L’Heptaméron/La septiesme journée

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SEPTIESME JOURNÉE


En la Septiesme Journée on
devise de ceus qui ont fait
tout le contraire de
ce qu’ilz devoient
ou vouloient.
L’HEPTAMERON
D E S   N O U V E L L E S
DE
LA ROINE DE NAVARRE

SEPTIESME JOURNÉE


PROLOGUE


u matin ne faillit Madame Oisille de leur administrer la salutaire pasture, qu’elle print en la lecture des actes & vertueux faictz des glorieux Chevaliers & Apostres de Jesu Christ selon sainct Luc, leur disant que ces comptes là debvoient estre suffisans pour desirer veoir ung tel temps & pleurer la difformité de cestuy cy envers cestuy là. Et, quant elle eut suffisamment leu & exposé le commencement de ce digne livre, elle les pria d’aller à l’église en l’unyon que les Apostres faisoient leur oraison, demandans à Dieu sa grace, laquelle n’est jamais refusée à ceulx qui en foy la requièrent. Ceste opinion fut trouvée d’un chacun très bonne, & arrivèrent à l’église ainsy que l’on commençoyt la Messe du Sainct Esperit, qui sembloit chose venir à leur propos, qui leur feit oyr le service en grand dévotion.

Et après allèrent disner, ramentevans ceste vie apostolicque, en quoy ilz prindrent tel plaisir que quasi leur entreprinse estoyt oblyée, de quoy s’advisa Nomerfide comme la plus jeune, & leur dist :

« Madame Oisille nous a tant boutez en dévotion que nous passons à l’heure accoustumée de nous retirer pour nous préparer à racompter noz Nouvelles. »

Sa parolle fut occasion de faire lever toute la compaignye, &, après avoir bien demeuré en leurs chambres, ne faillirent poinct se trouver au pré comme ilz avoient faict le jour de devant, &, quant ilz furent bien à leur ayse, Madame Oisille dist à Saffredent :

« Encor que je suis asseurée que vous ne direz rien à l’advantaige des femmes, si est ce qu’il fault que je vous advise de dire la Nouvelle que dès hier soir vous aviez preste.

— Je proteste, ma Dame, » respondit Saffredent, « que je n’acquerray poinct l’honneur de mesdisant pour dire vérité, ny ne perdray poinct la grace des dames vertueuses pour racompter ce que les folles ont faict, car j’y ay expérimenté que c’est que d’estre eslongné de leur veue, &, si je l’eusse esté autant de leur bonne grace, je ne fusse pas à ceste heure en vie. »

Et en ce disant tourna les oelz au contraire de celle qui estoit cause de son bien & de son mal ; mais, en regardant Ennasuicte, la feyt aussi bien rougir que si ce eût esté à elle à qui le propos se fust addressé. Si est ce qu’il n’en fut moins entendu du lieu où il desiroit estre oy. Madame Oisille l’asseura qu’il povoyt dire vérité librement, aux despens de qui il apartiendroit.

À l’heure commencea Saffredent, & dist :



SOIXANTE ET UNIESME NOUVELLE


Un mary se réconcilie avec sa femme, après qu’elle eut vescu quatorze ou quinze ans avec un Chanoine d’Authun.


uprès de la ville d’Authun y avoyt une fort belle femme, grande, blanche & d’autant belle façon de visaige que j’en aye poinct veu, & avoyt espousé un très honneste homme qui sembloyt estre plus jeune qu’elle, lequel l’aymoyt & traictoyt tant bien qu’elle avoyt cause de s’en contanter.

Peu de temps après qu’ilz furent mariez la mena en la ville d’Authun pour quelques affaires &, durant le temps que le mary pourchassoyt la Justice, sa femme alloyt à l’église prier Dieu pour luy, & tant fréquenta ce lieu sainct que ung Chanoine fort riche fut amoureux d’elle & la poursuivyt si fort que la pauvre malheureuse s’accorda à luy, dont le mary n’avoyt nul soupson & pensoyt plus à garder son bien que sa femme.

Mais, quant ce vint au departir & qu’il fallut retourner en la maison, qui estoit loing de la dicte ville sept grandes lieues, ce ne fut sans ung trop grand regret. Mais le Chanoyne luy promist que souvent la iroyt visiter, ce qu’il feyt, feingnant aller en quelque voiage, où son chemyn s’addressoyt tousjours par la maison de cest homme, qui ne fut pas si sot qu’il ne s’en aperçeut & y donna si bon ordre que, quant le Chanoyne y venoyt, il n’y trouvoyt plus sa femme & la faisoyt si bien cacher qu’il ne povoyt parler à elle. La femme, congnoissant la jalousie de son mary, ne feyt semblant qu’il luy despleust. Toutesfois se pensa qu’elle y donneroit ordre, car elle estimoyt ung Enfer perdre la vision de son Dieu.

Ung jour que son mary estoit allé dehors de sa maison, empeschea si bien les Chamberières & Varletz qu’elle demeura seulle en sa maison. Incontinant prend ce qui lui estoit nécessaire &, sans autre compaignye que de sa folle amour qui la portoit, s’en alla de pied à Authun, où elle n’arriva pas si tard qu’elle ne fût recongneue de son Chanoine, qui la tint enfermée & cachée plus d’un an, quelques Monitions & Excommunications qu’en fit gecter son mary, lequel, ne trouvant aultre remède, en feyt la plaincte à l’Evesque, qui avoyt ung Archediacre autant homme de bien qu’il en fust poinct en France. Et luy mesmes chercha si diligemment en toutes les maisons des Chanoines qu’il trouva celle que l’on tenoyt perdue, laquelle il mist en prison & condamna le Chanoyne en grosse pénitence.

Le mary, sçachant que sa femme estoyt retournée par l’admonition du bon Archediacre & de plusieurs gens de bien, fut contant de la reprandre, avec les sermens qu’elle luy feyt de vivre en temps advenir en femme de bien, ce que le bon homme creut voluntiers pour la grande amour qu’il luy portoyt & la remena en sa maison, la traictant aussi honnestement que paravant, sinon qu’il luy bailla deux vieilles Chamberières, qui jamais ne la laissoient seule que l’une des deux ne fust avecq elle.

Mais, quelque bonne chère que luy fist son mary, la meschante amour qu’elle portoyt au Chanoyne luy faisoyt estimer tout son repos en tourment &, combien qu’elle fust très belle femme & luy homme de bonne complexion, fort & puissant, si est ce qu’elle n’eut jamais enfans de luy, car son cueur estoyt tousjours à sept lieues de son corps, ce qu’elle dissimulloyt si bien qu’il sembloyt à son mary qu’elle eut oblyé tout le passé comme il avoyt faict de son costé. Mais la malice d’elle n’avoyt pas ceste opinion, car, à l’heure qu’elle veid son mary mieulx l’aymant & moins la soupsonnant, vat feindre d’estre malade & continua si bien ceste faincte que son pauvre mary estoit en merveilleuse peyne, n’espargnant bien ne chose qu’il eût pour la secourir.

Toutesfoys elle joua si bien son roolle que luy & tous ceulx de la maison la pensoient malade à l’extrémité & que peu à peu elle s’affoiblissoit, &, voyant que son mary en estoit aussi marry qu’il en debvoit estre joieulx, le pria qu’il luy pleust l’auctoryser de faire son testament, ce qu’il feyt voluntiers en pleurant.

Et elle, ayant puissance de tester, combien qu’elle n’eût enffans, donna à son mary ce qu’elle luy povoyt donner, luy requérant pardon des faultes qu’elle luy avoyt faictes ; après envoya quérir le Curé, se confessa, reçeut le sainct Sacrement de l’autel tant dévotement que chacun ploroit de veoir une si glorieuse fin &, quant se vint le soir, elle pria son mary de luy envoier quérir l’extrême unction & qu’elle s’affoiblissoit tant qu’elle avoit paour de ne la povoir recepvoir vive. Son mary en grande diligence la luy feit apporter par le Curé, & elle, qui la reçeut en grande humilité, incitoit chacun à la louer.

Quant elle eut faict tous ses beaulx mistères, elle dist à son mary que, puisque Dieu luy avoyt faict la grace d’avoir prins tout ce que l’Église commande, elle sentoit sa conscience en si très grande paix qu’il luy prenoyt envye de s’y reposer ung petit, priant son mary de faire le semblable, qui en avoyt bon besoing pour avoir tant pleuré & veillé avecq elle.

Quant son mary s’en fut allé & tous ses varletz avecq luy, deux pauvres vieilles, qui en sa santé l’avoient si longuement gardée, ne se doubtans plus de la perdre sinon par mort, se vont très bien coucher à leur aise, &, quant elle les ouyt dormyr & ronfler bien hault, se leva toute en chemise & saillist hors de sa chambre, escoutant si personne de céans faisoyt poinct de bruict. Mais, quant elle fut asseurée de son baston, elle sçeut très bien passer par ung petit huys d’un jardin qui ne fermoyt poinct &, tant que la nuyct dura, toute en chemise & nudz piedz, feyt son voiage à Authun devers le sainct qui l’avoyt gardée de morir.

Mais, pour ce que le chemyn estoyt long, n’y peut aller tout d’une traicte que le jour ne la surprint. À l’heure regardant par tout le chemyn, advisa deux chevaulcheurs qui couroient bien fort &, pensant que ce fust son mary qui la chercheast, se cacha tout le corps dedans un maraiz & la teste entre les jongs, & son mary, passant près d’elle, disoyt à un sien serviteur comme ung homme desespèré :

« Ho, la meschante ! Qui eust pensé que soubz le manteau des sains sacremens de l’Église l’on eût peu couvrir ung si villain & abhominable cas ? »

Le serviteur luy respondit :

« Puis que Judas, prenant ung tel mourceau, ne craignit à trahir son maistre, ne trouvez poinct estrange la trahison d’une femme. »

En ce disant passe oultre le mary, & la femme demoura plus joyeuse entre les jongs de l’avoir trompé qu’elle n’estoyt en sa maison en ung bon lict en servitude.

Le pauvre mary la cherchea par toute la ville d’Authun, mais il sçeut certainement qu’elle n’y estoit poinct entrée ; parquoy s’en retourna sur ses brisées, ne faisant que se complaindre d’elle & de sa grande perte, ne la menassant poinct moins que de la mort s’il la trouvoit, dont elle n’avoyt paour en son esperit non plus qu’elle sentoyt de froid en son corps, combien que le lieu & la saison méritoient de la faire repentir de son damnable voiage. Et qui ne sçauroit comment le feu de l’Enfer eschauffe ceulx qui en sont rempliz, l’on debvroit estimer à merveilles comme ceste pauvre femme, saillant d’un lict bien chault, peut demeurer tout ung jour en si extrême froidure.

Si ne perdit elle poinct le cueur ny l’aller, car, incontinant que la nuyct fut venue, reprint son chemyn &, ainsy que l’on vouloit fermer la porte d’Authun, y arriva ceste pèlerine & ne faillit d’aller tout droict où demoroit son corps sainct, qui fut tant esmerveillé de sa venue que à peyne povoyt il croyre que ce fût elle. Mais, quant il l’eut bien regardée & visitée de tous costez, trouva qu’elle avoyt oz & chair, ce que ung Esprit n’a poinct, & ainsy se asseura que ce n’estoyt fantosme, & dès l’heure furent si bien d’accord qu’elle demoura avecq luy quatorze ou quinze ans.

Et, si quelque temps elle fut cachée, à la fin elle perdit toute craincte &, qui pis est, print une telle gloire d’avoir ung tel amy qu’elle se mectoit à l’église devant la plus part des femmes de bien de la Ville, tant d’Officiers que aultres. Elle eut des enfans du Chanoyne, & entres autres une fille qui fut mariée à un riche Marchant, & si gorgiase à ses nopces que toutes les femmes de la Ville en murmuroient très fort, mais n’avoient pas la puissance d’y mectre ordre.

Or advint que en ce temps là la Royne Claude, femme du Roy François, passa par la ville d’Authun, ayant en sa compaignye Madame la Régente, mère du dict Roy, & la Duchesse d’Alençon sa fille. Vint une Femme de chambre de la Royne, nommée Perrette, qui trouva la dicte Duchesse & luy dist :

« Ma dame, je vous supplye, escoutez moy, & vous ferez œuvre plus grande que d’aller oyr tout le service du jour. »

La Duchesse s’arresta voluntiers, sçachant que d’elle ne povoyt venir que tout bon conseil.

Perrette luy alla racompter incontinant comme elle avoyt prins une petite fille pour luy ayder à savonner le linge de la Royne, &, en luy demandant des nouvelles de la Ville, luy compta la peyne que les femmes de bien avoyent de veoir ainsi aller devant elle la femme de ce Chanoine, de laquelle luy compt une partie de sa vie.

Tout soubdain s’en alla la Duchesse à la Royne & à Madame la Régente leur compter ceste histoire, qui, sans autre forme de procès, envoièrent quérir ceste pauvre malheureuse, laquelle ne se cachoit poinct, car elle avoyt changé sa honte en gloire d’estre Dame de la maison d’un si riche homme, &, sans estre estonnée ny honteuse, se vint présenter devant les dictes Dames, lesquelles avoient si grande honte de sa hardiesse que soubdain elles ne luy sçeurent que dire. Mais après luy feyt Madame la Régente telles remonstrances qui deussent avoir faict pleurer une femme de bon entendement, ce que poinct ne feyt ceste pauvre femme, mais d’une audace très grande leur dist :

« Je vous supplie, mes Dames, que voulez garder que l’on ne touche poinct à mon honneur, car, Dieu mercy, j’ay vescu avecq Monsieur le Chanoine si bien & si vertueusement qu’il n’y a personne vivant qui m’en sçeût reprendre. Et s’il ne fault poinct que l’on pense que je vive contre la volunté de Dieu, car il y a trois ans qu’il ne me fut riens, & vivons aussi chastement & en aussy grande amour que deux beaulx petitz Anges, sans que jamais entre nous deux y eut eu parolle ne volunté au contraire. Et qui nous séparera sera grand peché, car le bon homme, qui a bien près de quatre vingtz ans, ne vivra pas longuement sans moy, qui en ay quarante cinq. »

Vous pouvez penser comme à l’heure les Dames se peurent tenir & les remonstrances que chacun luy feit, voiant l’obstination, qui n’estoit amollye pour parolles que l’on luy dist, pour l’aage qu’elle eût ne pour l’honorable compaignye, &, pour l’humilier plus fort, envoièrent quérir le bon Archediacre d’Authun, qui la condemna d’estre en prison ung an, au pain & à l’eaue, & les Dames envoyèrent quérir son mary, lequel par leur bon exhortement fut contant de la reprendre après qu’elle auroyt faict sa pénitence.

Mais, se voiant prisonnière & le Chanoyne délibéré de jamais ne la reprendre, mercyant les Dames de ce qu’elles luy avoient gecté ung Diable de dessus les espaulles, eut une si grande & si parfaicte contriction que son mary, en lieu d’actendre le bout de l’an, l’alla reprendre & n’attendit pas quinze jours qu’il ne la vint demander à l’Archediacre & depuis ont vescu en bonne paix & amityé.


« Voilà, mes Dames, comment les chesnes de sainct Pierre sont converties par les mauvais Ministres en celles de Sathan, & si fortes à rompre que les sacremens, qui chassent les Diables des corps, sont à ceulx cy les moiens de les faire plus longuement demeurer en leur conscience, car les meilleures choses sont celles, quant on en abuse, dont l’on faict plus de maulx.

