en seureté. »

Amadour, rompant son propos, luy dist : « S’il me fault mourir, je serai plustost quicte de mon tourment ; mais la difformité de vostre visaige, que je pense estre faicte de vostre volunté, ne m’empeschera poinct de faire la mienne ; car, que je ne pourrois avoir de vous que les oz, si les voudrois je tenir auprès de moy. »

Et quand Floride veid que prières, raison ne larmes ne luy servoient de riens & qu’en telle cruaulté poursuivoit son meschant desir, qu’elle n’avoyt enfin force d’y resister, se ayda du secours qu’elle craingnoit autant que perdre sa vie, & d’une voix triste & piteuse appella sa mère le plus hault qu’il luy fut possible, laquelle, oyant sa fille l’appeler d’une telle voix, eut merveilleusement grand paour de ce qui estoit véritable & courut le plus tost qu’il luy fut possible en la garderobbe.

Amadour, qui n’estoit pas si prest à morir qu’il disoit, laissa de si bonne heure son entreprinse que la Dame, ouvrant le cabinet, le trouva à la porte & Floride assez loin de là.

La Comtesse luy demanda : « Amadour, qui a il ? Dictes moy la verité. » Et, comme celluy qui n’estoit jamais despourveu d’inventions, avecq un visaige pasle & transi luy dist :

« Hélas, ma Dame, de quelle condition est devenue Madame Floride ? Je ne fuz jamais si estonné que je suis, car, comme je vous ay dict, je pensois avoir part dans sa bonne grace, mais je congnois bien que je n’y ay plus riens. Il me semble, ma Dame, que du temps qu’elle estoit nourrie avecq vous, elle n’estoit moins sage ne vertueuse qu’elle est, mais elle ne faisoit poinct de conscience de parler & veoir ung chascun &, maintenant que je l’ay voulu regarder, elle ne l’a voulu sousfrir. Et, quant j’ay veu ceste contenance, pensant que ce fust ung songe ou une resverie, luy ay demandé sa main pour la baiser a la façon du païs, ce qu’elle m’a du tout refusé. Il est vray, ma Dame, que j’ay eu tort, dont je vous demande pardon : c’est que je luy ay prins la main quasi par force & la luy ay baisée, ne luy demandant aultre contentement ; mais elle, qui a, comme je croy, délibéré ma mort, vous a appellé ainsy comme vous avez veu. Je ne sçauroys dire pourquoy, sinon qu’elle ayt eu paour que j’eusse autre volunté que je n’ay. Toutesfois, ma Dame, en quelque sorte que ce soit, j’advoue le tort estre mien, car, combien qu’elle devroyt aymer tous vos bons serviteurs, la fortune veult que moy seul plus affectionné soit mis hors de sa bonne grace. Si est ce que je demoureray tousjours tel envers vous & elle que je suis tenu, vous suppliant me vouloir tenir en la vostre, puis que sans mon démérite j’ay perdu la sienne. »

La Contesse, qui en partie le croioit & en partie doubtoit, s’en alla à sa fille & luy dist : « Pourquoy m’avez-vous appellée si hault ? » Floride respondit qu’elle avoit eu paour, &, combien que la Contesse l’interrogea de plusieurs choses par le menu, si est ce que jamais ne luy feit aultre response, car, voyant qu’elle estoit eschappée d’entre les mains de son ennemy, le tenoit assez puni de luy avoir rompu son entreprinse.

Après que la Contesse eut longuement parlé à Amadour, le laissa encores devant elle parler à Floride pour veoir quelle contenance il tiendroit, à laquelle il ne tint pas grand propos, sinon qu’il la mercia de ce qu’elle n’avoit confessé verité à sa mère, & la pria que au moins, puisqu’il estoit hors de son cueur, ung aultre ne tinst poinct sa place.

Elle luy respondit quant au premier propos :

« Si j’eusse eu aultre moyen de me défendre de vous que par la voix, elle n’eust jamais esté oye ; mais par moy vous n’aurez pis, si vous ne m’y contraingnez comme vous avez faict, & n’ayez pas paour que j’en sçeusse aymer d’aultre, car, puis que je n’ay trouvé au cueur que je sçavois le plus vertueux du monde le bien que je desirois, je ne croiray poinct qu’il soit en nul homme. Ce malheur sera cause que je seray pour l’advenir en liberté des passions que l’amour peult donner. »

En ce disant, print congé d’elle.

La mère, qui regardoit sa contenance, n’y sçeut rien juger, sinon que depuis ce temps là congneust très bien que sa fille n’avoit plus d’affection à Amadour, & pensa pour certain qu’elle fust si desraisonnable qu’elle hayst toutes les choses qu’elle aimoit, &, dès ceste heure là, luy mena la guerre si estrange qu’elle fut sept ans sans parler à elle si elle ne s’y courroussoit, & tout à la requeste d’Amadour.

