Aller au contenu

L’Heptaméron des nouvelles/22

La bibliothèque libre.


VINGT DEUXIESME NOUVELLE


Sœur Marie Heroet, sollicitée de son honneur par un Prieur [de] Sainct-Martin-des-Champs, avec la grâce de Dieu emporta la victoire contre ses fortes tentations, à la grand’ confusion du Prieur & l’exaltation d’elle.


n la Ville de Paris il y avoit ung Prieur de Sainct-Martin-des-Champs, duquel je tairay le nom pour l’amytié que je luy ay portée. Sa vie, jusques en l’aage de cinquante ans, fut si austère que le bruict de sa saincteté courut par tout le Royaume, tant qu’il n’y avoit Prince ne Princesse qui ne luy fist grand honneur quand il les venoit veoir, & ne se faisoit réformation de Religion qui ne fust faicte par sa main, car on le nommoit le père de vraye Religion.

Il fust esleu Visiteur de la grande Religion des Dames de Fontevrault, desquelles il estoit tant crainct que, quand il venoit en quelqu’un de leurs monastères, toutes les Religieuses trembloient de la craincte qu’elles avoient de luy &, pour l’appaiser des grandes rigueurs qu’il leur tenoit, le traictoient comme elles eussent faict la personne du Roy, ce que au commencement il refusoit, mais à la fin, venant sur les cinquante cinq ans, commença à trouver fort bon le traictement qu’il avoit au commencement desprisé &, s’estimant luy mesme le bien public de toute Religion, desira de conserver sa santé mieulx qu’il n’avoit accoustumé. Et, combien que sa Reigle portast de jamais ne manger cher, il s’en dispensa luy mesme, ce qu’il ne faisoit à nul autre, disant que sur luy estoit tout le faiz de la Religion, par quoy si bien se festoya que d’un Moyne bien meigre il en feyt ung bien gras.

Et à ceste mutation de vivre se feyt une mutation de cueur telle qu’il commencea à regarder les visaiges, dont paravant avoit faict conscience, &, en regardant les beaultez que les voilles rendent plus desirables, commencea à les convoicter. Doncques pour satisfaire à ceste convoitise chercha tant de moyens subtils qu’à la parfin de pasteur il devint loup, tellement que en plusieurs bonnes Religions, s’il s’en trouvoit quelqu’une ung peu sotte, il ne failloit à la decepvoir. Mais, après avoir longuement continué ceste meschante vie, la bonté Divine, qui print pitié des pauvres brebis esgarées, ne voulut plus endurer la gloire de ce malheureux régner, ainsy que vous verrez.

Ung jour, allant visiter ung Couvent près de Paris, qui se nomme Gif, advint que, en confessant toutes les Religieuses, en trouva une, nommée Marie Heroet, dont la parole estoit si doulce & agréable qu’elle promectoit le visaige & le cueur estre de mesme. Par quoy, seulement pour l’ouyr, fut esmeu en une passion d’amour qui passoit toutes celles qu’il avoit eues aux autres Religieuses, & en parlant à elle se baissa fort pour la regarder, & apperçeut la bouche si rouge & si plaisante qu’il ne se peut tenir de luy haulser le voile pour veoir si les œilz accompaignoient le demeurant, ce qu’il trouva, dont son cueur fut remply d’une ardeur si véhémente qu’il perdit le boire & le manger & toute contenance, combien qu’il la dissimuloit. Et, quand il fut retourné en son Prieuré, il ne povoit trouver repos, par quoy en grande inquiétude passoyt les jours & les nuictz, en cherchant les moyens comme il pourroit parvenir à son desir & faire d’elle comme il avoit faict de plusieurs autres, ce qu’il craingnoit estre difficile pource qu’il la trouvoit saige en paroles & d’un esperit subtil, & d’autre part se voyoit si laid & si vieulx qu’il délibéra de ne luy en parler poinct, mais de chercher à la gaingner par craincte.

Par quoy bien tost après s’en retourna au dict Monastère de Gif, auquel lieu se monstra plus austère qu’il n’avoit jamais faict, se courrouçant à toutes les Religieuses, reprenant l’une que son voile n’estoit pas assez bas, l’autre qu’elle haulsoit trop la teste, & l’autre qu’elle ne faisoit pas bien la révérence en Religieuse. En tous ces petiz cas se monstroit si austère que l’on le craingnoit comme ung Dieu painct en Jugement, & luy, qui avoit les gouttes, se travailla tant de visiter les lieux réguliers que, environ l’heure de Vespres, heure par luy apostée, se trouva au Dortouer.

