L’Heptaméron des nouvelles/15

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QUINZIESME NOUVELLE


Par la faveur du Roy Françoys un simple Gentil homme de sa Cour espousa une femme fort riche, de laquelle toutesfois, tant pour sa grande jeunesse que pour ce qu’il avoit son cueur ailleurs, il teint si peu de conte que elle, meue de dépit & vaincue de désespoir, après avoir cerché tous moyens de luy complaire, avisa de se reconforter autre part des ennuys qu’elle enduroit avec son mary.


n la Court du Roy Françoys premier y avoit ung Gentil homme, duquel je congnois si bien le nom que je ne le veulx point nommer. Il estoit pauvre, n’ayant point cinq cens livres de rente, mais il estoit tant aymé du Roy, pour les vertus dont il estoit plein, qu’il vint à espouser une femme si riche qu’un grand Seigneur s’en fust bien contenté. Et pour ce qu’elle estoit encores bien jeune, pria une des plus grandes Dames de la Court de la vouloir tenir avecq elle, ce qu’elle feit très voluntiers.

Or estoit ce Gentil homme tant honneste, beau & plein de toute grace que toutes les Dames de la Court en faisoient bien grand cas, & entre aultres une que le Roy aimoit, qui n’estoit si jeune ne si belle que la sienne. Et, pour la grande amour qu’il luy portoit, tenoit si peu de compte de sa femme que à peine en ung an couchoit il une nuict avec elle &, ce qui plus luy estoit importable, c’est que jamais il ne parloit à elle, ne luy faisoit signe d’amitié. Et, combien qu’il jouist de son bien, il luy en faisoit si petite part qu’elle n’estoit pas habillée comme il luy appartenoit, ne comme elle desiroit, dont la Dame avecq qui elle estoit reprenoit souvent le Gentil homme, en luy disant :

« Vostre femme est belle, riche & de bonne Maison, & vous ne tenez non plus compte d’elle que si elle estoit tout le contraire, ce que son enfance & jeunesse a supporté jusques icy ; mais j’ay paour, quand elle se verra grande & belle, que son mirouer, & quelcun qui ne vous aymera pas, luy remonstre sa beaulté si peu de vous prisée, & que par despit elle face ce que, estant de vous bien traictée, n’oseroit jamais penser. »

Le Gentil homme, qui avoit son cueur ailleurs, se mocqua très bien d’elle & ne laissa, pour ses enseignemens, à continuer la vie qu’il menoit.

Mais, deux ou trois ans passez, sa femme commença à devenir une des plus belles femmes qui fust poinct en France, tant qu’elle eut le bruict de n’avoir à la Court sa pareille. Et plus elle se sentoit digne d’estre aymée, plus s’ennuya de veoir que son mary n’en tenoit compte, tellement qu’elle en print ung si grand desplaisir que, sans la consolation de sa Maistresse, elle estoit quasi au desespoir. Et, après avoir cherché tous les moyens de complaire à son mary qu’elle pouvoit, pensa en elle mesme qu’il estoit impossible qu’il l’aymast, veu la grande amour qu’elle luy portoit, sinon qu’il eust quelque autre fantaisie en son entendement, ce qu’elle chercha si subtilement qu’elle trouva la verité & qu’il estoit toutes les nuicts si empesché ailleurs qu’il oublioit sa femme & sa conscience.

Et, après qu’elle fut certaine de la vie qu’il menoit, print une telle mélancolie qu’elle ne se vouloit plus habiller que de noir, ne se trouver en lieu où l’on feist bonne chère, dont sa maistresse, qui s’en apperçeut, feit tout ce qui luy fut possible pour la retirer de ceste oppinion, mais elle ne peut. Et, combien que son mary en fust assez adverty, il fut plus prest à s’en mocquer que de y donner remède.

