L’Heptaméron des nouvelles/58

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche


CINQUANTE SEPTIESME NOUVELLE


Un Millor d’Angleterre fut sèt ans amoureux d’une Dame sans jamais luy en oser faire semblant, jusques à ce qu’un jour, la regardant dans un pré, il perdit toute couleur & contenance par un soudain batement de cueur qui le preind ; lors elle, se montrant avoir pitié de luy, à sa requeste meit sa main gantée sur son cueur, qu’il serra si fort, en luy déclarant l’amour que si long temps lui avoit portée, que son gant demeura en la place de sa main, que depuis il enrichit de pierreries & l’atacha sur son saye à coté du cueur, & fut si gracieus & honneste serviteur qu’il n’en demanda oncques plus grand privauté.


e Roy Lois unziesme envoia en Angleterre le Seigneur de Montmorency pour son ambassadeur, lequel y fut tant bien venu que le Roy & tous les Princes l’estimoient & aimoient fort, & mesmes lui communicquoient plusieurs de leurs affaires secretz pour avoir son conseil.

Ung jour, estant en ung bancquet que le Roy luy feit, fut assis auprès de luy ung Millor de grande Maison, qui avoit sur son saye attaché un petit gand, comme pour femme, à crochetz d’or, & dessus les joinctures des doigs y avoyt force diamants, rubiz, aymerauldes & perles, tant que ce gand estoit estimé à ung grand argent. Le Seigneur de Montmorency le regarda si souvent que le Millor s’apperçeut qu’il avoit vouloir de luy demander la raison pourquoy il estoyt si bien en ordre, &, pource qu’il estimoit le compte estre bien fort à sa louange, il commencea à dire :

« Je voy bien que vous trouvez estrange de ce que si gorgiasement j’ay accoustré ung pauvre gand, ce que j’ay encores plus d’envye à vous dire, & congnoissant quelle passion c’est que amour, car je vous tiens tant homme de bien que, si j’ai bien faict, vous m’en louerez, ou sinon vous excuserez l’amour qui commande à tous honnestes cueurs.

« Il fault que vous entendiez que j’ay aymé toute ma vie une Dame, ayme & aymeray encores après sa mort, &, pource que mon cueur eut plus de hardiesse de s’adresser en ung bon lieu que ma bouche n’eut de parler, je demoray sept ans sans luy oser faire semblant, craingnant que, si elle s’en appercevoyt, je perdrois le moien que j’avois de souvent la fréquenter, dont j’avois plus de paour que de ma mort. Mais ung jour estant dedans ung pré, la regardant, me print ung si grand batement de cueur que je perdis toute couleur & contenance, dont elle s’apperçeut très bien, & en demandant que j’avois, je luy dictz que c’estoit une douleur de cueur importable. Et elle, qui pensoyt que ce fut de maladie d’autre sorte que d’amour, me monstra avoir pitié de moy, qui me feit luy suplier vouloir mectre la main sur mon cueur pour veoir comme il débatoit, ce qu’elle feit plus par charité que par autre amityé, &, quant je luy tins la main contre mon cueur, laquelle estoit gantée, il se print à débatre & tormenter si fort qu’elle sentyt que je disois vérité. Et à l’heure luy serray la main contre mon esthomac en luy disant :

« Hélas, ma Dame, recepvez le cueur, qui veult rompre mon esthomac pour saillir en la main de celle dont j’espère grâce, vie & miséricorde, lequel me contrainct maintenant vous déclairer l’amour que tant long temps ay cellée, car luy ne moy ne sommes maistres de ce puissant Dieu. »

Quant elle entendit ce propos que luy tenois, le trouva fort estrange.

Elle voulut retirer sa main ; je la tins si ferme que le gand demeura en la place de sa cruelle main, &, pource que jamais je n’avois eu ny ay eu depuis plus grande privaulté d’elle, j’ay attaché ce gand comme l’emplastre la plus propre que je puis donner à mon cueur, & l’ay aorné de toutes les plus riches bagues que j’avois, combien que les richesses viennent du gand, que je ne donneroys pour le Royaulme d’Angleterre, car je n’ay bien en ce monde que je n’estime tant que le sentir sur mon esthomac.