— Vrayement, » dist Oisille, « ceste femme estoit bien malheureuse, mais aussy fut elle bien pugnye de venir devant telz juges que les Dames que vous avez nommées, car le regard seul de Madame la Régente estoit de telle vertu qu’il n’y avoyt si femme de bien qui ne craingnist de se trouver devant ses œilz indigne de sa veue. Celle qui en estoyt regardée doulcement s’estimoyt mériter grand honneur, sçachant que femmes autres que vertueuses ne povoyent ceste Dame veoir de bon cueur.

— Il seroit bon, » dist Hircan, « que l’on eust plus de craincte des œilz d’une femme que du sainct Sacrement, lequel, s’il n’est receu en foy & charité, est en condamnation éternelle.

— Je vous prometz, » dist Parlamente, « que ceulx qui ne sont poinct inspirez de Dieu craingnent plus les puissances temporelles que les spirituelles. Encores je croy que la pauvre créature se chastia plus par la prison & l’opinion de ne plus veoir son Chanoine qu’elle ne feyt pour remonstrance qu’on luy eût sçeu faire.

— Mais, » dist Simontault, « vous avez oblyé la principale cause qui la feyt retourner à son mary ; c’est que le Chanoyne avoyt quatre vingtz ans, & son mary estoyt plus jeune qu’elle. Ainsy gaingna ceste bonne dame en tous ses marchez, mais, si le Chanoyne eût esté jeune, elle ne l’eut poinct voulu habandonner. Les enseignemens des Dames n’y eussent pas eu plus de valleur que les sacremens qu’elle avoyt prins.

— Encores, » ce dist Nomerfide, « me semble qu’elle faisoit bien de ne confesser poinct son péché si aisément, car ceste offense se doibt dire à Dieu humblement & la nyer fort & ferme devant les hommes ; car, encores qu’il soit vray, à force de mentir & jurer on engendre quelque doubte à la vérité.

— Si est ce, » dist Longarine. « Ung péché à grand peine peut estre si secret qu’il ne soit révellé, sinon quant Dieu par sa miséricorde le couvre dans ceulx qui pour l’amour de luy en ont vraye repentance.

— Et que direz vous, » dist Hircan, « de celles qui n’ont pas plus tost faict une folye qu’elles ne la racomptent à quelcun ?

— Je la trouve bien estrange, » respondit Longarine, « & est signe que le péché ne leur desplaist pas, &, comme je vous ay dict, celluy qui n’est couvert de la grace de Dieu ne se sçauroit nyer devant les hommes, & y en a maintes qui prenans plaisir à parler de telz propos se font gloire de publier leurs vices, & aultres qui, en se coupant, s’accusent.

— Je vous prie, » dist Saffredent, « si vous en sçavez quelcune, je vous donne ma place & que nous la dictes.

— Or escoutez doncques, » dist Longarine :


SOIXANTE DEUXIESME NOUVELLE


Une Damoiselle, faisant sous le nom d’une autre un conte à quelque grande Dame, se coupa si lourdement que son honneur en demeura tellement taché que jamais elle ne le peut réparer.


u temps du Roy François premier y avoyt une Dame du sang roial, accompaignée d’honneur, de vertu & de beaulté, & qui sçavoit bien dire ung compte & de bonne grace, & en rire aussy quant on luy en disoyt quelcun. Ceste Dame estant en l’une de ses maisons, tous ses subgects & voisins la vindrent veoir pour ce qu’elle estoit autant aymée que femme pourroit estre.

Entre aultres vint une Damoiselle, qui escoutoit que chacun luy disoit tous les comptes qu’ilz pensoient pour luy faire passer le temps. Elle s’advisa qu’elle n’en feroyt moins que les aultres, & luy dist : « Madame, je voys faire ung beau compte, mais vous me promectez que vous n’en parlerez poinct » ; à l’heure luy dist :

« Madame, le compte est trés véritable, je le prens sur ma conscience ; c’est qu’il y avoyt une Damoiselle maryée, qui vivoyt avec son mary très honnestement, combien qu’il fût vieil & elle jeune. Ung Gentil homme, son voisin, voyant qu’elle avoyt espouzé ce vieillard, fut amoureux d’elle & la pressa par plusieurs années, mais jamais il n’eut responce d’elle sinon telle que une femme de bien doibt faire. Ung jour se pensa le Gentil homme, que s’il la povoyt trouver à son advantaige, que par adventure elle ne luy seroyt si rigoureuse &, après avoir longuement debattu avecq la craincte du danger où il se mectoit, l’amour qu’il avoyt à la Damoiselle luy osta tellement la craincte qu’il se délibéra de trouver le lieu & l’occasion. Et feyt si bon guet que ung matin, ainsy que le Gentil homme, mary de ceste Damoiselle, s’en alloyt en quelque aultre de ses maisons & partoit dès le poinct du jour pour le chault, le jeune folastre vint à la maison de ceste jeune Damoiselle, laquelle il trouva dormant en son lict & advisa que les Chamberières s’en estoient allées dehors de la chambre. À l’heure, sans avoir le sens de fermer la porte, s’en vint coucher tout houzé & esperonné dedans le lict de la Damoiselle &, quant elle s’esveilla, fut autant marrye qu’il estoyt possible. Mais, quelques remonstrances qu’elle luy sçeut faire, il la print par force, luy disant que, si elle révéloit ceste affaire, il diroyt à tout le monde qu’elle l’avoyt envoyé quérir, dont la Damoiselle eut si grand paour qu’elle n’osa crier. Après, arrivant quelques des Chamberières, se leva hastivement, & ne s’en fut personne aperçeu, si non l’esperon qui s’estoyt attaché au linceul de dessus l’emporta tout entier, & demeura la Damoiselle toute nue sur son lict. » Et, combien qu’elle feit le compte d’une aultre, ne se peut garder de dire à la fin : « Jamais femme ne fut si estonnée que moy, quant je me trouvay toute nue. »

Alors la Dame, qui avoyt oy le compte sans rire, ne s’en peut tenir à ce dernier mot, en luy disant : « Ad ce que je voys, vous en povez bien racompter l’histoire. » La pauvre Damoiselle chercha ce qu’elle peut pour cuyder réparer son honneur, mais il estoit vollé desjà si loing qu’elle ne le povoit plus rappeller.


« Je vous asseure, mes Dames, que, si elle eut grand desplaisir à faire ung tel acte, elle en eût voulu avoir perdu la mémoire. Mais, comme je vous ay dict, le péché seroyt plus tost descouvert par elle mesme qu’il ne pourroit estre sceu, quant il n’est poinct couvert de la couverture que David dict rendre l’homme bien heureux.

— En bonne foy, » dist Ennasuicte, « voylà la plus grande sotte dont je oy jamais parler, qui faisoyt rire les autres à ses despens.

— Je ne trouve poinct estrange, » dist Parlamente, « de quoy la parolle ensuict le faict, car il est plus aisé à dire que à faire.

— Dea, » dist Geburon, « quel péché avoyt elle faict ? Elle estoit endormye en son lict ; il la menassoit de mort & de honte ; Lucresse, qui estoit tant louée, en feyt bien aultant.

— Il est vray, » dist Parlamente. « Je confesse qu’il n’y a si juste à qui il ne puisse mescheoir, mais, quand on a prins grand desplaisir à l’euvre, l’on en prent aussi à la mémoire, pour laquelle effacer Lucresse se tua, & ceste sotte a voulu faire rire les aultres.

— Si semble il, » dist Nomerfide, « qu’elle fût femme de bien, veu que par plusieurs fois elle avoyt esté priée, & elle ne se voulut jamais consentir, tellement qu’il fallut que le Gentil homme s’aydât de tromperie & de force pour la décepvoir.

— Comment, » dist Parlamente, « tenez vous une femme quicte de son honneur quant elle se laisse aller, mais qu’elle ayt usé deux ou trois foys de refuz ? Il y auroit doncques beaucoup de femmes de bien qui sont estimées le contraire, car l’on en a assez veu qui ont longuement reffusé celluy où leur cueur s’estoyt adonné, les unes pour craincte de leur honneur, les aultres pour plus ardemment se faire aymer & estimer, par quoy l’on ne doibt poinct faire cas d’une femme, si elle ne tient ferme jusques au bout. Et, si ung homme refuse une belle fille, estimerez vous grande vertu ?

— Vrayment, » dist Oisille, « si ung homme jeune & sain usoyt de ce reffuz, je le trouveroys fort louable, mais non moins difficile à croyre.

— Si en congnois je », dist Dagoucin, « qui ont refusé des adventures que tous les compaignons cherchoient.

— Je vous prie, » dist Longarine, « que vous prenez ma place pour le nous racompter, mais souvenez vous qu’il fault icy dire vérité.

— Je vous promectz, » dist Dagoucin, « que je vous la diray si purement qu’il n’y aura nulle coulleur pour la desguiser.


SOIXANTE TROISIESME NOUVELLE


Le refuz, qu’un Gentil homme feit d’une avanture que tous ses compaignons cerchoient, luy fut imputé à bien grande vertu, & sa femme l’en ayma & estima beaucoup plus qu’elle n’avoit fait.


n la Ville de Paris se trouvèrent quatre filles, dont les deux estoient seurs, de si grande beaulté, jeunesse & frescheur qu’elles avoyent la presse de tous les amoureux. Mais ung Gentil homme, qui pour lors avoyt esté faict Prévost de Paris par le Roy, voyant son Maistre jeune & de l’aage pour desirer telle compaignye, practiqua si bien toutes les quatre que, pensant chacune estre pour le Roy, s’accordèrent à ce que le dict Prévost voulut, qui estoit de se trouver ensemble en ung festin où il convya son maistre, auquel il compta l’entreprinse, qui fut trouvée bonne du dict Seigneur & de deux aultres bons personnages de la Court, & s’accordèrent tous troys d’avoir part au marché.

Mais, en sercheant le quatriesme compaignon, va arriver ung Seigneur beau & honneste, plus jeune de dix ans que tous les autres, lequel fut convié en ce bancquet, lequel l’accepta de bon visaige, combien que en son cueur il n’en eut aucune volunté, car d’un costé il avoyt une femme qui luy portoyt de beaulx enfans dont il se contentoit très fort, & vivoient en telle paix que pour rien il n’eût voulu qu’elle eût prins mauvais soupson de luy. D’autre part il estoit serviteur d’une des plus belles Dames qui fût de son temps en France, laquelle il aymoit, estimoit tant que toutes les aultres luy sembloient laydes auprès d’elle, en sorte que, au commencement de sa jeunesse & avant qu’il fût marié, n’estoit possible de luy faire veoir ne hanter autres femmes, quelque beaulté qu’elles eussent, & prenoyt plus de plaisir à veoir s’amie & de l’aymer parfaictement que de tout ce qu’il sçeut avoir d’une aultre.

Ce Seigneur s’en vint à sa femme & luy dist en secretz l’entreprinse que son maistre faisoyt & que de luy il aimoyt autant morir que d’accomplir ce qu’il avoyt promis, car, tout ainsy que par collère n’y avoit homme vivant qu’il n’osast bien assaillir, aussy sans occasion par ung guet à pans aymeroit mieulx morir que de faire ung meurdre, si l’honneur ne le y contraingnoyt, & pareillement sans une extresme force d’amour, qui est l’aveuglement des hommes vertueux, il aymeroit mieulx mourir que rompre son mariage à l’apétit d’aultruy, dont sa femme l’ayma & estima plus que jamais n’avoyt faict, voyant en une si grande jeunesse habiter tant d’honnesteté. Et, en luy demandant comme il se pourroyt excuser, veu que les Princes trouvent souvent mauvais ceulx qui ne louent ce qu’ilz ayment, mais il luy respondit :

« J’ay tousjours oy dire que le saige a le voiage ou une malladie en la manche pour s’en ayder à sa nécessité, par quoy j’ay délibèré de faindre quatre ou cinq jours devant estre fort malade, à quoy vostre contenance me pourra bien fort servir.

— Voilà, « dist sa femme, » une bonne & saincte ypocrisie, à quoy je ne fauldray de vous servir de myne la plus triste dont je me pourray adviser, car qui peut éviter l’offence de Dieu & l’ire du Prince est bien heureux. »

Ainsy qu’ilz délibérèrent ilz feirent, & fut le Roy fort marry d’entendre par la femme la malladye de son mary, laquelle ne dura guères, car, pour quelques affaires qui vindrent, le Roy oblya son plaisir pour regarder à son debvoir & partyt de Paris.

Or ung jour, ayant mémoire de leur entreprinse qui n’avoyt esté mise à fin, dist à ce jeune Seigneur : « Nous sommes bien sotz d’estre ainsy partiz si soubdain, sans avoir veu les quatre filles que l’on nous avoyt promises estre les plus belles de mon Royaulme. » Le jeune Seigneur luy respondit : « Je suis bien aise dont vous y avez failly, car j’avois grand paour, veu ma malladie, que moy seul eusse failly à une si bonne advanture. » À ces parolles ne s’aperçeut jamais le Roy de la dissimulation de ce jeune Seigneur, lequel depuis fut plus aymé de sa femme qu’il n’avoit jamais esté.


À l’heure se print à rire Parlamente & ne se peut tenir de dire : « Encores il eust mieulx aymé sa femme, si ce eut esté pour l’amour d’elle seule. En quelque sorte que ce soyt il est très louable.

— Il me semble, » dist Hircan, « que ce n’est pas grand louange à ung homme de garder chasteté pour l’amour de sa femme, car il y a tant de raisons que quasi il est contrainct. Premièrement Dieu luy commande ; son serment le y oblige, & puis nature, qui est soulle, n’est poinct subjecte à tentation ou desir comme la nécessité ; mais l’amour libre que l’on porte à s’amye, de laquelle on n’a poinct la jouissance ne autre contentement que le veoir & parler & bien souvent mauvaise response, quant elle est si loyalle & ferme que pour nulle adventure qui puisse advenir on ne la peut changer, je dis que c’est une chasteté non seulement louable, mais miraculeuse.

— Ce n’est poinct de miracle, » dist Oisille, « car où le cueur s’adonne il n’est rien impossible au corps.

— Non aux corps, » dist Hircan, qui sont desjà angélisez. »

Oisille luy respondit : « Je n’entens poinct seullement parler de ceulx qui sont par la grâce de Dieu tout transmuez en luy, mais des plus grossiers esperitz que l’on voye ça bas entre les hommes. Et, si vous y prenez garde, vous trouverez ceulx qui ont mys leur cueur & affection à chercher la perfection des sciences, non seulement ont oblyé la volupté de la chair, mais les choses les plus nécessaires, comme le boire & le manger ; car, tant que l’ame est par affection dedans son corps, la chair demeure comme insensible, & de là vient que ceulx qui ayment femmes belles, honnestes & vertueuses, ont tel contentement à les veoir & à les oyr parler & ont l’esperit si contant que la chair est appaisée de tous ses desirs. Et ceulx qui ne peuvent expérimenter ce contentement sont les charnelz qui, trop enveloppez de leur graisse, ne congnoissent s’ilz ont âme ou non. Mais, quant le corps est subject à l’esperit, il est quasi insensible aux imperfections de la chair, tellement que leur forte opinion les peult randre insensibles, & j’ai congneu ung Gentil homme qui, pour monstrer avoir plus fort aymé sa Dame que nulle autre, avoyt faict preuve à tenir une chandelle avec les doigts tous nudz contre tous ses compaignons, &, regardant sa Dame, tint si ferme qu’il se brusla jusques à l’oz, encores disoyt il n’avoir poinct senty de mal.

