L’Heptaméron des nouvelles/21

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VINGT ET UNIESME NOUVELLE


Rolandine, ayant attendu jusqu’à l’age de xxx ans à estre maryée & connoisçant la négligence de son père & le peu de faveur que luy portoit sa Maistresse, prend telle amytié à un Gentil homme bastard qu’elle luy promeit maryage, dont son père averty luy usa de toutes les rigueurs qui luy furent possibles pour la faire consentir à la dissolution de ce maryage, mais elle persista en son amytié jusques à la mort du Bastard, de laquelle certifiée fut maryée à un Gentil homme, du nom & des armes de sa Maison.


l y avoit en France une Royne qui en sa compaignie nourrissoit plusieurs filles de bonnes & grandes Maisons. Entre autres y en avoit une, nommée Rolandine, qui estoit bien proche sa parente ; mais la Royne, pour quelque inimitié qu’elle portoit à son père, ne luy faisoit pas fort bonne chère.

Ceste fille, combien qu’elle ne fust des plus belles, ny des laides aussy, estoit tant saige & vertueuse que plusieurs grands personnaiges la demandoient en mariage, dont ils avoient froide response : car le père aimoit tant son argent qu’il oublyoit l’advancement de sa fille, & sa Maistresse, comme j’ay dict, luy portoit si peu de faveur qu’elle n’estoit point demandée de ceulx qui se vouloient advancer dans la bonne grâce de la Royne.

Ainsi, par la négligence du père & par le desdaing de sa Maistresse, ceste pauvre fille demeura long temps sans estre maryée, &, comme celle qui se fascha à la longue, non tant pour envie qu’elle eust d’estre mariée que pour la honte qu’elle avoit de ne l’estre poinct, se retira du tout à Dieu, laissant les mondanitez & gorgiasetez de la Court. Son passetemps fut à prier Dieu ou à faire quelques ouvraiges, & en ceste vie ainsy retirée passa ses jeunes ans, vivant tant honnestement & sainctement qu’il n’estoit possible de plus.

Quand elle fut approchée des trente ans, il y avoit ung Gentil homme, bastard d’une bonne & grande Maison, autant gentil compaignon & homme de bien qu’il en fût de son temps, mais la richesse l’avoit du tout delaissé & avoit si peu de beaulté que une Dame, quelle qu’elle fust, ne l’eust pour son plaisir choisy. Ce pauvre Gentil homme estoit demeuré sans party &, comme souvent ung malheureux cherche l’autre, vint aborder ceste Damoiselle Rolandine, car leurs fortunes, complexions & conditions estoient fort pareilles. Et, se complaignans l’un à l’autre de leurs infortunes, prindrent une très grande amitié &, se trouvans tous deux compaignons de malheur, se cherchoient en tous lieux pour se consoler l’un l’autre, & en ceste fréquentation s’engendra une très grande & longue amitié.

Ceulx qui avoient veu la Damoiselle Rolandine si retirée qu’elle ne parloit à personne, la voyans incessamment avec le bastard de bonne Maison, en furent incontinent scandalisez & dirent à sa gouvernante qu’elle ne debvoit endurer ces longs propos, ce qu’elle remonstra à Rolandine, luy disant que chascun estoit scandalisé de ce qu’elle parloit tant à ung homme qui n’estoit assez riche pour l’espouser ny assez beau pour estre amy.

Rolandine, qui avoit tousjours esté plus reprise de son austérité que de ses mondanitez, dist à sa gouvernante : « Helas, ma mère, vous voyez que je ne puis avoir ung mary selon la Maison d’où je suis, & que j’ay tousjours fuy ceulx qui sont beaulx & jeunes, de paour de tumber aux inconvéniens où j’en ay veu d’autres. Et je trouve ce Gentil homme icy saige & vertueux comme vous sçavez, lequel ne me presche que toutes choses bonnes & vertueuses. Quel tort puis je tenir à vous & à ceulx qui en parlent de me consoler avec luy de mes ennuycts ? »

La pauvre vieille, qui aimoit sa maistresse plus qu’elle mesmes, luy dist : « Ma Damoyselle, je voy bien que vous dictes la vérité, & que vous estes traictée de père & de maistresse autrement que vous ne le méritez. Si est ce que, puis que l’on parle de vostre honneur en ceste sorte, fust il vostre propre frère, vous vous devez retirer de parler à luy. »

Rolandine luy dist en plorant : « Ma mère, puisque vous le me conseillez, je le feray, mais c’est chose estrange de n’avoir en ce monde une seule consolation. »

Le bastard, comme il avoit accoustumé, la voulut venir entretenir, mais elle luy déclara tout au long ce que sa gouvernante luy avoit dict & le pria en plorant qu’il se contentast pour ung temps de ne luy parler poinct jusques ad ce que ce bruict fust ung peu passé, ce qu’il feit à sa requeste.

Mais, durant cest esloignement ayant perdu l’un & l’autre leur consolation, commencèrent à sentir ung torment qui jamais ni d’un costé ni d’autre n’avoit esté expérimenté. Elle ne cessoit de prier Dieu, aller en voyage, jeusner & faire abstinences, car cest amour, encores à elle incogneu, luy donnoit une inquiétude si grande qu’elle ne la laissoit une seule heure reposer. Au bastard de bonne Maison ne faisoit Amour moindre effort ; mais luy, qui avoit desja conclud en son cueur de l’aimer & de tascher de l’espouser, regardant avec l’amour l’honneur que ce luy seroit s’il la povoit avoir, pensa qu’il falloit cercher moyen pour luy déclarer sa volunté & surtout gaingner sa gouvernante, ce qu’il feyt en luy remonstrant la misère où estoit tenue sa pauvre maistresse, à laquelle on vouloit oster toute consolation. Dont la bonne vieille en pleurant le remercia de l’honneste affection qu’il portoit à sa maistresse, & advisèrent ensemble le moyen comme il pourroit parler à elle. C’estoit que Rolandine fairoit souvent semblant d’estre malade d’une migraine, où l’on craint fort le bruict, &, quand ses compaignes iroient en la chambre de la Royne, ils demeureroient tous deux seuls & là il la pourroit entretenir.