L’Abbesse luy dist : « Père Révérend, il est temps de dire Vespres. » À quoy il respondit : « Allez, Mère, allez, faictes les dire, car je suis si las que je demeureray ici non pour reposer, mais pour parler à Seur Marie, de laquelle j’ay oy très mauvais rapport, car l’on m’a dict qu’elle caquette comme si c’estoit une mondaine. » L’Abbesse, qui estoit tante de sa mère, le pria de la bien chapitrer & la luy laissa toute seule, sinon ung jeune Religieux qui estoit avecq luy.

Quand il se trouva seul avecq Seur Marie, commencea à luy lever le voile & luy commander qu’elle le regardast. Elle luy respondit que sa Reigle luy deffendoit de regarder les hommes. « C’est bien dict, ma fille », luy dist il, « mais il ne fault pas que vous estimiez qu’entre nous Religieux soyons hommes. » Par quoy Seur Marie, craingnant faillir par désobéissance, le regarda au visage ; elle le trouva si laid qu’elle pensa faire plus de pénitence que de péché à le regarder.

Le beau Père, après luy avoir dict plusieurs propos de la grande amitié qu’il luy portoit, luy voulut mettre la main au tetin, qui fut par elle repoulsé comme elle debvoit, & fut si courroucé qu’il luy dist : « Faut il qu’une Religieuse sçaiche qu’elle ait des tetins ? » Elle luy dist : « Je sçay que j’en ay, & certainement que vous ny autre n’y toucherez poinct, car je ne suis pas si jeune & ignorante que je n’entende bien ce qui est péché de ce qui ne l’est pas. »

Et, quand il veit que ses propos ne la povoient gaingner, luy en va bailler d’un autre, disant : « Hélas, ma fille, il faut que je vous déclaire mon extrême nécessité ; c’est que j’ay une maladie que tous les Médecins trouvent incurable, sinon que je me resjouisse & me joue avecq quelque femme que j’ayme bien fort. De moy, je ne vouldrois pour mourir faire ung péché mortel, mais, quand l’on viendroit jusques là, je sçay que simple fornication n’est nullement à comparer à pécher d’homicide. Par quoy, si vous aimez ma vie, en sauvant vostre conscience de crudélité, vous me la saulverez. » Elle luy demanda quelle façon de jeu il entendoit faire. Il luy dist qu’elle povoit bien reposer sa conscience sur la sienne, & qu’il ne feroit chose dont l’une ne l’autre fust chargée.

Et, pour luy monstrer le commencement du passetemps qu’il demandoit, la vint embrasser & essayer de la jetter sur ung lict. Elle, congnoissant sa meschante intention, se deffendit si bien & de paroles & de bras qu’il n’eut povoir de toucher que à ses habillemens. À l’heure, quand il veid toutes ses inventions & esforts estre tournez en riens, comme ung homme furieux & non seullement hors de conscience, mais de raison naturelle, luy meit la main soubz la robbe, & tout ce qu’il peut toucher des ongles esgratigna de telle fureur que la pauvre fille, en criant bien fort, de tout son hault tumba à terre toute esvanouye.

Et à ce cry entra l’Abbesse dans le dortouer où elle estoit, laquelle, estant à Vespres, se souvint avoir laissé ceste Religieuse seule avec le beau Père, qui estoit fille de sa niepce, dont elle eut ung scrupule en sa conscience, qui luy feit laisser Vespres & aller à la porte du dortouer escouter que l’on faisoit ; mais, oyant la voix de sa niepce, poussa la porte que le jeune Moyne tenoit.