Vous sçavez, mes Dames, que, ainsi que extrême joye est occupée par pleurs, aussi extrême ennuy prend fin par quelque joye. Par quoy ung jour advint que ung grand Seigneur, parent proche de la maistresse de ceste Dame & qui souvent la fréquentoit, entendant l’estrange façon dont le mary la traictoit, en eut tant de pitié qu’il se voulut essayer à la consoler &, en parlant avecq elle, la trouva si belle, si saige & si vertueuse, qu’il desira beaucoup plus d’estre en sa bonne grace que de luy parler de son mary, sinon pour luy monstrer le peu d’occasion qu’elle avoit de l’aymer.

Ceste Dame, se voyant délaissée de celuy qui la debvoit aymer &, d’autre costé, aymée & requise d’un si beau Prince, se tint bien heureuse d’estre en sa bonne grace. Et combien qu’elle eust tousjours desir de conserver son honneur, si prenoit elle grand plaisir de parler à luy & de se veoir aymée & estimée, chose dont quasi elle estoit affamée. Ceste amitié dura quelque temps, jusques à ce que le Roy s’en apperçeut, qui portoit tant d’amour au Gentil homme qu’il ne vouloit souffrir que nul luy feist honte ou desplaisir. Par quoy il pria bien fort ce Prince d’en vouloir oster sa fantaisie & que, s’il continuoit, il seroit très mal content de luy.

Ce Prince, qui aimoit trop mieulx la bonne grace du Roy que toutes les Dames du monde, luy promist pour l’amour de luy d’abandonner son entreprinse & que dès le soir il iroit prendre congé d’elle, ce qu’il feit si tost qu’il sçeut qu’elle estoit retirée en son logis, où logeoit le Gentil homme en une chambre sur la sienne. Et, estant au soir à la fenestre, veid entrer ce Prince en la chambre de sa femme, qui estoit soubs la sienne, mais le Prince, qui bien l’advisa, ne laissa d’y entrer, &, en disant adieu à celle dont l’amour ne faisoit que commencer, luy allégua pour toutes raisons le commandement du Roy.

Après plusieurs larmes & regrets qui durèrent jusques à une heure après minuict, la Dame luy dist pour conclusion : « Je loue Dieu, Monseigneur, d’ont il luy plaist que vous perdiez ceste opinion, puisqu’elle est si petite & foible que vous la pouvez prendre & laisser par le commandement des hommes. Car, quant à moy, je n’ay point demandé congé ny à maistresse, ny à mary, ny à moy mesmes pour vous aimer ; car Amour, s’aidant de vostre beaulté & de vostre honnesteté, a eu telle puissance sur moy que je n’ay congneu aultre Dieu ne aultre Roy que luy. Mais, puis que vostre cueur n’est pas si remply de vraye amour que craincte n’y trouve encores place, vous ne pouvez estre amy parfaict, & d’un imparfaict je ne veulx poinct faire amy aymé parfaictement comme j’avois délibéré faire de vous. Or, adieu, Monseigneur, duquel la craincte ne mérite la franchise de mon amitié. »

Ainsi s’en alla pleurant ce Seigneur &, en se retournant, advisa encores le mary estant à la fenestre, qui l’avoit vu entrer & saillir. Par quoy le lendemain luy compta l’occasion pourquoy il estoit toit allé veoir sa femme & le commandement que le Roy luy avoit faict, dont le Gentil homme en fut fort content & en remercia le Roy.

Mais, voyant que sa femme tous les jours embellissoit & luy devenoit vieil & amoindrissoit sa beaulté, commença à changer de roole, prenant celuy que long temps il avoit faict jouer à sa femme, car il cherchoit plus que de coustume & prenoit garde sur elle. Mais de tant plus elle le fuyoit qu’elle se voyoit cherchée de luy, desirant luy rendre partie des ennuiz qu’elle avoit euz pour estre de luy peu aymée.