Le bastard en fut fort joyeulx & se gouverna entièrement par le conseil de ceste gouvernante, en sorte que, quand il vouloit, il parloit à s’amie. Mais ce contentement ne luy dura guères, car la Royne, qui ne l’aimoit pas fort, s’enquit que faisoit tant Rolandine en la chambre. Et, combien que quelqu’un dist que c’estoit pour sa maladie, toutesfois ung autre, qui avoit trop de mémoire des absens, luy dist que l’ayse qu’elle avoit d’entretenir le bastard de bonne Maison luy debvoit faire passer sa migraine.

La Royne, qui trouvoit les péchéz veniels des autres mortels en elle, l’envoya quérir & luy défendit de parler jamais au bastard, si ce n’estoit en sa chambre ou en sa salle. La Damoiselle n’en feit nul semblant, mais luy dist : « Si j’eusse pensé, Madame, que luy ou autre vous eust despleu, je n’eusse jamais parlé à luy. » Toutesfois pensa en elle mesme qu’elle chercheroit quelque autre moyen dont la Royne ne sçauroit rien, ce qu’elle feyt. Et, les mercredy, vendredy & sabmedy qu’elle jeusnoit, demeuroit en sa chambre avec sa gouvernante, où elle avoit loisir de parler, tandis que les autres souppoient, à celuy qu’elle commençoit à aymer très fort.

Et, tant plus le temps de leur propos estoit abbrégé par contraincte & plus leurs paroles estoient dictes par grande affection, car ils desroboient le temps comme fait ung larron une chose précieuse. L’affaire ne sçeut estre mené si secrettement que quelque Varlet ne le vist entrer là dedans au jour de jeusnes, & le redist en lieu où il ne fut celé à la Royne, qui s’en courrouça si fort qu’oncques puys n’osa le bastard aller en la chambre des Damoiselles. Et, pour ne perdre le bien de parler à celle que tant il aimoit, faisoit souvent semblant d’aller en quelque voyaige, & revenoit au soir en l’église ou chappelle du chasteau, habillé en Cordelier ou Jacobin, ou si bien dissimulé que nul ne le congnoissoit, & là s’en alloit la Damoiselle Rolandine avecq sa gouvernante l’entretenir.

Luy, voyant la grande amour qu’elle luy portoit, n’eut craincte de luy dire : « Madamoiselle, vous voyez le hazard où je me mectz pour vostre service & les deffences que la Royne vous a faictes de parler à moy. Vous voyez d’autre part quel père vous avez, qui ne pense en quelque façon que ce soit de vous marier. Il a tant refusé de bons partiz que je n’en sçaiche plus, ny près ny loing de luy, qui soit pour vous avoir. Je sçay bien que je suis pauvre & que vous ne sçauriez espouser Gentil homme qui ne soit plus riche que moy. Mais, si amour & bonne volunté estoient estimez ung trésor, je penserois estre le plus riche homme du monde. Dieu vous a donné de grands biens, & estes en danger d’en avoir encore plus. Si j’estoys si heureux que vous me voulussiez eslire pour mary, je vous serois mary, amy & serviteur toute ma vie, &, si vous en prenez ung esgal à vous, chose difficile à trouver, il vouldra estre maistre & regardera plus à vos biens qu’à vostre personne & à la beaulté que à la vertu, &, en joyssant de l’ususfruict de vostre bien, traictera vostre corps autrement qu’il ne le mérite. Le desir que j’ay d’avoir ce contentement & la paour que j’ay que vous n’en ayez point avecq ung autre me font vous supplier que par un mesme moyen vous me rendiez heureux & vous la plus satisfaicte & la mieux traictée femme qui oncques fut. »

Rolandine, escoutant le mesme propos qu’elle avoit délibéré de luy tenir, luy respondit d’un visaige content :

« Je suis très aise dont vous avez commencé le propos dont, lonc temps a, j’avois délibéré vous parler & auquel, depuis deux ans que je vous congnoys, je n’ay cessé de penser & de repenser en moy mesmes toutes les raisons pour vous & contre vous que j’ay peu inventer. Mais à la fin, sçachant que je veulx prendre l’estat de mariage, il est temps que je commence & que je choisisse celuy avec lequel je penseray mieux vivre au repos de ma conscience. Je n’en ay sçeu trouver un, tant soit il beau, riche ou grand Seigneur, avec lequel mon cueur & mon esprit se peust accorder sinon à vous seul. Je sçay qu’en vous espousant je n’offense poinct Dieu, mais fais ce qu’il commande, &, quant à Monseigneur mon père, il a si peu pourchassé mon bien & tant refusé que la loy veult que je me marie sans ce qu’il me puisse deshériter. Quand je n’auray que ce qui m’appartient, en espousant ung mary tel envers moy que vous estes, je me tiendray la plus riche du monde. Quant à la Royne ma maistresse, je ne doibtz poinct faire conscience de luy desplaire pour obéyr à Dieu, car elle n’en a poinct faict de m’empescher le bien que en ma jeunesse j’eusse peu avoir. Mais, à fin que vous congnoissiez que l’amitié que je vous porte est fondée sur la vertu & sur l’honneur, vous me promecterez, que si j’accorde ce mariage, de n’en pourchasser jamais la consommation que mon père ne soit mort ou que je n’aye trouvé moyen de l’y faire consentir, » ce que luy promist voluntiers le bastard, & sur ces promesses se donnèrent chascun ung anneau en nom de mariaige, & se baisèrent en l’église devant Dieu, qu’ils prindrent en tesmoing de leur promesse, & jamais depuis n’y eut entre eulx plus grande privaulté que de baiser.