— Il me semble, » dist Geburon, que le Diable, dont il estoyt martyr, en debvoyt faire ung sainct Laurent, car il y en a peu de qui le feu d’amour soyt si grand qu’il ne craingne celluy de la moindre bougye ; &, si une Damoiselle m’avoyt laissé tant endurer pour elle, je demanderoys grande récompense ou j’en retirerois ma fantaisye.

— Vous vouldriez doncques, » dist Parlamente, « avoir vostre heure après que vostre Dame auroit eu la sienne, comme feyt ung Gentil homme d’auprès de Valence en Espagne, duquel ung Commandeur, fort homme de bien, m’a fait le compte ?

— Je vous prie, ma Dame », dist Dagoucin, « prenez ma place & le nous dictes, car je croy qu’il doibt estre bon.

— Par ce compte, » dist Parlamente, « mes dames, vous regarderez deux fois ce que vous vouldrez refuser, & ne vous fier au temps présent qu’il soyt tousjours ung, par quoy, congnoissans sa mutation, donnerez ordre à l’advenir :


SOIXANTE QUATRIESME NOUVELLE


Après qu’une Damoyselle eut, l’espace de cinq ou six ans, expérimenté l’amour que luy portoit un Gentil homme, desirant en avoir plus grande preuve, le meit en tel desespoir que, s’estant rendu Religieux, ne le peut recouvrer quand elle voulut.


n la cité de Valence y avoyt ung Gentil homme qui, par l’espace de cinq ou six ans, avoyt aymé une Dame si parfaictement que l’honneur & la conscience de l’un & de l’autre n’y estoient poinct blessés, car son intention estoyt de l’avoir pour femme, ce qui estoyt chose fort raisonnable, car il estoit beau, riche & de bonne maison, & si ne s’estoit poinct mis en son service sans premièrement avoir sçeu son intention, qui estoyt de s’accorder à mariage par la volunté de ses amys, lesquelz, estans assemblez pour cest effect, trouvèrent le mariage fort raisonnable par ainsy que la fille y eût bonne volunté ; mais elle, ou cuydant trouver mieulx, ou voulant dissimuller l’amour qu’elle luy avoyt portée, trouva quelque difficulté, tellement que la compaignye assemblée se départyt non sans regret & qu’elle n’y avoyt peu mettre quelque bonne conclusion, congnoissant le party d’un costé & d’autre fort raisonnable. Mais sur tout fut ennuyé le pauvre Gentil homme, qui eut porté son mal patiemment s’il eût pensé que la faulte fût venue des parens & non d’elle, &, congnoissant la vérité, dont la créance luy causoyt plus de mal que la mort, sans parler à s’amye ne à aultre se retira en sa maison &, après avoir donné quelque ordre à ses affaires, s’en alla en ung lieu sollitaire, où il myst peyne d’oblyer ceste amityé & la convertit entièrement en celle de Nostre Seigneur, à laquelle il estoit plus obligé. Et durant ce temps là il n’eut aucunes nouvelles de sa Dame ne de ses parens, par quoy print résolution, puisqu’il avoyt failly à la vie la plus heureuse qu’il povoyt espérer, de prendre & choisir la plus austère & désagréable qu’il pourroyt ymaginer, &, avecq ceste triste pensée qui se povoyt nommer désespoir, s’en alla randre Religieux en ung monastère de Sainct Françoys, non loing de plusieurs de ses parens, lesquelz, entendans sa désespérance, feirent tout leur effort d’empescher sa délibération, mais elle estoyt si très fermement fondée en son cueur qu’il n’y eut ordre de l’en divertir. Toutesfoys, congnoissans d’ont son mal estoyt venu, pensèrent de chercher la médecine & allèrent devers celle qui estoyt cause de ceste soubdaine dévotion, laquelle, fort estonnée & marrye de cest inconvénient, ne pensant que son refuz pour quelque temps luy servist seullement d’expérimenter sa bonne volunté & non de le perdre pour jamais, dont elle voyoit le danger évident, luy envoya une Epistre, laquelle, mal traduicte, dist ainsy :

Pour ce qu’amour, s’il n’est bien esprouvé,
Ferme & loial ne peut estre approuvé,
J’ay bien voulu par le temps esprouver
Ce que j’ay tant desiré de trouver ;
C’est ung mary remply d’amour parfaict
Qui par le temps ne peut estre desfaict.
Cela me feyt requérir mes parens
De retarder pour ung ou pour deux ans
Ce grand lien qui jusques à la mort dure,
Qui à plusieurs fois engendre peyne dure.
Je ne feis pas de vous avoir refuz ;
Certes jamais de tel vouloir ne fuz,
Car oncques nul que vous ne sçeuz aymer,
Ny pour mary & seigneur estimer.
Ô quel malheur ! Amy, j’ay entendu
Que, sans parler à nulluy, t’es rendu
En ung couvent & vie trop austère,
Dont le regret me garde de me taire
Et me contrainct de changer mon office,
Faisant celluy dont as usé sans vice ;

C’est requérir Celluy dont fuz requise,
Et d’acquérir Celluy dont fuz acquise.
Or doncques, amy, la vie de ma vie,
Lequel perdant n’ay plus de vivre envie,
Las, plaise toy vers moy tes œilz tourner
Et du chemyn où tu es retourner.
Laisse le gris & son austérité ;
Viens recepvoir ceste félicité
Qui tant de foys par toy fut desirée.
Le temps ne l’a deffaicte ou emportée :
C’est pour toy seul que gardée me suis
Et sans lequel plus vivre je ne puys.
Retourne doncq ; veulle t’amye croyre,
Rafreichissant la plaisante mémoire
Du temps passé par ung sainct mariage.
Croy moy, amy, & non poinct ton courage,
Et soys séur que oncques ne pensay
De faire rien où tu fusse offensé,
Mais espèrois te rendre contanté
Après t’avoir bien expérimenté.
Or ay je faict de toy l’expérience ;
Ta fermeté, ta foy, ta patience
Et ton amour sont congneuz clairement,
Qui m’ont acquise à toy entièrement.
Viens doncques, amy, prendre ce qui es tien :
Je suis à toy ; sois doncques du tout myen.

Ceste Epistre, portée par ung sien amy avecq toutes les remonstrances qu’il fut possible de faire, fut reçeue & leue du Gentil homme Cordelier avecq une contenance tant triste, accompaignée de souspirs & de larmes, qu’il sembloyt qu’il vouloit noyer & brusler ceste pauvre Epistre, à laquelle ne feyt nulle responce, sinon dire au messagier que la mortiffication de sa passion extrême luy avoyt cousté si cher qu’elle luy avoyt osté la volunté de vivre & la craincte de morir ; par quoy requéroyt celle qui en estoyt l’occasion, puisqu’elle ne l’avoyt pas voulu contanter en la passion de ses grands desirs, qu’elle ne le voulût tormenter à l’heure qu’il en estoyt dehors, mais se contanter du mal passé, auquel il ne peut trouver remède que de choisir une vie si aspre que la continuelle pénitence luy faict oblier sa douleur &, à force de jeusnes & disciplines, affoiblir tant son corps que la mémoire de la mort luy soyt pour souveraine consolation, & que surtout il la pryoit qu’il n’eût jamais nouvelle d’elle, car la mémoire de son nom seullement luy estoyt ung importable purgatoire.

Le Gentil homme retourna avecq ceste triste responce & en feyt le rapport à celle qui ne le peut entendre sans l’importable regret, mais Amour, qui ne veult permectre l’esperit faillir jusques à l’extrémité, luy meist en fantaisie, que si elle le povoit veoir, que la veue & la parolle auroient plus de force que n’avoyt eu l’escripture ; par quoy avecq son père & ses plus proches parens s’en allèrent au monastère où il demeuroyt, n’aiant rien laissé en sa boueste qui peust servir à sa beaulté, se confiant, que s’il la povoyt une foys regarder & ouyr, que impossible estoyt que le feu tant longuement continué en leurs cueurs ne se ralumast plus fort que devant.

Ainsy entrant au monastère, sur la fin de Vespres, le feit appeller en une chappelle dedans le Cloistre. Luy, qui ne sçavoit qui le demandoyt, s’en alla ignoramment à la plus forte bataille où jamais avoyt esté, &, à l’heure qu’elle le veid tant palle & desfaict que à peyne le peut elle recongnoistre, neantmoins remply d’une grace non moins amyable que auparavant, l’Amour la contraingnit d’avancer ses bras pour le cuyder embrasser, & la pitié de le veoir en tel estat luy feit tellement affoiblir le cueur qu’elle tomba esvanouye.

Mais le pauvre Religieux, qui n’estoit destitué de la charité fraternelle, la releva & assist dedans ung siège de la chapelle, & luy, qui n’avoit moins de besoing de secours, faignit ignorer sa passion en fortiffiant son cueur en l’amour de son Dieu contre les occasions qu’il voyoit présentes, tellement qu’il sembloit à sa contenance ignorer ce qu’il voyoit.

Elle, revenue de sa foiblesse, tournant ses œilz tant beaulx & piteulx vers luy, qui estoient suffisans de faire amolir un rocher, commencea à luy dire tous les propos qu’elle pensoyt dignes de le retirer du lieu où il estoyt. À quoy respondit le plus vertueusement qu’il luy estoyt possible ; mais à la fin feyt tant le pauvre Religieux que son ceur s’amolissoyt par l’abondance des larmes de s’amye, comme celluy qui voyoit Amour, ce dur archer dont tant longuement il avoyt porté la douleur, ayant sa flèche dorée preste à luy faire nouvelle & plus mortelle playe, s’enfuyt de devant l’Amour & l’amye, comme n’aiant autre povoir que parfouyr.

Et, quant il fut dans sa chambre enfermé, ne la voullant laisser aller sans quelque résolution, luy vat escripre trois motz en espagnol, que j’ay trouvé de si bonne substance que je ne les ay voulu traduire pour en diminuer leur grace, lesquelz luy envoia par ung petit Novice qui la trouva encores en la chapelle, si desespèrée que, s’il eut esté licite de se rendre Cordelière, elle y fut demourée ; mais, en voiant l’escripture :

Volvete don venesti, anima mia,
Que en las tristas vidas es la mia,


pensa bien que toute espérance luy estoyt faillye & se délibèra de croyre le conseil de luy & de ses amys, & s’en retourna en sa maison mener une vie aussi mélancolicque comme son amy la mena austère en la Religion.


« Vous voyez, mes Dames, quelle vengeance le Gentil homme feyt à sa rude amye qui, en le pensant expérimenter, le désespera de sorte que, quant elle le voulut, elle ne le peut recouvrer.

— J’ay regret, » dist Nomerfide, « qu’il ne laissa son habit pour l’aller espouser ; je croy que ce eut esté ung parfaict mariage.

— En bonne foy, » dist Simontault, « je l’estime bien sage ; car qui a bien pensé le faict de mariage, il ne l’estimera moins facheux que une autre Religion, & luy, qui estoyt tant affoibly de jeusnes & d’abstinences, craingnoyt de prendre une telle charge qui dure toute la vie.

— Il me semble, » dist Hircan, « qu’elle faisoit tort à ung homme si foible de le tanter de mariage, car c’est trop pour le plus fort homme du monde ; mais, si elle luy eust tenu propos d’amityé, sans l’obligation que de volunté, il n’y a corde qui n’eust esté desnouée. Et, veu que pour l’oster de Purgatoire elle luy offroyt ung Enfer, je dis qu’il eut grande raison de la refuser & luy faire sentir l’ennuy qu’il avoyt porté de son refuz.

— Par ma foy, » dist Ennasuicte, « il y en a beaucoup qui, pour cuyder mieulx faire que les aultres, font pis ou bien le rebours de ce qu’ilz veullent.

— Vrayement, » dist Geburon, « combien que ce ne soyt à propos, vous me faictes souvenir d’une qui faisoyt le contraire de ce qu’elle vouloit, dont il vint ung grand tumulte à l’église Sainct-Jehan de Lyon.

— Je vous prie, » dist Parlamente, « prenez ma place, & le nous racomptez.

— Mon compte, » dist Geburon, « ne sera pas long ne si piteux que celui de Parlamente :


SOIXANTE CINQUIESME NOUVELLE


La fausseté d’un miracle, que les Prestres Sainct-Jean de Lyon vouloient cacher, fut découverte par la connoissance de la sottise d’une vieille.


n l’église Sainct-Jehan de Lyon y a une chappelle fort obscure, & dedans ung Sépulcre faict de pierre à grans personnages eslevez comme le vif, & sont à l’entour du sépulcre plusieurs hommes d’armes couchez.

Ung jour, ung souldart se pourmenant dans l’église au temps d’esté qu’i faict grand chault, luy print envye de dormyr, &, regardant ceste chappelle obscure & fresche, pensa d’aller garder le Sépulcre, en dormant comme les aultres, auprès desquels il se coucha. Or advint il que une bonne vieille fort dévote arriva au plus fort de son sommeil &, après qu’elle eust dist ses dévotions, tenant une chandelle ardente en sa main, la voulut attacher au Sépulcre, &, trouvant le plus près d’icelluy cest homme endormy, la luy voulut mectre au front, pensant qu’il fût de pierre, mais la cire ne peut tenir contre la pierre. La bonne dame, qui pensoyt que ce fust à cause de la froideure de l’ymage, luy vat mectre le feu contre le front pour y faire tenir sa bougye, mais l’ymage qui n’estoit insensible commencea à crier, dont la bonne femme eut si grand paour que, comme toute hors du sens, se print à cryer : Miracle, tant que tous ceulx qui estoient dedans l’église coururent les ungs à sonner les cloches, les autres à veoir le miracle. Et la bonne femme les mena veoir l’ymaige qui estoyt remue, qui donna occasion à plusieurs de rire ; mais les plusieurs ne s’en povoient contanter, car ilz avoient bien delibéré de faire valloir ce Sépulcre & en tirer autant d’argent que du crucifix qui est sur leur peupistre, lequel on dict avoir parlé, mais la comédie print fin pour la congnoissance de la sottize d’une femme. Si chacun congnoissoyt quelles sont leurs sottises, elles ne seroient pas estimées sainctes ny leurs miracles vérité, vous priant, mes Dames, doresnavant regarder à quelz sainctz vous baillerez vos chandelles.


« C’est grande chose, » dist Hircan, « que, en quelque sorte que ce soyt, il fault tousjours que les femmes facent mal.

— Est-ce mal faict, » dist Nomerfide, « de porter des chandelles au Sépulcre ?

— Ouy, » dist Hircan, « quant on mect le feu contre le front aux hommes, car nul bien ne se doibt dire bien s’il est faict avecq mal. Pensez que la pauvre femme cuydoit avoir faict ung beau présent à Dieu d’une petite chandelle. »

Ce dist Madame Oisille : « Je ne regarde poinct la valleur du présent, mais le cueur qui le présente. Peut estre que ceste bonne femme avoyt plus d’amour à Dieu que ceulx qui donnent les grandz torches, car, comme dist l’Evangile, elle donnoyt de sa necessité.

