L’Heptaméron des nouvelles/12
DOUZIESME NOUVELLE
epuis dix ans en çà, en la Ville de Florence
y avoit un Duc, de la Maison de
Médicis, lequel avoyt espousé Madame
Marguerite, fille bastarde de l’Empereur,
&, pour ce qu’elle estoit encores si jeune
qu’il ne luy estoit licite de coucher avecq elle,
attendant son aage plus meur, la traicta fort doulcement,
car, pour l’espargner, fut amoureux de
quelques autres Dames de la Ville, que la nuict
il alloit veoir tandis que sa femme dormoit.
Entre autres le fut d’une fort belle, saige & honneste Dame, laquelle estoit seur d’un Gentil homme que le Duc aimoit comme luy mesmes, & auquel il donnoit tant d’autorité en sa maison que sa parolle estoit obéye & craincte comme celle du Duc, & n’y avoit secret en son cueur qu’il ne luy declairast, en sorte que l’on le pouvoit nommer le second luy mesmes.
Et voyant le Duc sa seur estre tant femme de bien qu’il n’y avoit moien de luy declairer l’amour qu’il luy portoit, après avoir cherché toutes occasions à luy possibles, vint à ce Gentil homme qu’il aimoit tant, en luy disant :
« S’il y avoit chose en ce monde, mon ami, que je ne voulsisse faire pour vous, je craindrois à vous declarer ma fantaisye, & encores plus à vous prier m’y estre aidant. Mais je vous porte tant d’amour que, si j’avois femme, mère ou fille qui peust servir à sauver vostre vie, je les y employerois plustost que de vous laisser mourir en torment, & j’estime que l’amour que vous me portez est reciprocque à la mienne & que, si moy, qui suis vostre maistre, vous portois telle affection, que pour le moins ne la sçauriez porter moindre. Par quoy je vous declaireray un secret, dont le taire me met en l’estat que vous voyez, duquel je n’espère amandement que par la mort ou par le service que vous me pouvez faire. »
Le Gentil homme, oyant les raisons de son maistre & voyant son visaige non fainct tout baigné de larmes, en eut si grande compassion qu’il luy dist : « Monsieur, je suis vostre creature. Tout le bien & l’honneur que j’ay en ce monde vient de vous ; vous pouvez parler à moy comme à vostre ame, estant seur que ce qui sera en ma puissance est en vos mains. »
À l’heure, le Duc commença à luy déclairer l’amour qu’il portoit à sa seur, qui estoit si grande & si forte que, si par son moyen n’en avoit la joissance, il ne voioit pas qu’il peust vivre longuement, car il sçavoit bien qu’envers elle prières ne présens ne servoient de riens. Par quoy il le pria que, s’il aimoit sa vie autant que luy la sienne, luy trouvast moyen de luy faire recouvrer le bien que sans luy il n’espéroit jamais d’avoir.
Le frère, qui aimoit sa seur & l’honneur de sa Maison plus que le plaisir du Duc, luy voulut faire quelque remonstrance, luy suppliant en tous autres endroicts l’employer, hors mis en une chose si cruelle à luy que de pourchasser le deshonneur de son sang, & que son cueur & son honneur ne se pouvoient accommoder à luy faire ce service.
Le Duc, enflambé d’un courroux importable, mist le doigt entre ses dens, se mordant l’ongle, & luy respondit par une grande fureur : « Or bien, puisque je ne trouve en vous nulle amitié, je sçay que j’ay à faire. » Le Gentil homme, congnoissant la cruaulté de son maistre, eut craincte & luy dist : « Mon seigneur, puisqu’il vous plaist, je parleray à elle & vous diray sa réponse. » Le Duc luy respondit, en se départant de luy : « Si vous aimez ma vie, aussi feray je la vostre. »
Le Gentil homme entendit bien que ceste parole vouloit dire & fut ung jour ou deux sans veoir le Duc, pensant à ce qu’il avoit à faire. D’un costé luy venoit au devant l’obligation qu’il devoyt à son maistre, les biens & les honneurs qu’il avoyt reçeuz de luy ; de l’autre costé l’honneur de sa Maison, l’honnesteté & chasteté de sa seur, qu’il sçavoit bien jamais ne se consentir à telle meschanceté si par sa tromperie elle n’estoit prinse par force, chose si estrange que à jamais luy & les siens en seroient diffamez. Si print conclusion en ce différent qu’il aimoit mieux mourir que de faire un si meschant tour à sa seur, l’une des plus femmes de bien qui fust en toute l’Italie, mais que plustost debvroyt delivrer sa patrie d’un tel tyran, qui par force vouloit mettre une telle tache en sa Maison ; car il tenoit tout asseuré que, sans faire mourir le Duc, la vie de luy & des siens n’estoit pas asseurée. Parquoy, sans en parler à sa seur ni à créature du monde, délibéra de saulver sa vie & venger sa honte par un mesme moyen. Et au bout de deux jours s’en vint au Duc & luy dist comme il avoit tant bien practiqué sa seur, non sans grande peine, que à la fin elle s’estoit consentie à faire à sa volunté, pourveu qu’il luy pleust tenir la chose si secrette que nul que son frère n’en eust congnoissance.