Ce peu de contentement donna grande satisfaction au cueur de ces deux parfaicts amans, & furent ung temps sans se veoir, vivans de ceste seureté. Il n’y avoit guères lieu où l’honneur se peust acquérir que le bastard de bonne maison n’y allast avec ung grand contentement qu’il ne pouvoit demeurer pauvre, veu la riche femme que Dieu luy avoit donnée, laquelle en son absence conserva si longuement ceste parfaicte amityé qu’elle ne tint compte d’homme du monde. Et, combien que quelques ungs la demandassent en mariage, ils n’avoient néantmoins autre response d’elle sinon que, depuis qu’elle avoit tant demeuré sans estre mariée, elle ne vouloit jamais l’estre.

Ceste response fut entendue de tant de gens que la Royne en oyt parler, & luy demanda pour quelle occasion elle tenoit ce languaige. Rolandine luy dist que c’estoit pour luy obéyr, car elle sçavoit bien qu’elle n’avoit jamais eu envie de la marier au temps & au lieu où elle eust esté honorablement pourveue & à son ayse, & que l’aage & la patience luy avoient apprins de se contanter de l’estat où elle estoit, &, toutes les fois que l’on luy parloit de mariage, elle faisoit pareille response.

Quand les guerres estoyent passées & que le bastard estoit retourné à la Court, elle ne parloit point à luy devant les gens, mais alloit tousjours en quelque église l’entretenir soubz couleur de se confesser, car la Royne avoit defendu à luy & à elle qu’ils n’eussent à parler tous deux sans estre en grande compaignie, sur peine de leurs vies. Mais l’amour honneste, qui ne congnoist nulles défenses, estoit plus prest à trouver les moyens pour les faire parler ensemble que leurs ennemis n’estoient prompts à les guecter &, soubz l’habit de toutes les Religions qu’ils se peurent penser, continuèrent leur honneste amitié, jusques à ce que le Roy s’en alla en une maison de plaisance près de Tours, non tant près que les dames eussent peu aller à pied à aultre église que à celle du chasteau, qui estoit si mal bastie à propos qu’il n’y avoit lieu à se cacher où le confesseur n’eust esté clairement congneu.

Toutesfois, si d’un costé l’occasion leur falloit, Amour leur en trouvoit une autre plus aisée, car il arriva à la Cour une dame de laquelle le bastard estoit proche parent. Ceste Dame avecq son fils furent logez en la maison du Roy, & estoit la chambre de ce jeune Prince avancée toute entière outre le corps de la maison où le Roy estoit, tellement que de sa fenestre povoit veoir & parler à Rolandine, car les deux fenestres estoyent proprement à l’angle des deux corps de maison. En ceste chambre, qui estoit sur la salle du Roy, estoient logées toutes les Damoiselles de bonne Maison compagnes de Rolandine, laquelle, advisant par plusieurs fois ce jeune Prince à sa fenestre, en feyt advertir le bastard par sa gouvernante, lequel, après avoir bien regardé le lieu, feit semblant de prendre fort grand plaisir de lire ung livre des Chevaliers de la Table ronde qui estoit en la chambre du Prince.

Et, quand chacun s’en alloyt disner, pryoit ung Varlet de chambre le vouloir laisser achever de lire & l’enfermer dedans la chambre & qu’il la garderoit bien. L’autre, qui le congnoissoyt parent de son Maistre & homme seur, le laissoit lire tant qu’il luy plaisoit. D’autre costé venoit à sa fenestre Rolandine, qui, pour avoir occasion d’y demeurer plus longuement, feingnit d’avoir mal à une jambe, & disnoyt & souppoyt de si bonne heure qu’elle n’alloit plus à l’ordinaire des Dames. Elle se mist à faire ung lict de reseul de soye cramoisie, & l’attachoit à la fenestre où elle vouloit demorer seule &, quand elle voyoit qu’il n’y avoit personne, elle entretenoit son mary, qui pouvoit parler si haut que nul ne les eust sçeu oyr, &, quand il s’approchoit quelqu’un d’elle, elle toussoit & faisoit signe par lequel le bastard se pouvoit bien tost retirer. Ceulx qui faisoient le guet sur eux tenoient pour certain que l’amitié estoit passée, car elle ne bougeoit d’une chambre où seurement il ne la pouvoit veoir, pource que l’entrée luy en estoit defendue.

Ung jour la mère de ce jeune Prince, estant en la chambre de son fils, se meit à la fenestre où estoit ce gros livre, & n’y demeura guères qu’une des compagnes de Rolandine, qui estoit à celle de leur chambre, salua ceste Dame & parla à elle. La Dame luy demanda comme se portoit Rolandine ; elle luy dist qu’elle la verroit bien s’il luy plaisoit, & la feit venir à la fenestre en son couvre-chef de nuict &, après avoir parlé de sa maladie, se retirèrent chacune de son costé.