Et pour ne perdre si tost le plaisir que l’amour luy commençoit à donner, se va addresser à un jeune Gentil homme, tant si très beau, bien parlant & de si bonne grace qu’il estoit aymé de toutes les Dames de la Court, &, en luy faisant ses complainctes de la façon comme elle avoit esté traictée, l’incita d’avoir pitié d’elle, de sorte que le Gentil homme n’oublia rien pour essayer à la reconforter. Et elle, pour se recompenser de la perte d’un Prince qui l’avoit laissée, se meit à aymer si fort ce Gentil homme qu’elle oublia son ennuy passé & ne pensa sinon à finement conduire son amitié, ce qu’elle sçeut si bien faire que jamais sa Maïstresse ne s’en apperçeut, car en sa présence se gardoit bien de parler à luy. Mais, quand elle luy vouloit dire quelque chose, s’en alloit veoir quelques Dames qui demouroient à la Court, entre lesquelles y en avoit une dont son mari faingnoit d’estre amoureux.

Or ung soir, après soupper, qu’il faisoit obscur, se desroba la dicte Dame, sans appeller nulle compaignie, & entra en la chambre des Dames, où elle trouva celuy qu’elle aimoit mieulx que elle mesmes, &, en se asséant auprès de luy, appuyez sur une table, parloient ensemble, feignans de lire en ung livre. Quelqu’un, que le mary avoit mis au guet, luy vint rapporter là où sa femme estoit allée ; mais luy, qui estoit saige, sans en faire semblant s’y en alla le plus tost qu’il peut, &, entrant en la chambre, veid sa femme lisant le livre, qu’il faingnit ne veoir point, mais alla tout droict parler aux Dames qui estoient de l’autre costé. Ceste pauvre Dame, voyant que son mary l’avoit trouvée avecq celuy auquel devant luy elle n’avoit jamais parlé, fut si transportée qu’elle perdit sa raison &, ne pouvant passer par le banc, saulta sur la table & s’enfuit comme si son mary avecq l’espée nue l’eust poursuyvie & alla trouver sa maistresse qui se retiroit en son logis.

Et, quand elle fut deshabillée, se retira la dicte Dame, à laquelle une de ses femmes vint dire que son mary la demandoit. Elle luy respondit franchement qu’elle n’iroit point & qu’il estoit si estrange & austère qu’elle avoit paour qu’il ne luy feist ung mauvais tour.

À la fin, de paour de pis, s’y en alla. Son mary ne luy en dict un seul mot sinon and ils furent dedans le lict. Elle, qui ne sçavoit pas si bien dissimuler que luy, se print à pleurer &, quand il luy eust demandé pourquoy c’estoit, elle luy dist qu’elle avoit paour qu’il fust courroucé contre elle pource qu’il l’avoit trouvée lisant avecq un Gentil homme.

À l’heure il luy respondit que jamais il ne luy avoit deffendu de parler à homme & qu’il n’avoit trouvé mauvais qu’elle y parlast, mais ouy bien de s’en estre fuie devant luy comme si elle eust faict chose digne d’estre reprinse, & que ceste fuitte seulement luy faisoit penser qu’elle aymoit le Gentil homme. Par quoy il luy deffendit que jamais il ne lui advint de luy parler ny en public ny en privé, luy asseurant que la première fois qu’elle y parleroit, il la tueroit sans pitié ne compassion, ce qu’elle accepta très voluntiers, faisant bien son compte de n’estre pas une autre fois si sotte.

Mais, parce que les choses où l’on a volunté, plus elles sont défendues & plus elles sont desirées, ceste pauvre femme eust bientost oublié les menaces de son mary & les promesses d’elle, car dès le soir mesmes, elle envoya prier le Gentil homme de la venir veoir la nuict. Mais le mary, qui estoit si tourmenté de jalousie qu’il ne pouvoit dormir, va prendre une cappe & un varlet de chambre avecq luy, ainsi qu’il avoit ouy dire que l’autre alloit la nuict, & s’en va frapper à la porte du logis de sa femme. Elle, qui n’attendoit rien moins que luy, se leva toute seule & print des brodequins fourrés & son manteau, qui estoit auprès d’elle, &, voyant que trois ou quatre femmes qu’elle avoit estoient endormies, saillit de sa chambre & s’en va droict à la porte où elle ouyt frapper. Et en demandant « Qui est ce ? » luy fut respondu le nom de celuy qu’elle aymoit, mais, pour en estre plus asseurée, ouvrit un petit guichet, en disant : « Si vous estes celluy que vous dictes, baillez moy la main & je la congnoistray bien ». Et, quand elle toucha la main de son mary, elle le congneut &, en fermant vistement le guichet, se print à crier : « Ha, Monsieur, c’est vostre main ». Le mary luy respondit par grand courroux : « Ouy ; c’est la main qui vous tiendra promesse ; par quoy ne faillez à venir quand je le vous manderay ».