Durant ce temps là, Floride tourna la craincte qu’elle avoit d’estre avecq son mary en volunté de n’en bouger, pour les rigueurs que luy tenoit sa mère ; mais, voyant que riens ne luy servoit, délibéra de tromper Amadour &, laissant pour ung jour ou deux son visaige estrange, luy conseilla de tenir propos d’amitié à une femme qu’elle disoit avoir parlé de leur amour.

Ceste Dame demoroit avecq la Royne d’Espaigne & avoit nom Lorette. Amadour la creut, pensant par ce moyen retourner encores en sa bonne grace, feit l’amour à Lorette, qui estoit femme d’un Cappitaine, lequel estoit des grands Gouverneurs du Roy d’Espaigne. Lorette, bien aise d’avoir gaingné un tel serviteur, en feit tant de mines que le bruict en courut partout, & mesme la Contesse d’Arande, estant à la Cour, s’en apperçeut, par quoy depuis ne tormentoit tant Floride qu’elle avoit accoustumé.

Floride ouyt ung jour dire que le Cappitaine, mary de Lorette, estoit entré en une si grande jalousie qu’il avoit délibéré en quelque sorte que ce fust de tuer Amadour & elle, qui, nonobstant son dissimulé visaige, ne pouvoit vouloir mal à Amadour, l’en avertit incontinent. Mais luy, qui facilement fut retourné à ses premières brisées, luy respondit, s’il luy plaisoit l’entretenir trois heures tous les jours, que jamais il ne parleroit à Lorette, ce qu’elle ne voulut accorder.

« Donques, » ce luy dist Amadour, « puisque ne me voulez faire vivre, pourquoy me voulez vous garder de mourir, sinon que vous espérez me tormenter plus en vivant que nulle mort ne sçauroit faire ? Mais, combien que la mort me fuye, si la chercheray je tant que je la trouveray ; car en ce jour là seulement j’auray repos. »

Durant qu’ils estoient en ces termes, vint nouvelle que le Roy de Grenade commençoit une grande guerre contre le Roy d’Espaigne, tellement que le Roy y envoya le Prince son fils, & avecq luy le Connestable de Castille & le Duc d’Albe, deux vieils & saiges Seigneurs. Le Duc de Cardonne & le Comte d’Arande ne voulurent pas demorer & supplièrent au Roy leur donner quelque charge, ce qu’il feit selon leurs Maisons, & leur bailla pour les conduire seurement Amadour, lequel, durant la guerre, feit des actes si estranges que sembloient autant de desespoir que de hardiesse.

Et, pour venir à l’intention de mon compte, je vous diray que sa trop grande hardiesse fut esprouvée par la mort, car, ayans les Maures faict demonstrance de donner la bataille, voyans l’armée des Chrestiens si grande feirent semblant de fuir. Les Espaignols se meirent à la chasse, mais le vieil Connestable & le Duc d’Albe, se doubtans de leur finesse, retindrent contre sa volunté le Prince d’Espaigne qu’il ne passast la rivière, ce que feirent, nonobstant la desfense, le Comte d’Arande & le Duc de Cardonne. Et, quand les Maures veirent qu’ils n’estoient suivis que de peu de gens, se retournèrent, & d’un coup de symeterre abbatirent tout mort le Duc de Cardonne, & fut le Comte d’Arande si fort blessé que l’on le laissa comme mort en la place. Amadour arriva sur ceste desfaicte tant enraigé & furieux qu’il rompit toute la presse & feit prendre les deux corps qui estoient mortz & porter au camp du Prince, lequel en eut autant de regret que de ses propres frères. Mais, en visitant leurs playes, se trouva le Comte d’Arande encores vivant, lequel fut envoyé en une lictière en sa maison, où il fut longuement malade. De l’autre costé, renvoya à Cardonne le corps du mort.

Amadour, ayant faict son effort de retirer ces deux corps, pensa si peu pour luy qu’il se trouva environné d’un grand nombre de Maures &, luy qui ne vouloit non plus estre prins qu’il n’avoit sçeu prendre s’amie, ne faulser sa foy envers Dieu qu’il avoit faulsée envers elle, sçachant que, s’il estoit mené au Roy de Grenade, il mourroit cruellement ou renonceroit la Chrestienté, délibéra ne donner la gloire ne de sa mort ne sa prinse à ses ennemis &, en baisant la croix de son espée, rendant corps & ame à Dieu, s’en donna un tel coup qu’il ne luy en fallut poinct de secours.

Ainsy morut le pauvre Amadour, autant regretté que ses vertuz le méritoient. Les nouvelles en coururent par toute l’Espaigne, tant que Floride, laquelle estoit à Barselonne où son mary avoit autresfois ordonné estre enterré, en oyt le bruict, &, après qu’elle eut fait ses obsèques honorablement, sans en parler à mère ny à belle-mère, s’en alla Religieuse au Monastère de Jésus, prenant pour mary & amy celuy qui l’avoit délivrée d’une amour si véhémente que celle d’Amadour & de l’ennuy si grand que de la compaignie d’un tel mary. Ainsi tourna toutes ses affections à aymer Dieu si parfaictement, qu’après avoir vescu longuement Religieuse, luy rendit son ame en telle joye que l’espouse a d’aller veoir son espoux.