La Dame, regardant ce gros livre de la Table ronde, dist au Varlet de chambre qui en avoit la garde : « Je m’esbahis comme les jeunes gens perdent le temps à lire tant de follyes. » Le Varlet de chambre luy respondit qu’il s’esmerveilloit encores plus de ce que les gens estimez bien sages & aagez y estoient plus affectionnez que les jeunes, & pour une merveille luy compta comme le bastard, son cousin, y demeuroit quatre ou cinq heures tous les jours à lire ce beau livre. Incontinent frappa au cueur de ceste Dame l’occasion pour quoy c’estoit, & donna charge au Varlet de chambre de se cacher en quelque lieu & de regarder ce qu’il feroit, ce qu’il feit, & trouva que le livre où il lisoit estoit la fenestre où Rolandine venoit parler à luy, & entendit plusieurs propos de l’amitié qu’ils cuidoient tenir bien secrette.

Le lendemain le racompta à sa Maistresse, qui envoya quérir le bastard &, après plusieurs remonstrances, luy défendit de ne se y trouver plus &, le soir, elle parla à Rolandine, la menassant, si elle continuoit ceste folle amityé, de dire à la Royne toutes ces menées.

Rolandine, qui de rien ne s’étonnoit, jura que, depuis la défense de sa Maistresse, elle n’y avoit point parlé, quelque chose que l’on dist, & qu’elle en sçeut la verité tant de ses compaignes que des Varletz & serviteurs. Et, quant à la fenestre dont elle parloit, elle nia d’y avoir parlé au bastard, lequel, craingnant que son affaire fust revelé, s’eslongna du danger & fut long temps sans revenir à la Court, mais non sans escripre à Rolandine par si subtils moyens que, quelque guet que la Royne y meist, il n’estoit sepmaine qu’elle n’eust deux fois de ses nouvelles.

Et, quand le moyen des Religieux dont il s’aidoit fut failly, il luy envoyoit ung petit Paige habillé de couleurs, puis de l’un, puis de l’autre, qui s’arrestoit aux portes où toutes les Dames passoient & là bailloit ses lettres secrètement par my la presse. Ung jour, ainsy que la Royne alloit aux champs, quelqu’un, qui recongneut le Paige & qui avoit la charge de prendre garde à ceste affaire, courut après ; mais le Paige, qui estoit fin, se doubtant que l’on le cherchoit, entra en la maison d’une pauvre femme qui faisoit sa potée auprès du feu, où il brusla incontinent ses lettres. Le Gentil homme qui le suivoit le despouilla tout nud & chercha par tout son habillement, mais il n’y trouva rien, parquoy le laissa aller. Et, quant il fut party, la vieille luy demanda pourquoy il avoit ainsi cherché ce jeune enfant ? Il luy dist : « Pour trouver quelques lectres que je pensois qu’il portast. — Vous n’aviez garde de les trouver, » dist la vieille, « car il les avoit bien cachées. — Je vous prie, » dist le Gentil homme, « dictes moy en quel endroit c’est, » espérant bientost les recouvrer. Mais, quand il entendit que c’estoit dedans le feu, congneut bien que le Paige avoit esté plus fin que luy, ce que incontinant alla compter à la Royne.

Toutesfois depuis ceste heure là ne s’ayda plus le bastard de Paige ne d’enfant & y envoya ung viel serviteur qu’il avoit, lequel, oubliant la craincte de la mort dont il sçavoit bien que l’on faisoit menasser de par la Royne ceux qui se mesloient de ceste affaire, entreprint de porter lettres à Rolandine. Et, quand il fut entré au chasteau où elle estoit, s’en alla guetter à une porte au pied d’un grand degré où toutes les dames passoient ; mais ung Varlet, qui autrefois l’avoit veu, le recongneut incontinent & l’alla dire au Maistre d’hostel de la Royne, qui soubdainement le vint chercher pour le prendre. Le Varlet, saige & advisé, voyant que l’on le regardoit de loing, se retourna vers la muraille comme pour faire de l’eaue & là rompit ses lettres le plus menu qu’il luy fut possible & les jecta derrière une porte. Sur l’heure il fut prins & cherché de tous costez, &, quand on ne luy trouva rien, on l’interrogea par serment s’il avoit apporté nulles lettres, luy gardant toutes les rigueurs & persuasions qu’il luy fut possible pour luy faire confesser la verité ; mais, pour promesses ne pour menasses qu’on luy feit, jamais n’en sçeurent tirer autre chose.

Le rapport en fut faict à la Royne, & quelqu’un de la compaignie s’advisa qu’il estoit bon de regarder derrière la porte auprès de laquelle on l’avoit prins, ce qui fut faict, & trouva l’on ce que l’on cherchoit ; c’estoient les pièces de la lettre. On envoya quérir le Confesseur du Roy, lequel, après les avoir assemblées sur une table, leut la lettre tout du long, où la vérité du mariage tant dissimulé se trouva clairement, car le bastard ne l’appeloit que sa femme. La Royne, qui n’avoit délibéré de couvrir la faulte de son prochain, comme elle devoit, en feyt un très grand bruict & commanda que par tous les moyens on feist confesser au pauvre homme la verité de ceste lettre, & que en la luy monstrant il ne la pourroit regnier ; mais, quelque chose qu’on luy dist ou qu’on luy monstrast, il ne changea son premier propos. Ceulx qui en avoient la garde le menèrent au bord de la rivière & le meirent dedans un sac, disant qu’il mentoit à Dieu & à la Royne contre la vérité prouvée. Luy, qui aimoit mieulx perdre sa vie que d’accuser son Maistre, leur demanda ung Confesseur &, après avoir faict de sa conscience le mieulx qu’il luy estoit possible, il leur dist :