En disant ceste parole, s’en alla en son logis, & elle retourna en sa chambre, plus morte que vive, & dist tout hault à ses femmes : « Levez-vous, mes amies ; vous avez trop dormy pour moy, car en vous cuydant tromper je me suis trompée la première. » En ce disant se laissa tumber au milieu de la chambre, toute esvanouye. Ces pauvres femmes se levèrent à ce cry, tant estonnées de veoir leur maistresse comme morte couchée par terre & d’oyr ses propos qu’elles ne sçeurent que faire, sinon que de courir aux remèdes pour la faire revenir. Et, quand elle peut parler, leur dist : « Aujourd’huy, voyez vous, mes amies, la plus malheureuse créature qui soit sur la terre », & leur va compter toute sa fortune, les prians la vouloir secourir, car elle tenoit sa vie pour perdue.

Et, en la cuydant reconforter, arriva un varlet de chambre de son mary, par lequel il luy mandoit qu’elle allast incontinent à luy. Elle, embrassant deux de ses femmes, commença à crier & à pleurer, les prians de ne la laisser point aller, car elle estoit seure de mourir. Mais le varlet de chambre l’asseura que non & qu’il prenoit sur sa vie qu’elle n’auroit nul mal. Elle, voyant qu’il n’y avoit point de résistence, se jecta entre les bras de ce pauvre serviteur, luy disant : « Puis qu’il le fault, porte ce malheureux corps à la mort. »

Et à l’heure, demy esvanouye de tristesse, fut emportée du varlet de chambre au logis de son maistre, aux pieds duquel tumba ceste pauvre Dame, en luy disant : « Monsieur, je vous supplie avoir pitié de moy, & je vous jure la foy que je doibs à Dieu que je vous diray la verité du tout. » À l’heure, il luy dist, comme un homme desesperé : « Par Dieu, vous me la direz », & chassa dehors tous ses gens.

Et, pource qu’il avoit tousjours congneu sa femme dévote, pensa bien qu’elle ne se oseroit parjurer sur la vraye croix. Il en demanda une fort belle qu’il avoit &, quand ils furent tous deux seuls, la feit jurer dessus qu’elle luy diroit la vérité de ce qu’il lui demanderoit. Mais elle, qui avoit desja passé les premières appréhensions de la mort, reprint cueur, se délibérant, avant que mourir, de ne luy celler la verité & aussi de ne dire chose dont le Gentil homme qu’elle aimoit peust avoir à souffrir, &, après avoir oy toutes les questions qu’il luy faisoit, luy respondit ainsi :