Le Duc, qui desiroit cette nouvelle, la creut facilement &, en embrassant le messaiger, luy promectoit tout ce qu’il luy sçauroit demander ; le pria de bien tost exécuter son entreprinse, & prindrent le jour ensemble. Si le Duc fut aise, il ne le fault poinct demander, &, quand il veid approcher la nuict tant desirée où il espèroit avoir la victoire de celle qu’il avoit estimée invincible, se retira de bonne heure avecq ce Gentil homme tout seul & n’oblia pas de s’acoustrer de coeffes & chemises perfumées le mieulx qu’il luy fut possible. Et, quand chascun fut retiré, s’en alla avecq ce Gentil homme au logis de sa Dame, où il arriva en une chambre fort bien en ordre.
Le Gentil homme le despouilla de sa robbe de nuict & le meit dedans le lict en luy disant : « Mon Seigneur, je vous vois quérir celle qui n’entrera pas en ceste chambre sans rougir, mais j’espère que avant le matin elle sera asseurée de vous. » Il laissa le Duc & s’en alla en sa chambre, où il ne trouva qu’un seul homme de ses gens, auquel il dist : « Auroys tu bien le cueur de me suyvre en ung lieu où je me veux venger du plus grand ennemy que j’aye en ce monde ? » L’autre, ignorant ce qu’il vouloit faire, luy respondist : « Ouy, Monsieur, fust ce contre le Duc mesme. » À l’heure le Gentil homme le mena si soubdain qu’il n’eut loisir de prendre autres armes que ung poignart qu’il avoit. Et, quand le Duc l’ouyt revenir, pensant qu’il luy amenast celle qu’il aimoit tant, ouvrit son rideau & ses œilz pour regarder & recepvoir le bien qu’il avoit tant attendu, mais, en lieu de veoir celle dont il espéroit la conservation de sa vie, va veoir la précipitation de sa vie, qui estoit une espée toute nue que le Gentil homme avoit tirée, de laquelle il frappa le Duc qui estoit tout en chemise, lequel, denué d’armes & non de cueur, se meist en son séant dedans le lict & print le Gentil homme à travers le corps en luy disant : « Est ce cy la promesse que vous me tenez ? » Et, voiant qu’il n’avoit autres armes que les dentz & les ongles, mordit le Gentil homme au poulce & à force de bras se deffendit tant que tous deux tombèrent en la ruelle du lict.
Le Gentil homme, qui n’estoit trop asseuré, appella son serviteur, lequel, trouvant le Duc & son maistre si liez ensemble qu’il ne sçavoit lequel choisir, les tira tous deux par les piedz au meillieu de la place, & avec son poignard s’essaya à coupper la gorge au Duc, lequel se défendit jusques ad ce que la perte de son sang le rendist si foible qu’il n’en pouvoit plus. Alors le Gentil homme & son serviteur le meirent dans son lict, où à coups de poignard le parachevèrent de tuer. Puis, tirans le rideau, s’en allèrent & enfermèrent le corps mort en la chambre.
Et, quand il se veid victorieux de son grand ennemy, par la mort duquel il pensoit mettre en liberté la chose publique, se pensa que son euvre seroit imparfaicte s’il n’en faisoit autant à cinq ou six de ceulx qui estoient les prochains du Duc. Mais le serviteur, qui n’estoit ne hardy, ne sot, luy dist : « Il me semble, Monsieur, que vous en avez assez faict pour ceste heure & que vous ferez mieulx de penser à saulver vostre vie que de la vouloir oster à aultres ; car, si nous demeurions autant à deffaire chascun d’eulx que nous avons faict à deffaire le Duc, le jour descouvriroit plustost nostre entreprinse que ne l’aurions mise à fin, encores que nous trouvassions noz ennemis sans defense. »
Le Gentil homme, que la mauvaise conscience rendoit craintif, creut son serviteur &, le menant seul avecq luy, le mena à ung Evesque qui avoit la charge de faire ouvrir les portes de la Ville & commander aux postes. Ce Gentil homme luy dist : « J’ay eu ce soir des nouvelles que ung mien frère est à l’article de la mort ; je viens de demander mon congé au Duc, lequel le m’a donné, quoy je vous prie mander aux postes me bailler deux bons chevaulx, & au Portier de la Ville m’ouvrir. » L’Evesque, qui n’estimoit moins sa prière que le commandement du Duc son maistre, luy bailla incontinent un bulletin, par la vertu duquel la porte luy fut ouverte & les chevaulx baillez ainsi qu’il demandoit, &, en lieu d’aller voir son frère, s’en alla droit à Venise, où il se feit guerir des morsures que le Duc luy avoit faictes, puis s’en alla en Turquie.