Le Seigneur de Montmorency, qui eut mieulx aymé la main que le gand d’une Dame, luy loua fort sa grande honnesteté, luy disant qu’il estoyt le plus vray amoureux que jamais il avoyt veu, & digne de meilleur traictement puis que de si peu il faisoit tant de cas, combien que, veu sa grand amour, s’il eut eu mieulx que le gand, peut estre qu’il fut mort de joye, ce qu’il accorda au Seigneur de Montmorency, ne soupsonnant poinct qu’il le dist par mocquerye.


Si tous les humains du monde estoient de telle honnesteté, les dames se y pourroient bien fyer, quant il ne leur en cousteroit que le gand.

— J’ay bien congneu le Seigneur de Montmorency, » dist Geburon, « que je suis seur qu’il n’eût poinct voulu vivre à l’Angloise &, s’il se fût contanté de si peu, il n’eust pas eu les bonnes fortunes qu’il a eues en amour, car la vieille chanson dit :

Jamais d’amoureus couard
N’oyez bien dire.

— Pensés que ceste povre Dame, » dit Saffredent, « retira sa main bien hativement quant elle sentit que le cœur luy batoit, car elle cuydoyt qu’il deust trespasser, & l’on dist qu’il n’est rien que les femmes hayssent plus que de toucher les mortz.

— Si vous aviez autant hanté les hospitaulx que les tavernes, » ce luy dist Ennasuicte, « vous ne tiendriez pas ce langaige, car vous verriez celles qui ensepvlissent les trespassez, dont souvent les hommes, quelque hardis qu’ilz soient, craingnent à toucher.

— Il est vrai, » dist Saffredent, « qu’il n’y a nul à qui l’on ne donne pénitence qui ne faict le rebours de ce à quoy ilz ont prins plus de plaisir, comme une Damoiselle, que je veiz en une bonne maison, qui, pour satisfaire au plaisir qu’elle avoyt eu au baiser de quelqu’un qu’elle aymoyt, fut trouvée au matin, à quatre heures, baisant le corps mort d’un Gentil homme qui avoyt esté tué le jour de devant, lequel elle n’avoyt poinct plus aymé que ung aultre, & à l’heure chacun congneut que c’estoyt pénitence des plaisirs passez. Comme toutes les bonnes euvres que les femmes font sont estimées mal entre les hommes, je suis d’opinion que, mortz ou vivans, on ne les doibt jamais baiser, si ce n’est ainsy que Dieu le commande.

— Quant à moy, » dist Hircan, « je me soucy si peu de baiser les femmes, hors mys la mienne, que je m’accorde à toutes lois que l’on voudra, mais j’ay pitié des jeunes gens à qui vous voulez oster ung si petit contentement, & faire nul le commandement de Sainct Pol qui veult que l’on baise in osculo sancto.

— Si sainct Pol eut esté tel homme que vous, » dist Nomerfide, » nous eussions bien demandé l’expérience de l’esperit de Dieu qui parloit en luy.

— À la fin, » dist Geburon, vous aymerez mieulx doubter de la saincte Escripture que de faillir à l’une de vos petites sérymonies.

— Ja à Dieu ne plaise, » dist Oisille, « que nous doubtions de la saincte Escripture veu que si peu nous croyons à vos mensonges, car il n’y a nulle qui ne sçache bien ce qu’elle doibt croyre ; c’est de jamais ne mectre en doubte la parolle de Dieu & moins adjouster foy à celle des hommes.

— Si crois je, » dist Simontault, « qu’il y a eu plus d’hommes trompez par les femmes que par les hommes ; car la petite amour qu’elles ont à nous les gardent de croyre noz véritez, & la très grande amour que nous leur portons nous faict tellement fier en leurs mensonges que plus tost nous sommes trompez que soupsonneux de le povoir estre.

— Il semble, » dist Parlamente, « que vous ayez oy la plaincte de quelque sot déçu par une folle, car vostre propos est de si petite auctorité qu’il a besoing d’estre fortifié d’exemple ; par quoy, si vous en sçavez quelcun, je vous donne ma place pour le racompter. Et si ne dis pas que pour ung mot nous soyons subjectes de vous croyre, mais, pour vous escouter dire mal de nous, noz oreilles n’en sentiront poinct de douleur, car nous sçavons ce qui en est.

— Or puisque j’ay lieu de parler, » dist Dagoucin, « je la diray :