« Je ne veulx point, Monsieur, justifier ne faire moindre envers vous l’amour que j’ay portée au Gentil homme dont vous avez soupson, car vous ne le pourriez ny ne devriez croire, veu l’expérience que aujourd’huy vous en avez eue, mais je desire bien vous dire l’occasion de ceste amitié. Entendez, Monsieur, que jamais femme n’aima autant mary que je vous ay aimé, &, depuis que je vous espousay jusques en cest aage icy, il ne sçeut jamais entrer en mon cueur autre amour que la vostre. Vous sçavez que, encores estant enfant, mes parens me vouloient marier à personnaige plus riche & de plus grande Maison que vous, mais jamais ne m’y sçeurent faire accorder dès l’heure que j’eus parlé à vous, car, contre toute leur opinion, je tins ferme pour vous avoir, sans regarder ny à vostre pauvreté ny aux remonstrances que ils me faisoient. Et vous ne pouvez ignorer quel traictement j’ay eu de vous jusques icy, & comme vous m’avez aymée & estimée, dont j’ay porté tant d’ennui & de desplaisir que, sans l’ayde de la Dame avecq laquelle vous m’avez mise, je fusse désespérée. Mais à la fin, me voyant grande & estimée belle d’un chascun fors que de vous seul, j’ai commencé à sentir si vivement le tort que vous me tenez que l’amour que je vous portois s’est convertie en haine & le desir de vous obéir en celluy de vengeance. Et sur ce désespoir me trouva ung Prince, lequel, pour obéyr au Roy plus que à l’Amour, me laissa à l’heure que je commençois à sentir la consolation de mes tourmens par ung amour honneste. Et au partir de luy, trouvay cestuy cy qui n’eut point la peine de me prier, car sa beaulté, son honnesteté, sa grace & ses vertuz méritent bien estre cherchées & requises de toutes femmes de bon entendement. À ma requeste, & non à la sienne, il m’a aymée avecq tant d’honnesteté que oncques en sa vie ne me requist chose que l’honneur ne luy peust accorder. Et, combien que le peu d’amour que j’ay occasion de vous porter me donnast excuse de ne vous tenir foy ne loyaulté, l’amour seul que j’ay à Dieu & à mon honneur m’ont jusques icy gardée d’avoir faict chose dont j’aye besoing de confession ne de honte. Je ne vous veulx poinct nyer que, le plus souvent qu’il m’estoit possible, je n’allasse parler à luy dans une garderobbe, faingnant d’aller dire mes oraisons, car jamais en femme ne en homme je ne me fiay de conduire ceste affaire. Je ne veulx poinct aussi nyer que, estant en ung lieu si privé & hors de tout soupson, je ne l’aye baisé de meilleur cueur que je ne faictz vous. Mais je ne demande jamais mercy à Dieu si entre nous deux il y a jamais eu aultre privaulté plus avant, ne si jamais il m’en a pressée, ne si mon cueur en a eu le desir, car j’estois si aise de le veoir qu’il ne me sembloit poinct qu’il y eust au monde ung aultre plaisir. Et vous, Monsieur, qui estes seul la cause de mon malheur, vouldriez vous prendre vengeance d’un œuvre dont si long temps a vous m’avez donné exemple, sinon que la vostre estoit sans honneur & conscience ? Car vous le sçavez & je sçay bien que celle que vous aymez ne se contente poinct de ce que Dieu & la raison commandent. Et, combien que la loy des hommes donne si grand deshonneur aux femmes qui ayment autres que leurs maris, si est ce que la loy de Dieu n’exempte point les mariz qui ayment autres que leurs femmes. Et, s’il fault mettre à la balance l’offense de vous & de moy, vous estes homme saige & expérimenté & d’aage pour congnoistre & éviter le mal, moy jeune & sans expérience nulle de la force & puissance d’amour. Vous avez une femme qui vous cherche, estime & ayme plus que sa vie propre, & j’ay un mary qui me fuit, qui me hait & me desprise plus que chamberière. Vous aymez une femme desjà d’aage & en mauvais poinct & moins belle que moy, & j’ayme ung Gentil homme plus jeune que vous, plus beau que vous & plus aymable que vous. Vous aymez la femme d’un des plus grands amis que vous ayez en ce monde & l’amye de vostre maistre, offensant d’un costé l’amitié & de l’autre la révérence que vous devez à tous deux, & j’aime un Gentil homme qui n’est à rien lié sinon à l’amour qu’il me porte. Or jugez sans faveur lequel de nous deux est le plus punissable ou excusable, ou vous estimé homme saige & expérimenté, qui, sans occasion donnée de mon costé, avez non seulement à moy, mais au Roy auquel vous estes tant obligé, faict un si meschant tour, ou moy, jeune & ignorante, desprisée & contemnée de vous, aymée du plus beau & honneste Gentil homme de France, lequel j’ay aymé par le desespoir de ne pouvoir jamais estre aymée de vous. »

Le mary, oyant ces propos pleins de verité, dicts d’un si beau visaige, avec une grace tant asseurée & audacieuse qu’elle monstroit ne craindre ne mériter nulle pugnition, se trouvant tant surprins d’estonnement qu’il ne sçeut que luy respondre sinon que l’honneur d’un homme & d’une femme n’estoient pas semblables. Mais toutesfois, puis qu’elle luy juroit qu’il n’y avoit poinct eu entre celuy qu’elle aymoit & elle aultre chose, il n’estoit poinct délibéré de luy en faire pire chère, par ainsi qu’elle n’y retournast plus & que l’un ne l’aultre n’eussent plus de recordation des choses passées, ce qu’elle luy promist, & allèrent coucher ensemble par bon accord.