Le matin, tous les serviteurs du Duc, qui le voyoient si tard demourer à revenir, soupçonnèrent bien qu’il estoit allé veoir quelque Dame, mais, voyans qu’il demeuroit tant, commencèrent à le chercher par tous costez. La pauvre Duchesse, qui commençoit fort à l’aymer, sçachant qu’on ne le trouvoit point, fut en grande peine ; mais, quand le Gentil homme qu’il aimoit tant ne fut veu non plus que luy, on alla en sa maison le chercher. Et trouvant du sang à la porte de sa chambre, l’on entra dedans ; mais il n’y eut homme ne serviteur qui en sçeust dire nouvelles. Et, suivans les traces du sang, vindrent les pauvres serviteurs du Duc à la porte de la chambre où il estoit, qu’ils trouvèrent fermée, mais bien tost eurent rompu l’huis. Et voyans la place toute pleine de sang, tirèrent le rideau du lict & trouvèrent le pauvre corps endormy en son lict du dormir sans fin.
Vous pouvez penser quel deuil menèrent ces pauvres serviteurs, qui apportèrent le corps en son palais, où arriva l’Evesque, qui leur compta comme le Gentil homme estoit party la nuict en diligence soubz couleur d’aller veoir son frère, par quoy fut congneu clairement que c’estoit luy qui avoit faict ce meurdre. Et fut aussi prouvé que sa pauvre seur jamais n’en avoit oy parler, laquelle, combien qu’elle fust estonnée du cas advenu, si est ce qu’elle en aima davantaige son frère, qui n’avoit poinct espargné le hazard de sa vie pour la délivrer d’un si cruel Prince ennemy, & continua de plus en plus sa vie honneste en ses vertuz, tellement que, combien qu’elle fust pauvre pour ce que leur maison fut confisquée, si trouvèrent sa seur & elle des mariz autant honnestes hommes & riches qu’il y en eust poinct en Italie, & ont tousjours depuis vescu en grande & bonne réputation.
« Voylà, mes Dames, qui vous doibt bien faire craindre ce petit Dieu, qui prend plaisir à tormenter autant les Princes que les pauvres, & les fortz que les foibles, & qui les aveuglit jusques là d’oublier Dieu & leur conscience, & à la fin leur propre vie, & doibvent bien craindre les Princes, & ceulx qui sont en auctorité, de faire desplaisir à moindre que eulx, car il n’y a nul qui ne puisse nuyre quand Dieu se veult venger du pécheur, ne si grand qui sçeust mal faire à celuy qui est en sa garde. »
Ceste histoire fut bien estimée de toute la compaignie, mais elle y engendra diverses opinions, car les ungs soustenoient que le Gentil homme avoit faict son debvoir de saulver sa vie & l’honneur de sa seur, ensemble d’avoir delivré sa patrie d’un tel tyran ; les austres disoient que non, mais que c’estoit une trop grande ingratitude de mettre à mort celuy qui luy avoit faict tant de bien & d’honneur. Les Dames disoient qu’il estoit bon frère & vertueux citoyen, les hommes au contraire qu’il estoit traistre & meschant serviteur, & faisoit bon oyr les raisons alleguées des deux costez, mais les Dames, selon leur coustume, parloient autant par passion que par raison, disans que le Duc estoit si digne de mort que bien heureux estoit celuy qui avoit faict le coup.
Parquoy, voyant Dagoucin le grand débat qu’il avoit émeu, leur dist : « Pour Dieu, mes Dames, ne prenez point querelle d’une chose desjà passée, mais gardez que vos beaultez ne facent point faire de plus cruels meurtres que celuy que j’ay compté. »
Parlamente luy dist : « La belle Dame sans mercy nous a appris à dire que si gracieuse maladie ne met guères de gens à mort.