« Messieurs, dictes à Monseigneur le bastard, mon Maistre, que je luy recommande la vie de ma femme & de mes enfans, car de bon cueur je mects la mienne pour son service, & faictes de moy ce qu’il vous plaira, car vous n’en tirerez jamais parole qui soit contre mon Maistre. »

À l’heure, pour luy faire plus grand paour, le gectèrent dedans le sac en l’eaue, luy crians : « Si tu veulx dire vérité, tu seras saulvé, » mais, voyans qu’il ne leur respondoit riens, le retirèrent de là & feirent le rapport de sa constance à la Royne, qui dist à l’heure que le Roy, son mary, ny elle n’estoient point si heureux en serviteurs que ung qui n’avoit de quoy les récompenser, & feit ce qu’elle peut pour le retirer à son service, mais jamais ne voulut abandonner son Maistre. Toutesfois par le congé de sondict Maistre fut mis au service de la Royne, où il vescut heureux & content.

La Royne, après avoir congneu la vérité du mariage par la lettre du bastard, envoya quérir Rolandine &, avecq ung visaige tout courroucé l’appela plusieurs fois malheureuse en lieu de Cousine, luy remonstrant la honte qu’elle avoit faicte à la Maison de son père de s’estre mariée & à elle, qui estoit sa Maistresse, sans son commandement ne congé.

Rolandine, qui de long temps congnoissoit le peu d’affection que luy portoit sa maistresse, luy rendit la pareille, &, pource que l’amour luy defailloit, la craincte n’y avoit plus de lieu ; pensant aussi que ceste correction devant plusieurs personnes ne procédoit pas d’amour qu’elle luy portast, mais pour luy faire une honte, comme celle qu’elle estimoit prendre plus de plaisir à la chastier que de desplaisir de la veoir faillir, luy respondit d’un visaige aussi joyeulx & asseuré que la Royne monstroit le sien troublé & courroucé :

« Madame, si vous ne congnoissiez vostre cueur tel qu’il est, je vous mectrois, au devant de la mauvaise volunté que de long temps vous avez portée à Monsieur mon père & à moy, mais vous le sçavez, que vous ne trouverez poinct estrange si tout le monde s’en doubte, & quant est de moy, Madame, je m’en suis apperçeue à mon plus grand dommaige. Car, quand il vous eust pleu me favoriser comme celles qui ne vous sont si proches que moy, je feusse maintenant mariée autant à vostre honneur qu’au mien ; mais vous m’avez laissée comme une personne du tout oubliée en vostre bonne grâce, en sorte que tous les bons partis que j’eusse sçeu avoir me sont passez devant les œilz par la négligence de Monsieur mon père & par le peu d’estime que vous avez faict de moy, dont j’estois tumbée en tel desespoir que, si ma santé eust peu porter l’estat de Religion, je l’eusse voluntiers prins pour ne veoir les ennuictz continuelz que vostre rigueur me donnoit.

« En ce désespoir m’est venu trouver celluy qui seroit d’aussi bonne Maison que moy si l’amour de deux personnes estoyt autant estimé que l’anneau, car vous sçavez que son père passeroit devant le mien. Il m’a longuement entretenue & aimée ; mais vous, Madame, qui jamais ne me pardonnastes nulle petite faulte ne me louastes de nul bon euvre, combien que vous congnoissez par expérience que je n’ay poinct accoustumé de parler de propos d’amour ne de mondanité & que du tout j’estois retirée à mener une vie plus religieuse que autre, avez incontinent trouvé estrange que je parlasse à ung Gentil homme aussi malheureux en ceste vie que moy, en l’amitié duquel je ne pensois ny ne cherchois autre chose que la consolation de mon esperit. Et, quand du tout je me veidz frustrée, j’entray en tel désespoir que je délibéray de chercher autant mon repos que vous aviez envye de me l’oster & à l’heure eusmes parolles de mariage, lesquelles ont esté consommées par promesse & anneau. Parquoy il me semble, Madame, que vous me tenez ung grand tort de me nommer meschante, veu que en une si grande & parfaicte amitié, où je pouvois trouver les occasions si je voulois, il n’y a jamais eu entre luy & moy plus grande privaulté que de baiser, espérant que Dieu me feroit la grâce que avant la consommation du mariage je gaingneroys le cueur de Monsieur mon père à se y consentir. Je n’ay poinct offensé Dieu, ni ma conscience, car j’ay attendu jusques à l’aage de trente ans pour veoir ce que vous & Monsieur mon père feriez pour moy, ayant gardé ma jeunesse en telle chasteté & honnesteté que homme vivant ne m’en sçauroit rien reprocher, &, par le conseil de raison que Dieu m’a donnée, me voyant vieille & hors d’espoir de trouver party selon ma Maison, me suis délibérée d’en espouser ung à ma volunté, non poinct pour satisfaire à la concupiscence des œilz, car vous savez qu’il n’est pas beau, ny à celle de la chair, car il n’y a poinct eu de consommation charnelle, ny à l’orgueil, ny à l’ambition de ceste vie, car il est pauvre & peu advancé ; mais j’ay regardé purement & simplement à la vertu qui est en luy, dont tout le monde est contrainct de luy donner louange, à la grande amour aussi qu’il me porte, qui me faict espérer de trouver avecques luy repos & bon traictement. Et, après avoir bien pesé tout le bien & le mal qui m’en peut advenir, je me suis arrestée à la partie qui m’a semblé la meilleure, & que j’ay débattue en mon cueur deux ans durans, c’est d’user le demourant de mes jours en sa compaignye, & suys délibérée de tenir ce propos si ferme que tous les tourmens que j’en sçaurois endurer, fust la mort, ne me feront departir de ceste forte oppinion. Parquoy, Madame, il vous plaira excuser en moy ce qui est très excusable, comme vous mesmes l’entendez très bien, & me laissez vivre en paix, que j’espère trouver avecq luy. »