— Si ne croy je pas, » dist Saffredent, « que Dieu, qui est souveraine sapience, peut avoir agréable la sottise des femmes, car, nonobstant que la simplicité luy plaise, je voy par Escripture qu’il desprise l’ignorant, &, s’il commande d’estre simple comme la coulombe, il ne commande moins d’estre prudent comme le serpent.

— Quant est de moy » dist Oisille, « je n’estime poinct ignorance celle qui porte devant Dieu sa chandelle, ou cierge ardant, comme faisant amende honnorable, les genoulx en terre & la torche au poing devant son souverain Seigneur, auquel confesse sa damnacion, demandant en ferme espérance la miséricorde & salut.

— Pleut à Dieu, » dist Dagoucin, « que chascun l’entendist aussy bien que vous, mais je croy que ces pauvres sottes ne le font pas à ceste intention. »

Oisille leur respondit : « Celles qui moins en sçavent parler sont celles qui ont plus de sentement de l’amour & volunté de Dieu ; par quoy ne fault juger que soy mesmes. »

Ennasuicte en riant luy dist : « Ce n’est pas chose estrange que d’avoir faict paour à ung varlet qui dormoyt, car aussy basses femmes qu’elle ont bien faict paour à de bien grands Princes, sans leur mectre le feu au front.

— Je suis seur, » dist Geburon, « que vous en sçavez quelque histoire que vous voulez racompter, par quoy vous tiendrez mon lieu, s’il vous plaist.

— Le compte ne sera pas long », dist Ennasuicte ; « mais, si je le povois représenter tel que advint, vous n’auriez poinct envye de pleurer. »


SOIXANTE SIXIESME NOUVELLE


Monsieur de Vendôme & la Princesse de Navarre, reposans ensemble, furent une après dinée surpris par une vieille Chamberière pour un Prothonotaire & une Damoiselle qu’elle doutoit se porter quelque amitié, & par ceste belle justice fut declarée aux étrangers ce que les plus privez ignoroient.


’année que Monsieur de Vendosme espousa la Princesse de Navarre, après avoir festoyé à Vendosme, les Roy & Royne, leur père & mère, s’en allèrent en Guyenne avecq eulx, &, passans par la maison d’un Gentil homme où il y avoyt beaucoup d’honnestes & belles dames, dansèrent si longuement avecq la bonne compaignye que les deux nouveaulx mariez se trouvèrent lassez, qui les feit retirer en leur chambre, & tous vestuz se mirent sur leur lict où ilz s’endormirent, les portes & fenestres fermées, sans que nul demourast avecq eulx.

Mais au plus fort de leur sommeil, ouyrent ouvrir leur porte par dehors &, en tirant le rideau, regarda le dict Seigneur qui ce povoyt estre, doubtant que ce fût quelcun de ses amys qui le voulsist surprandre. Mais il veid entrer une grand vieille Chamberière, qui alla tout droict à leur lict, & pour l’obscurité de la chambre ne les povoyt congnoistre, mais, les entrevoyant bien près l’un de l’autre, se print à cryer : « Meschante, villaine, infâme que tu es, il y a long temps que je t’ay soupsonnée telle, mais ne le povant prouver l’ay esté dire à ma maistresse. À ceste heure est ta villenye si congneue que je ne suis poinct délibérée de la dissimuller. Et toy, villain apostat, qui a pourchassé en ceste maison une telle honte de mectre à mal ceste pauvre garse, si ce n’estoit pour la craincte de Dieu, je t’assommerois de coups là où tu es. Lyève toy, de par le Diable, liève toy, car encores semble il que tu n’as poinct de honte. »

Monsieur de Vendosme & Madame la Princesse pour faire durer le propos plus longuement, se cachoient le visaige l’un contre l’autre, riant si très-fort que l’on ne povoyt dire mot ; mais la Chamberière, voyant que pour ses menasses ne se vouloient lever, s’approcha plus près pour les tirer par les bras. À l’heure elle congneut, tant aux visaiges que aux habillemens, que ce n’estoit poinct ce qu’elle cherchoit &, en les recognoissant, se gecta à genoulx, les supliant luy pardonner la faulte qu’elle avoyt faicte de leur oster leur repos.

Mais Monsieur de Vendosme, non contant d’en sçavoir si peu, se leva incontinant & pria la vieille de luy dire pour qui elle les avoyt prins, ce que soubdain ne voulut dire ; mais en fin, après avoir prins son serment de ne jamais le révéler, luy declara que c’estoit une Damoiselle de céans dont ung Prothonotaire estoit amoureux & que long temps elle y avoyt faict le guet, pour ce qu’il luy desplaisoyt que sa maistresse se confiast en ung homme qui luy pourchassoyt ceste honte. Ainsy laissa les Prince & Princesse enfermez comme elle les avoyt trouvez, qui furent long temps à rire de leur adventure, &, combien qu’ilz ayent racompté l’histoire, si est ce que jamais ne voulurent nommer personne à qui elle touchast.


« Voilà mes Dames, comme la bonne dame, cuydant faire une belle justice, déclara aux Princes estrangiers ce que jamais les varletz privez de la maison n’avoient entendu.

— Je me doubte bien », dist Parlamente, « en quelle maison c’est, & qui est le Prothonotaire, car il a gouverné desjà assez de maisons de dames, &, quant il ne peult avoir la grace de la maistresse, il ne fault poinct de l’avoir de l’une des Damoiselles, mais au demorant il est honneste & homme de bien.

— Pourquoy dictes vous au demeurant », dist Hircan, « veu que c’est l’acte qu’il face dont je l’estime autant homme de bien ? »

Parlamente luy respondit : « Je voy bien que vous congnoissez la malladye & le patient, & que, s’il avoyt besoing d’excuse, vous ne luy fauldriez d’avocat ; mais, si est ce que je ne me vouldroys fier en la manière d’un homme qui n’a sçeu conduire la sienne sans que les Chamberières en eussent congnoissance.

— Et pensez vous », dist Nomerfide, « que les hommes se soucient que l’on le sçache, mais qu’ilz viennent à leur fin ? Croiez, quant nul n’en parleroit que eulx mesmes, encores fauldroyt il qu’il fust sceu. »

Hircan leur dist en collère : « Il n’est pas besoing que les hommes ayent dict tout ce qu’ilz sçavent. »

Mais elle, rougissant, luy respondit : « Peut estre qu’ilz ne diroient chose à leur advantage.

— Il semble, à vous oyr parler », dist Symontault, « que les hommes prennent plaisir à oyr mal dire des femmes, & suys seur que vous me tenez de ce nombre là. Par quoy j’ay grande envye d’en dire bien d’une afin de n’estre de tous les autres tenuz pour mesdisant.

— Je vous donne ma place », dist Ennasuicte, « vous priant de contraindre vostre naturel pour faire vostre debvoir à nostre honneur. »

À l’heure Simontault commencea :

« Ce n’est chose si nouvelle, mes Dames, d’oyr dire de vous quelque acte vertueulx qui me semble ne debvoir estre celé, mais plus tost escript en lettres d’or, afin de servir aux femmes d’exemple & aux hommes d’admiration. Voyant en sexe fragille ce que la fragillité refuse, c’est l’occasion qui me fera racompter ce que j’ay ouy dire au Cappitaine Robertval & à plusieurs de sa Compaignye :


SOIXANTE SEPTIEME NOUVELLE


Une pauvre femme, pour sauver la vie de son mary, hasarda la sienne & ne l’abandonna jusqu’à la mort.


’est que, faisant le dict Robertval ung voiage sur la mer, duquel il estoyt chef par le commandement du Roy son maistre, en l’isle de Canadas, auquel lieu avoyt délibéré, si l’air du païs eust esté commode, de demeurer & faire villes & chasteaux, en quoy il fit tel commencement que chacun peut sçavoir &, pour habiter le pays de Chrestiens, mena avecq luy de toutes sortes d’artisans, entre lesquelz y avoit ung homme qui fut si malheureux qu’il trahit son maistre & le mist en dangier d’estre prins des gens du pays. Mais Dieu voulut que son entreprinse fût si tost congneue qu’elle ne peut nuyre au Cappitaine Robertval, lequel feit prendre ce meschant traistre, le voulant pugnir comme il l’avoyt merité, ce qui eut esté faict sans sa femme qui avoyt suivy son mary par les perilz de la mer & ne le voulut habandonner à la mort, mais avecq force larmes feit tant avecq le Cappitaine & toute la Compaignie que, tant pour la pitié d’icelle que pour le service qu’elle leur avoyt faict, luy accorda sa requeste, qui fut telle que le mary & la femme furent laissez en une petite isle sur la mer, où il n’abitoit que bestes sauvaiges, & leur fut permis de porter avecq eulx ce dont ilz avoient necessité.

Les pauvres gens, se trouvans tous seulz en la compagnye des bestes saulvaiges & cruelles, n’eurent recours que à Dieu seul qui avoyt esté toujours ferme espoir de ceste pauvre femme, &, comme celle qui avoyt toute consolation en Dieu, porta pour sa saulve garde, norriture & consolation le Nouveau Testament, lequel elle lisoyt incessament. Et, au demourant, avecq son mary mectoit peine d’accoustrer ung petit logis le mieulx qu’il leur estoit possible, &, quant les lyons & aultres bestes en approchoient pour les dévorer, le mary avecq sa harquebuze & elle avecq des pierres se defendoient si bien que non seullement les bestes ne les osoient approcher, mais bien souvent en tuèrent de très bonnes à manger. Ainsy avecq telles chairs & les herbes du païs vesquirent quelque temps, quant le pain leur fut failly.

À la longue le mary ne peut porter telle norriture, &, à cause des eaues qu’ilz buvoyent, devint si enflé que en peu de temps il morut, n’aiant service ne consolation que de sa femme, laquelle le servoyt de Médecin & de Confesseur, en sorte qu’il passa joieusement de ce désert en la céleste patrie, & la pauvre femme, demeurée seulle, l’enterra le plus profond en terre qu’il fut possible. Si est ce que les bestes en eurent incontinant le sentyment, qui vindrent pour manger la charogne ; mais la pauvre femme, en sa petite maisonnette, de coups de harquebouze défendoyt que la chair de son mary n’eust tel sépulcre. Ainsy vivant, quant au corps de vie bestiale & quant à l’esperit de vie angélicque, passoyt son temps en lectures, contemplations, prières & oraisons, ayant ung esperit joieulx & content dedans ung corps emmaigry & demy mort ; mais Celluy, qui n’habandonne jamais les siens & qui au désespoir des autres monstre sa puissance, ne permist que la vertu qu’il avoyt mise en ceste femme fût ignorée des hommes, mais voulut qu’elle fût congneue à sa gloire, & feyt que, au bout de quelque temps, ung des navires de ceste armée passant devant ceste isle, les gens qui estoient devant advisèrent quelque fumée, qui leur feit souvenir de ceulx qui y avoient esté laissez & délibérèrent d’aller veoir ce que Dieu en avoyt faict.

La pauvre femme, voiant approcher le navire, se tira au bort de la mer, auquel lieu la trouvèrent à leur arrivée. Et, après en avoir rendu louange à Dieu, les mena en sa pauvre maisonnette & leur monstra de quoy elle vivoit durant sa demeure, ce que leur eust esté incroiable sans la congnoissance qu’ilz avoient que Dieu est puissant de nourrir en ung désert ses serviteurs comme aux plus grandz festins du monde.

Et, ne povant demeurer en tel lieu, emmenèrent la pauvre femme avecq eulx droict à La Rochelle, où après ung navigage ilz arrivèrent, &, quand ilz eurent fait entendre aux habitans la fidélité & persévérance de ceste femme, elle fut receue à grand honneur de toutes les Dames qui voluntiers luy baillèrent leurs filles pour aprendre à lire & à escripre, & à cest honneste mestier là gaigna le surplus de sa vie, n’aiant autre desir que d’exhorter ung chacun à l’amour & confiance de Nostre-Seigneur, se proposant pour exemple la grande miséricorde dont il avoyt usé envers elle.


« À ceste heure, mes dames, ne povez vous pas dire que je ne loue bien les vertuz que Dieu a mises en vous, lesquelles se monstrent plus grandes que le subject est plus infime ?

— Mais ne sommes pas marries », dist Oisille, « d’ont vous louez les graces de Nostre Seigneur, car, à dire vray, toute vertu vient de luy ; mais il fault passer condemnation que aussy peu favorise l’homme à l’ouvrage de Dieu que la femme, car ne l’un ne l’autre par son cœur & son vouloir ne faict rien que planter, & Dieu seul donne l’accroissement.

— Si vous avez bien veu l’escripture », dist Saffredent, « Sainct Pol dist que Apollo a planté & qu’il a arrousé ; mais il ne parle poinct que les femmes ayent mis les mains à l’ouvrage de Dieu.

— Vous vouldriez suyvre », dist Parlamente, « l’opinion des mauvais hommes qui prennent ung passaige de l’Escripture pour eulx & laissent celluy qui leur est contraire. Si vous avez leu Sainct Pol jusques au bout, vous trouverez qu’il se recommande aux dames qui ont beaucoup labouré avecq luy en l’Évangile.

— Quoy qu’il ayt », dist Longarine, « ceste femme est bien digne de louange, tant pour l’amour qu’elle a porté à son mary, pour lequel elle a hazardé sa vie, que pour la foy qu’elle a eu à Dieu, lequel, comme nous voyons, ne l’a pas habandonnée.

— Je croy », dist Ennasuicte, « quant au premier, il n’y a femme icy qui n’en voulust faire autant pour saulver la vie de son mary.

— Je croy », dist Parlamente, « qu’il y a des mariz qui sont si bestes que celles qui vivent avecq eulx ne doibvent poinct trouver estrange de vivre avecq leurs semblables. »

Ennasuicte ne se peut tenir de dire, comme prenant le propos pour elle : « Mais que les bestes ne me mordent poinct, leur compaignye m’est plus plaisante que des hommes, qui sont collères & insuportables. Mais je suyvrai mon propos que, si mon mary estoit en tel dangier, je ne l’habandonnerois pour morir.

— Gardez vous », dist Nomerfide, « de l’aymer tant ; trop d’amour trompe & luy & vous, car partout il y a le moien, & par faulte d’estre bien entendu souvent engendre hayne par amour.

— Il me semble », dist Simontault, « que vous n’avez poinct mené ce propos si avant sans le confirmer de quelque exemple. Par quoy, si vous en sçavez, je vous donne ma place pour le dire.

— Or doncques », dist Nomerfide, « selon ma coustume, je vous le diray court & joieulx :


SOIXANTE HUICTIESME NOUVELLE


La femme d’un Apothicaire, voyant que son mary ne faisoit pas grand compte d’elle, pour en estre mieux aymée pratiqua le conseil qu’il avoit donné à une sienne commère, malade de mesme maladie qu’elle, dont elle ne se trouva si bien qu’elle, & s’engendra hayne pour amour.


n la ville de Pau en Béarn, y eust ung Appothicaire, que l’on nommoit Maistre Estienne, lequel avoyt espousé une femme bonne mesnagière & de bien & assez belle pour le contenter. Mais, ainsy qu’il goustoyt de différentes drogues, aussy faisoyt il de différentes femmes pour sçavoir mieulx parler de toutes complexions, dont la femme estoit tant tormentée qu’elle perdoyt toute patience, car il ne tenoyt compte d’elle sinon la sepmaine saincte par pénitence.