Et, quand le Prieur veid venir l’Abbesse, en luy monstrant sa niepce esvanouye, lui dist : « Sans faulte, notre Mère, vous avez grand tort que vous ne m’avez dict les conditions de Seur Marie ; car, ignorant sa debilité, je l’ay faict tenir debout devant moy & en la chapitrant s’est esvanouye comme vous voyez. »

Ils la feirent revenir avecq vin aigre & autres choses propices, & trouvèrent que de sa cheute elle estoit blessée à la teste. Et, quand elle fut revenue, le Prieur, craingnant qu’elle comptast à sa tante l’occasion de son mal, luy dist à part : « Ma fille, je vous commande, sous peine d’inobédience & d’estre dampnée, que vous n’aiez jamais à parler de ce que je vous ay faict icy, car entendez que l’extrémité d’amour m’y a contrainct, &, puis que je voy que vous ne me voulez aymer, je ne vous en parleray jamais que ceste fois, vous asseurant que, si vous me voulez aimer, je vous feray élire Abbesse de l’une des trois meilleures Abbayes de ce Royaume. » Mais elle luy respondit qu’elle aimoit mieulx mourir en chartre perpétuelle que d’avoir jamais autre amy que Celluy qui estoit mort pour elle en la croix, avecq lequel elle aimoit mieulx souffrir tous les maulx que le Monde pourroit donner que contre luy avoir tous les biens, & qu’il n’eut plus à luy parler de ces propos, ou elle le diroyt à la Mère Abbesse, mais qu’en se taisant elle s’en tairoit.

Ainsy s’en alla ce mauvais pasteur, lequel, pour se monstrer tout autre qu’il n’estoit & pour encores avoir le plaisir de regarder celle qu’il aimoyt, se retourna vers l’Abbesse, luy disant : « Ma Mère, je vous prie, faictes chanter à toutes voz filles ung Salve Regina en l’honneur de ceste vierge où j’ay mon espérance. » Ce qui fut faict, durant lequel ce regnard ne feit que pleurer, non d’autre dévotion que de regret qu’il avoit de n’estre venu au dessus de la sienne. Et toutes les Religieuses, pensans que ce fust d’amour à la Vierge Marie, l’estimoient ung sainct homme. Seur Marie, qui congnoissoit sa malice, prioit en son cueur de confondre celluy qui desprisoit tant la virginité.

Ainsy s’en alla cest hyppocrite à Sainct-Martin, auquel lieu ce meschant feu qu’il avoit en son cueur ne cessa de brusler jour & nuict & de chercher toutes les inventions possibles pour venir à ses fins, &, pour ce que sur toutes choses il craingnoit l’Abbesse, qui estoit femme vertueuse, il pensa le moyen de l’oster de ce monastère. S’en alla vers Madame de Vendosme, pour l’heure demeurant à La Fère, où elle avoit édifié & fondé ung couvent de Sainct Benoist nommé le Mont d’Olivet, &, comme celluy qui estoit le souverain Réformateur, luy donna à entendre que l’Abbesse du dict Mont Olivet n’estoit pas assez suffisante pour gouverner une telle Communauté. La bonne Dame le pria de luy en donner une autre qui fust digne de cest office, & luy, qui ne demandoit autre chose, luy conseilla de prendre l’Abbesse de Gif pour la plus suffisante qui fust en France. Madame de Vendosme incontinant l’envoya quérir & luy donna la charge de son monastère du Mont d’Olivet.

Le Prieur de Sainct-Martin, qui avoit en sa main les voix de toute la Religion, feit eslire à Gif une Abbesse à sa dévotion &, après ceste eslection, il s’en alla au dict lieu de Gif essayer encores une autre fois si par prière ou par doulceur il pourroit gaingner Seur Marie Heroet. Et, voyant qu’il n’y avoit nul ordre, retourna désespéré à son Prieuré de Sainct-Martin, auquel lieu, pour venir à sa fin & pour se venger de celle qui luy estoit trop cruelle, de paour que son affaire fust esventée, feit desrober secretement les relicques dudict Prieuré de Gif de nuict & meit à sus au Confesseur de léans, fort viel & homme de bien, que c’estoit luy qui les avoit desrobées, & pour ceste cause le meit en prison à Sainct-Martin.

Et, durant qu’il le tenoit prisonnier, suscita deux tesmoings lesquels ignoramment signèrent ce que Monsieur de Sainct-Martin leur commanda ; c’estoit qu’ils avoient veu dedans ung jardin le dict Confesseur avec Seur Marie en acte villain & deshonneste, ce qu’il voulut faire advouer au viel Religieux. Mais luy, qui sçavoit toutes les faultes de son Prieur, le supplia l’envoyer en Chappitre & que là devant tous les Religieux il diroit la vérité de tout ce qu’il en sçavoit. Le Prieur, craingnant que la justification du Confesseur fust sa condemnation, ne voulut poinct entériner ceste requeste, mais, le trouvant ferme en son propos, le traicta si mal en prison que les ungs dient qu’il y mourut, & les autres qu’il le contraingnit de laisser son habit & de s’en aller hors du Royaume de France ; quoy qu’il en soit, jamais depuis on ne le veit.