Le matin une vieille Damoiselle, qui avoit grand paour de la vie de sa maistresse, vint à son lever & lui demanda : « Et puis, ma Dame, comment vous va ? » Elle luy respondit en riant : « Croyez, m’amie, qu’il n’est point ung meilleur mary que le mien, car il m’a creue à mon serment. » Et ainsy se passèrent cinq ou six jours.

Le mary prenoit de si près garde à sa femme que, nuict & jour, il avoit guet après elle. Mais il ne la sçeut si bien garder qu’elle ne parlast encores à celuy qu’elle aimoit en un lieu obscur & suspect. Toutesfois, elle conduisit son affaire si secrettement que homme ne femme n’en peut sçavoir la verité, & ne fut que ung bruict que quelque varlet feit d’avoir trouvé ung Gentil homme & une damoiselle en une estable sous la chambre de la Maistresse de ceste Dame. Dont le mary eut si grand soupson qu’il se délibera de faire mourir le Gentil homme & assembla un grand nombre de ses parens & amis pour le faire tuer, s’ils le pouvoient trouver en quelque lieu, mais le principal de ses parens estoit si grand amy du Gentil homme, qu’il faisoit chercher, qu’en lieu de le surprendre l’advertissoit de tout ce qu’il faisoit contre luy, lequel d’aultre costé, estoit tant aymé en toute la Court & si bien accompaigné qu’il ne craingnoit poinct la puissance de son ennemy, par quoy il ne fut poinct trouvé.

Mais il s’en vint en une église trouver la Maistresse de celle qu’il aymoit, laquelle n’avoit jamais rien entendu de tous les propos passez, car devant elle n’avoient encores parlé ensemble. Le Gentil homme luy compta le soupson & mauvaise volunté qu’avoit contre luy le mary & que, nonobstant qu’il en fust innocent, il estoit délibéré de s’en aller en quelque voyage loing pour oster le bruict qui commençoit fort à croistre. Ceste Princesse, Maistresse de s’amie, fut fort estonnée d’ouyr ces propos & jura bien que le mary avoit grand tort d’avoir soupson d’une si femme de bien où jamais elle n’avoit congneu que toute vertu & honnesteté. Toutesfois, pour l’auctorité où le mary estoit & pour esteindre ce fascheux bruict, luy conseilla la Princesse de s’esloingner pour quelque temps, l’asseurant qu’elle ne croioit rien de toutes ces follies & soupsons.

Le Gentil homme & la Dame, qui estoient ensemble avecq elle, furent fort contens de demeurer en la bonne grace & bonne opinion de ceste Princesse, laquelle conseilla au Gentil homme qu’avant son partement il devoit parler au mary, ce qu’il feit, selon son conseil, & le trouva en une gallerie près la chambre du Roy, où, avec un très asseuré visaige, luy faisant l’honneur qui appartenoit à son estat, luy dist :

« Monsieur, j’ay toute ma vie eu desir de vous faire service &, pour toute recompense, j’ay enentendu que hier au soir me feistes chercher pour me tuer. Je vous supplie, Monsieur, pensez que vous avez plus d’autorité & puissance que moy, mais toutesfois je suis Gentil homme comme vous. Il me fascheroit fort de donner ma vie pour riens. Je vous supplie penser que vous avez une si femme de bien que, s’il y a homme qui vueille dire le contraire, je luy diray qu’il a meschamment menty. Et, quant est de moy, je ne pense avoir faict chose dont vous ayez occasion de me vouloir mal. Et, si vous voulez, je demoureray vostre serviteur, ou sinon je le suis du Roy, dont j’ay occasion de me contenter. »

Le Gentilhomme à qui le propos s’adressoit luy dist que véritablement il avoit eu quelque soupson de luy, mais qu’il le tenoit si homme de bien qu’il desiroit plus son amitié que son inimitié, &, en luy disant adieu, le bonnet au poing, l’embrassa comme son grand amy. Vous pouvez penser ce que disoient ceulx qui avoient eu le soir de devant commission de le tuer, de veoir tant de signes d’honneur & d’amitié ; chascun en parloit diversement.