La Royne, voyant son visaige si constant & sa parole tant véritable, ne luy peut respondre par raison &, en continuant de la reprendre & injurier par collère, se print à pleurer en disant : « Malheureuse que vous estes, en lieu de vous humilier devant moy & de vous repentir d’une faulte si grande, vous parlez audatieusement sans en avoir la larme à l’œil ; par cela monstrez bien l’obstination & la dureté de vostre cueur. Mais, si le Roy & vostre père me veulent croyre, ils vous mectront en lieu où vous serez contraincte de parler autre langage.

— Madame, respondit Rolandine, pource que vous m’accusez de parler trop audatieusement, je suis délibérée de me taire s’il ne vous plaist de me donner congé de vous respondre. »

Et, quand elle eut commandement de parler, luy dist :

« Ce n’est poinct à moy, Madame, à parler à vous, qui estes ma Maistresse & la plus grande Princesse de la Chrestienté, audatieusement & sans la révérence que je vous doibts, ce que je n’ay voulu ne pensé faire ; mais, puisque je n’ay advocat qui parle pour moy sinon la verité, laquelle moy seule je sçay, je suis tenue de la déclairer sans craincte, espérant que, si elle est bien congnue de vous, vous ne m’estimerez telle qu’il vous a pleu me nommer. Je ne crains que créature mortelle entende comme je me suis conduicte en l’affaire dont l’on me charge, puisque je sçay que Dieu & mon honneur n’y sont en riens offensez. Et voilà qui me faict parler sans craincte, estant seure que Celluy qui voit mon cueur est avecq moy, &, si ung tel juge estoyt pour moy, j’aurois tort de craindre ceux qui sont subjects à son jugement. Et pourquoy doncques dois je pleurer, veu que ma conscience & mon cueur ne me reprennent poinct en ceste affaire & que je suis si loing de m’en repentir que, si c’estoit à recommencer, je ferois ce que j’ay faict ? Mais vous, Madame, avez grande occasion de pleurer, tant pour le grant tort que en toute ma jeunesse vous m’avez tenu que pour celuy que maintenant vous me faictes de me reprendre devant tout le monde d’une faulte qui doibt estre imputée plus à vous que à moy. Quand je aurois offensé Dieu, le Roy, vous, mes parens & ma conscience, je serois bien obstinée si de grande repentance je ne pleurois. Mais d’une chose bonne, juste & saincte, dont jamais n’eust été bruict que bien honorable, sinon que vous l’avez trop tost esventé, monstrant que l’envie que vous aviez de mon deshonneur estoit plus grande que de conserver l’honneur de vostre Maison & de voz parens, je ne dois plorer. Mais, puis que ainsy il vous plaist, Madame, je ne suis pour vous contredire, car, quand vous m’ordonnerez telle peine qu’il vous plaira, je ne prendray moins de plaisir à la souffrir sans raison que vous aurez à la me donner. Parquoy, Madame, commandez à Monsieur mon père quel torment il vous plaist que je porte, car je sçay qu’il n’y fauldra pas. Au moins seray je bien aise que seullement pour mon malheur il suyve entièrement vostre volunté & que, ainsy qu’il a esté négligent à mon bien suyvant vostre vouloir, il sera prompt à mon mal pour vous obéyr. Mais j’ay ung père au Ciel, lequel, je suis asseurée, me donnera autant de patience que je me voy de grands maulx par vous préparez, & en luy seul j’ay ma parfaicte confiance. »

La Royne, si courroucée qu’elle n’en pouvoit plus, commanda qu’elle fust emmenée de devant ses œilz & mise en une chambre à part où elle ne peust parler à personne ; mais on ne luy osta point sa gouvernante, par le moyen de laquelle elle feit sçavoir au bastard toute sa fortune & ce qu’il luy sembloit qu’elle devoit faire, lequel, estimant que les services qu’il avoit faicts au Roy luy pourroient servir de quelque chose, s’en vint en diligence à la Court & trouva le Roy aux champs, auquel il compta la verité du faict, le suppliant que à luy, qui estoit pauvre Gentil homme, voulust faire tant de bien d’appaiser la Royne en sorte que le mariage peust estre consommé.

Le Roy ne luy respondit riens sinon : « M’asseurez-vous que vous l’avez espousée ? — Ouy, Sire, » dist le bastard, « par paroles de présent seulement &, s’il vous plaist, la fin y sera mise. »

Le Roy, baissant la teste & sans luy dire aultre chose, s’en retourna droict au chasteau &, quand il fut auprès de là, il appella le Capitaine de ses Gardes & luy donna charge de prendre le bastard prisonnier.

Toutesfois ung sien amy, qui congnoissoit le visaige du Roy, l’advertit de s’absenter & se retirer en une sienne maison près de là &, si le Roy le faisoit chercher, comme il soupçonnoit, il luy feroit incontinent sçavoir pour s’en fuyr hors du royaulme ; si aussi les choses estoient adoucies, il le manderoit pour retourner. Le bastard le creut & feit si bonne diligence que le Capitaine des Gardes ne le trouva poinct.