Quand le Prieur estima avoir une telle prise sur Seur Marie, s’en alla en la Religion où l’Abbesse faicte à sa poste ne le contredisoit en rien, & là commencea de vouloir user de son auctorité de Visiteur, & feit venir toutes les Religieuses, l’une après l’autre, en une chambre pour les oyr en forme de visitation &, quand ce fut au rang de Seur Marie qui avoit perdu sa bonne tante, il commencea à luy dire :

« Seur Marie, vous sçavez de quel crime vous estes accusée & que la dissimulation que vous faictes d’estre tant chaste ne vous a de rien servy, car on congnoist bien que vous estes tout le contraire. »

Seur Marie luy respondit d’un visaige asseuré : « Faictes moy venir celluy qui m’accuse, & vous verrez si devant moy il demeurera en sa mauvaise opinion. »

Il luy dist : « Il ne nous fault aultre preuve, puis que le Confesseur a esté convaincu. »

Seur Marie luy dist : « Je le pense si homme de bien qu’il n’aura poinct confessé une telle mensonge ; mais, quand ainsy seroit, faictes le venir devant moy, & je prouveray le contraire de son dire. »

Le Prieur voyant que en nulle sorte ne la povoit estonner, luy dist : « Je suis vostre Père qui desire saulver vostre honneur ; pour ceste cause je remectz ceste vérité à vostre conscience, à laquelle je adjousteray foy. Je vous demande & vous conjure sur peine de péché mortel de me dire verité, assavoir mon si vous estiez vierge quand vous fustes mise céans. »

Elle luy respondit : « Mon Père, l’aage de cinq ans que j’avois doibt estre seule tesmoing de ma virginité.

— Or bien doncques, ma fille », dist le Prieur, « depuis cest temps là avez vous poinct perdu ceste fleur ? »

Elle luy jura que non, & que jamais n’y avoit trouvé empeschement que de luy. À quoy il dist qu’il ne le pouvoit croire & que la chose gisoit en preuve.

« Quelle preuve », dist elle, « vous en plaist il faire ?

— Comme je faictz aux aultres », dist le Prieur, « car, ainsy que je suis Visiteur des âmes, aussi suis je visiteur des corps. Vos Abbesses & Prieures ont passé par mes mains ; vous ne devez craindre que je visite vostre virginité. Par quoy jectez vous sur le lict, & mettez le devant de vostre habillement sur vostre visaige. »

Seur Marie luy respondit par collère : « Vous m’avez tant tenu de propos de la folle amour que vous me portez, que j’estime plustost que vous me voulez oster ma virginité que de la visiter, par quoy entendez que jamais je ne m’y consentiray. »

Alors il luy dist qu’elle estoit excommuniée de refuser l’obédience de saincte religion &, si elle ne consentoit, qu’il la deshonoreroit en plain Chapitre & diroit le mal qu’il sçavoit d’entre elle & le Confesseur.

Mais elle d’un visaige sans paour luy respondit : « Celluy qui congnoist le cueur de ses serviteurs me rendra autant d’honneur devant luy que vous me sçauriez faire de honte devant les hommes. Par quoy, puisque vostre malice en est jusques là, j’aime mieulx qu’elle parachève sa cruaulté envers moy que le desir de son mauvais voulloir, car je sçay que Dieu est juste juge.

À l’heure il s’en alla assembler tout le Chapitre & feit venir devant luy à genoulx Seur Marie, à laquelle il dist par ung merveilleux despit :

« Seur Marie, il me desplaist que les bonnes admonitions que je vous ay données ont esté inutiles en vostre endroict, & que vous estes tumbée en tel inconvénient que je suis contrainct de vous imposer pénitence contre ma coustume. C’est que, ayant examiné vostre Confesseur sur aucuns crimes à luy imposez, m’a confessé avoir abusé de vostre personne au lieu où les tesmoings disent l’avoir veu. Parquoy, ainsy que je vous avois élevée en estat honorable & Maistresse des Novices, je ordonne que vous soyez mise non seullement la dernière de toutes, mais mengeant à terre, devant toutes les Seurs, pain & eaue jusques ad ce que l’on congnoisse votre contrition suffisante d’avoir grâce. »

Seur Marie, estant advertye par une de ses compaignes, qui entendoit toute son affaire, que, si elle respondoit chose qui despleust au Prieur, il la mectroit in pace, c’est à dire en chartre perpétuelle, endura ceste sentence, levant les œilz au ciel, priant Celluy qui a esté sa résistance contre le péché vouloir estre sa patience contre la tribulation. Encores deffendit le Prieur de Sainct-Martin que, quand sa mère ou ses parens viendroient, que l’on ne la souffrist de trois ans parler à eulx ni escrire, sinon lettres faictes en la Communauté.