Ainsy s’en partit le Gentil homme, mais, pource qu’il n’estoit si bien garny d’argent que de beaulté, sa Dame luy bailla une bague que son mary luy avoit donnée, de la valeur de trois mil escuz, laquelle il engagea pour quinze cens.

Et, quelque temps après qu’il fut party, le Gentil homme mary vint à la Princesse Maistresse de sa femme, & luy supplia donner congié à sa dicte femme pour aller demeurer quelque temps avec une de ses seurs, ce que la dicte Dame trouva fort estrange & le pria tant de luy dire les occasions qu’il luy en dist une partie, non tout. Après que la jeune Dame eut prins congé de sa Maistresse & de toute la Court, sans pleurer ne faire signe d’ennuy, s’en alla où son mary vouloit qu’elle fust en la conduicte d’un Gentil homme auquel fut donnée charge expresse de la garder soingneusement & surtout que elle ne parlast poinct sur les chemins à celuy dont elle estoit soupsonnée.

Elle, qui sçavoit ce commandement, leur bailloit tous les jours des alarmes en se moquant d’eulx & de leur mauvais soin &, ung jour entre les autres, elle trouva au partir du logis ung Cordelier à cheval & elle, estant sur sa haquenée, l’entretint par le chemin depuis la disnée jusques à la souppée. Et, quand elle fut à un quart de lieue du logis, elle luy dist : « Mon Père, pour la consolacion que vous m’avez donnée ceste après disnée, voylà deux escuz que je vous donne, lesquels sont dans ung papier, car je sçay bien que vous n’y oseriez toucher, vous priant que, incontinent que vous serez party d’avecq moy, vous en alliez à travers le chemin & vous gardez que ceulx qui sont icy ne vous voient. Je le dis pour vostre bien & pour l’obligation que j’ai à vous. »

Ce Cordelier, bien aise de ses deux escuz, s’en va à travers les champs le grand galop. Et, quand il fut assez loing, la Dame commença à dire tout hault à ses gens : « Pensez que vous estes bons serviteurs & bien soingneux de me garder, veu que celuy qu’on vous a tant recommandé a parlé à moy tout ce jourd’huy & vous l’avez laissé faire. Vous méritez bien que vostre bon maistre, qui se fie tant à vous, vous donne des coups de baston au lieu de vos gaiges. »

Quand le Gentil homme qui avoit la charge d’elle ouyt telz propos, il eut si despit qu’il ne pouvoit respondre, picqua son cheval, appellant deux aultres avecq luy, & feit tant qu’il attaingnit le Cordelier, lequel, les voyant venir, fuyoit au mieulx qu’il pouvoit, mais, pource qu’ils estoient mieulx montez que luy, le pauvre homme fut prins. Et luy qui ne sçavoit pourquoy, leur cria mercy &, descouvrant son chapperon pour plus humblement les prier teste nue, congneurent bien que ce n’estoit pas celuy qu’ils cherchoient & que leur maistresse s’estoit mocquée d’eulx, ce qu’elle feit encore mieulx à leur retour, disant : « C’est à telles gens que l’on doit bailler Dames à garder. Ils les laissent parler sans sçavoir à qui, & puis, adjoustans foy à leurs paroles, vont faire honte aux serviteurs de Dieu. »

Après toutes ces mocqueries, s’en alla au lieu où son mary avoit ordonné, où ses deux belles seurs & le mary de l’une la tenoient fort subjecte.