Le Roy & la Royne regardèrent ensemble qu’ils feroyent de ceste pauvre Damoiselle, qui avoit l’honneur d’estre leur parente, & par le conseil de la Royne fut conclu qu’elle seroit renvoyée à son père, auquel l’on manda toute la vérité du faict. Mais, avant que l’envoyer, feirent parler à elle plusieurs gens d’Église & de Conseil, luy remonstrans, puis qu’il n’y avoit en son mariage que la parolle, qu’il se povoit facilement deffaire mais que l’un & l’autre se quittassent, ce que le Roy vouloit qu’elle feyst pour garder l’honneur de la Maison dont elle estoit.

Elle leur feit response que en toutes choses elle estoit preste d’obéyr au Roy, sinon à contrevenir à sa conscience, mais ce que Dieu avoit assemblé les hommes ne le povoient séparer les priant de ne la tanter de chose si desraisonnable, car, si amour & bonne volunté fondée sur la craincte de Dieu, sont les vraiz & seurs liens de mariaige, elle estoit si bien lyée que fer, ne feu, ne eaue ne povoient rompre son lien, sinon la mort à laquelle seule & non à aultre rendroit son anneau & son serment, les priant de ne luy parler du contraire, car elle estoit si ferme en son propos qu’elle aymoit mieulx mourir en gardant sa foy que vivre après l’avoir nyée.

Les députez de par le Roy emportèrent ceste constante response &, quand ilz veirent qu’il n’y avoit remède de luy faire renoncer son mary, l’envoyèrent devers son père en si piteuse façon que par où elle passoit chacun ploroit. Et, combien qu’elle n’eust failly, la pugnition fut si grande & sa constance telle qu’elle feyt estimer sa faulte estre vertu.

Le père, sçachant ceste piteuse nouvelle, ne la voulut poinct veoir, mais l’envoya à ung chasteau dedans une forest, lequel il avoit autrefoys edifié pour une occasion bien digne d’estre racomptée, & la teint là longuement en prison, la faisant persuader que, si elle vouloit quicter son mary, il la tiendroit pour sa fille & la mettroit en liberté. Toutesfois elle tint ferme & aima mieulx le lien de sa prison, en conservant celluy de son mariage, que toute la liberté du monde sans son mary, & sembloit à veoir son visaige que toutes ses peines luy estoient passetemps très plaisans puis qu’elle les souffroit pour celluy qu’elle aimoit.

Que diray je icy des hommes ? Ce bastard tant obligé à elle, comme vous avez veu, s’enfuyt en Allemaigne, où il avoit beaucoup d’amis, & monstra bien par sa legiereté que vraye & parfaicte amour ne luy avoit pas tant faict pourchasser Rolandine que l’avarice & l’ambition, en sorte qu’il devint tant amoureux d’une Dame d’Allemaigne qu’il oublia à visiter par lettres celle qui pour luy soustenoit tant de tribulation. Car jamais la Fortune, quelque rigueur qu’elle leur tint, ne leur peut oster le moyen de s’escripre l’un à l’autre, sinon la folle & meschante amour où il se laissa tumber, dont le cueur de Rolandine eut premier ung sentiment tel qu’elle ne povoit plus reposer.

Et après, voyant les escriptures tant changées & refroidies du langage accoustumé qu’elle ne ressembloient plus aux passées, soupçonna que nouvelle amytié la séparoit de son mary, ce que tous les tormens & peynes qu’on luy avoit peu donner n’avoient sçeu faire, &, parce que sa parfaicte amour ne vouloit qu’elle asseist jugement sur ung soupson, trouva moyen d’envoyer secrètement ung serviteur en qui elle se fyoyt, non pour luy escripre & parler à luy, mais pour l’espier & veoir la vérité, lequel, retourné du voyage, luy dist que pour le seur il avoit trouvé le bastard bien fort amoureux d’une Dame d’Allemaigne & que le bruict estoit qu’il pourchassoit de l’espouser, car elle estoit fort riche.

Ceste nouvelle apporta une si extrême douleur au cueur de cette pauvre Rolandine que, ne la pouvant porter, tumba bien griefvement malade. Ceux qui entendoient l’occasion luy dirent de la part de son père que, puisqu’elle voyoit la grande meschanceté du bastard, justement elle le pouvoit abandonner, & la persuadèrent de tout leur possible. Mais, nonobstant qu’elle fust tormentée jusques au bout, si n’y eut il jamais remède de luy faire changer son propos, & monstra en ceste dernière tentation l’amour qu’elle avoit & sa très grande vertu. Car, ainsi que l’amour se diminuoit du costé de luy, ainsy augmentoit du sien & demoura, malgré qu’il en eust, l’amour entier & parfaict, car l’amitié qui défailloit du costé de luy tourna en elle. Et, quand elle congneut que en son cueur seul estoit l’amour entier qui autresfois avoit esté départy en deux, elle délibéra de le soustenir jusques à la mort de l’un ou de l’autre. Par quoy la bonté Divine, qui est parfaicte charité & vraye amour, eut pitié de sa douleur & regarda sa patience, en sorte que après peu de jours le bastard mourut à la poursuicte d’une autre femme. Dont elle, bien advertie de ceulx qui l’avoient veu mectre en terre, envoya supplier son père qu’il luy pleust qu’elle parlast à luy.