— Pleust à Dieu, ma Dame, » ce luy dist Dagoucin, « que toutes celles qui sont en ceste compaignie sçeussent combien ceste opinion est faulse, & je croy qu’elles ne vouldroient point avoir le nom d’estre sans mercy, ne ressembler à ceste incrédule qui laissa mourir un bon serviteur par faulte d’une gracieuse response.
— Vous vouldriez donc, » dist Parlamente, « pour saulver la vie d’un qui dict nous aimer que nous missions nostre honneur & nostre conscience en dangier ?
— Ce n’est pas ce que je vous dy, » respondit Dagoucin, « car celuy qui aime parfaitement craindroit plus de blesser l’honneur de sa Dame qu’elle mesme. Parquoy il me semble bien que une response honneste & gracicuse, telle que parfaicte & honneste amitié requiert, ne pourroit qu’accroistre l’honneur & amender la conscience, car il n’est pas vray serviteur qui cherche le contraire.
— Toutesfois, » dist Ennasuite, « si est ce tousjours la fin de voz oraisons, qui commencent par l’honneur & finissent par le contraire, &, si tous ceulx qui sont icy en veulent dire la vérité, je les en croy à leur serment. »
Hircan jura, quant à luy, qu’il n’avoit jamais aymé femme, hors mise la sienne, à qui il ne desirast faire offenser Dieu bien lourdement. Autant en dist Simontault, & adjousta qu’il avoit souvent souhaité toutes les femmes meschantes, hors mise la sienne. Geburon luy dist :
« Vrayement vous méritez que la vostre soit telle que vous desirez les autres ; mais, quant à moy, je puis bien vous jurer que j’ay tant aymé une femme que j’eusse mieulx aymé mourir que pour moy elle eust faict chose dont je l’eusse moins estimée, car mon amour estoit tant fondée en ses vertuz que, pour quelque bien que j’en eusse sçeu avoir, je n’y eusse voulu veoir une tache. »
Saffredent se print à rire en lui disant : « Je pensois, Geburon, que l’amour de vostre femme & le bon sens que vous avez vous eussent mis hors du dangier d’estre amoureux, mais je vois bien que non, car vous usez encores des termes dont nous avons accoustumé de tromper les plus fines & d’estre escoutez des plus saiges. Car qui est celle qui nous fermera les aureilles, quand nous commencerons nostre propos par l’honneur & par la vertu ? Mais, si nous leur monstrions nostre cueur tel qu’il est, il y en a beaucoup de bien venuz entre les Dames de qui elles ne tiendroient compte. Mais nous couvrons nostre diable du plus bel ange que nous pouvons trouver &, soubz ceste couverture, avant que d’estre congneuz, recevons beaucoup de bonnes chères. Et peut estre tirons les cueurs des Dames si avant que, pensant aller droict à la vertu, quand elles congnoissent le vice elles n’ont le moyen ny le loisir de retirer leurs pieds.
— Vrayement, » dist Geburon, « je vous pensois autre que vous ne dictes & que la vertu vous feust plus plaisante que le plaisir.
Comment ? » dist Saffredent, « est il plus grande vertu que d’aymer comme Dieu le commande ? Il me semble que c’est beaucoup mieulx faict d’aymer une femme comme femme que d’en idolatrer plusieurs comme on fait d’une imaige. Et quant à moy, je tiens ceste opinion ferme qu’il vault mieulx en user que d’en abuser. »
Les Dames furent toutes du costé de Geburon & contraignirent Saffredent de se taire, lequel dist : « Il m’est bien aisé de n’en plus parler, car j’en ay esté si mal traicté que je n’y veulx plus retourner.
— Vostre malice, » ce luy dist Longarine, « est cause de vostre mauvais traictement, car qui est l’honneste femme qui vous vouldroit pour serviteur après les propos que nous avez tenuz ?
— Celles qui ne m’ont point trouvé fascheux, » dist Saffredent, « ne changeroient pas leur honnesteté à la vostre ; mais n’en parlons plus, a fin que ma colère ne face desplaisir ny à moy ny à autre. Regardons à qui Dagoucin donnera sa voix, » lequel dist :
« Je la donne a Parlamente, car je pense qu’elle doit sçavoir plus que nul aultre que c’est que d’honneste & parfaicte amitié.
— Puisque je suis choisie, » dist Parlamente, « pour dire la tierce histoire, je vous en diray une advenue à une Dame, qui a esté tousjours bien fort de mes amies & de laquelle la pensée ne me fut jamais célée :