Ung jour estant l’Apothicaire en sa bouticque, & sa femme cachée derrière luy escoutant ce qu’il disoyt, vint une femme, commère de cest Apothicaire, frappée de mesme maladye comme sa femme, laquelle souspirant dist à l’Apothicaire : « Hélas, mon compère, mon amy, je suis la plus malheureuse femme du monde, car j’ayme mon mary plus que moy mesme & ne faictz que penser à le servir & obéyr ; mais tout mon labeur est perdu pour ce qu’il ayme mieulx la plus meschante, plus orde & salle de la ville que moy. Et je vous prie, mon compère, si vous sçavez poinct quelque drogue qui luy peût changer sa complexion, m’en vouloir bailler, car, si je suys bien traictée de luy, je vous asseure de le vous randre de tout mon povoir. »

L’Apothicaire, pour la consoler, luy dist qu’il sçavoit d’une pouldre que, si elle en donnoyt, avecq ung bouillon ou une rostie, comme pouldre de Duc, à son mary, il luy feroyt la plus grande chère du monde. La pauvre femme, desirant veoir ce miracle, luy demanda que c’estoyt & si elle en pourroit recouvrer. Il luy déclara qu’il n’y avoyt rien comme de la pouldre de cantarides, dont il avoyt bonne provision, &, avant que partir d’ensemble, le contraingnit d’accoustrer ceste pouldre & en print ce qu’il luy en faisoit de mestier, dont depuis elle le mercia plusieurs foys, car son mary, qui estoit fort & puissant & qui n’en print pas trop, ne s’en trouva poinct pis.

La femme de l’Appothicaire entendit tout ce discours & pensa en elle mesme qu’elle avoyt nécessité de ceste recepte aussy bien que sa commère, &, regardant au lieu où son mary mectoit le demeurant de la pouldre, pensa qu’elle en useroit quant elle en verroit l’occasion, ce qu’elle feyt, avant trois ou quatre jours, que son mary sentyt une froideur d’esthomac, la priant luy faire quelque bon potage ; mais elle luy dist que une rostie à la pouldre de Duc luy seroyt plus profitable, & luy commanda de luy en aller bientost faire une & prendre de la synammome & du sucre en la bouticque ; ce qu’elle feit & n’oblia le demeurant de la pouldre qu’il avoit baillée à sa commère, sans regarder doze, poix ne mesure.

Le mary mengea la rostie, & la trouva très bonne, mais bientost s’aperçeut de l’effect, qu’il cuyda appaiser avec sa femme, ce qu’il ne fut possible, car le feu le brusloit si très fort qu’il ne sçavoit de quel costé se tourner, & dist à sa femme qu’elle l’avoyt empoisonné & qu’il vouloit savoir qu’elle avoyt mis en ceste rostye. Elle luy confessa la vérité & qu’elle avoyt aussi bon mestier de ceste recepte que sa commère. Le pauvre Apothicaire ne la sçeut batre que d’injures pour le mal en quoy il estoyt, mais la chassa de devant luy & envoya prier l’Apothicaire de la Royne de Navarre de le venir visiter, lequel luy bailla tous les remèdes propres pour le guérir, ce qu’il feyt en peu de temps, le reprenant très aprement d’ont il estoit si sot de conseiller à aultruy de user des drogues qu’il ne vouloit prendre pour luy, & que sa femme avoyt faict ce qu’elle debvoit, veu le desir qu’elle avoyt de se faire aymer à luy.

Ainsi fallut que le pauvre homme print la patience de sa follye & qu’il recongneust avoir esté justement pugny de faire tumber sur luy la mocquerie qu’il préparoit à aultruy.


« Il me semble, mes Dames, que l’amour de ceste femme n’estoit moins indiscrète que grande.

— Appellez vous aymer son mary », dist Hircan, « de luy faire sentyr du mal pour le plaisir qu’elle espèroyt avoir ?

— Je croy », dict Longarine, « qu’elle n’avoit intention que de recouvrer l’amour de son mary qu’elle pensoyt bien esgarée ; pour ung tel bien il n’y a rien que les femmes ne facent.

— Si est ce », dist Geburon, « que une femme ne doibt donner à boire & à manger à son mary, pour quelque occasion que ce soyt, qu’elle ne sçaiche, tant par expérience que par gens sçavans, qu’il ne luy puisse nuyre ; mais il fault excuser l’ignorance. Ceste là est excusable, car la passion plus aveuglante c’est l’amour, & la personne la plus aveuglée c’est la femme, qui n’a pas la force de conduire saigement ung si grand faiz.

— Geburon », dist Oisille, « vous saillez hors de vostre bonne coustume pour vous rendre de l’opinion de voz compaignons, mais sy a il des femmes qui ont porté l’amour & la jalousie patiemment.

— Ouy », dict Hircan, « & plaisamment, car les plus saiges sont celles qui prennent autant de passetemps à se mocquer des œuvres de leurs mariz comme les mariz de les tromper secrectement, &, si vous me voulez donner le rang, afin que Madame Oisille ferme le pas à ceste Journée, je vous en diray une, dont toute la compaignye a congneu la femme & le mary.

— Or, commencez doncques », dist Nomerfide, & Hircan en riant leur dist :


SOIXANTE NEUFVIESME NOUVELLE


Une Damoyselle fut si sage qu’ayant trouvé son mary belutant en l’habit de sa Chamberière, qu’il attendoit souz espoir d’en obtenir ce qu’il en pourchassoit, ne s’en feit que rire & passa joyeusement son temps de sa folye.


u chasteau d’Odoz en Bigorre, demoroit ung Escuier d’escuyrie du Roy, nommé Charles, Italien, lequel avoyt espousé une Damoiselle, fort femme de bien & honneste, mais elle estoit devenue vieille après luy avoir porté plusieurs enfans. Luy aussy n’estoit pas jeune & vivoyt avecq elle en bonne paix & amityé. Quelque foys il parloit à ses Chamberières, dont sa bonne femme ne faisoit nul semblant, mais doulcement leur donnoyt congé quant elle les congnoissoit trop privées en la maison.

Elle en print un jour une qui estoit saige & bonne fille, à laquelle elle dist les complexions de son mary & les siennes, qui les chassoyt aussi tost qu’elle les congnoissoit folles. Ceste Chamberière, pour demourer au service de sa maistresse en bonne estime, se délibéra d’estre femme de bien &, combien que souvent son maistre luy tint quelques propos, au contraire n’en voulut tenir compte & le racompta tout à sa maistresse, & toutes deux passoient le temps de la follye de luy.

Ung jour que la Chamberière beluttoyt en la chambre de derrière, ayant son sarot sur la teste, à la mode du pays, qui est faict comme ung cresmeau, mais il couvre tout le corps & les espaulles par derrière, son maistre, la trouvant en cest habillement, vient bien fort la presser. Elle, qui pour mourir n’eust faict ung tel tour, feit semblant de s’accorder à luy ; toutesfoys luy demanda congé d’aller veoir premier si sa maistresse s’estoyt poinct amusée à quelque chose afin de n’estre tous deux surprins, ce qu’il accorda. Alors elle le pria de mectre son sarot en sa teste & de belucter en son absence, afin que sa maistresse ouyt tousjours le son de son beluteau, ce qu’il feit fort joieusement, aiant espèrance d’avoir ce qu’il demandoyt.

La Chamberière, qui n’estoyt poinct mélancolicque, s’en courut à sa maistresse, luy disant : « Venez veoir vostre bon mary, que j’ay aprins à beluter pour me deffaire de luy. » La femme feyt bonne dilligence pour trouver ceste nouvelle Chamberière. En voiant son mary le sarot en la teste & le belluteau entre ses mains, se print si fort à rire, en frappant des mains, que à peyne luy peut elle dire : « Goujate, combien veulx tu par moys de ton labeur ? » Le mary, oiant ceste voix & congnoissant qu’il estoyt trompé, gecta par terre ce qu’il portoyt & tenoyt, pour courir sus à la Chamberière, l’appellant mille foys meschante, &, si la femme ne se fût mise au devant, il l’eut payée de son quartier. Toutesfoys le tout s’appaisa au contentement des partyes, & puis vesquirent ensemble sans querelles.


« Que dictes vous, mes dames, de ceste femme ? N’estoyt-elle pas bien sage de passer tout son temps du passetemps de son mary ?

— Ce n’est pas passetemps », dist Saffredent, « pour le mary d’avoir failly à son entreprinse.

— Je croy », dist Ennasuicte, « qu’il eut plus de plaisir de rire avecq sa femme que de se aller tuer, en l’aage où il estoyt, avecq sa Chamberière.

— Si me fascheroyt il bien fort », dist Simontault, « que l’on me trouvast avecq ce beau cresmcau.

— J’ay oy dire », dist Parlamente, « qu’il n’a pas tenu à vostre femme qu’elle ne vous ayt trouvé bien près de cest habillement, quelque finesse que vous ayez, d’ont oncques puis elle n’eut repos.

— Contentez vous des fortunes de vostre Maison », dist Simontault, « sans venir chercher les myennes, combien que ma femme n’ayt cause de se plaindre de moy, &, encores que ce fût tel que vous dictes, elle ne s’en sçauroit apparcevoir pour nécessité de chose dont elle ayt besoing.

— Les femmes de bien », dist Longarine, « n’ont besoing d’autre chose que de l’amour de leurs mariz, qui seulement les peuvent contenter, mais celles qui cherchent ung contentement bestial ne le trouveront jamais où honnesteté le commande.

— Appellez vous contentement bestial », dist Geburon, « si la femme veult avoir de son mary ce qu’il luy appartient ? »

Longarine luy respondit : « Je dis que la femme chaste, qui a le cueur remply de vray amour, est plus satisfaicte d’estre aymée parfaictement que de tous les plaisirs que le corps peult desirer.

— Je suis de vostre opinion », dist Dagoucin, « mais ces Seigneurs icy ne le veullent entendre ny confesser. Je pense que, si l’amour réciproque ne contente pas une femme, le mary seul ne la contentera pas, car en vivant de l’honneste amour des femmes fault qu’elle soyt tentée de l’infernale cupidité des bestes.

— Vrayement », dist Oisille, « vous me faictes souvenir d’une Dame, belle & bien maryée, qui, par faulte de vivre de ceste honneste amityé, devint plus charnelle que les pourceaulx & plus cruelle que les lyons.

— Je vous requiers, ma Dame », ce dist Simontault, « pour mectre fin à ceste Journée, la nous vouloir compter.

— Je ne puys », dist Oisille, pour deux raisons, l’une pour sa grande longueur, l’autre pour ce que n’est pas de nostre temps, & si a esté escripte par ung autheur qui est bien croyable, & nous avons juré de ne rien mectre icy qui ayt esté escript.

— Il est vray », dist Parlamente ; « mais, me doubtant du compte que c’est, il a esté escript en si viel langage que je croy que, hors mis nous deux, il n’y a icy homme ne femme qui en ayt ouy parler, par quoy sera tenu pour nouveau. »

Et à sa parolle toute la compaignye la pria de le vouloir dire & qu’elle ne craingnist la longueur, car encores une bonne heure pouvoient demorer avant Vespres.

Madame Oisille à leur requeste commencea ainsy :


SOIXANTE DIXIESME NOUVELLE


La Duchesse de Bourgongne, ne se contentant de l’amour que son mary luy portoit, preind en telle amytié un jeune Gentil homme que, ne luy ayant peu faire entendre par mines & œillades son affection, luy déclara par paroles, dont elle eut mauvaise issue.


n la Duché de Bourgongne y avoyt ung Duc, très honneste & beau Prince, aiant espousé une femme dont la beaulté le contentoyt si fort qu’elle luy faisoit ignorer ses conditions tant qu’il ne regardoit que à luy complaire, ce qu’elle faingnoit très bien luy rendre. Or avoit le Duc en sa Maison ung Gentil homme tant accomply de toutes les perfections que l’on peult demander à l’homme qu’il estoyt de tous aymé, & principallement du Duc, qui dès son enffance l’avoyt nourry près sa personne &, le voiant si bien conditionné, l’aymoyt parfaictement & se confyoit en luy de toutes les affaires que selon son aage il povoyt entendre.

La Duchesse, qui n’avoit pas le cueur de femme & Princesse vertueuse, ne se contantant de l’amour que son mary luy portoyt & du bon traictement qu’elle avoyt de luy, regardoyt souvent ce Gentil homme & le trouvoit tant à son gré qu’elle l’aymoit oultre raison, ce que à toute heure mectoyt peyne de luy faire entendre, tant par regardz piteulx & doulx que par souspirs & contenances passionnés.

Mais le Gentil homme, qui jamais n’avoyt estudyé que à la vertu, ne povoyt congnoistre le vice en une Dame qui en avoyt si peu d’occasion, tellement que œillades & mynes de ceste pauvre folle n’apportoient aultre fruict que ung furieulx desespoir, lequel ung jour la poussa tant que, oubliant qu’elle estoyt femme, qui debvoit estre priée & refuser, Princesse, qui debvoit estre adorée desdaignant telz serviteurs, print le cueur d’un homme transporté pour descharger le feu qui estoit importable. Et, ainsy que son mary alloit au Conseil, où le Gentil homme pour sa jeunesse n’estoyt poinct, luy fit signe qu’il vînt devers elle, ce qu’il feit, pensant qu’elle eust à luy commander quelque chose. Mais en s’appuyant sur son bras, comme femme lasse de trop de repos, le mena pourmener en une gallerie, où elle luy dist : « Je m’esbahys de vous, qui estes tant beau, jeune & tant plain de toute bonne grace, comme vous avez vescu en ceste compaignye, où il y a si grand nombre de belles Dames, sans que jamais vous ayez esté amoureux ou serviteur d’aucune », &, en le regardant du meilleur œil qu’elle povoyt, se teut pour luy donner lieu de dire : « Madame, si j’estoys digne que vostre Haultesse se peust abbaisser à penser à moy, ce vous seroyt plus d’occasion d’esbahissement de veoir ung homme si indigne d’estre aymé que moy présenter son service pour en avoir refuz ou mocquerie. »

La Duchesse, ayant oy ceste sage response, l’ayma plus fort que paravant & luy jura qu’il n’y avoit Dame en sa Court qui ne fût trop heureuse d’avoir ung tel serviteur & qu’il se povoit bien essayer telle advanture, car sans péril il en sortiroit à son honneur. Le Gentil homme tenoit tousjours les œilz baissez, n’osant regarder ses contenances, qui estoient assez ardantes pour faire brusler une glace, &, ainsy qu’il se vouloyt excuser, le Duc demanda la Duchesse pour quelque affaire au Conseil qui luy touchoit, où avec grand regret elle alla. Mais le Gentil homme ne feit jamais ung seul semblant d’avoir entendu parolle qu’elle luy eust dicte, dont elle estoyt si troublée & faschée qu’elle n’en sçavoyt à qui donner le tort de son ennuy, sinon à la sotte craincte dont elle estimoyt le Gentil homme trop plain.