Le père s’y en alla incontinent, qui jamais depuis sa prison n’avoit parlé à elle, &, après avoir bien au long entendu ses justes raisons, en lieu de la reprendre & tuer comme souvent il la menassoit par parolles, la print entre ses bras & en plorant très fort luy dist :

« Ma fille, vous estes plus juste que moy, car, s’il y a eu faulte en vostre affaire, j’en suis la principale cause ; mais, puis que Dieu l’a ainsy ordonné, je veulx satisfaire au passé. »

Et, après l’avoir admenée en sa maison, il la traictoit comme sa fille aisnée. Elle fut demandée en mariage par ung Gentil homme du nom & armes de leur Maison, qui estoit fort saige & vertueux & estimoit tant Rolandine, laquelle il fréquentoit souvent, qu’il luy donnoit louange de ce dont les autres la blasmoient, congnoissant que sa fin n’avoit esté que pour la vertu. Le mariaige fut agréable au père & à Rolandine & fut incontinent conclud.

Il est vray que ung frère qu’elle avoyt, seul héritier de la Maison, ne vouloit s’accorder qu’elle eust nul partage, luy mectant au devant qu’elle avoyt desobéy à son père. Et après la mort du bon homme luy tint de si grandes rigueurs que son mary, qui estoit un puisné, & elle avoient bien affaire de vivre.

En quoy Dieu pourveut, car le frère, qui vouloit tout tenir, laissa en ung jour par une mort subite le bien qu’il tenoit de sa seur & le sien quant & quant.

Ainsy elle fut héritière d’une bonne & grosse maison, où elle vesquit sainctement & honorablement en l’amour de son mary, &, après avoir eslevé deux filz que Dieu leur donna, rendit joyeusement son ame à Celluy où de tout temps elle avoit sa parfaicte confiance.


« Or, mes Dames, je vous prie que les hommes, qui nous veulent peindre tant inconstantes, viennent mainctenant icy & me monstrent l’exemple d’un aussi bon mary que ceste cy fut bonne femme, & d’une telle foy & persévérance. Je suis seure qu’il leur seroit si difficile que j’aime mieulx les en quicter que de me mettre en ceste peyne, mais non vous, mes Dames, de vous prier, pour continuer vostre gloire, ou du tout n’aimer poinct ou que ce soit aussi parfaictement, & gardez vous bien que nulle ne die que cette Damoiselle ait offensé son honneur, veu que par sa fermeté elle est occasion d’augmenter le nostre.

— En bonne foy, Parlamente, » dist Oisille, « vous nous avez racompté l’histoire d’une femme d’un très grand & honneste cueur, mais ce qui donne autant de lustre à sa fermeté, c’est la desloyauté de son mary, qui la vouloit laisser pour une autre.

— Je croy, » dist Longarine, « que cest ennuy là luy fut le plus importable, car il n’y a faiz si pesant que l’amour de deux personnes bien unies ne puisse doucement supporter ; mais, quand l’un fault à son debvoir & laisse toute la charge sur l’autre, la pesanteur est importable.

— Vous devriez doncques, » dist Geburon, « avoir pitié de nous, qui portons l’amour entière sans que vous y daigniez mectre le bout du doigt pour la soulager.

— Ha, Geburon, » dist Parlamente, « souvent sont différens les fardeaux de l’homme & de la femme. Car l’amour de la femme, bien fondée sur Dieu & sur honneur, est si juste & raisonnable que celuy qui se départ de telle amitié doibt estre estimé lasche & meschant envers Dieu & les hommes. Mais l’amour de la pluspart des hommes est tant fondée sur le plaisir que les femmes, ignorant leur mauvaise volunté, se y mectent aucunes fois bien avant &, quand Dieu leur faict congnoistre la malice du cueur de celluy qu’elles estimoient bon, s’en peuvent départir avecq leur honneur & bonne réputation, car les plus courtes follies sont toujours les meilleures.

— Voilà donc une raison, » dist Hircan, « fondée sur vostre fantaisie, de vouloir soustenir que les femmes honnestes peuvent laisser honnestement l’amour des hommes & non les hommes celle des femmes, comme si leur cueur étoit différent ; mais, combien que les visaiges & habitz le soyent, si croy je que les voluntez sont toutes pareilles, sinon d’autant que la malice plus couverte est la pire. »

Parlamente avecq ung peu de colère luy dist :

« J’entends bien que vous estimez celles les moins mauvaises de qui la malice est descouverte.

— Or laissons ce propos là, » dist Simontault, « car, pour faire conclusion du cueur de l’homme & de la femme, le meilleur des deux n’en vaut riens ; mais venons à sçavoir à qui Parlamente donnera sa voix pour oyr quelque beau compte.

— Je la donne, » dist-elle, « à Geburon.

— Or, puis que j’ay commencé, » dist-il, « à parler des Cordeliers, je ne veux oublier ceulx de Sainct-Benoist & ce qui est advenu d’eux de mon temps, combien je n’entends en racomptant une histoire d’un meschant Religieux, empescher la bonne opinion que vous avez des gens de bien ; mais, veu que le Psalmiste dist que tout homme est menteur, & en ung autre endroict : Il n’en est poinct qui face bien jusques à ung, il me semble qu’on ne peut faillyr d’estimer l’homme tel qu’il est. Car, s’il y a du bien, on le doit attribuer à Celluy qui en est la source & non à la créature, à laquelle par trop donner de gloire ou de louange ou estimer de soy quelque chose de bon, la plus part des personnes sont trompées. Et, afin que vous ne trouviez impossible que soubz extrême austérité ne se treuve extrême concupiscence, entendez ce qui advint du temps du Roy François premier :