Et, durant ce temps, entendit son mary comme sa bague estoit en gaige pour quinze cens escuz, dont il fut fort marry &, pour saulver l’honneur de sa femme & la recouvrer, luy feist dire par ses seurs qu’elle la retirast & qu’il payeroit quinze cens escuz. Elle, qui n’avoit soulcy de la bague puisque l’argent demouroit à son amy, luy escrivit comme son mary la contraingnoit de retirer sa bague & que, à fin qu’il ne pensast qu’elle le feist par diminution de bonne volunté, elle luy envoyoit ung diamant que sa Maistresse luy avoit donné, qu’elle aimoit plus que bague qu’elle eust. Le Gentil homme luy envoya très voluntiers l’obligation du Marchant & se tint content d’avoir eu les quinze cens escuz & un diamant, & demeurer asseuré de la bonne grace de s’amie, combien que depuis, tant que le mary vesquit, il n’eut moyen de parler à elle que par escripture.

Et, après la mort du mary, pource qu’il pensoit la trouver telle qu’elle luy avoit promis, meist toute sa diligence de la pourchasser en mariage ; mais il trouva que sa longue absence luy avoit acquis ung compaignon mieulx aimé que luy, dont il eut si grand regret que, en fuyant les compaignies des Dames, chercha les lieux hazardeux, où, avecq autant d’estime que jeune homme pourroit avoir, fina ses jours.


« Voilà, mes dames, que, sans espargner nostre sexe, je veux monstrer aux mariz que souvent les femmes de grand cueur sont plustost vaincues de l’ire de la vengeance que de la doulceur de l’amour, à quoy ceste cy sçeut long temps resister, mais à la fin fut vaincue du desespoir, ce que ne doibt estre nulle femme de bien, pource que, en quelque sorte que ce soit, ne sçauroit trouver excuse à mal faire. Car, de tant plus les occasions en sont données grandes, de tant plus se doibvent monstrer vertueuses à résister & vaincre le mal en bien, & non pas rendre mal pour mal, d’autant que souvent le mal que l’on cuide rendre à aultry retombe sur soy. Bien heureuses celles en qui la vertu de Dieu se monstre en chasteté, douceur, patience & longanimité ! »

Hircan dist : « Il me semble, Longarine, que ceste Dame dont vous avez parlé a esté plus meue de despit que de l’amour ; car, si elle eust autant aymé le Gentil homme comme elle en faisoit semblant, elle ne l’eust abandonné pour ung aultre, & par ce discours on la peut nommer despite, vindicative, opiniastre & muable.

— Vous en parlez bien vostre aise, » ce dist Ennasuitte à Hircan ; « mais vous ne sçavez quel crevecueur c’est quand l’on ayme sans estre aymé.

— Il est vray, » ce dist Hircan, « que je ne l’ay guères expérimenté, car l’on ne me sçauroit faire si peu de mauvaise chère que incontinent je ne laisse l’amour & la Dame ensemble.

— Ouy bien vous, » ce dist Parlamente, « qui n’aimez riens que vostre plaisir ; mais une femme de bien ne doibt ainsy laisser son mary.

— Toutesfois, » respondit Simontault, « celle dont le compte est faict a oublié pour ung temps qu’elle estoit femme, car ung homme n’en eust sçeu faire plus belle vengeance.

— Pour une qui n’est pas saige, » ce dist Oisille, « il ne fault pas que les aultres soient estimées telles.

— Toutesfois, » dist Saffredent, « si estes vous toutes femmes, &, quelques beaux & honnestes accoustremens que vous portiez, qui vous chercheroit bien avant soubz la robbe vous trouveroit femmes. »

Nomerfide luy dit : « Qui vous vouldroit escouter, la journée se passeroit en querelles ; mais il me tarde tant d’oyr encores une histoire que je prie Longarine de donner sa voix à quelc’un. »

Longarine regarda Geburon & luy dist : « Si vous sçavez rien de quelque honneste femme, je vous prie maintenant le mettre en avant. »

Geburon luy dist : « Puis que j’en doibtz faire ce qu’il me semble, je vous feray un compte advenu en la ville de Milan :