Ainsy s’en alla ce malheureux homme sans plus y revenir, & fut ceste pauvre fille long temps en la tribulation que vous avez ouye. Mais sa mère, qui sur tous ses enfans l’aimoit, voyant qu’elle n’avoit plus de nouvelles d’elle, s’en émerveilla fort & dist à ung sien fils, saige & honneste Gentil homme, qu’elle pensoit que sa fille estoit morte, mais que les Religieuses pour avoir la pension annuelle luy dissimuloient, le priant en quelque façon que ce fust de trouver moien de veoir sa dicte seur.

Incontinent il s’en alla en la Religion, en laquelle on luy feit les excuses accoustumées ; c’est qu’il y avoit trois ans que sa sœur ne bougeoit du lict. Dont il ne se tint pas contant & leur jura que, s’il ne la voyoit, il passeroit pardessus les murailles & forceroit le monastère. De quoy elles eurent si grande paour qu’elles luy admenèrent sa seur à la grille, laquelle l’Abbesse tenoit de si près qu’elle ne povoit dire à son frère chose qu’elle n’entendist. Mais elle, qui estoit sage, avoit mis par escript tout ce qui est icy dessus, avecq mille autres inventions que le dict Prieur avoit trouvées pour la decepvoir, que je laisse à compter pour la longueur.

Si ne veulx je oblier à dire que, durant que sa tante estoit Abbesse, pensant qu’il fust refusé par sa laideur, feit tenter Seur Marie par ung beau & jeune Religieux, espérant que, si par amour elle obéissoit à ce Religieux, après il la pourroit avoir par craincte. Mais dans ung jardin où le dict jeune Religieux luy tint propos avecq gestes si deshonnestes que j’aurois honte de les rémémorer, la pauvre fille courut à l’Abbesse, qui parloit au Prieur, criant : « Ma mère, ce sont Diables en lieu de Religieux ceux qui nous viennent visiter. » Et à l’heure le Prieur, qui eut grande paour d’estre descouvert, commencea à dire en riant : « Sans faulte, ma Mère, Seur Marie a raison, » &, en prenant Seur Marie par la main, luy dist devant l’Abbesse : « J’avois entendu que Seur Marie parloit fort bien & avoit le langaige si à main que on l’estimoit mondaine, & pour ceste occasion je me suis contrainct contre mon naturel luy tenir tous les propos que les hommes mondains tiennent aux femmes, ainsy que je trouve par escript, car d’expérience j’en suis ignorant comme le jour que je fus né &, en pensant que ma vieillesse & laideur luy faisoient tenir propos si vertueux, j’ay commandé à mon jeune Religieux de luy en tenir de semblables, à quoy vous voyez qu’elle a vertueusement resisté. Dont je l’estime si sage & vertueuse que je veulx que doresnavant elle soyt la première après vous & Maistresse des Novices, afin que son bon vouloir croisse tousjours de plus en plus en vertu. »

Cest acte icy & plusieurs autres feyt ce bon Religieux durant trois ans qu’il fut amoureux de la Religieuse, laquelle, comme j’ay dict, bailla par la grille à son frère tout le discours de sa piteuse histoire, ce que le frère porta à sa mère, laquelle toute désesperée vint à Paris, où elle trouva la Royne de Navarre, seur unique du Roy, à qui elle monstra ce piteux discours en luy disant :

« Madame, fiez vous une autre fois en voz ypocrites. Je pensoys avoir mis ma fille aux faulxbourgs & chemin de Paradis, & je l’ay mise en celluy d’Enfer, entre les mains des pires Diables qui puissent estre ; car les Diables ne nous tentent s’il ne nous plaist, & ceux cy nous veulent avoir par force où l’amour deffault. »