« Je sçay bien, mes Dames, que ceste longue Nouvelle pourra estre à aucunes fascheuse, mais, si j’eusse voulu satisfaire à celuy qui la m’a comptée, elle eust esté trop plus que longue, vous suppliant, en prenant exemple de la vertu de Floride, diminuer un peu de sa cruaulté & ne croire poinct tant de bien aux hommes qu’il ne faille, par la congnoissance du contraire, leur donner cruelle mort & à vous une triste vie. »

Et, après que Parlamente eut eu bonne & longue audience, elle dist à Hircan : « Vous semble il pas que ceste femme ait esté pressée jusques au bout & qu’elle ait vertueusement resisté ?

— Non, » dist Hircan, « car une femme ne peut faire moindre résistance que de crier, mais, si elle eust esté en lieu où on ne l’eust pu oyr, je ne sçay qu’elle eust faict, &, si Amadour eust esté plus amoureux que crainctif, il n’eust pas laissé pour si peu son entreprinse &, pour cest exemple icy, je ne me departiray de la forte opinion que j’ay que oncques homme qui aimast parfaictement, ou qui fût aimé d’une dame, ne faillit d’en avoir bonne yssue, s’il a faict la poursuitte comme il appartient. Mais encores fault il que je loue Amadour de ce qu’il feit une partie de son debvoir.

— Quel debvoir ? » ce dist Oisille. « Appellez vous faire son debvoir à ung serviteur qui veult avoir par force sa maistresse, à laquelle il doibt toute révérence & obéissance ? »

Saffredent print la parole & dist : « Ma Dame, quand nos maistresses tiennent leur rang en chambres ou en salles, assises à leurs ayses comme nos juges, nous les menons dancer en craincte ; nous les servons si diligemment que nous prévenons leurs demandes ; nous semblons estre tant crainctifs de les offenser & tant desirans de les servir que ceux qui nous voyent ont pitié de nous & bien souvent nous estiment plus sots que bestes, transportez d’entendement ou transiz, & donnent la gloire à noz Dames, desquelles les contenances sont tant audatieuses & les parolles tant honnestes qu’elles se font craindre, aimer & estimer de ceulx qui n’en veoient que le dehors. Mais, quand nous sommes à part, où Amour seul est juge de nos contenances, nous sçavons très bien qu’elles sont femmes & nous hommes, & à l’heure le nom de maistresse est converti en amye & le nom de serviteur en amy. C’est là où le proverbe dist :

« De bien servir & loyal estre,
De serviteur on devient maistre.

« Elles ont l’honneur autant que les hommes, qui le leur peuvent donner & oster, & voient ce que nous endurons patiemment, mais c’est raison aussy que nostre souffrance soit récompensée quand l’honneur ne peut estre blessé.

— Vous ne parlez pas du vray honneur, » dist Longarine, « qui est le contentement de ce monde, car, quand tout le monde me diroit femme de bien & je sçaurois seule le contraire, la louange augmenteroit ma honte & me rendroit en moy mesme plus confuse, & aussi, quand il me blasmeroit & je sentisse mon innocence, son blasme tourneroit à mon contentement, car nul n’est content de soy mesme.

— Or, quoy que vous ayez tous dict, » se dist Geburon, « il me semble qu’Amadour estoit ung aussy honneste & vertueux Chevalier qu’il en soit poinct, &, veu que les noms sont supposez, je pense le congnoistre. Mais, puis que Parlamente ne l’a voulu nommer, aussy ne feray je, & contentez vous que, si c’est celuy que je pense, son cueur ne sentit jamais nulle paour, ny ne fut jamais vuide d’amour ny de hardiesse. »

Oisille leur dist : « Il me semble que ceste journée s’est passée si joyeusement que, si nous continuons ainsi les aultres, nous accoursirons le temps à faire d’honnestes propos. Mais voyez où est le soleil & oyez la cloche de l’Abbaye qui, long temps a, nous appelle à Vespres, dont je ne vous ay point adverty, car la dévotion d’ouyr la fin du compte estoit plus grande que celle d’oyr Vespres. »

Et en ce disant se levèrent tous &, arrivans à l’Abbaye, trouvèrent les Religieux qui les avoient attenduz plus d’une grosse heure. Vespres oyes, allèrent soupper, qui ne fut tout le soir sans parler des comptes qu’ils avoient ouys & sans chercher par tous les endroictz de leur mémoire pour veoir s’ilz pourroient faire la journée ensuyvante aussi plaisante que la première, &, après avoir joué de mille jeux dedans le pré, s’en allèrent coucher, donnans fin très joyeuse & contente à leur première journée.