Peu de jours après, voiant qu’il n’entendoit poinct son langage, se délibéra de ne regarder craincte ny honte, mais luy déclarer sa fantaisie, se tenant seure que une telle beaulté que la sienne ne pourroit estre que bien reçeue, mais elle eust bien desiré d’avoir eu l’honneur d’estre priée. Toutesfoys laissa l’honneur à part pour le plaisir &, après avoir tenté par plusieurs foys de luy tenir semblables propos que le premier & n’y trouvant nulle response à son grey, le tira ung jour par la manche & luy dist qu’elle avoyt à parler à luy d’affaires d’importance. Le Gentil homme, avec l’humilité & révérance qu’il luy debvoyt, s’en va devers elle en une profonde fenestre où elle s’estoyt retirée, &, quand elle veid que nul de la chambre ne la povoyt veoir, avecq une voix tremblante, contraincte entre le desir & la craincte, luy va continuer les premiers propos, le reprenant de ce qu’il n’avoyt encores choisy quelque Dame en sa compagnye, l’assurant que en quelque lieu que ce fût luy ayderoyt d’avoir bon traictement.

Le Gentil homme, non moins fasché que estonné de ses parolles, luy respondit : « Ma dame, j’ay le cueur si bon que, si j’estois une foys refusé, je n’aurois jamais joye en ce monde & je me sens tel qu’il n’y a Dame en ceste Court qui daignast accepter mon service. » La Duchesse rougissant, pensant qu’il ne tenoyt plus à rien qu’il ne fût vaincu, luy jura que, s’il voulloyt, elle sçavoyt la plus belle Dame de sa compaignye qui le recepvroit à grand joye & dont il auroit parfaict contentement : « Hélas, ma Dame, je ne croy pas qu’il y ayt si malheureuse & aveugle femme en ceste compaignye qui me ayt trouvé à son gré. »

La Duchesse, voiant qu’il n’y vouloit entendre, luy va entreouvrir le voille de sa passion &, pour la craincte que luy donnoyt la vertu du Gentil homme, parla par manière d’interrogation, luy disant : « Si Fortune vous avoyt tant favorisé que ce fût moy qui vous portast cette bonne volunté, que diriez-vous ? »

Le Gentil homme, qui pensoyt songer d’oyr une telle parolle, luy dist le genoulx à terre :

« Ma Dame, quant Dieu me fera la grace d’avoir celle du Duc, mon maistre, & de vous, je me tiendray le plus heureux du monde, car c’est la récompense que je demande de mon loial service, comme celluy qui plus que nul autre est obligé à mectre la vie pour le service de vous deux, estant seur, ma Dame, que l’amour que vous portez à mon dict Seigneur est accompagnée de telle chasteté & grandeur que non pas moy, qui ne suys que ung ver de terre, mais le plus grand Prince & parfaict homme que l’on sçauroit trouver ne sçauroit empescher l’unyon de vous & de mon dict Seigneur. Et, quant à moy, il m’a nourry dès mon enfance & m’a faict tel que je suys, par quoy il ne sçauroit avoir femme, fille, seur ou mère, desquelles pour mourir je voulsisse avoir autre pensée que doibt à son maistre ung loial & fidèle serviteur. »

La Duchesse ne le laissa pas passer oultre, & voiant qu’elle estoyt en danger d’un refuz deshonorable, luy rompit soubdain son propos en luy disant : « Ô meschant, glorieulx & fou, & qui est ce qui vous en prie ? Cuydez vous par vostre beaulté estre aymé des mouches qui vollent ? Mais, si vous estiez si oultrecuydé de vous addresser à moy, je vous monstreroys que je n’ayme & ne veulx aymer aultre que mon mary, & les propos que je vous ay tenu n’ont esté que pour passer mon temps à sçavoir de voz nouvelles & m’en mocquer, comme je faictz des sotz amoureulx.

— Ma dame », dist le Gentil homme, « je l’ay creu & croys comme vous le dictes. »

Lors, sans l’escouter plus avant, s’en alla hastivement en sa chambre &, voiant qu’elle estoyt suivye de ses Dames, entra en son cabinet, où elle feit ung deuil qui ne se peut racompter, car d’un costé l’amour où elle avoyt failly luy donna une tristesse mortelle ; d’autre costé le despit, tant contre elle d’avoir commencé ung si sot propos que contre luy d’avoir si saigement respondu, la mectoit en une telle furie que une heure se vouloit desfaire, l’autre elle vouloit vivre pour se venger de celluy qu’elle tenoyt son mortel ennemy.

Après qu’elle eut longuement pleuré, faingnit d’estre mallade pour n’aller poinct au souper du Duc, auquel ordinairement le Gentil homme servoyt. Le Duc, qui plus aymoit sa femme que luy mesmes, la vint visiter, mais, pour mieulx venir à la fin qu’elle prétendoit, luy dist qu’elle pensoit estre grosse & que sa grossesse luy avoyt faict tomber ung rume dessus les œilz, dont elle estoit en fort grand peyne. Ainsy passèrent deux ou trois jours que la Duchesse garda le lict, tant triste & mélancolicque que le Duc pensa bien qu’il y avoit autre chose que la grossesse & vint coucher la nuyct avecq elle, &, luy faisant toutes les bonnes chères qu’il luy estoit possible, congnoissant qu’il n’empeschoit en riens ses continuels souspirs, par quoy luy dist : « M’amie, vous sçavez que je vous porte autant d’amour que à ma propre vie & que, défaillant la vostre, la myenne ne peult durer, par quoy, si vous voulez conserver ma santé, je vous prie, dictes moy la cause qui vous faict ainsy souspirer, car je ne puis croyre que tel mal vous vienne seullement de la grossesse. »

La Duchesse, voiant son mary tel envers elle qu’elle l’eut sçeu demander, pensa qu’il estoit temps de se venger de son despit &, en embrassant son mary, se print à pleurer, luy disant : « Hélas, Monsieur, le plus grand mal que j’aye c’est de vous veoir trompé de ceulx qui sont tant obligez à garder vostre bien & honneur. » Le Duc, entendant ceste parolle, eut grand desir de sçavoir pourquoy elle luy disoyt ce propos & la pria fort de luy déclarer sans craincte la vérité. Et après en avoir faict plusieurs refuz luy dist : « Je ne m’esbahiray jamais, Monsieur, si les estrangiers font guerre aux Princes, quant ceulx qui sont les plus obligez l’osent entreprendre si cruelle que la perte des biens n’est rien au pris. Je le dis, Monsieur, pour ung tel Gentil homme, » nommant celluy qu’elle hayssoit, « lequel, estant nourry de vostre main & traicté plus en parent & en filz que en serviteur, a osé entreprendre chose si cruelle & misérable que de pourchasser à faire perdre l’honneur de vostre femme, où gist celluy de vostre Maison & de voz enfanz. Et, combien que longuement m’ayt faict des mynes tendant à sa meschante intention, si est ce que mon cueur, qui n’a regard que à vous, n’y povoyt rien entendre, dont à la fin s’est déclaré par parolle, à quoy je luy ay faict telle responce que mon estat & ma chasteté devoient. Ce néantmoins je luy porte telle hayne que je ne le puis regarder, qui est la cause de m’avoir faict demorer en ma chambre & perdre le bien de vostre compagnye, vous supliant, Monsieur, de ne tenir une telle peste auprès de vostre personne, car, après un tel crime, craingnant que je le vous dye, pourroit bien entreprendre pis. Voilà, Monsieur, la cause de ma douleur, qui me semble estre très juste & digne que promptement y donniez ordre. »

Le Duc, qui d’un costé aymoit sa femme & se sentoyt fort injurié, d’autre costé aymant son serviteur duquel il avoyt tant expérimenté la fidèlité que à peyne povoyt il croyre ceste mensonge estre vérité, fut en grand peyne &, remply de colère, s’en alla en sa chambre & manda au Gentil homme qu’il n’eût plus à se trouver devant luy, mais qu’il se retirast en son logis pour quelque temps. Le Gentil homme, ignorant de ce l’occasion, fut tant ennuyé qu’il n’estoit possible de plus, sçachant avoir mérité le contraire d’ung si mauvais traictement, &, comme celluy qui estoit asseuré de son cueur & de ses œuvres, envoya ung sien compaignon parler au Duc & porter une lettre, le supliant très humblement que, si par mauvais rapport il estoit esloigné de sa présence, il luy pleût suspendre son jugement jusques après avoir entendu de luy la vérité du faict & qu’il trouveroit que en nulle sorte il ne l’avoit offensé.

Voiant ceste lettre, le Duc rapaisa ung peu sa collère & secrectement l’envoia quérir en sa chambre, auquel il dist d’un visaige furieux : « Je n’eusse jamais pensé que la peyne que j’ay prins de vous nourrir comme enfant se deût convertir en repentance de vous avoir tant advancé, veu que vous m’avez pourchassé ce qui m’a esté plus dommageable que la perte de la vie & des biens, d’avoir voulu toucher à l’honneur de celle qui est la moictié de moi, pour rendre ma Maison & ma lignée infame à jamais. Vous pouvez penser que telle injure me touche si avant au cueur que, si ce n’estoit le doubte que je faictz s’il est vray ou non, vous fussiez desjà au fond de l’eaue, pour vous rendre en secret la pugnition du mal que en secret m’avez pourchassé. »

Le Gentil homme ne fut poinct estonné de ces propos, car son ignorance le faisoyt constamment parler, & luy suplia luy vouloir dire qui estoit son accusateur, car telles parolles se doibvent plus justisfier avec la lance que avecq la langue.

— « Vostre accusateur », dist le Duc, « ne porte autres armes que la chasteté, vous asseurant que nul autre que ma femme mesmes ne me l’a déclaré, me priant la venger de vous. »

Le pauvre Gentil homme, voyant la très grande malice de la Dame, ne la voulut toutesfoys accuser, mais respondit : « Mon Seigneur, ma Dame peut dire ce qu’il luy plaist. Vous la cognoissez mieulx que moy & sçavez si jamais je l’ay veue hors de vostre compaignie, sinon une fois qu’elle parla bien peu à moy. Vous avez aussi bon jugement que Prince qui soyt ; par quoy je vous suplie, mon Seigneur, juger si jamais vous avez veu en moy contenance qui vous ayt peu engendrer quelque soupson. Si est ce un feu qui ne se peut si longuement couvrir que quelquefoys ne soyt congneu de ceulx qui ont pareille maladye, vous supliant, mon Seigneur, croyre deux choses de moy : l’une que je vous suis si loial que, quant ma Dame vostre femme seroyt la plus belle créature du monde, si n’auroit Amour la puissance de mectre tache à mon honneur & fidèlité ; l’autre est que, quant elle ne seroyt poinct vostre femme, c’est celle que je veis oncques dont je serois aussi peu amoureux, & y en a assez d’autres où je mectroys plus tost ma fiance. »

Le Duc commencea à s’adoulcir oyant ce véritable propos, & luy dist : « Je vous asseure aussy que je ne l’ay pas creue ; par quoy faictes comme vous aviez accoustumé, vous asseurant que, si je congnois la vérité de vostre costé, vous aymeray mieulx que je ne feiz oncques ; aussi par le contraire vostre vie est en ma main. » Dont le Gentil homme le mercia, se soubmectant à toute peyne & punition s’il estoit trouvé coulpable.

La Duchesse, voiant le Gentil homme servir comme il avoyt accoustumé, ne le peut porter en patience, mais dist à son mary :

« Ce seroyt bien employé, Monsieur, si vous estiez empoisonné, veu que vous avez plus de fiance en voz ennemys mortelz que en voz amys.

— Je vous prie, m’amye, ne vous tormentez poinct de ceste affaire, car, si je congnois que ce que vous m’avez dict soyt vray, je vous asseure qu’il ne demeurera pas en vie vint-quatre heures ; mais il m’a tant juré le contraire, veu aussy que jamais ne m’en suis aperçeu, que je ne le puis croyre sans grand preuve.

— En bonne foy, Monsieur », luy dist elle, « vostre bonté rend sa meschanceté plus grande. Voulez vous plus grande preuve que de veoir ung homme tel que luy sans jamais avoir bruict d’estre amoureux ? Croiez, Monsieur, que, sans la grande entreprinse qu’il avoyt mise en sa teste de me servir, il n’eût tant demeuré à trouver maistresse, car oncques jeune homme ne vesquit, en si bonne compagnye, ainsy solitaire comme il faict, sinon qu’il ayt le cueur en si hault lieu qu’il se contante de sa vaine espérance. Et, puis que vous pensez qu’il ne vous celle vérité, je vous supplye, mectez le à serment de son amour, car, s’il en aymoit une aultre, je suis contente que vous le croyez, & sinon pensez que je vous dictz vérité. »

Le Duc trouva les raisons de sa femme très bonnes & mena le Gentil homme aux champs, auquel il dist : « Ma femme me continue tousjours ceste opinion & m’allègue une raison qui me cause ung grand soupson contre vous, c’est que l’on s’esbahit que, vous estant si honneste & jeune, n’avez jamais aymé que l’on ayt sceu, qui me faict penser que vous avez l’opinion qu’elle dit, de laquelle l’espérance vous rend si content que vous ne povez penser en une autre femme. Par quoy je vous prie comme amy & vous commande comme maistre que vous aiez à me dire si vous estes serviteur de nulle Dame de ce monde. »

Le pauvre Gentil homme, combien qu’il eût voulu dissimuller son affection autant qu’il tenoyt chère sa vie, fut contrainct, voiant la jalousie de son maistre, lui jurer que véritablement il en aymoit une, de laquelle la beaulté estoit telle que celle de la Duchesse ne toute sa compaignye n’estoit que laydeur auprès, le supliant ne le contraindre jamais de la nommer, car l’accord de luy & de s’amye estoyt de telle sorte qu’il ne se povoyt rompre sinon par celluy qui premier le déclareroyt.

Le Duc luy promist de ne l’en presser poinct & fut tout content de luy qu’il luy feyt meilleure chère qu’il n’avoit poinct encores faict, dont la Duchesse s’aperçeut très bien &, usant de finesse accoustumée, mist peyne d’entendre l’occasion, ce que le Duc ne luy cella, d’où avecques sa vengeance s’engendra une forte jalousie, qui la feyt supplier le Duc de commander au Gentil homme de luy nommer ceste amye, l’asseurant que c’estoyt ung mensonge & le meilleur moien que l’on pourroit trouver pour l’asseurer de son dire, mais que, s’il ne luy nommoyt celle qu’il estimoit tant belle, il estoit le plus sot Prince du monde s’il adjoustoit foy à sa parolle.

Le pauvre Seigneur, du quel la femme tournoyt l’opinion comme il luy plaisoit, s’en alla promener tout seul avec ce Gentil homme, luy disant qu’il estoit encores en plus grande peyne qu’il n’avoyt esté, car il se doubtoit fort qu’il luy avoit baillé une excuse pour le garder de soupsonner la vérité qui le tormentoyt plus que jamais, pour quoy luy pria, autant qu’il estoyt possible, de luy déclarer celle qu’il aymoit si fort. Le pauvre Gentil homme le suplia de ne luy faire faire une telle faulte envers celle qu’il aymoit que de luy faire rompre la promesse qu’il luy avoyt faicte & tenue si long temps & de luy faire perdre ung jour ce qu’il avoyt conservé plus de sept ans, & qu’il aymoit mieulx endurer la mort que de faire ung tel tort à celle qui luy estoit si loiale.