La Royne de Navarre fut en grande peyne, car entièrement elle se confioyt en ce Prieur de Sainct-Martin, à qui elle avoit baillé la charge des Abbesses de Montivilliers & de Caen, ses belles seurs. D’autre costé, le crime si grand luy donna telle horreur & envye de venger l’innocence de ceste pauvre fille qu’elle communiqua au Chancelier du Roy, pour lors Légat en France, de l’affaire & feit envoyer quérir le Prieur, lequel ne trouva nulle excuse, sinon qu’il avoit soixante dix ans, &, parlant à la Royne de Navarre, la pria, sur tous les plaisirs qu’elle luy vouldroit jamais faire & pour récompense de tous ses services & de tous ceux qu’il avoit desir de luy faire, qu’il luy pleust de faire cesser ce procès & qu’il confesseroit que Seur Marie Heroet estoit une perle d’honneur & de virginité.

La Royne de Navarre oyant cela, fut tant esmerveillée qu’elle ne sçeut que luy respondre, mais le laissa là, & le pauvre homme tout confus se retira en son monastère, où il ne voulut plus estre veu de personne, & ne vesquit que ung an après. Et Seur Marie Heroet, estimée comme elle debvoit par les vertuz que Dieu avoit mises en elle, fut ostée de l’Abbaye de Gif, où elle avoit eu tant de mal, & faicte Abbesse par le don du Roy de l’abbaye de Giy près de Montargis, laquelle eile réforma & vesquit comme celle qui estoit pleine de l’esperit de Dieu, le louant toute sa vie de ce qu’il luy avoit pleu luy redonner son honneur & son repos.


« Voylà, mes Dames, une histoire qui est bien pour monstrer ce que dict l’Evangille que Dieu par les choses foybles confond les fortes &, par les inutiles aux œils des hommes, la gloire de ceux qui cuident estre quelque chose & ne sont rien. Et pensez, mes Dames, que sans la grâce de Dieu il n’y a homme où l’on doibve croire nul bien, ne si sotte tentation dont avecques luy l’on n’emporte victoire, comme vous povez veoir par la confusion de celluy qu’on estimoit juste & par l’exaltation de celle qu’on vouloit faire trouver pécheresse & meschante. En cela est verisfié le dire de Nostre Seigneur : Qui se exaltera sera humilié, & qui se humiliera sera exalté.

— Hélas, » ce dist Oisille, « que ce Prieur là a trompé de gens de bien ! car j’ay veu qu’on se fioit plus en luy que en Dieu.

— Ce ne seroyt pas moy, » dist Nomerfide ; « car j’ay une si grande horreur, quand je voy ung Religieux, que seullement je ne m’y sçaurois confesser, estimant qu’ils sont pires que tous les aultres hommes & ne hantent jamais maison qu’ilz n’y laissent quelque honte ou quelque zizanie.

— Il y en a de bons, » dist Oisille, « & ne fault pas que pour les mauvais ils soient jugez, mais les meilleurs sont ceulx qui moins hantent les maisons séculières & les femmes.

— Vous dictes vray, » dist Ennasuitte, « car moins on les voyst, moins on les congnoist, & plus on les estime, pource que la fréquentation les monstre telz qu’ils sont.

— Or, laissons le moustier où il est, » dist Nomerfide, « & voyons à qui Geburon donnera sa voix.

— Ce sera, » dis-il, « à Madame Oisille, afin qu’elle die quelque chose en faveur de saincte religion.

— Nous avons tant juré, » dist Oisille, « de dire la vérité que je ne sçaurois soustenir ceste partie. Et aussy, en faisant vostre compte, vous m’avez remys en mémoire une si piteuse histoire que je suis contraincte de la dire, pource que je suis voisine du païs où de mon temps elle est advenue & afin, mes Dames, que l’ypocrisie de ceulx qui s’estiment plus religieux que les autres ne vous enchante l’entendement de sorte que vostre foy, divertie de son droit chemin, estime trouver son salut en quelque autre créature que en Celluy seul qui n’a voulu avoir compaignon nostre création & rédemption, lequel est tout puissant pour nous saulver en la vie éternelle & en ceste temporelle nous consoler & délivrer de toutes noz tribulations, congnoissant que souvent l’Ange Sathan se transforme en Ange de lumière afin que l’œil extérieur, aveugle par l’apparence de saincteté & dévotion, ne s’arreste à ce qu’il doibt fuir, il m’a semblé bon la vous racompter pource qu’elle est advenue de nostre temps :