Le Duc, voiant qu’il ne luy voulloyt dire, entra en une si forte jalousye que avecq ung visaige furieux luy dist : « Or choisissez de deux choses l’une, ou de me dire celle que vous aymez plus que toutes, ou de vous en aller banny des terres où j’ay auctorité, à la charge que, si je vous y trouve huict jours passez, je vous feray morir de cruelle mort. »

Si jamais douleur saisyt cueur de loial serviteur, elle print celuy de ce pauvre Gentil homme, lequel povoyt bien dire : Angustie sunt mihi undique, car d’un costé il voyoit que en disant vérité il perdoyt s’amye, si elle sçavoyt que par sa faulte luy failloyt de promesse ; aussy, en ne la confessant, il estoyt banny du pays où elle demoroit & n’avoit plus de moien de la veoir. Ainsy pressé des deux costez, luy vint une sueur froide, comme celle qui par tristesse approchoit de la mort. Le Duc, voiant sa contenance, jugea qu’il n’aymoit nulle dame fors que la sienne & que pour n’en povoir nommer d’autre il enduroit telle passion, par quoy luy dist assez durement : « Si vostre dire estoit véritable, vous n’auriez tant de peyne à la me déclarer, mais je croy que vostre offence vous tourmente. »

Le Gentil homme, picqué de ceste parolle & poulsé de l’amour qu’il luy portoit, se délibère de luy dire vérité, se confiant que son maistre estoit tant homme de bien que pour rien ne le vouldroit révéler. Se mectant à genoulx devant luy & les mains joinctes, luy dist :

« Mon Seigneur, l’obligation que j’ay à vous & la grand amour que je vous porte me force plus que la paour de nulle mort, car je vous voy telle fantaisie & faulse opinion de moy que, pour vous oster d’une si grande peyne, je suis délibéré de faire ce que pour nulle torment je n’eusse faict, vous supliant, mon Seigneur, en l’honneur de Dieu me jurer, & promectre en foy de Prince & de Chrestien, que jamais vous ne révélerez le secret que, puis qu’il vous plaist, je suis contrainct de dire. »

À l’heure le Duc luy jura tous les sermens qu’il se peut adviser de jamays à créature du monde n’en révéler riens, ne par parolles, ne par escript, ne par contenance. Le jeune homme, se tenant asseuré d’un si vertueux Prince comme il le congnoissoit, alla bastir le commencement de son malheur en luy disant :

« Il y a sept ans passez, mon Seigneur, que aiant congneu vostre niepce, la Dame du Verger, estre vefve & sans parens, mis peyne d’acquérir sa bonne grace &, pour ce que n’estois de Maison pour l’espouser, je me contentois d’estre reçeu pour serviteur, ce que j’ay esté, & a voulu Dieu que nostre affaire jusques icy fût conduict si saigement que jamais homme ou femme qu’elle & moy n’en a rien entendu, sinon maintenant vous, mon Seigneur, entre les mains du quel je mectz ma vie & mon honneur, vous supliant le tenir secret & n’en avoir en moindre estime Madame vostre niepce, car je ne pense soubz le ciel une plus parfaicte créature. »

Qui fut bien aise ? Ce fut le Duc, car, congnoissant la très grande beaulté de sa niepce, ne doubtant plus qu’elle ne fust plus agréable que sa femme, mais ne povant entendre que ung tel mistère se peust conduire sans moien, luy pria de luy dire comment il le pourroit veoir. Le Gentil homme luy compta comme la chambre de sa dame s’alloyt dans ung jardin & que, le jour qu’il y debvoyt aller, on luy laissoyt une petite porte ouverte par où il entroyt à pied, jusques à ce qu’il ouyt japper ung petit chien, que sa dame laissoyt aller au jardin quant toutes ses femmes estoient retirées. À l’heure il s’en alloyt parler à elle toute la nuyct, & au partir luy assignoyt le jour qu’il debvoit retourner, où sans trop grande excuse n’avoyt encores failly.

Le Duc, qui estoyt le plus curieux homme du monde & qui en son temps avoit fort bien mené l’amour, tant pour satisfaire à son soupson que pour entandre une si estrange histoire, le pria de le vouloir mener avecq luy la première foys qu’il iroyt, non comme maistre mais comme compaignon.

Le Gentil homme, pour en estre si avant, luy accorda & luy dist comme ce jour là mesme estoit son assignation, dont le Duc fut plus aise que s’il eût gaingné ung royaulme, &, faingnant s’en aller reposer en sa garde-robbe, feit venir deux chevaulx pour luy & le Gentil homme, & toute la nuyct se mirent en chemyn pour aller depuys Argilly, où le Duc demoroit, jusques au Vergier &, laissans leurs chevaulx hors l’enclosture, le Gentil homme feit entrer le Duc au jardin par le petit huys, le priant demorer derrier ung noyer, du quel lieu il povoyt veoir s’il disoyt vray ou non.

Il n’eut guères demeuré au jardin que le petit chien commencea à japper, & le Gentil homme marcha devers la tour où sa dame ne falloyt à venir au devant de luy, & le saluant luy dist qu’il luy sembloit avoir esté mille ans sans le veoir, & à l’heure entrèrent dans la chambre & fermèrent la porte sur eulx.

Le Duc, ayant veu tout ce mistère, se tint pour plus que satisfaict & attendit là non trop longuement, car le Gentil homme dist à sa Dame qu’il estoyt contrainct de retourner plus tost qu’il n’avoyt accoustumé pour ce que le Duc debvoyt aller dès quatre heures à la chasse, où il n’osoit faillir.

La Dame, qui aymoit plus son honneur que son plaisir, ne le voulloyt retarder de faire son debvoir, car la chose que plus elle estimoit en leur honneste amityé estoit qu’elle estoit secrète devant tous les hommes.

Ainsy partyt ce Gentil homme à une heure après minuyct, & sa dame en manteau & en couvrechef le conduict, non si loing qu’elle vouloit, car il la contraingnoit de retourner de paour qu’elle ne trouvast le Duc, avecq lequel il monta à cheval & s’en retourna au chasteau d’Argilly, & par les chemyns le Duc juroyt incessamment au Gentil homme mieulx aymer morir que de jamais révéler son secret, & print telle fiance & amour en luy qu’il n’y avoyt nul en sa Court qui fût plus en sa bonne gráce, dont la Duchesse devint toute enragée ; mais le Duc luy défendit de jamais plus luy en parler & qu’il en sçavoyt la verité, dont il se tenoyt contant, car la dame qu’il aymoit estoit plus aymable qu’elle. Ceste parolle navra si avant le cueur de la Duchesse qu’elle en print une malladye pire que la fiebvre.

Le Duc l’alla veoir pour la consoler, mais il n’y avoyt ordre s’il ne luy disoyt qui estoyt ceste belle dame tant aymée, dont elle luy faisoyt une importunée presse tant que le Duc s’en alla hors de sa chambre, en luy disant : « Si vous me tenez plus de telz propos, nous nous séparerons d’ensemble. »

Ces parolles augmentèrent la maladie de la Duchesse, qu’elle faingnyt sentir bouger son enfant, dont le Duc fut si joieulx qu’il s’en alla coucher auprès d’elle. Mais, à l’heure qu’elle le veid plus amoureux d’elle, se tournoyt de l’autre costé, lui disant : « Je vous suplye, Monsieur, puisque vous n’avez amour ne à femme ne à enfant, laissez nous morir tous deux », & avecq ces parolles geta tant de larmes & de criz que le Duc eut grand peur qu’elle perdist son fruict, par quoy, la prenant entre ses bras, la pria de luy dire que c’estoit qu’elle vouloyt & qu’il n’avoit rien que ce ne fust pour elle.

« Ha, Monsieur », ce luy respondit elle en pleurant, « quelle espérance puis je avoir que vous fassiez pour moy une chose difficille quant la plus facille & raisonnable du monde vous ne la voulez pas faire, qui est de me dire l’amye du plus meschant serviteur que vous eustes oncques. Je pensoys que vous & moy n’eussions que ung cueur, une ame & une chair. Mais maintenant je congnois bien que vous me tenez pour une estrangière, veu que vos secretz, qui ne me doibvent estre cellez, vous les cachez comme à personne estrange. Helas, Monsieur, vous m’avez dict tant de choses grandes & secrettes, desquelles jamais n’avez entendu que j’en aye parlé, vous avez expérimenté ma volunté estre esgalle à la vostre, que vous ne povez doubter que je ne soys plus vous mesmes que moy. Et, si vous avez juré de ne dire à aultruy le secret du Gentil homme, en le me disant ne faillez à vostre serment, car je ne suys ny ne puis estre aultre que vous. Je vous ay en mon cueur, je vous tiens entre mes bras, j’ay ung enfant en mon ventre auquel vous vivez, & ne puis avoir vostre cueur comme vous avez le mien ; mais, tant plus je vous suys loialle & fidelle, plus vous m’estes cruel & austère, qui me faict mille foys le jour desirer par une soubdaine mort delivrer vostre enfant d’un tel père & moy d’un tel mary, ce que j’espère bien tost puisque préférez ung serviteur infidelle à vostre femme telle que je vous suys & à la vie de la mère d’un fruict qui est vostre, lequel s’en va périr, ne pouvant obtenir de vous ce que plus desire de sçavoir. »

En ce disant embrassa & baisa son mari, arrousant son visaige de ses larmes avec telz criz & souspir que le bon Prince, craingnant de perdre sa femme & son enfant ensemble, se délibèra de luy dire vray du tout ; mais avant luy jura que, si jamays elle le revèloit à créature du monde, elle ne mourroit d’autre main que de la sienne, à quoy elle se condamna & accepta la pugnition. À l’heure le pauvre deçeu mary luy racompta tout ce qu’il avoyt veu depuis ung bout jusques à l’autre, dont elle feyt semblant d’estre contente, mais en son cueur pensoit bien le contraire. Toutesfois pour la craincte du Duc dissimulla le plus qu’elle peut sa passion.

Et, le jour d’une grande feste que le Duc tenoyt sa court, où il avoyt mandé toutes les Dames du pays, & entre aultres sa niepce, les dances commencèrent, où chacun feit son debvoir. Mais la Duchesse qui estoyt tormentée, voyant la beaulté & bonne grace de sa niepce du Vergier, ne se povoit resjoyr ny noins garder son despit d’aparoistre, car, ayant appellé toutes les Dames, qu’elle feit asseoir à l’entour d’elle, commencea à relever propos d’amour &, voyant que Madame du Vergier n’en parloyt poinct, luy dist avecq ung cueur creu de jalousie :

« Et vous, belle niepce, est il possible que vostre beaulté soyt sans amy ou serviteur ?

— Ma Dame », ce luy respondit la Dame du Vergier, « ma beaulté ne m’a poinct faict de tel acquest, car, depuis la mort de mon mary, n’ay voulu autres amys que ses enfans, dont je me tiens pour contante.

— Belle niepce, belle niepce », ce luy respondit Madame la Duchesse par ung exécrable despit, « il n’y a amour si secrette qu’il ne soyt sçeue, ne petit chien si affaité & faict à la main duquel on n’entende le japper. »

Je vous laisse penser, mes Dames, quelle doulleur sentyt au cueur ceste pauvre Dame du Vergier, voiant une chose tant longuement couverte estre à son grand deshonneur déclarée ; l’honneur, si songneusement gardé & si malheureusement perdu, la tormentoyt, mais encores plus le soupson qu’elle avoyt que son amy luy eust failly de promesse, ce qu’elle ne pensoyt jamais qu’il peust faire, sinon par aymer quelque dame plus belle qu’elle, à laquelle la force d’amour auroit faict déclarer tout son faict. Toutesfois sa vertu fut si grande qu’elle n’en feyt ung seul semblant, & respondit en riant à la Duchesse qu’elle ne se congnoissoit poinct au langaige des bestes & soubz ceste saige dissimullation son cueur fut si plain de tristesse qu’elle se leva &, passant par la chambre de la Duchesse, entra en une garde-robbe où le Duc, qui se pourmenoyt, le veid entrer, &, quant la pauvre Dame se trouva au lieu où elle pensoit estre seulle, se laissa tumber sur ung lict avecq si grande foiblesse que une Damoiselle, qui estoit assise en la ruelle pour dormir, se leva, regardant par à travers le rideau qui se povoyt estre, mais, voiant que c’estoyt Madame du Vergier, laquelle pensoyt estre seulle, n’osa luy dire riens & escouta le plus paisiblement qu’elle peut. Et la pauvre Dame avecq une voix demye morte commencea à plaindre & dire :

« Ô malheureuse, quelle parolle est ce que j’ay ouye ? Quel arrest de ma mort ay je entendu ? Quelle sentence de ma fin ay je receue ? Ô le plus aymé qui oncques fut, est ce la récompense de ma chaste, honneste & vertueuse amour ! Ô mon cueur, avez vous faict une si perilleuse élection & choisy pour le plus loial le plus infidelle, pour le plus véritable le plus fainct, & pour le plus secret le plus mesdisant ? Helas, est il possible que une chose cachée aux yeux de tous les humains ayt esté révélée à Madame la Duchesse ? Hélas, mon petit chien, tant bien aprins, le seul moien de ma longue & vertueuse amityé, ce n’a pas esté vous qui m’avez decellé, mais celluy qui a la voix plus criante que le chien abbayant & le cueur plus ingrat que nulle beste. C’est luy qui, contre son serment & sa promesse, a descouvert l’heureuse vie, sans tenir tort à personne, que nous avons longuement menée. Ô mon amy, l’amour duquel seul est entrée dedans mon cueur, avecq lequel ma vie a esté conservée, faut il maintenant que, en vous déclarant mon mortel ennemy, mon honneur soyt mis au vent, mon corps en la terre & mon ame où eternellement elle demorera ? La beaulté de la Duchesse est elle si extrême qu’elle vous a transmué comme faisoit celle de Circée ? Vous a elle faict venir de vertueulx vicieux, de bon mauvays & d’homme beste cruelle ? Ô mon amy, combien que vous me faillez de promesse, si vous tiendray de la myenne, c’est de jamais ne vous veoir après la divulgation de nostre amityé ; mais aussy, ne povant vivre sans vostre veue, je m’accorde voluntiers à l’extrême douleur que je sens, à laquelle ne veulx chercher remède ne par raison ne par médecine ; car la mort seulle mectra la fin, qui me sera trop plus plaisante que demorer au monde sans amy, sans honneur & sans contentement. La guerre ne la mort ne m’ont pas osté mon amy ; mon peché ne ma coulpe ne m’ont pas osté mon honneur ; ma faulte ne mon démérite ne m’ont poinct faict perdre mon contentement, mais c’est l’infortune cruelle qui, rendant ingrat le plus obligé de tous les hommes, me faict recepvoir le contraire de ce que j’ay deservy. Ha, Madame la Duchesse, quel plaisir ce vous a esté quant par mocquerye m’avez allégué mon petit chien ! Or joyssez vous du bien qui à moy seule appartient. Or vous mocquez de celle qui pense, par bien celer & vertueusement aymer, estre exempte de toute mocquerie. Ô que ce mot m’a serré le cueur, qui m’a faict rougir de honte & paslir de jalousye. Helas, mon cueur, je sens bien que vous n’en povez plus. L’amour qui m’a recongneue vous brusle ; la jalousie & le tort que l’on vous tient vous glace & admortict, & le despit & le regret ne me permectent de vous donner consolation. Hélas, ma pauvre ame, qui par trop avoir adoré la créature avez oublié le Créateur, il fault retourner entre les mains de Celluy duquel l’Amour vaine vous avoyt ravie. Prenez confiance, mon ame, de le trouver meilleur père que n’avez trouvé amy celluy pour lequel l’avez souvent oblyé. Ô mon Dieu, mon créateur, qui estes le vray & parfaict amour, par la grâce duquel l’amour que j’ay porté à mon amy n’a esté tachée de nul vice sinon de trop aymer, je suplye vostre miséricorde de recepvoir l’âme & l’esperit de celle qui se repent avoir failly à vostre premier & très juste commandement, &, par le mérite de Celluy duquel l’amour est incompréhensible, excusez la faulte que trop d’amour m’a faict faire, car en vous seul j’ay ma parfaicte confiance, & adieu, amy, duquel le nom sans effect me crève le cueur. »

À ceste parolle se laissa tomber tout à l’envers, & lui devint la couleur blesme, les lèvres bleues & les extremitéz froides.

En cest instant arriva en la salle le Gentil homme qu’elle aymoit &, voiant la Duchesse qui dansoyt avec les Dames, regarda partout où estoyt s’amye, mais, ne la voiant poinct, entra en la chambre de la Duchesse & trouva le Duc qui se pourmenoit, lequel, devinant sa pensée, luy dist en l’oreille : « Elle est allée en ceste garde-robbe, & sembloit qu’elle se trouvoit mal. » Le Gentil homme luy demanda s’il luy plaisoit bien qu’il y allast ; le Duc l’en pria. Ainsy qu’il entra dedans la garderobbe, trouva Madame du Vergier qui estoit au dernier pas de sa mortelle vye, laquelle il embrassa, luy disant : « Qu’est ce cy, m’amye ? Me voulez vous laisser ? »

La pauvre Dame, oyant la voix que tant bien elle congnoissoyt, print un peu de vigueur & ouvrit l’œil, regardant celluy qui estoit cause de sa mort, mais en ce regard l’amour & le despit creurent si fort que avecq ung piteulx souspir rendit son amie à Dieu.

Le Gentil homme, plus mort que la morte, demanda à la Damoiselle comme ceste maladie luy estoyt prinse. Elle luy compta du long les parolles qu’elle luy avoyt oy dire. À l’heure il congneut que le Duc avoyt révélé son secret à sa femme, dont il sentit une telle fureur que, embrassant le corps de s’amye, l’arrousa longuement de ses larmes en disant :

« Ô moy traistre, meschant & malheureux amy, pourquoy est ce que la pugnition de ma trahison n’est tombée sur moy & non sur elle, qui est innocente ? Pourquoy le Ciel ne me fouldroya il pas le jour que ma langue révéla la secrette & vertueuse amityé de noz deux ? Pourquoy la terre ne s’ouvrit pour engloutir ce faulseur de foy ? Ô ma langue, pugnye sois tu comme celle du mauvays riche en enfer. Ô mon cueur, trop craintif de mort & de bannissement, deschiré soys tu des aigles perpétuellement comme celluy de Ixion ! Hélas, m’amye, le malheur des malheurs, le plus malheureux qui oncques fut, m’est advenu ! Vous cuydant garder je vous ay perdue ; vous cuydant veoir longuement, vivre avec honneste & plaisant contentement, je vous embrasse morte, mal content de moy, de mon cueur & de ma langue jusques à l’extrémité. Ô la plus loialle & fidelle femme qui oncques fût, je passe condamnation d’estre le plus desloial, muable & infidelle de tous les hommes. Je me vouldrois voluntiers plaindre du Duc soubz la promesse du quel me suys confié, espérant par là faire durer nostre heureuse vie, mais, hélas, je debvois sçavoir que nul ne povoit garder mon secret mieulx que moy mesmes. Le Duc a plus de raison de dire le sien à sa femme que moy à luy. Je n’accuse que moy seul de la plus grande meschanceté qui oncques fût commise entre amys. Je debvois endurer estre jecté en la riviere comme il me menassoit ; au moins, m’amye, vous fussiez demorée vefve & moy glorieusement mort, observant la loy que vraye amityé commande ; mais, l’ayant rompue, je demeure vif, & vous par aymer parfaictement estes morte, car vostre cueur tant pur & nect n’a sçeu porter de sçavoir le vice qui estoyt en vostre amy. Ô, mon Dieu, pourquoy me créastes vous homme aiant l’amour si legière & cueur tant ignorant ? Pourquoy ne me créastes vous le petit chien, qui a fidellement servy sa maistresse ? Helas, mon petit amy, la joye que me donnoit vostre japper est tournée en mortelle tristesse, puis que autre que nous deux a oye vostre voix. Si est ce, m’amye, que l’amour de la Duchesse ne de femme vivant ne m’a faict varier, combien que par plusieurs foys la meschante m’en ayt requis & pryé ; mais ignorance m’a vaincu, pensant à jamais asseurer nostre amityé. Toutesfoys pour estre ignorant je ne laisse d’estre coulpable, car j’ay révélé le secret de m’amye, j’ay faulsé ma promesse, qui est la seulle cause d’ont je la voy morte devant mes œilz. Hélas, m’amye, me sera la mort moins cruelle que à vous, qui par amour avez mis fin à vostre innocente vie. Je croy qu’elle ne daigneroyt toucher à mon infidelle & miserable cueur, car la vie deshonorée & la mémoire de ma perte par ma faulte est plus importable que dix mille mortz. Helas, m’amye, si quelcun par malheur ou malice vous eust osé tuer, promptement j’eusse mis la main à l’espée pour vous venger. C’est doncques raison que je ne pardonne à ce meurtrier, qui est cause de vostre mort par ung acte plus meschant que de vous donner ung coup d’espée. Si je sçavois ung plus infame bourreau que moy mesmes, je le prierois d’exécuter vostre traistre amy. Ô Amour, par ignoramment aymer je vous ay offensé ; aussy vous ne me voulez secourir comme vous avez faict celle qui a gardé toutes vos loix. Ce n’est pas raison que par si honneste moyen je define, mais raisonnable que ce soit par ma propre main. Puisque avecq mes larmes j’ay lavé vostre visaige & avecq ma langue vous ay requis pardon, il reste plus qu’avecq ma main je rende mon corps semblable au vostre & laisse aller mon âme où la vostre ira, sçachant que ung amour vertueux & honneste n’a jamais fin en ce monde ne en l’autre. »

Et à l’heure, se levant de dessus le corps, comme ung homme forcené & hors du sens, tira son poignard & par grande violence s’en donna au travers du cueur & de rechef print s’amye entre ses bras, la baisant par telle affection qu’il sembloit plus estre attainct d’amour que de la mort.

La Damoiselle, voiant ce coup, s’en courut à la porte cryer à l’ayde. Le Duc, oiant ce cry, doubtant le mal de ceulx qu’il aymoit, entra le premier dedans la garde-robbe &, voiant ce piteux couple, s’essaya de les séparer pour saulver, s’il eust esté possible, le Gentil homme, mais il tenoit s’amye si fortement qu’il ne fût possible de la luy oster jusques ad ce qu’il fût trespassé. Toutesfoys, entendant le Duc qui parloit à luy disant : « Hélas, qui est cause de cecy ? », avecq ung regard furieux luy respondit : « Ma langue & la vostre, Monsieur », & en ce disant trespassa, son visaige joinct à celluy de s’amye.

Le Duc, desirant en sçavoir plus avant, contraingnit la Damoiselle de luy dire ce qu’elle en avoyt veu & entendu, ce qu’elle feit tout du long, sans en espargner rien. À l’heure le Duc, congnoissant qu’il estoit cause de tout le mal, se gecta sur les deux amans mortz & avecq grandz criz & pleurs leur demanda pardon de sa faulte en les baisant tous deux par plusieurs foys. Et puis tout furieulx se leva, tira le poignard du corps du Gentil homme &, tout ainsy que ung sanglier estant navré d’un espieu court d’une impétuosité contre celluy qui a faict le coup, ainsi s’en alla le Duc chercher celle qui l’avoyt navré jusques au fondz de son ame, laquelle il trouva dansant en la salle, plus joieuse qu’elle n’avoit accoustumé, comme celle qui pensoyt estre bien vengée de la Dame du Vergier.

Le Duc la print au milieu de la dance & luy dist :

« Vous avez prins le secret sur vostre vie, & sur vostre vie tombera la pugnition. »

En ce disant, la print par la coeffure & luy donna ung coup de poignard dedans la gorge, dont toute la compaignie fut si estonnée que l’on pensoit que le Duc fût hors de sens ; mais, après qu’il eût parachevé ce qu’il vouloit, assembla en la salle tous ses serviteurs & leur compta l’honneste & piteuse histoire de sa niepce & le meschant tour que lui avoyt faict sa femme, qui ne fut sans faire pleurer les assistans.

Après, le Duc ordonna que sa femme fût enterrée en une Abbaye qu’il fonda en partye pour satisfaire au péché qu’il avoit faict de tuer sa femme, & feit faire une belle sépulture où les corps de sa niepce & du Gentil homme furent mys ensemble, avecq une épitaphe déclarant la tragédie de leur histoire. Et le Duc entreprint ung voiage sur les Turcs, où Dieu le favorisa tant qu’il en rapporta honneur & proffict, & trouva à son retour son filz aisné suffisant de gouverner son bien, luy laissa tout & s’en alla rendre Religieux en l’Abbaye où estoit enterrée sa femme & les deux amans, & là passa sa viellesse heureusement avecq Dieu.


« Voilà, mes Dames, l’histoire que vous m’avez priée de vous racompter, que je congnois bien à voz œilz n’avoir esté entendue sans compassion. Il me semble que vous debvez tirer exemple de cecy pour vous garder de mectre vostre affection aux hommes, car, quelque honneste ou vertueuse qu’elle soyt, elle a tousjours à la fin quelque mauvays desboire. Et vous voiez que Sainct Paul encores aux gens mariez ne veult qu’ilz aient ceste grande amour ensemble, car, d’autant que nostre cueur est affectionné à quelque chose terrienne, d’autant s’esloigne il de l’affection céleste & plus difficille en est à rompre le lien, qui me faict vous prier, mes Dames, de demander à Dieu son Sainct Esperit, par lequel vostre amour soyt tant enflambée en l’amour de Dieu que vous n’aiez poinct de peyne à la mort de laisser ce que vous aymez trop en ce monde.

— Puisque l’amour estoit si honneste », dist Geburon, « comme vous nous la paignez, pourquoy la falloyt il tenir si secrette ?

— Pour ce », dist Parlamente, « que la malice des hommes est telle que jamais ne pensent que grande amour soyt joincte à honnesteté, car ilz jugent les hommes & les femmes vitieux, selon leurs passions. Et pour ceste occasion il est besoing, si une femme a quelque bon amy oultre ses plus grands prochains parens, qu’elle parle à luy secrètement, si elle y veult parler longuement ; car l’honneur d’une femme est aussi bien mys en dispute pour aymer par vertu comme par vice, veu que l’on ne se prent que ad ce que l’on voyt.

— Mais », dist Geburon, « quant ce secret là est decellé, l’on pense beaucoup pis.

— Je le vous confesse », dist Longarine, « par quoy c’est le meilleur du tout de n’aymer poinct.

— Nous appellons de ceste sentence », dist Dagoucin, « car, si nous pensions les dames sans amour, nous vouldrions estre sans vie. J’entendz de ceus qui ne vivent que pour l’acquérir, &, encores qu’ilz n’y adviennent, l’espérance les soustient & leur faict faire mille choses honnorables jusques ad ce que la viellesse change ces honnestes passions en autres peines. Mais qui penseroyt que les Dames n’aymassent poinct, il fauldroyt en lieu d’Hommes d’armes faire des Marchans, & en lieu d’acquérir honneur ne penser que à amasser du bien.

— D’ont », dist Hircan, « s’il n’y avoyt poinct de femmes, vous vouldriez dire que nous serions tous meschans, comme si nous n’avions cueur que celluy qu’elles nous donnent. Mais je suis bien de contraire opinion qu’il n’est rien qui plus abate le cueur d’un homme que de hanter ou trop aymer les femmes. Et pour ceste occasion défendoient les Hebrieux que, l’année que l’homme estoyt marié, il n’allast poinct à la guerre, de paour que l’amour de sa femme ne le retirast des hazardz que l’on y doibt chercher.

— Je trouve », dist Saffredent, « ceste loy sans grande raison, car il n’y a rien qui face plus tost sortir l’homme hors de sa maison que d’estre marié, pour ce que la guerre du dehors n’est pas plus importable que celle de dedans, & croy que, pour donner envye aux hommes d’aller en pays estranges & ne se amuser en leurs fouyers, il les fauldroyt marier.

— Il est vray », dist Ennasuicte, « que le mariage leur oste le soing de leur maison ; car ilz s’en fyent à leurs femmes & ne pensent que à acquérir honneur, estans seurs que leurs femmes auront assez de soing du proffict. »

Saffredent luy respondist :

« En quelque sorte que ce soyt, je suys bien ayse que vous estes de mon opinion.

— Mais », ce dist Parlamente, « vous ne debatez de ce qui est le plus à considérer : c’est pourquoy le Gentil homme, qui estoyt cause de tout le mal, ne mourût aussi tost de desplaisir comme celle qui estoit innocente ? »

Nomerfide luy dist :

« C’est pour ce que les femmes ayment mieulx que les hommes.

— Mais c’est », ce dist Simontault, « pour ce que la jalousie des femmes & le despit les faict crever sans sçavoir pourquoy, & la prudence des hommes les faict enquérir de la vérité, laquelle congneue par bon sens monstrent leur grand cueur, comme feit ce Gentil homme, &, après avoir entendu qu’il estoit l’occasion du mal de s’amye, monstra combien il l’aymoit, sans espargner sa propre vie.

— Toutesfoys », dist Ennasuicte, « elle morut par vraye amour, car son ferme & loial cueur ne povoyt endurer d’estre si villainement trompée.

— Ce fut sa jalousie », dist Simontault, « qui ne donna lieu à la raison, & creut le mal, qui n’estoit poinct, en son amy, tel comme elle le pensoyt, & fut sa mort contraincte, car elle n’y povoyt remédier, mais celle de son amy fut voluntaire après avoir cogneu son tort.

— Si fault il », dist Nomerfide, « que l’amour soyt grande qui cause une telle douleur.

— N’en ayez poinct de paour », dist Hircan, « car vous ne morrez poinct d’une telle fiebvre.

— Non plus », dist Nomerfide, « que vous ne vous tuerez après avoir congneu vostre offence. »

Parlamente, qui se doubtoit le débat estre à ses despens, leur dist en riant :

« C’est assez que deux soient mortz d’amour sans que l’amour en face battre deux autres, car voilà le dernier son de Vespres qui nous départira, veuillez ou non. »

Par son conseil la compaignie se leva, & allèrent oyr Vespres, n’oblians en leurs bonnes prières les ames des vraiz amans, entre lesquelz les Religieux de leur bonne volunté dirent ung De profundis. Et, tant que le soupé dura, n’eurent autres propos que de Madame du Vergier, &, après avoir ung peu passé leur temps ensemble, chacun se retira en sa chambre, & ainsy mirent fin à la septiesme Journée.